Hachette (p. 29-42).
III


une affaire criminelle


Charles, furieux de se trouver pris comme un rat dans une ratière, se jeta sur la porte pour la défoncer ; mais la porte était solide ; trois fois il se lança dessus de toutes ses forces, mais il ne réussit qu’à se meurtrir l’épaule ; après le troisième élan il y renonça.

« Méchante femme ! Mon Dieu, que je la déteste ! Et Juliette qui voulait que je lui demandasse pardon ! Une pareille mégère !… Que puis-je faire pour me venger ?… »

Charles regarda de tous côtés, ne trouva rien.

« Je pourrais bien déchirer son ouvrage qu’elle a laissé ; mais à quoi cela servirait-il ? elle en prendra un autre ! Que je suis donc malheureux d’être obligé de vivre avec cette furie !  »

Charles s’assit, appuya ses coudes sur ses genoux, sa tête dans ses mains et réfléchit. À mesure qu’il pensait, son visage perdait de son expression méchante, son regard s’adoucissait. Ses yeux devenaient humides, et, enfin, une larme roula le long de ses joues.

« Je crois que Juliette a raison, dit-il ; elle serait moins méchante si j’étais meilleur ; je serais moins malheureux si j’étais plus patient, si je pouvais être doux et résigné comme Juliette !… Pauvre Juliette ! Elle est aveugle ! Elle est seule tout le temps que sa sœur Mary travaille ! Elle s’ennuie toute la journée !… Et jamais elle ne se plaint, jamais elle ne se fâche ! toujours bonne, toujours souriante !… il est vrai qu’elle est plus vieille que moi ! Elle a quinze ans, et moi je n’en ai que treize… C’est égal, à quinze ans je ne serai pas bon comme elle ! Non, non, avec cette cousine abominable, je ne pourrai jamais m’empêcher d’être méchant… Tiens ! qu’est-ce que j’entends ? dit-il en se levant. Quel bruit !… Qu’est-ce que c’est donc ?… Et cette maudite porte qui est fermée ! Ah ! une idée ! Je brise un carreau et je passe. »

Charles saisit une pincette, donna un coup sec dans un des carreaux de la porte qui était vitrée, et engagea sa tête et ses épaules dans le carreau cassé ; il passa après de grands efforts et en se faisant plusieurs petites coupures aux mains et aux épaules ; une fois dehors, il descendit l’escalier, courut à la cuisine, où il n’y avait personne ; puis à la porte de la rue, qu’il ouvrit. Il se trouva en face d’un groupe nombreux qui escortait et ramenait Mme Mac’Miche ; un homme en blouse suivait, mené, tiré par ceux qui l’accompagnaient ; Mme Mac’Miche criait, l’homme jurait, l’escorte criait et jurait ; à ce bruit se mêlaient les cris discordants de Betty, qui, pour complaire à Mme Mac’Miche, accablait d’injures et de reproches tous les gens de l’escorte. La porte se trouvant ouverte par Charles, tout le monde entra. On plaça Mme Mac’Miche sur une chaise, Betty tira de l’eau fraîche de la fontaine et bassina les yeux de sa maîtresse qui ne cessait de crier :

« Le juge de paix, je veux le juge de paix, pour faire ma plainte contre ce monstre d’homme, qui m’a aveuglée. Qu’on aille me chercher le juge de paix !

betty.

On y est allé, Madame ; M. le juge de paix sera ici dans un quart d’heure.

madame mac’miche.

Qu’on garde bien le scélérat ! Qu’on le garrotte ! Qu’on ne le laisse pas échapper !

l’homme en blouse.

Est-ce que je cherche à m’échapper, la vieille ? En voilà-t-il des cris et des embarras pour un coup de fouet ! J’en ai donné je ne sais combien dans ma vie ; c’est le premier qui amène tout ce tapage.

betty.

Je crois bien ! Un coup de fouet que vous lui avez lancé dans les yeux, mauvais homme !

l’homme en blouse.

Et pourquoi qu’elle m’agonisait de sottises ? Sapristi ! quelle langue ! On dit que les femmes l’ont bien pendue ! Jamais je n’en avais vu une pareille ! Quel chapelet elle m’a défilé !

un homme.

Ce n’était pas une raison pour frapper avec votre fouet.

l’homme en blouse.

Tiens ! mais… c’est que la patience échappe à la fin ; avec ça que je n’en ai jamais eu beaucoup.

autre homme.

