XVII
bon mouvement de charles
il s’oublie avec le chat


Charles avait été touché de l’accident fâcheux arrivé à sa vieille cousine ; il eut la bonne pensée d’expier les tours innombrables qu’il lui avait joués, en aidant Betty à la soigner pendant sa maladie, qui pouvait être longue. Il remit donc son dîner à son retour et courut chez la cousine Mac’Miche. Quand il arriva, elle était déjà retombée dans son délire ; elle appelait au secours pour garder son or qu’on lui volait ; elle passait des larmes du désespoir aux cris de colère et d’effroi. Elle ne reconnut pas Charles et le supplia de lui rendre son or, son pauvre or.

Charles pensa que cette grande et dangereuse agitation serait peut-être calmée par la vue de cet or tant aimé, tant regretté : il trouva une double clef qui était dans un tiroir, ouvrit la cassette, y trouva une autre clef, celle de la caisse ; et, se souvenant de la place indiquée, il poussa l’armoire, qu’il savait facile à remuer, vit la serrure dans le mur, ouvrit encore et trouva, après quelques recherches, le trésor bien-aimé ; il prit les rouleaux d’or, referma le reste, et posa les rouleaux sur le lit de Mme Mac’Miche, à portée de ses mains ; puis il s’assit et attendit.

Elle ne tarda pas à ouvrir les yeux, à regarder ses mains vides.

« Rien ! dit-elle à mi-voix rien ! »

Puis, apercevant ses rouleaux d’or, elle poussa un cri de joie, les saisit, les passa d’une main dans l’autre, les baisa, les ouvrit, les compta, les baisa encore, aperçut Charles et le regarda avec effroi.

« Pourquoi viens-tu ? Tu veux me voler mon or ?

charles.

Rassurez-vous, ma cousine ! C’est moi, au contraire, qui vous l’ai rapporté.

madame mac’miche.

Toi ! Oh ! Charles ! mon ami, mon sauveur ! C’est toi ? Eh ! Charles ! que tu es bon ! Ne le dis à personne ! Il me le reprendrait, cet infâme juge ! Où le mettre ? Où le cacher ?

charles.

Sous votre oreiller, ma cousine ! Personne n’ira l’y chercher. »

Mme Mac’Miche le regarda avec méfiance.

« J’aime mieux tout garder dans mes mains », dit-elle.

Elle s’agita, eut l’air de chercher.

« J’ai soif ; Betty ne m’a rien donné. »

Charles courut chercher quelques groseilles dans le jardin, les écrasa dans un verre d’eau, y ajouta du sucre et le présenta à Mme Mac’Miche.

Elle but avec avidité.

« C’est bon ! c’est très bon ! »

Et, après un instant de réflexion :

« Où as-tu pris le sucre ? je ne veux pas acheter de sucre.

charles.

C’est celui de Marianne ; c’est elle qui vous en fournira, ma cousine.

madame mac’miche.

À la bonne heure !… C’est très bon ! Ça me fait du bien… Donne-m’en encore, Charles. »

Charles lui en apporta un second verre, qu’elle but avec la même avidité que le premier.

madame mac’miche.

C’est bon ! je me sens mieux… Mais tu es bien sûr que c’est Marianne qui paye le sucre ?

charles.

Très sûr, ma cousine ! Ne vous en tourmentez pas.

madame mac’miche.

Et Betty ? Je ne veux pas la payer.

charles.

Vous ne la payerez pas ; elle ne demande rien.

madame mac’miche.

Bon ! Mais je ne veux pas la nourrir non plus.

charles.

Elle mangera chez Marianne ; calmez-vous, ma cousine ; on fera tout pour le mieux.

madame mac’miche.

Et le médecin ? Je n’ai pas de quoi le payer.

charles.

Marianne payera tout. »

Ces assurances réitérées calmèrent Mme Mac’Miche, qui s’endormit paisiblement.

