XXV
marianne se marie
tout le monde se marie


Le lendemain, Marianne reçut de bonne heure, pendant que Charles et Juliette étaient à la messe, la visite du juge accompagné de M. Turnip. La visite fut longue, la conversation animée. Ils se séparèrent gaiement ; mais, après le départ du juge et de M. Turnip, Marianne resta soucieuse et pensive. Quand Charles et Juliette rentrèrent, ils la trouvèrent le coude appuyé sur la table devant laquelle elle était assise, et la main soutenant son front brûlant. Ils lui dirent bonjour en l’embrassant.

« Charles, dit-elle avec embarras, j’ai à te parler sérieusement, ainsi qu’à toi, Juliette. Je viens de voir M. Turnip. »

Charles fit un mouvement d’impatience.

« Écoute-moi, je te le demande instamment. Il m’a dit que tu avais produit l’impression la plus favorable sur sa fille et sur lui-même ; seulement, Lucy a une très grande vivacité de sentiment, et, par conséquent, elle serait disposée à la jalousie.

— Ah ! ah ! dit Charles en souriant.

— Elle craindrait que… que Juliette… ne te prît trop de temps… Que ces habitudes… de soins, d’affection… ne…, je ne sais comment t’expliquer…

charles.

Ne cherchez pas, ma bonne Marianne ; je vais finir votre phrase. Ne la fissent enrager, et alors elle demande que je chasse Juliette, et que je rompe ainsi mes vieilles relations d’amitié.

marianne, indignée.

Comme tu dis ça, Charles ! Brutalement, grossièrement !

charles.

N’est-ce pas comme je vous le dis ? Ne vous a-t-on pas parlé de me séparer de Juliette ?

charles.

Séparer, oui ; mais pas chasser, comme tu le dis.

charles, vivement.

Séparer ou chasser est tout un. Vous connaissez ma vive affection pour Juliette ; vous devinez ma répulsion pour ces gens qui osent me faire une proposition pareille, et je n’ai pas besoin de vous dicter ma réponse. Faites-la vous-même ; venant de moi, elle serait blessante, car je ne pourrais dissimuler mon indignation et mon mépris. Et, à présent, parlons d’autres choses. À quand votre mariage ? Avez-vous arrangé vos affaires avec le juge ?

marianne, embarrassée.

Mais non, M. Turnip était là ; nous étions seulement convenus que Juliette se transporterait là-bas avec moi, et qu’on la mettrait dans la chambre de Sidonie, la fille du juge, pour avoir quelqu’un près d’elle.

charles, avec ironie.

Arrangement excellent pour tout le monde, excepté pour la pauvre Juliette.

marianne.

Juliette eût été très bien là-bas. N’est-ce pas, Juliette ?

juliette.

Je ne serai bien nulle part hors d’ici.

marianne.

Je ne te reconnais plus, Juliette ; tu deviens sotte et égoïste. »

Juliette rougit ; les larmes lui vinrent aux yeux. Charles se leva avec violence, et s’adressant à Marianne :

« Ne répétez jamais la calomnie que vous venez d’inventer ! Je ne veux pas qu’on insulte Juliette ! Trop douce et trop dévouée pour se défendre, elle est sous ma protection, ma protection exclusive ; elle est maîtresse de ses actions, et personne n’a droit sur elle.

marianne, avec ironie.

Elle est assez âgée pour cela ! Je le sais bien.

charles.

Pas si âgée que la fille sans cœur que vous voudriez me faire épouser. »

Marianne fait un mouvement de surprise.

« Pensez-vous que j’ignore qu’elle a vingt-six ans ? Je le savais avant que vous me l’eussiez nommée.

marianne, fâchée.

Je ne cherche plus à te la faire épouser ! Je ne te ferai plus épouser personne ! Tu vivras et tu mourras garçon ; tant pis pour toi. Quand tu seras vieux, tu viendras chercher chez moi un refuge contre l’ennui.

charles, adouci et souriant.

