XXI
aventure tragique — tout finit bien
charles est corrigé


Ce fut ainsi que se termina cette troisième aventure du chat, qui fit beaucoup d’impression à Charles, à cause de ce que Juliette avait dit, le croyant absent, et à cause du reproche très juste de Betty. Il s’observa donc plus que par le passé, chercha à réprimer ses premiers mouvements et à éviter les plaisanteries ou les amusements qui pouvaient causer de la peine aux autres et surtout à Juliette, à laquelle il s’attachait de plus en plus et dont la bonne influence se manifestait chaque jour davantage.

« Charles, lui dit-elle un jour en revenant de la promenade, tu vas avoir quatorze ans et tu n’as pas encore fait ta première communion ; je désire beaucoup que tu apprennes ton catéchisme et que tu ailles deux fois par semaine chez M. le curé ; il te l’expliquera et il te préparera à faire ta première communion.

charles.

Je suis bien aise que tu m’en parles, Juliette. Depuis quelques semaines j’y pense souvent, et je regrette d’être si peu avancé. Dès demain j’irai en parler à M. le curé, en sortant de l’école.

juliette.

Te voilà devenu tout à fait raisonnable, mon bon Charles ; depuis la toilette de Minet, tu n’as pas fait une seule sottise.

charles.

Il y a bientôt six semaines !

juliette.

J’espère que tu pourras en dire autant dans six mois, et que tu ne te feras plus jamais gronder.

charles.

Pas par toi, toujours. Quand tu me grondes, je suis malheureux ! Vrai ! plus malheureux que chez la cousine Mac’Miche, parce que chez elle c’était le corps seul qui souffrait, et ici c’est le cœur ; et j’aimerais mieux être battu par elle que grondé par toi.

juliette, souriant.

Et pourtant je ne te gronde pas bien fort ni bien longtemps.

charles.

Et c’est précisément pour cela ; ta douceur me touche ; ta facilité à pardonner me rend plus sévère pour moi-même. Quand tu grondes, si je ne me retenais, je pleurerais comme une bête, et je t’embrasserais comme un enfant qui attend sa grâce.

juliette.

Mais aussi, voilà bien longtemps que tu n’as été grondé ! Moi, je n’ai pas eu le plus petit reproche à t’adresser ; Minet est le plus heureux des…

— Ah ! s’écria Charles en l’interrompant, voici Donald avec la carriole. Eh ! Donald ! où allez-vous ?

donald.

Je vais à la ferme de Cedwin, Monsieur Charles, pour rapporter une jeune truie que nous avons achetée l’autre jour.

charles.

Je voudrais bien aller avec vous, Donald ! Attendez un instant. Juliette, veux-tu que j’y aille ? Cela m’amuserait tant de ramener la truie ! Nous serons revenus pour souper, n’est-ce pas, Donald ?

donald.

Oh ! pour ça, oui, Monsieur Charles ; il faut une heure à peine pour aller et venir, y compris le chargement de la bête, qui ne sera pas long.

charles.

Veux-tu, Juliette ? Je t’en prie ! Je vais te ramener à la maison, et je ferai ensuite ma course en carriole.

juliette.

Oui, mon pauvre Charles, vas-y ; je me charge de l’explication avec Marianne, qui ne le trouvera pas mauvais, j’en suis bien sûre. »

Charles fit un saut de joie, recommanda à Donald de l’attendre, embrassa Juliette et la fit marcher au pas accéléré.

juliette.

Pas si vite, pas si vite, Charles ! Tu me fais courir ! Je suis tout essoufflée. On nous prendra pour deux échappés de prison.

charles.

Pardon, pardon, ma pauvre Juliette ; je croyais que nous allions doucement. Au reste, nous voici arrivés. Adieu, Juliette, au revoir bientôt. »

Il la mena jusqu’à sa chambre, l’établit dans son fauteuil, et repartit en courant. Juliette rit de bon cœur de son empressement à la quitter et reprit son tricot, en songeant avec bonheur à la douceur et à la sagesse de Charles.

Donald l’attendait de pied ferme ; Charles sauta dans la carriole, et le cheval partit au grand trot. Un quart d’heure après, ils étaient à la ferme de Cedwin ; on hissa la truie sur la carriole, mais non sans peine, car elle se débattait, elle poussait des cris aigus, et Charles, en aidant à la contenir et à l’attacher, attrapa deux ou trois coups de dents qui l’indisposèrent contre la bête. Ils repartirent ; à quelques pas de la ferme, Charles demanda à conduire le cheval.

donald.

Pas celui-ci, Monsieur Charles, il n’est pas facile à mener ; une autre fois, quand nous aurons la vieille jument noire, je vous laisserai mener.

charles.