Quand Betty entra, Charles lui expliqua ce qui s’était passé, ce qu’il avait dit et promis, et recommanda bien qu’on ne lui enlevât pas ses rouleaux d’or. Puis il se retira et courut jusque chez ses cousines.

charles, entrant.

Me voici, Juliette ! J’ai une faim terrible ! Mais j’ai bien fait d’y aller. Je te raconterai ça quand j’aurai mangé. »

Marianne embrassa Charles avant qu’il commençât son repas. Juliette quitta son fauteuil, marcha à tâtons vers lui, et, lui prenant la tête dans ses mains, elle lui baisa le front à plusieurs reprises.

charles, mangeant.

Merci, Juliette, merci ; tu es contente de moi ! Ce que j’ai fait n’était pourtant pas difficile. Cette malheureuse femme fait pitié !

juliette.

Pitié et horreur ! Cet amour de l’or est révoltant ! J’aimerais mieux mendier mon pain que me trouver riche et m’attacher ainsi à mes richesses.

marianne.

Malheur aux riches ! a dit Notre-Seigneur ; aux riches qui aiment leurs richesses ! C’est là le mal et le malheur ! C’est d’aimer cet or inutile ! C’est d’en être avare ! de ne pas donner son superflu à ceux qui n’ont pas le nécessaire !

charles, mangeant.

Si jamais je deviens riche, je donnerai tout ce qui ne me sera pas absolument nécessaire.

juliette.

Et comment feras-tu pour reconnaître ce qui n’est pas absolument nécessaire ?

charles, mangeant.

Tiens ; ce n’est pas difficile ! Si j’ai une redingote, je n’ai pas besoin d’en avoir une seconde ! Si j’ai une salle et une chambre, je n’ai pas besoin d’en avoir davantage. Si j’ai un dîner à ma faim, je n’ai pas besoin d’avoir dix autres plats pour me faire mourir d’indigestion. Et ainsi de tout.

juliette.

Tu as bien raison ! Si tous les riches faisaient comme tu dis, et si tous les pauvres voulaient bien travailler, il n’y aurait pas beaucoup de pauvres.

charles.

Marianne, à présent que nous sommes riches, vous n’irez plus en journée comme auparavant.

marianne.

Tout de même, mon ami ; n’avons-nous pas nos dettes à acquitter ? Et je ne veux pas les payer sur la fortune de mes parents, dont Juliette aura besoin si je viens à lui manquer. Encore cinq années de travail, et nous serons libérées.

charles.

Marianne je vous en prie, payez avec mon argent ! J’en ai bien plus qu’il ne nous en faut ! Pensez donc, deux mille cinq cents francs par an !

marianne.

Ni toi ni moi, nous n’avons le droit de faire des générosités avec ta fortune, Charlot ; toi, tu es un enfant, et moi, je vais être ta tutrice je dois donc faire pour le mieux pour toi et non pour moi. »

Charles ne dit plus rien. Il s’assit près de Juliette et arrangea avec elle l’emploi de leurs journées.

juliette.

D’abord, tu me mèneras à la messe à huit heures…

charles.

Tous les jours ! Je crains que ce ne soit un peu ennuyeux.

juliette, souriant.

Oui, tous les jours. Et la messe ne t’ennuiera pas, j’en suis sûre, quand tu penseras que tu me procures ainsi un bonheur et une consolation et puis ce n’est pas bien long, une petite demi-heure.

charles.

Bon. Après ?

juliette.

Après, nous irons faire une promenade, nous visiterons quelques pauvres gens ; nous leur ferons du bien selon nos moyens ; puis nous rentrerons, tu t’occuperas pendant que je tricoterai. Après dîner nous ferons encore une promenade, et puis nous travaillerons.

charles.

Et j’aiderai Marianne à faire le ménage ; et puis je

jouerai un peu avec le chat. J’aime beaucoup les chats.
juliette.