Je ne redoute pas l’ennui, Marianne ; je serai comme vous, en famille ; j’aurai une femme et des enfants qui me feront la vie heureuse que je cherche.

marianne, étonnée.

Tu veux donc te marier, à présent ?

charles.

Certainement, plus que jamais.

marianne.

Je n’y comprends rien ; avec qui donc ?

charles.

Vous le saurez quand nos bans seront publiés, dans quinze jours.

marianne.

Et Juliette le sait ? Elle connaît ta future ? Elle est contente ? Elle restera chez toi ?

charles.

Parfaitement, elle la connaît, elle est très contente, elle ne me quittera qu’à la mort.

marianne.

C’est-il vrai, Juliette ? Tu es réellement satisfaite ? Tu vivras avec Charles et sa femme ?

juliette.

C’est très vrai, Marianne ; je suis heureuse comme je ne l’ai jamais été ; et je resterai chez Charles tant que le bon Dieu le permettra. »

Marianne restait ébahie, Juliette souriait, Charles riait et ne pouvait tenir en place.

marianne.

C’est incroyable ! Impossible de deviner… Et tu te maries bientôt ?

charles.

Huit jours après vous, pour régulariser la position de Juliette, d’après vos observations.

marianne.

Ah ! Tu as donc reconnu que j’avais raison ?

charles.

Oui ! Vous aviez raison, et j’ai immédiatement tout arrangé. C’est pourquoi vous nous avez trouvés, hier soir, Juliette et moi, causant encore quand vous êtes rentrée.

marianne.

Mais tu ne sors jamais ! Quand vois-tu ta future ?

charles.

Je sors tous les jours au moins deux fois, et longtemps.

marianne.

Oui, mais pas seul ; avec Juliette !

charles.

Puisque Juliette est dans le secret, je n’ai pas besoin de me cacher d’elle.

marianne.

C’est étonnant !… J’ai beau chercher… Betty le sait-elle ?

charles.

Elle n’en sait pas un mot ; je ne lui en ai jamais parlé ; vous n’aurez rien à apprendre de ce côté.

marianne.

Je suis bien aise que tu te maries ! Mais tu te maries drôlement. Je n’ai jamais entendu parler d’un mariage mené et décidé de cette façon… Et la future restant à l’état d’invisible !… C’est drôle tout cela. M’autorises-tu à en parler au juge ?

charles.

À lui, oui, mais pas à d’autre.

marianne.

Puis-je parler de sa fortune ? Qu’est-ce qu’elle a ?

charles.

Cinquante mille francs. »

Juliette fit un mouvement de surprise, qu’aperçut Marianne.

marianne, de plus en plus étonnée.

Belle dot, cinquante mille francs ! Tu ne le savais donc pas, Juliette, que tu as l’air si étonné ?

juliette.

Non, je croyais qu’elle avait peu de chose, presque rien.

marianne.

Je n’en reviens pas. Le juge va peut-être m’aider à deviner. Au revoir, Charles ; je vais porter ta réponse définitive pour Mlle Turnip. »

Marianne sortit.

« Charles, dit Juliette, pourquoi as-tu annoncé cinquante mille francs ? Tu sais que je n’ai plus rien depuis que j’ai abandonné à Marianne, il y a un an et d’après ton conseil, ma part de l’héritage de nos parents.

charles.

Et crois-tu, chère Juliette, que je t’aurais poussée à te dépouiller du peu que tu possédais, si je n’avais eu la volonté de t’en dédommager largement ? J’ai profité de la procuration que tu m’as donnée à cette occasion pour placer en ton nom cinquante mille francs pris sur la fortune trop considérable que je possède. Tu vois donc que tu as cinquante mille francs.

juliette.

Mon bon Charles, comme tout ce que tu fais pour moi est généreux, affectueux et fait avec délicatesse ! Tu ne m’en avais seulement pas informée. »

Juliette chercha la main que lui tendit Charles et la pressa sur son cœur.

« Tu es là, Charles, dans ce cœur dont tu ne sortiras jamais, et dans lequel se conserve le souvenir de tout ce que tu as fait pour moi depuis que je te connais.

charles.