Vous faites toujours des embarras, Donald ! Quel danger peut-il y avoir à conduire un cheval sur la grande route ? Il n’y a qu’à marcher droit devant soi.

donald.

Je ne dis pas, Monsieur Charles ; mais un cheval qui ne se sent pas tenu peut s’emporter.

charles.

S’il s’emporte, vous reprendrez les guides et vous l’arrêterez puisque vous êtes si habile. »

En achevant ces mots, Charles saisit les guides et les tira à lui. Donald eut peur que le tiraillement n’impatientât le cheval et il les abandonna. Charles, enchanté de son succès, laissa le cheval prendre le galop, malgré les remontrances de Donald.

donald.

Prenez garde, Monsieur Charles ; la bête est jeune et ardente ; elle va diablement vite ; si elle s’emporte…

charles.

Elle ne s’emportera pas, nous voici bientôt arrivés. »

La truie, qui n’aimait pas cette allure précipitée, faisait des cris dont s’amusait beaucoup Charles. Pour la faire crier plus fort en approchant du bourg, il assena un coup de fouet sur la croupe du cheval, qui fit un bond et partit comme une flèche.

« Sapristi ! le voilà emporté ! » grommela Donald en arrachant les guides des mains de Charles et en les retenant de toutes ses forces. Mais le cheval serrait le mors entre ses dents (ce qu’on appelle prendre le mors aux dents) et ne les sentait plus. Il fendait l’air et causait des frayeurs terribles aux habitants paisibles qui rentraient chez eux. Donald lâchait et tirait alternativement les guides, mais sans succès. Charles, tête nue (car il avait perdu sa casquette dans la première secousse), était pâle et effaré ; la truie faisait des cris désespérés ; tous trois bondissaient dans la carriole comme des volants sur une raquette. Ils passèrent ainsi devant la maison de Charles ; il entendit deux cris d’effroi partir de la cuisine, mais il n’eut le temps de voir personne, tant le cheval les emportait rapidement. En sortant du bourg, il accrocha une charrette, monta sur un tas de pierres et roula avec sa charge dans un fossé de deux mètres de profondeur. Charles et la truie restèrent ensevelis sous la carriole, qui était retournée les roues en l’air ; Donald avait eu le temps et l’adresse de s’élancer dehors pendant la chute, et se trouva sur ses pieds au bord du fossé. Le cheval était tombé sur le dos et se débattait pour se relever. Donald ne pouvait l’approcher sous peine d’être tué sous les coups de pied que lançait l’animal. Des ouvriers qui virent la culbute accoururent pour lui venir en aide ; ils parvinrent à couper les traits et à dételer le cheval ; puis ils relevèrent la carriole, sous laquelle ils trouvèrent Charles, sain et sauf, couché près de la truie expirante ; étant garrottée et n’ayant pu suivre le mouvement de la carriole, elle avait eu les reins brisés, et rendait le dernier soupir. Charles sortit du fossé tout penaud. Donald jurait à faire trembler ; le cheval n’avait aucun mal. Pendant qu’on retirait la carriole du fossé, qu’on cherchait à atteler le cheval et à recharger la truie morte, avec des ouvriers obligeants qui étaient venus offrir leurs services, Charles s’échappa et courut à la maison ; il rencontra Betty ; elle arrivait échevelée et alarmée, pour avoir des nouvelles de son mari ; c’était elle qui les avait vus passer comme la foudre, et qui avait eu soin d’en informer Juliette, en y ajoutant les commentaires les plus alarmants. Charles la rassura, ne lui expliqua rien, et continua sa course.

Il arriva à la maison et appela Juliette ; elle lui répondit par un cri de joie et accourut jusqu’à lui, guidée par sa voix. Elle se jeta dans ses bras, en remerciant Dieu de l’avoir sauvé.

juliette.

Betty m’a dit que vous deviez tous être brisés et tués. Tu juges de ma frayeur, et de ma désolation de ne pouvoir courir à toi avec elle. Mais qu’est-il arrivé ? Comment Donald, qui mène si bien, a-t-il pu laisser le cheval s’emporter ainsi ?

charles, avec hésitation.

Juliette,… ce n’est pas sa faute,… c’est la mienne ; il ne voulait pas me laisser mener ce jeune cheval ; mais je l’ai voulu absolument ; j’ai saisi les guides dans ses mains, et comme je tirais sur la bouche du cheval, il a été obligé de me les abandonner. Et puis le cheval s’est emporté et nous a versés dans un fossé.

juliette.

Ah ! mon Dieu ! Donald est-il blessé ?

charles.

Non, il n’a rien, heureusement : il avait sauté sur la route au moment où la carriole versait ; mais ce qui le désespère, c’est que la truie que nous ramenions a été tuée.

juliette.