Tu ne le tourmenteras pas ?

charles.

Oh non ! Je m’amuserai en l’amusant.

juliette.

C’est arrangé alors. Commençons de suite. Donne-moi mon tricot, je t’en prie. Je ne sais ce qu’il est devenu avec ces histoires de la cousine Mac’Miche.

— À propos de cousine Mac’Miche, dit Charles en donnant à Juliette son tricot, il faudra que j’aille souvent aider la pauvre Betty à la soigner. Et il y en a pour longtemps ! Betty n’y tiendrait pas si elle n’avait quelqu’un qui vînt l’aider… Tiens !… voici le chat ! Minet, Minet, viens, mon Minet, viens faire connaissance avec ton nouvel ami. »

Minet approcha sans méfiance et fit le gros dos et ron-ron en se frottant aux jambes de Charles, qui le caressa, le prit sur ses genoux et l’embrassa. Le chat se sentit tout à fait à l’aise et frotta sa tête contre la joue de Charles.

charles.

Bien, mon ami, tu es un bon Minet ; je serai ton ami et je t’apprendrai à faire de jolies choses. D’abord, sais-tu scier ?… Tu vas voir comme c’est joli et amusant. »

Charles plaça entre ses jambes les pattes de derrière du chat, prit de chaque main une des pattes de devant et une des oreilles, et le fit ployer comme les scieurs de long quand ils scient à deux une pièce de bois. Puis il le releva, puis il le fit ployer encore ; le chat, ne trouvant pas le jeu fort à son gré, se débattit, mais en vain ; Charles serrait davantage les jambes pour maintenir celles du chat, et tenait plus fortement les pattes de devant et les oreilles ; à chaque révérence qu’il lui faisait exécuter, le chat faisait un demi-miaulement furieux.

« Bravo ! s’écria Charles ; très bien ! Il imite le bruit de la scie entends-tu, Juliette ? »

Et il faisait scier le pauvre chat avec un redoublement de vigueur.

juliette.

Que fais-tu donc, Charles ? Je parie que tu le tourmentes. Il miaule comme s’il n’était pas content.

charles.

Pas du tout ! Il imite le bruit de la scie ; il est enchanté ; s’il était ouvrier scieur, tu l’entendrais rire… ou jurer peut-être, car ils jurent tous… Aïe ! aïe ! vilaine bête ! Quel coup de griffe il m’a donné !… Le voilà qui se sauve. Attends, imbécile ! tu vas en recevoir pour la peine ! »

Avant que Juliette eût eu le temps d’arrêter Charles dans ses projets de vengeance, il avait disparu ; elle l’entendit courir, crier des sottises au chat ; puis elle entendit plusieurs miaulements désespérés, deux ou trois cris poussés par Charles, et puis plus rien. Deux minutes après, Charles revenait près de Juliette.

juliette, agitée.

Charles, qu’as-tu fait du pauvre chat ? Pourquoi a-t-il miaulé, et pourquoi as-tu crié ?

charles, ému.

Parce que ton chat est une méchante bête qui m’a mordu, griffé, qui m’aurait mis en pièces si je ne l’avais maintenu de toutes mes forces. Aussi l’ai-je fouetté d’importance !

juliette.

Pauvre bête ! Ce chat a toujours été très bon ; c’est toi qui l’as mis en colère en le tourmentant. Et je suis très fâchée contre toi !

charles.

Oh ! Juliette ! tu es fâchée contre moi pour un méchant chat qui m’a fait mal, qui a un caractère détestable, qui ne comprend pas le jeu !

juliette.

Et comment veux-tu qu’il s’amuse à un jeu qui lui fait mal ou tout au moins qui l’ennuie ?

charles.

Et c’est ce qui prouve qu’il est bête.

juliette.

Et parce qu’il est bête, tu le bats, tu le fouettes comme s’il avait de la raison, comme s’il pouvait comprendre ? Tu fais pour lui pis que ne faisait ta cousine Mac’Miche pour toi.

charles.

