Hetzel (p. 60-70).
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VIII

Le lendemain, tous deux quittèrent l’auberge dès l’aube. Une quinzaine de kilomètres de Dal aux célèbres chutes, autant pour en revenir, ce n’eût été qu’une promenade pour Joël, mais il fallait ménager les forces de Hulda. Joël s’était donc assuré de la kariol du contremaître Lengling, et, comme toutes les kariols, celle-ci n’avait qu’une place. Il est vrai, ce brave homme était si gros qu’il avait fallu fabriquer une caisse à sa convenance. Or, c’était suffisant pour que Hulda et Joël pussent y tenir l’un près de l’autre. Donc, si le voyageur annoncé se trouvait au Rjukanfos, il prendrait la place de Joël, et celui-ci reviendrait à pied ou monterait sur la planchette derrière la caisse.

Route charmante, de Dal aux chutes, quoique prodigue de cahots. Incontestablement, c’est plutôt un sentier qu’une route. Des poutres à peine équarries, jetées sur les rios tributaires du Maan, le traversent en formant des ponceaux à quelques centaines de pas les uns des autres. Mais le cheval norvégien est habitué à les franchir d’un pied sûr, et, si la kariol n’a point de ressorts, ses longs brancards, un peu élastiques, atténuent, dans une certaine mesure, les heurts du sol.

Le temps était beau. Joël et Hulda allaient d’un bon pas le long des verdoyantes prairies, baignées à leur lisière de gauche par les eaux claires du Maan. Quelques milliers de bouleaux ombrageaient çà et là le chemin gaiement ensoleillé. La buée de la nuit se fondait en gouttelettes à la pointe des longues herbes. Sur la droite du torrent, à deux mille mètres d’altitude, les plaques neigeuses du Gousta jetaient dans l’espace un intense rayonnement de lumière.

Pendant une heure, la kariol marcha assez rapidement. La montée était insensible encore. Mais bientôt le val se rétrécit peu à peu. De part et d’autre les rios se changèrent en fougueux torrents. Bien que le chemin devînt sinueux, il ne pouvait éviter toutes les dénivellations du sol. De là, des passages vraiment durs, dont Joël se tirait avec adresse. Près de lui, d’ailleurs, Hulda ne craignait rien. Quand le cahot était trop accentué, elle s’accrochait à son bras. La fraîcheur du matin colorait sa jolie figure, bien pâle depuis quelque temps.

Cependant, il fallut encore atteindre une altitude plus élevée. La vallée ne donnait guère passage qu’au cours resserré du Maan, entre deux murailles coupées à pic. Sur les fields voisins apparaissaient une vingtaine de maisons isolées, des ruines de sœters ou de gaards, livrées à l’abandon, des cabanes de pâtres, perdues entre les bouleaux et les hêtres. Bientôt il ne fut plus possible de voir la rivière ; mais on l’entendait mugir dans le sonore encaissement des roches. La contrée avait pris un aspect grandiose et sauvage à la fois, en élargissant son cadre jusqu’à la crête des montagnes.

Après deux heures de marche, une scierie se montra sur le bord d’une chute de quinze cents pieds, utilisée pour le mécanisme de sa double roue. Les cascades qui ont cette hauteur ne sont point rares dans le Vestfjorddal ; mais le volume de leurs eaux est peu considérable. C’est en cela que l’emporte celle du Rjukanfos.

Joël et Hulda, arrivés à la scierie, mirent pied à terre.

« Une demi-heure de marche ne te fatiguera pas trop, petite sœur ? dit Joël.

– Non, frère, je ne suis point lasse, et même cela me fera du bien de marcher un peu.

– Un peu… beaucoup, et toujours en montant !

– Je m’appuierai à ton bras, Joël ! »

Là, en effet, il avait fallu abandonner la kariol. Elle n’aurait pu franchir les sentiers ardus, les passes étroites, les talus semés de roches branlantes, dont les capricieux contours, ombragés d’arbres ou dénudés, annoncent la grande chute. Mais, déjà, s’élevait une sorte de vapeur épaisse au milieu d’un bleuâtre lointain. C’étaient les eaux pulvérisées du Rjukan, et leurs volutes se déroulaient à une assez grande hauteur.

Hulda et Joël prirent une sente, bien connue des guides, qui s’abaisse vers l’étranglement de la vallée. Il fallut se glisser entre les arbres et les arbustes. Quelques instants après, tous deux étaient assis sur une roche tapissée de mousses jaunâtres, presque en face de la chute. On ne peut en approcher de ce côté.