Tuée ! pauvre bête ! tu vois, Charles, ce qui arrive quand on fait à sa tête sans écouter les gens plus sages et plus âgés que soi. Et c’est bien heureux que tu t’en sois tiré sans plus de mal ; cette fois-ci le bon Dieu t’a protégé ; mais une autre fois ne cours pas la chance d’une protection qui peut te manquer. N’est-ce pas, Charles, que tu écouteras Donald à l’avenir, que tu ne te précipiteras pas dans des dangers inutiles, et que tu ne me causeras pas d’inquiétude volontaire, comme tu l’as fait aujourd’hui ?

charles.

Oui, ma bonne Juliette, je te le promets, et je te remercie de ne pas être fâchée contre moi, de m’adresser des reproches si modérés, quand je m’attendais à un très sérieux mécontentement.

juliette.

Et tu avais raison ! j’aurais dû te très mal recevoir mais j’ai été si inquiète, que lorsque j’ai entendu ta voix, j’ai tout oublié ; je n’ai plus senti que le bonheur de te savoir en vie et sans blessure. Toutefois tu n’en seras pas quitte pour ma remontrance ; Betty va rentrer en colère ; ainsi prépare-toi à supporter ses reproches humblement, doucement ; songe qu’elle a eu pour son mari l’inquiétude que j’ai eue pour toi, et qu’elle doit t’en vouloir.

charles.

Sans compter la truie, qu’ils vont me reprocher jusqu’au dernier jour de ma vie.

juliette.

Oh ! quant à cela, tu peux y compter ! mais comme c’est pour toi, pour l’intérêt de ta ferme qu’elle te grondera, tu y mettras beaucoup de douceur, n’est-ce pas, Charlot ?

charles, avec distraction.

Certainement, certainement !… La voilà ! je l’entends ! Quelle voix perçante elle a cette Betty ! Quelle différence avec la tienne, même quand tu grondes !

betty, en entrant, très animée.

Ah bien ! tu as fait une belle affaire, mauvais garçon ! Voilà que tu passes des farces innocentes au meurtre, à l’assassinat ! Tu as manqué de tuer mon mari, mon pauvre mari qui vaut cent fois mieux que toi ; et ne pouvant arriver à faire périr mon Donald, tu te venges sur la truie ! une pauvre bête innocente, une jolie bête, et une belle bête, et une bonne bête, qui nous aurait fait un profit superbe…

charles, un peu impatienté.

Mais ce n’est pas moi qui l’ai tuée ! Prends-en toi au bon Dieu qui a permis qu’elle eût les reins cassés.

betty.

En voilà une bonne, par exemple ! Comment ! tu oses soutenir que c’est le bon Dieu qui a arraché les guides des mains de Donald, qui a fait emporter le cheval, qui a culbuté Donald dans un fossé ?

charles.

D’abord, Donald n’a pas été culbuté !…

betty.

Parce qu’il a été plus adroit que toi, et que tu as voulu accompagner la pauvre bête dans ton fossé, pour la mieux tourmenter.

charles, impatienté.

Ah ça ! tu m’ennuies, Betty ! Laisse-moi tranquille ! Tu n’as aucun droit de me gronder, et je te prie de te taire.

betty.

Plus souvent que je me tairai quand la langue me démange pour parler ! Ce ne sera pas toi qui me feras taire, mon garçon ! Tu n’es rien ici ; c’est Marianne, ta tutrice, qui est tout ! Et je l’informerai de ce qui se passe, et je lui ouvrirai les yeux sur toi, et…

charles, en colère.

Tu es bien assez méchante pour cela ; je le sais sans que tu me le dises. Et cela ne sera pas la première fois que tu m’auras calomnié près de Marianne. Heureusement que Juliette ne te croit pas, qu’elle me défend contre toi, et qu’elle continue à m’aimer malgré toi.

betty.

Tu crois ça, qu’elle t’aime ! Oui, joliment ! Elle a peur de toi et de tes colères ; et c’est pour cela qu’elle n’ose ni te gronder ni te chasser d’auprès d’elle. »

Charles s’était préparé à faire une riposte sanglante à Betty ; mais à ce dernier reproche inattendu il resta muet, tremblant de colère et d’indignation ; sa physionomie exprimait une telle fureur, que Betty eut peur et qu’elle se sauva.

