Hachette (p. 151-162).

XI
méfaits de l’homme noir


Quand le tumulte fut apaisé, que des hommes du dehors furent accourus, attirés par le bruit, et que le surveillant fut emporté, les enfants entourèrent Charles, le félicitèrent de son courage et le supplièrent de se mettre à leur tête pour les venger des rigueurs cruelles de leurs maîtres. Il le leur promit ; la cloche sonna le souper ; après avoir mangé à sa faim, quoique le repas ne fût composé que de haricots au beurre rance et de salade à l’eau et au sel, Charles passa une récréation agréable en se faisant donner de nouveaux détails par ses camarades et en cherchant les moyens de tirer parti de l’homme noir et des croyances populaires sur les fées et apparitions dans ce vieux château. Il leur recommanda de tâcher de faire parvenir aux oreilles des maîtres des histoires de fantômes, et feindre des terreurs, afin de donner quelque probabilité aux tours qu’il se préparait à jouer, et pour lesquels Betty devait lui être d’une grande utilité. Tous jurèrent de ne pas le trahir et s’étonnèrent de n’avoir pas reçu la visite de M. Old Nick à la suite de l’accident arrivé au surveillant ; ils ignoraient que Boxear avait une grande terreur des fées, et qu’il n’avait osé parler à M. Old Nick de rien de ce qui eût rapport à son accident. Ils restèrent inquiets jusqu’à la fin de la journée, mais personne ne les avait interrogés ni grondés. Le sonneur sourd n’avait pas paru, c’était lui qui était chargé d’administrer le fouet aux enfants. Ne pouvant être attendri par les cris qu’il n’entendait pas, ni corrompu par les promesses, ni effrayé par les menaces, il s’acquittait de son ministère avec une dureté et même une cruauté qui le faisaient haïr des élèves et apprécier des maîtres, dont il était le premier soutien. La journée s’acheva assez paisiblement ; l’heure du coucher sonna ; Charles avait observé que la cloche se trouvait entre deux fenêtres du dortoir et qu’on pouvait l’atteindre très facilement.

« Demain, dit-il, nous ne nous lèverons pas à quatre heures et demie.

— Il le faudra bien, répondit un des enfants ; à quatre heures et demie, le sourd sonne la cloche du réveil.

charles.

Il ne la sonnera pas demain.

un camarade.

Comment ? Pourquoi ?

charles.

Vous le saurez demain. Dormez, dormez votre content. »

Les enfants ne purent rien arracher de Charles ; ils se couchèrent pleins de curiosité et ils s’endormirent promptement. Charles veilla longtemps. Quand il vit tout le monde profondément endormi, il se leva, ouvrit sans bruit la fenêtre qui donnait sur la cloche, décrocha le battant, ferma la croisée et alla cacher le battant dans le tas aux ordures. Puis il se recoucha content de son expédition et s’endormit comme ses camarades.

Le lendemain, à quatre heures et demie moins une minute, le sonneur était à son poste ; il prit la corde, la tira en cadence, comme il en avait l’habitude, et la raccrocha sans se douter qu’il n’avait produit aucun son. Cinq heures, six heures sonnèrent ; tout dormait encore à Fairy’s Hall. Le sonneur s’étonna enfin de ce calme inaccoutumé ; il monta dans le dortoir : tout le monde dormait ; chez les surveillants, même silence ; chez M. Old Nick, un œil chassieux entr’ouvert donna au sonneur la hardiesse de demander pourquoi il ne trouvait personne de levé à six heures.

« Six heures, malheureux ! s’écria M. Old Nick sautant à bas de son lit. Six heures ! et tu n’as pas encore sonné ? »

Le sonneur n’entendait pas, mais il comprit que le maître était mécontent.

« Ce n’est pas ma faute, répondit-il au hasard ; j’ai sonné comme à l’ordinaire, bien exactement, et personne ne s’est levé. »

M. Old Nick lui fit comprendre par signes qu’il allait être puni pour n’avoir pas sonné. Le sonneur eut beau protester de son innocence et de son exactitude, M. Old Nick lui fit comprendre qu’il aurait à payer une amende de deux francs, somme considérable pour le sonneur, qui ne gagnait que soixante francs par an.

Charles s’était éveillé à quatre heures et demie au bruit léger qu’avait fait le sonneur en décrochant et en accrochant la corde ; il se posta à la fenêtre, et dès que le sonneur fut rentré dans sa loge, il raccrocha le battant ; de sorte que lorsque M. Old Nick alla examiner la cloche, il la trouva en bon état et sonna lui-même, à tours de bras, pour éveiller les dormeurs. Les élèves furent ravis de se sentir reposés et d’apprendre qu’ils avaient dormi jusqu’à six heures ; et les surveillants, tout en feignant un grand mécontentement de cette heure et demie perdue pour le travail, s’en réjouirent intérieurement et se sentirent plus disposés à l’indulgence. Quand on se réunit et que M. Old Nick interrogea maîtres et élèves, personne ne put lui rien dire sur le retard de la cloche. Charles seul dit qu’il avait vu un homme noir traverser le dortoir et disparaître par la fenêtre.

m. old nick.