Là, le frère et la sœur auraient eu quelque peine à s’entendre, s’ils eussent parlé. Mais alors leurs pensées étaient de celles qui peuvent se communiquer, sans que les lèvres les formulent, par le cœur.

Le volume de la chute du Rjukan est énorme, sa hauteur considérable, son mugissement grandiose. C’est de neuf cents pieds que le sol manque subitement au lit du Maan, à mi-chemin à peu près entre le lac Mjös en amont et le lac Tinn en aval. Neuf cents pieds, c’est-à-dire six fois la hauteur du Niagara, dont la largeur, il est vrai, mesure trois milles de la rive américaine à la rive canadienne.

Ici, le Rjukanfos a des aspects étranges, difficiles à reproduire par la description. La peinture même ne les rendrait que d’une façon insuffisante. Il est certaines merveilles naturelles qu’il faut voir pour en comprendre toute la beauté, entre autres cette chute, la plus célèbre de tout le continent européen.

Et c’est précisément à quoi s’occupait alors un touriste, assis sur la paroi de gauche du Maan. À cette place, il pouvait observer le Rjukanfos de plus près et de plus haut.

Ni Joël, ni sa sœur ne l’avaient encore aperçu, bien qu’il fût visible. Ce n’était pas la distance, mais un effet d’optique, spécial aux sites de montagnes, qui le faisait paraître très petit, et, par conséquent, plus éloigné qu’il ne l’était réellement.

À ce moment, ce voyageur venait de se relever et s’aventurait très imprudemment sur la croupe rocheuse qui s’arrondissait comme un dôme vers le lit du Maan. Évidemment, ce que ce curieux voulait voir, c’étaient les deux cavités du Rjukanfos, l’une à gauche, pleine du bouillonnement des eaux, l’autre à droite, toujours emplie d’épaisses vapeurs. Peut-être même cherchait-il à reconnaître s’il n’existe pas une troisième cavité inférieure à mi-hauteur de la chute. Sans doute, cela expliquerait comment le Rjukan, après s’y être engouffré, rebondit en rejetant, à de certains intervalles, son trop-plein tumultueux. On dirait que les eaux sont lancées par quelque coup de mine, qui couvre de leurs embruns les fields environnants.

Cependant le touriste s’avançait toujours sur ce dos d’âne, pierreux et glissant, sans une racine, sans une touffe, sans une herbe, qui porte le nom de Passe-de-Marie ou Maristien.

Il ignorait donc, l’imprudent, la légende qui a rendu cette passe célèbre. Un jour, Eystein voulut rejoindre, par ce dangereux chemin, la belle Marie du Vestfjorddal. De l’autre côté de la passe, sa fiancée lui tendait les bras. Tout à coup, son pied manque, il tombe, il glisse, il ne peut se retenir sur ces roches unies comme une glace, il disparaît dans le gouffre, et les rapides du Maan ne rendirent jamais son cadavre.

Ce qui était arrivé à l’infortuné Eystein allait-il donc arriver à ce téméraire engagé sur les pentes du Rjukanfos ?

C’était à craindre. Et, en effet, il s’aperçut du péril, mais trop tard. Soudain, le point d’appui fit défaut à son pied, il poussa un cri, il roula d’une vingtaine de pas, et n’eut que le temps de se raccrocher à la saillie d’une roche, presque à la lisière de l’abîme.

Joël et Hulda ne l’avaient point encore aperçu, mais ils venaient de l’entendre.

« Qu’est-ce donc ? dit Joël en se levant.

– Un cri ! répondit Hulda.

– Oui !… Un cri de détresse !

– De quel côté ?…

– Écoutons ! »

Tous deux regardaient à droite, à gauche de la chute ; ils ne purent rien voir. Ils avaient bien entendu, cependant, ces mots : « À moi !… À moi ! », jetés au milieu d’une de ces accalmies régulières, qui durent près d’une minute entre chaque bond du Rjukan.

L’appel se renouvela.
Joël se mit à ramper... (Page 66.)

« Joël, dit Hulda, il y a quelque voyageur en péril, qui demande secours ! Il faut aller à lui…

– Oui, sœur, et il ne peut être loin ! Mais de quel côté ?… Où est-il ?… Je ne vois rien ! »

Hulda venait de remonter le talus, en arrière de la roche sur laquelle elle était assise, s’accrochant aux maigres touffes qui revêtent cette rive gauche du Maan.
Soutenu par Hulda et Joël... (Page 70.)

« Joël ! cria-t-elle enfin.

– Tu vois ?…

– Là… là ! »

Et Hulda montrait l’imprudent, suspendu presque au-dessus du gouffre. Si son pied, arc-bouté contre la mince saillie, lui manquait, s’il glissait un peu plus bas, s’il se laissait aller au vertige, il était perdu.