Une femme, ce n’est pas comme un homme ; on rit, on ne tape pas.

l’homme en blouse.

Une femme comme ça ! Tiens ! ça vaut deux hommes, s’il vous plaît. »

Toute l’escorte se mit à rire, ce qui augmenta l’exaspération de Mme Mac’Miche. Betty voyait que sa maîtresse n’était pas sérieusement blessée ; elle riait aussi tout bas, et employait toutes ses forces à la faire tenir tranquille. Elle continuait à lui bassiner les yeux, qui commençaient à se dégonfler. Charles s’était prudemment tenu éloigné de sa cousine, et avait demandé à un jeune homme de l’escorte ce qui s’était passé.

« Il paraîtrait que la dame a failli être renversée par ce charretier en blouse qui traversait la route pour faire boire ses chevaux. Elle s’est mise en colère, il faut voir ! Elle lui en disait de toutes les couleurs ; lui se moquait d’elle d’abord, puis il a riposté… il fallait voir comment ! Ça marchait bien, allez ! Avec ça que nous étions groupés autour d’eux et que nous riions… Vous savez,… tant que c’est la langue qui marche, il n’y a pas de mal. Mais c’est qu’elle lui a mis la main sur la figure ! Alors le charretier est devenu de toutes les couleurs, et il lui a lancé un coup de fouet qui l’a malheureusement attrapée juste dans les yeux… Elle est tombée sur le coup ; elle a crié, elle s’est roulée ; elle a demandé M. le juge de paix. Et puis, comme le monde s’arrêtait et commençait à s’attrouper, Mlle Betty est accourue, l’a emmenée, et nous avons forcé l’homme à nous suivre pour faire honneur à M. le juge, afin qu’il ne vienne pas pour rien. Et voilà. »

Charles, content du récit, s’approcha tout doucement de sa cousine pour voir de près ses yeux, toujours fermés et gonflés. Pendant qu’il regardait le gonflement et la rougeur extraordinaire des paupières, et qu’il cherchait à voir si elle avait réellement les yeux perdus comme elle le disait, Mme Mac’Miche les entr’ouvrit, vit Charles et allongea la main pour le saisir ; Charles fit un saut en arrière et se réfugia instinctivement près de l’homme en blouse, ce qui fit rire tous les assistants, même le charretier.

« Elle ne dira toujours pas que je l’ai aveuglée, dit l’homme en riant. Je te remercie, mon garçon ; je craignais, en vérité, de lui avoir crevé les yeux. C’est toi qui nous as démontré qu’elle y voyait.

madame mac’miche.

Pourquoi est-il ici ? Par où a-t-il passé ? Betty, renferme-le.

betty.

Je ne peux pas quitter Madame dans l’état où elle est. Que Madame reste tranquille et ne s’inquiète de rien.

madame mac’miche.

Mauvais garnement, va ! Tu n’y perdras rien. »

Charles jeta un regard sur l’homme, comme pour lui demander sa protection.

l’homme.

Que veux-tu que j’y fasse, mon garçon ? Je ne peux pas te venir en aide. Il faut que tu te soumettes ; il n’y a pas à dire. »

Mais Charles n’entendait pas de cette oreille ; il ne voulait pas se soumettre, et, se souvenant de la défense de sa cousine d’aller chez Juliette, il sortit en disant tout haut :

« Je vais chez Juliette.

madame mac’miche.

Je ne veux pas ; je te l’ai défendu. Empêchez-le, vous autres ; arrêtez-le ; amenez-le-moi. Charretier, je vous pardonnerai tout, je ne porterai pas plainte contre vous, si vous voulez saisir ce mauvais garnement et lui administrer une bonne correction avec ce même fouet qui a manqué m’aveugler.

l’homme.

Je ne le toucherai seulement pas du bout de mon fouet. Que vous a-t-il fait, cet enfant ? Il vous regardait tranquillement quand vous avez voulu vous jeter sur lui ; il s’est réfugié près de moi, et, ma

foi, je le protégerai toutes les fois que je le pourrai.
madame mac’miche.

Ah ! c’est comme ça que vous me répondez. Voici M. le juge de paix qui vient tout justement ; vous allez avoir une bonne amende à payer.

l’homme.

C’est ce que nous allons voir, ma bonne dame.

le juge.

Qu’y a-t-il donc ? Vous m’avez fait demander pour constater un délit, madame Mac’Miche ?

madame mac’miche.