Le beau mérite de témoigner son affection à ceux qu’on aime ! »

Juliette serra encore la main de Charles et la laissa aller pour reprendre son tricot, pendant que Charles lui ferait la lecture.

Quand Marianne rentra, elle leur dit que le juge était aussi surpris qu’elle l’avait été elle-même, et que lui non plus n’avait pu trouver le nom de la femme que Charles s’était choisie ; les cinquante mille francs le déroutaient complètement.

« Je vous annonce mon mariage pour lundi prochain, dans dix jours, ajouta-t-elle.

charles.

Et le lendemain, le mien sera affiché.

marianne.

Nous apprendrons alors ce que tu ne veux pas nous dire. »

La journée se passa gaiement et dans les occupations accoutumées. Le soir, le juge vint faire sa visite, et, malgré ses efforts réunis à ceux de Marianne, il ne put rien tirer de Charles ni de Juliette. Il raconta que M. Turnip était furieux, mais plus contre sa fille qui avait exigé cette sotte condition du renvoi de Juliette, que contre Charles, qui, disait-il, ne pouvait honorablement y consentir.

« Et j’ai appris pendant cette scène que la demoiselle avait vingt-six ans. On m’avait dit vingt. Ils ont voulu revenir sur la condition, mais j’ai déclaré qu’il était trop tard ; que Charles en avait été si indigné et si fâché, qu’il avait tout rompu ; et je les ai laissés se disputant et la fille pleurant… Charles, mon ami, quand je serai ton cousin par ma femme, je ne pourrai t’aimer davantage et te vouloir plus de bien que je ne l’ai fait jusqu’à présent. Tu ne m’as pas nommé la femme que tu t’es choisie, mais, quelle qu’elle soit, ton choix doit être bon et tu dois avoir assuré ton bonheur ; quant au sien, moi je le connais, je ne puis en douter. »

Marianne proposa au juge une tasse de thé, qu’il accepta. Pendant qu’elle était allée la préparer à la cuisine, le juge s’approcha de Juliette, lui prit les mains, la baisa au front et lui dit d’un air mystérieux :

« À quand la noce, ma petite sœur ? Quand faut-il vous afficher ?

— Comment ? Quoi ? répondit Juliette surprise et rougissant.

charles, riant.

Ah ! ah ! Vous avez donc deviné, Monsieur le juge ?

le juge, tendant la main à Charles.

Tout de suite, au premier mot. Et je ne conçois pas que Marianne n’ait pas eu la pensée que ta future ne pouvait être que Juliette. Et je vous fais à tous deux mon compliment bien sincère, bien fraternel, car je serai votre frère, une fois les deux mariages faits.

charles.

Vous ne trouvez donc pas que je fasse une folie en épousant ma bonne, ma chère Juliette ?

le juge.

Folie ! l’action la plus sensée, la meilleure de toute ta vie ! Où trouveras-tu une femme qui vaille Juliette ?

charles, serrant les mains du juge.

Cher Monsieur le juge ! que je suis heureux ! que vous me faites plaisir en me parlant ainsi ! J’avais si peur qu’on ne blâmât ma pauvre Juliette de remettre le soin de son bonheur entre les mains d’un jeune fou comme moi !

juliette.

Charles, ne parle pas ainsi de toi-même. Parce que tu as été écervelé dans ton enfance, il n’en résulte pas que tu le sois encore. Trouve dans le pays un homme de ton âge qui mène la vie sage et pieuse que tu mènes, et qui voudrait épouser comme toi une femme aveugle et plus âgée que toi, par dévouement et par…

charles.

Et par l’affection la plus pure, la plus vive, je te le jure, Juliette. Ma vie même te prouve combien cette tendresse est vraie et profonde.

le juge.