Juliette avait cherché plusieurs fois à intervenir, à faire taire Betty, à calmer Charles ; mais à cette dernière apostrophe Juliette, toujours si douce, s’écria avec violence :

« Méchante femme ! »

Et, s’approchant de Charles, elle l’entoura de ses bras, déposa un baiser sur son front, et lui dit de sa voix la plus douce :

« Ne crois pas ce qu’elle te dit, mon pauvre Charles ! Cette femme est hors d’elle ! elle ne sait plus ce qu’elle dit. Tu sais, mon bon Charles, que c’est par amitié, et non par peur, que je te garde près de moi. Tu sais le plaisir que je ressens à te savoir près de moi. Tu sais enfin qu’après Marianne tu es celui que j’aime le plus au monde, le seul que j’aime en ce monde. Oublie donc ce qu’a dit cette femme ! Le danger de son mari l’a rendue folle. N’est-ce pas, mon bon Charles, que tu ne la crois pas, que tu crois en moi, en mon amitié ?

charles.

Oui, oui, ma chère, ma bonne Juliette ; je le crois, je te crois. Merci de m’aimer tout mauvais que je suis ; merci de me le dire si doucement, si affectueusement ; ta bonté me touche au fond du cœur. »

Et Charles, s’asseyant aux pieds de Juliette près du fauteuil où elle s’était placée, appuya sa tête sur les genoux de Juliette, laissa échapper quelques sanglots, et fut pris d’un tremblement qui alarma Juliette.

Elle appela Marianne, qui ne devait pas être éloignée  ; en effet, Marianne entra précipitamment.

« Que veux-tu ? qu’as-tu, Juliette ? Tu pleures ? Pourquoi ? Que s’est-il passé ? Pourquoi Charles pleure-t-il aussi ? »

Juliette raconta à sa sœur le nouvel incident qui venait d’arriver ; elle le lui dit sincèrement, tout en atténuant de son mieux les torts de Charles. Il s’en aperçut et lui en témoigna sa reconnaissance en lui serrant la main.

marianne.

Je ne te gronderai pas, Charles, puisque tu te montres si sensible aux reproches que Juliette t’a déjà adressés ; et je me borne à te demander de faire ta paix avec Betty, qui est une excellente femme malgré son caractère emporté, et qui met un grand zèle à diriger ta ferme ; son mari est aussi un brave homme et un bon ouvrier. Elle a eu tort sans doute, elle t’a blessé, chagriné, mais elle en est probablement très fâchée à l’heure qu’il est, et je suis sûre qu’avec un mot d’affection tu la feras revenir de suite.

— Je le ferai, Marianne », répondit Charles humblement et tristement. Et il sortit pour aller chercher Betty.

Cette douceur et cette soumission touchèrent Marianne. Juliette, qui avait le cœur gros depuis longtemps, se laissa aller à son émotion.

« Pauvre garçon ! dit-elle en pleurant. Il a un cœur excellent ! Avec de l’amitié on fait de lui ce qu’on veut.

marianne.

Je crois comme toi, Juliette, qu’il a d’excellents sentiments et de grandes qualités. Mais il est si vif, si ardent dans ses volontés, si imprévoyant et si entreprenant, qu’on n’est jamais un repos avec lui.

juliette.

Il ne me résiste jamais, pourtant.

marianne.

Aussi je te laisse la direction absolue de son caractère ; tu l’as déjà beaucoup adouci, mais il te reste beaucoup à faire encore !

— Oh ! j’y arriverai, dit Juliette en souriant.

marianne.

Que Dieu t’entende et te vienne en aide, et dans quelques années d’ici tu auras fait de Charles un homme vraiment remarquable. »

Juliette sourit encore. Charles rentra.

« Eh bien ? dit Juliette.

charles.

Je lui ai demandé pardon ; elle a eu l’air surpris ; elle a hésité un instant ; puis elle m’a serré dans ses bras en m’embrassant, en pleurant, en me demandant pardon à son tour. Elle m’a dit que le danger de son mari lui avait fait perdre la tête, que je lui avais répondu comme elle le méritait, que nous étions tous trop bons pour elle, et que jamais elle ne saurait assez me témoigner tout ce qu’elle ressentait pour moi de tendresse et de dévouement. Enfin, elle a fini par dire que si Donald se permettait le moindre mot contre moi, elle l’arrangerait d’une bonne manière. Je l’ai bien embrassée aussi, et nous sommes meilleurs amis qu’auparavant.

marianne.

Ce que tu nous dis là me fait bien plaisir, mon ami ; je suis bien contente de toi, et Juliette est toute joyeuse et toute remontée par ton généreux effort. Nous voilà tous satisfaits, et j’espère que Betty ne nous fera pas trop attendre notre souper. Veux-tu y aller voir, mon ami ? »

Charles courut à la cuisine et revint dire que c’était prêt ; ils allèrent dans la salle, où ils trouvèrent Donald. Betty lui avait fait la leçon, et, quoiqu’il n’eût pas bien compris ce changement de décoration, il se conforma aux ordres de sa femme, et ne dit pas un mot de la truie ni de la culbute dans le fossé.