Ah ! ah ! c’est un indice, ça ! Cet homme noir, quelle taille avait-il ? N’était-ce pas un de tes camarades ?

charles.

Oh ! Monsieur ! il était énorme ; je n’avais jamais vu un homme aussi grand.

m. old nick.

Comment était-il vêtu ?

charles.

Il avait une grande robe noire qui flottait autour

de lui.
m. old nick.

Et par où a-t-il passé ?

charles.

Ah ! Monsieur, je ne sais pas ; j’ai eu peur quand je l’ai vu passer à moitié dans la fenêtre, j’ai fermé les yeux, et quand je les ai ouverts il n’y était plus.

m. old nick.

Est-ce vrai, ce que tu dis là, polisson ?

charles.

Oh ! Monsieur, c’est si vrai que j’ai eu du mal à me rendormir et que j’ai peur encore en y pensant. »

Old Nick le regarda quelque temps, hocha la tête et dit à mi-voix :

« Je ne sais que croire… L’homme noir !… Comment l’aurait-il su ?… C’est singulier !… très singulier ! » Et il s’en alla.

Charles expliqua l’affaire à ses camarades, en récréation ; il avait trouvé aussi moyen de voir Betty, de la mettre au courant des événements et de lui recommander le méchant chat.

« Sois tranquille, lui avait répondu Betty, il ne l’emportera pas en paradis et il ne recommencera pas, je t’en réponds ; ne t’effraye pas si tu m’entends crier : ce sera une attrape. »

Le déjeuner sonna, les frères Old Nick et les maîtres mangeaient à part, pour faire un meilleur repas que les élèves, auxquels on servit des haricots, comme la veille, et du fromage à la pie. Mais le repas ne se passa pas sans incident. C’était Betty qui devait apporter la soupe à la table des oppresseurs (c’est ainsi que les avaient surnommés les enfants). Dans le corridor qui précédait la salle à manger et que devait suivre Betty, on entendit un grand cri, puis un second. Un des maîtres allait se lever pour voir d’où provenaient ces cris, lorsque Betty entra, tremblante, haletante : elle tenait dans les mains la soupière destinée à assouvir la faim des maîtres, mais elle tremblait si fort, qu’en la passant au-dessus de M. Old Nick aîné, elle en répandit sur sa tête et sur son visage. Old Nick cria à son tour ; il avait la figure échaudée ; il tempêtait, menaçait.

« Pardon, Monsieur, pardon, mon respectable maître, dit Betty d’une voix chevrotante en plaçant la soupière sur la table ; j’ai eu si peur dans le corridor !

— Peur de quoi, sotte ? répliqua Old Nick. Quand même vous auriez vu le diable, ce n’est pas une raison pour m’échauder la tête et la figure ! Je ne suis pas une tête de veau, je suppose !

betty.

Oh ! Monsieur ne croit pas si bien dire !

m. old nick.

Comment, insolente ? Vous osez me traiter de tête de veau ?

betty, avec indignation.

Jamais, Monsieur ! jamais un veau et Monsieur ne se sont accordés dans ma pensée. Non, non, je répondais à ce que Monsieur me disait du diable. C’est que c’est tout juste lui que j’ai vu. Un grand homme noir, énorme, qui m’a barré le passage ; j’ai crié, comme Monsieur peut bien penser. Puis il a enlevé le couvercle de ma soupière, il a enfoncé dedans quelque chose de noir comme lui, et il a disparu. C’est alors que j’ai jeté mon second cri. Et il y avait de quoi, comme Monsieur peut bien penser. »

Old Nick enleva le couvercle et vit flotter réellement quelque chose de noir dans la soupière ; il piqua avec sa fourchette et retira avec grande peine un chat, un énorme chat, le chat noir du surveillant. Chacun poussa un cri d’horreur et de terreur : horreur pour la fin prématurée et cruelle de leur complice ; terreur, à cause de l’homme noir qui faisait sa seconde apparition dans la maison. Personne ne parla ; M. Old Nick fit emporter la soupe, que tous regrettaient, mais à laquelle personne n’osa goûter. Betty alla chercher le second plat, qui arriva sain et sauf et qui fut adroitement placé sur la table sans perdre une goutte de son jus. C’était un bon morceau de bœuf braisé dont Betty avait enlevé un bout, qu’elle trouva moyen de glisser à Charles dans la récréation qui suivit le dîner. Elle lui raconta qu’elle avait trouvé le chat mort dans le bûcher, probablement par suite de sa chute, et qu’elle s’en était servie pour faire croire à une seconde apparition de l’homme noir.

La récréation fut troublée par cinq ou six exécutions ordonnées par les frères Old Nick. Le sonneur se vengea sur les malheureux enfants de la punition injuste qu’il avait subie. Charles eut soin de n’exciter la colère d’aucun des maîtres ; il se réservait pour les grands coups.