Chut, mes enfants ; j’entends Marianne. Je serai discret, soyez tranquilles de ce côté. »

Le juge continua à venir tous les soirs à la ferme jusqu’au jour de son mariage, qui se fit sans pompe et sans festin. Il n’y eut que les témoins nécessaires et un repas de famille, après lequel Marianne alla prendre possession de son nouvel appartement, où l’attendait une surprise préparée par Charles de connivence avec le juge : au milieu de la chambre, sur une jolie petite table, se trouvait placée une cassette dont le poids extraordinaire surprit Marianne ; elle y trouva en l’ouvrant un papier sur lequel était écrit :

« Présent de noce de Charles à sa sœur Marianne. »

En enlevant le papier, elle aperçut vingt rouleaux de mille francs. Une lettre affectueuse accompagnait le présent ; Charles lui demandait de l’aider à se débarrasser de son superflu, en acceptant les vingt mille livres qu’il se permettait de lui offrir.


« J’en ai donné cinquante mille à Juliette, ajouta-t-il ; peut-être devinerez-vous maintenant l’énigme de mon mariage. Vous êtes et vous serez ma sœur plus que jamais ; en m’acceptant pour frère, vous comblerez mes vœux et ceux de ma bien-aimée Juliette. »


Dans sa surprise, Marianne laissa retomber la lettre.

« Juliette !… Juliette !… C’est Juliette ! s’écria-t-elle. Il faut que je l’apprenne à mon mari ! Va-t-il être étonné ! Le voici tout juste… Venez voir, mon ami, quelle découverte je viens de faire ! La femme dont nous ne pouvions deviner le nom, la femme de Charles, sera… Juliette !… Eh bien, vous n’êtes pas surpris ?

le juge, souriant.

Je l’avais deviné dès que vous m’avez parlé du mariage arrêté de Charles, ma chère amie ! Qui pouvait-il aimer et épouser, sinon Juliette ? la bonne, la douce, la charmante Juliette !

marianne.

Comment ! ce mariage ne vous paraît pas bizarre, absurde des deux côtés ? Charles épouse une aveugle qui a deux ans de plus que lui, et Juliette prend un mari plus jeune qu’elle, vif comme la poudre, ardent dans ses sentiments, passionné, absolu dans ses volontés.

le juge.

C’est pour cela même qu’ils s’accorderont parfaitement ; la douceur, la patience, le charme de Juliette tempéreront l’ardeur de Charles, adouciront ses emportements, entretiendront sa tendresse, feront ployer sa volonté. De même la nature passionnée et ardente de Charles animera la douceur un peu indolente de Juliette, et lui donnera de ce feu qui lui manquait jadis et qui ne lui manque plus à présent ; je lui ai trouvé tous ces derniers temps bien plus d’animation, de vivacité. Quant à l’âge, qu’est-ce que deux ans ? Elle a toute l’apparence d’une jeune fille de dix-huit ans à peine ; elle est plus jolie et plus gracieuse qu’elle ne l’a jamais été. D’ailleurs, il l’aime, malgré sa cécité et ses vingt-cinq ans ; et, ma foi, il a raison.

marianne.

Puisque vous approuvez ce mariage, je n’ai rien à en dire, mais je ne puis me faire à l’idée de voir Juliette mariée.

le juge.

Et demain, quand vous les verrez, Marianne, soyez bonne et affectueuse pour eux ; depuis quelque temps vous n’êtes plus pour Juliette la sœur tendre et dévouée que vous étiez jadis. Et, quant à Charles, vous étiez tout à fait en froid avec lui.

marianne.

C’est vrai ! Je leur en voulais de s’obstiner à ne pas se quitter, et de retarder ainsi mon union avec vous. Charles rejetait tous les partis que je lui offrais, et Juliette refusait de venir demeurer avec moi chez vous.

le juge.

Mais nous voici enfin mariés, chère Marianne, et vous n’avez plus de raison de leur en vouloir.

marianne, souriant.

Aussi suis-je toute disposée à obéir à votre première injonction, et à leur témoigner toute ma satisfaction. Nous irons les voir demain de bonne heure, n’est-ce pas ?

le juge.

À l’heure que vous voudrez, chère amie, je suis à vos ordres. »