Oui, Monsieur le juge, un délit énorme, qui demande une éclatante réparation, une punition exemplaire ! Cet homme que voici, qu’on reconnaît à son air féroce (tout le monde rit, le charretier plus fort que les autres), oui, Monsieur le juge, à son air féroce ; il se dissimule devant vous, il fait le bon apôtre ; mais vous allez voir. Cet homme m’a jetée par terre au beau milieu de la rue, m’a injuriée, m’a appelée de toutes sortes de noms ; et, enfin, m’a donné un coup de fouet à travers les yeux, que j’en suis aveugle. Et je demande cent francs de dommages et intérêts, plus une amende de cent francs dont je bénéficierai, comme c’est de toute justice. »

Le charretier et son escorte riaient de plus belle ; leur gaieté n’était pas naturelle ; elle donna au juge, qui était un homme de sens et de jugement, quelques soupçons sur l’exactitude du récit de Mme Mac’Miche. Il se tourna vers le charretier.

« La chose s’est-elle passée comme le raconte

Madame ?
l’homme.

Pour ça non, Monsieur le juge, tout l’opposé. Madame est venue se jeter contre moi sur la route, au moment où je me tournais pour voir à mes chevaux ; elle est tombée les quatre fers en l’air ; faut croire qu’elle n’était pas solide sur ses jambes ; mais ça, je n’en suis pas fautif. Voilà que je veux la relever ; elle me repousse,… bonne poigne, allez !… et me dit des sottises ; elle m’en dit, m’en défile un chapelet qui m’ennuie à la fin ; ma foi, j’ai pris la parole à mon tour, et je ne dis pas que je n’en aie dit de salées ; on n’est pas charretier pour rien. Monsieur le juge sait bien ; les chevaux,… ça n’a pas l’oreille tendre. Et quand je m’emporte, ma foi, je lâche tout mon répertoire. Mais voilà que Madame, qui n’était pas contente, à ce qu’il semblerait, me lance une claque en pleine figure. Ma foi, pour le coup, la moutarde m’a monté au nez et… je suis prompt, Monsieur le juge,… pas méchant, mais prompt… Alors j’ai riposté… avec mon fouet… On n’est pas charretier pour rien, Monsieur le juge… Les chevaux, vous savez, ça se mène au fouet. Le malheur a voulu qu’elle présentât les yeux en face de mon fouet ; ma foi, il était lancé et il a touché là où il a trouvé de la résistance. Mais ça ne lui a pas fait grand mal, allez, Monsieur le juge ; elle a beuglé comme si je l’avais écorchée, mais elle y voit comme vous et moi ; la preuve, c’est qu’elle vous a vu entrer, et je me moque bien de ses dommages et intérêts ; je suis bien certain que vous ne lui en accorderez pas un centime.

les témoins.

Monsieur le juge, c’est la pure vérité qu’il dit ; nous sommes tous témoins.

madame mac’miche.

Comment, malheureux, vous prenez parti contre moi, une compatriote, pour favoriser la scélératesse d’un étranger, d’un misérable, d’un brigand !

le juge.

Eh ! eh ! Madame Mac’Miche, vous allez me forcer à verbaliser contre vous. Restez tranquille, croyez-moi ; si quelqu’un a tort, c’est vous, qui avez injurié et frappé la première ; et si vous intentiez un procès, c’est vous qui payeriez l’amende, et non pas cet homme, qui me fait l’effet d’être un brave homme, quoique un peu prompt, comme il le dit. Je n’ai plus rien à faire ; je me retire et je viendrai tantôt savoir de vos nouvelles et vous dire deux mots. »

Avant que Mme Mac’Miche fût revenue de sa surprise et eût pris le temps de riposter au juge de paix, celui-ci s’était empressé de disparaître ; le charretier et l’escorte le suivirent, et Mme Mac’Miche resta seule avec Betty, qui riait sous cape et qui était assez satisfaite de l’échec subi par cette maîtresse violente, injuste et exigeante. À sa grande surprise, Mme Mac’Miche resta immobile et sans parole ; Betty lui demanda si elle voulait monter dans sa chambre ; elle se leva, repoussa Betty qui lui offrait le bras, monta lestement l’escalier comme quelqu’un qui y voit très clair, et s’aperçut, en ouvrant la porte de sa chambre, qu’un des carreaux était brisé.

madame mac’miche.

Encore ce malfaiteur ! Ce Charles de malheur ! C’est par là qu’il s’est frayé un passage. Betty, va me le chercher ; il m’a narguée en disant qu’il allait chez Juliette ; tu l’y trouveras. »