Voyons, Juliette, ne sois pas fâchée ; pardonne-moi. J’étais en colère, vois-tu ! Il m’avait déjà griffé avant que je l’eusse battu.

juliette.

Je te pardonnerai si tu me promets de ne plus recommencer et de ne jamais battre mon chat.

charles.

Je te le promets ; je jouerai avec lui sans le battre et sans le tourmenter.

— Bon ; alors je te pardonne, dit Juliette en souriant et en lui tendant la main.

charles, l’embrassant.

Merci, ma bonne, ma chère Juliette ! Comme tu es différente de la vieille cousine ! Comme je serai heureux près de toi ! Et comme je t’obéirai ! Tu vois déjà comme je suis doux ! Au lieu de me mettre en colère, je t’ai demandé de suite pardon.

juliette, riant.

Tu appelles cela être doux ! Et ta colère contre le pauvre chat ?

charles, riant aussi.

Ah ! c’est vrai ! Mais tu sais que j’ai promis de ne pas recommencer… Dis donc, Juliette, si je courais jusque chez la cousine pour savoir comment elle est et si Betty n’a pas besoin de moi ?

juliette.

Je veux bien ; seulement, je te ferai observer qu’il est tard, et que tu n’as ni rangé ni balayé la salle.

charles.

Alors je vais commencer par là. »

Et Charles, enchanté de lui-même, presque surpris de sa docilité, se mit à l’ouvrage avec une telle ardeur, qu’un quart d’heure après, tout était nettoyé, rangé, mis en ordre.

« J’ai fini, dit-il ; et si tu voyais comme c’est bien, comme c’est propre, comme tout est bien en place, tu serais joliment contente de moi !

juliette, souriant.

Sois modeste dans la prospérité, mon bon Charlot ! Tu as un air triomphant qui ressemble un peu à de l’orgueil.

charles.

C’est qu’il y a de quoi !… Ce balai est excellent Je n’en avais jamais eu de si bon ! Il a balayé ! Cela allait tout seul ! Aussi je suis content, et je pars. Au revoir, Juliette ! Tu n’as besoin de rien ?

juliette.

De rien du tout ; je te remercie. Ne reste pas trop longtemps absent.

charles.

Non, non, sois tranquille ; dans une demi-heure je serai de retour. »

Et d’un bond il fut dans la rue. Il courut (c’était son allure accoutumée, il ne marchait que lorsqu’il ne pouvait faire autrement), il courut donc jusque chez sa cousine Mac’Miche ; Betty n’était pas dans la cuisine : il monta dans la chambre ; il y trouva Mme Mac’Miche seule, se débattant dans son lit, gémissant, disant des phrases incohérentes, dans un véritable délire. Betty était absente. Charles approcha et chercha à la calmer. Elle ouvrit des yeux effarés, le regarda, eut l’air de le reconnaître et lui fit voir ses mains vides.

« On vous a ôté votre or ? demanda Charles.

madame mac’miche.

Tout, tout. Plus rien ! Ils ont tout volé. L’or, la clef, tout.

charles.

Mais qui vous a volé l’or et la clef ?

madame mac’miche.

Charles ! Ce Charles maudit, qui est l’ami des fées ; ils ont tout pris ! Deux grands génies noirs ! Les amis de Charles ! Oh  ! mon or ! mon pauvre or ! »

Elle retomba sur son oreiller, recommença ses cris et ses hurlements. Charles était fort embarrassé, ne sachant que faire, ignorant qui avait enlevé les rouleaux d’or. Faute de mieux, il essaya de lui donner à boire comme il l’avait déjà fait ; après lui avoir préparé un verre d’eau de groseilles, il le lui présenta ; elle le saisit, le regarda et le lança au milieu de la chambre, en disant :

« Ce n’est pas mon or ! Je veux mon or ! »