« Il faut le sauver ! dit Hulda.

– Oui, il le faut ! répondit Joël. Avec du sang-froid, nous arriverons jusqu’à lui ! »

Joël poussa alors un long cri. Il fut entendu du voyageur, dont la tête se retourna de son côté. Puis, pendant quelques instants, Joël chercha à reconnaître ce qu’il y aurait de plus prompt et de plus sûr à faire pour le tirer de ce mauvais pas.

« Hulda, dit-il, tu n’as pas peur ?

– Non, frère !

– Tu connais bien la Maristien ?

– J’y suis déjà passée plusieurs fois !

– Eh bien, va par le haut de la croupe en te rapprochant du voyageur d’aussi près que possible ! Ensuite, laisse-toi glisser doucement jusqu’à lui, et prends-le par la main de manière à bien le tenir. Mais qu’il n’essaie pas encore de se relever ! Le vertige le saisirait, il t’entraînerait avec lui, et vous seriez perdus !

– Et toi, Joël ?

– Moi, pendant que tu iras par le haut, je ramperai par le bas le long de l’arête, du côté du Maan. Je serai là quand tu arriveras, et, si vous glissiez, peut-être pourrais-je vous retenir tous deux ! »

Puis, d’une voix retentissante, profitant d’une nouvelle accalmie du Rjukanfos, Joël cria :

« Ne bougez pas, monsieur !… Attendez !… Nous allons tâcher d’aller à vous ! »

Hulda avait déjà disparu derrière les hautes touffes du talus, afin de redescendre latéralement sur l’autre croupe de la Maristien.

Joël ne tarda pas à voir la brave fille qui apparaissait au tournant des derniers arbres.

De son côté, au péril de sa vie, il se mit à ramper lentement le long de la portion déclive de ce dos arrondi qui borde l’encaissement du Rjukanfos. Quel sang-froid surprenant, quelle sûreté du pied et de la main ne fallait-il pas pour côtoyer ce gouffre, dont les parois s’humectaient des embruns de la cataracte !

Parallèlement à lui, mais à une centaine de pieds au-dessus, Hulda s’avançait en obliquant, de manière à gagner plus aisément l’endroit où le voyageur se tenait immobile. Dans la position que celui-ci occupait, on ne pouvait voir sa figure qui était tournée du côté de la chute.

Joël, arrivé au-dessous de lui, s’arrêta. Après s’être arc-bouté solidement dans une cassure de roche :

« Eh !… monsieur ! » cria-t-il.

Le voyageur tourna la tête.

« Eh ! monsieur ! reprit Joël. Ne faites pas un mouvement, pas un seul, et tenez bon !

– Soyez tranquille, je tiens bon, mon ami ! lui fut-il répondu d’un ton qui rassura Joël. Si je ne tenais pas bon, il y a un quart d’heure que je serais par le fond du Rjukanfos !

– Ma sœur va descendre jusqu’à vous, reprit Joël. Elle vous prendra par la main. Mais, avant que je sois là, n’essayez pas de vous relever !… Ne bougez pas…

– Pas plus qu’un roc ! » répliqua le voyageur.

Déjà Hulda commençait à descendre de son côté, cherchant les points moins glissants de la croupe, engageant son pied dans les crevasses où il trouvait un appui solide, la tête libre, ainsi qu’il en est de ces filles du Telemark, habituées à dévaler les rampes des fields. Et, de même que l’avait crié Joël, elle cria aussi :

« Tenez bon, monsieur !

– Oui, je tiens… et je tiendrai, je vous l’assure, tant que je pourrai tenir ! »

On le voit, les recommandations ne lui manquaient pas. Elles venaient d’en bas et d’en haut.

« Surtout, n’ayez pas peur ! ajouta Hulda.

– Je n’ai pas peur !

– Nous vous sauverons ! cria Joël.

– J’y compte bien, car, par saint Olaf ! je ne pourrais me sauver tout seul ! »

Évidemment, ce voyageur avait absolument conservé sa présence d’esprit. Mais, après sa chute, sans doute, bras et jambes lui avaient refusé service, et tout ce qu’il pouvait faire, maintenant, c’était de se retenir à la mince saillie qui le séparait du gouffre.

Cependant, Hulda descendait toujours. Quelques instants plus tard, elle eut rejoint le voyageur. Alors, ayant appuyé son pied contre une aspérité du roc, elle lui prit la main.

Le voyageur essaya de se redresser un peu.

« Ne bougez pas, monsieur !… Ne bougez pas !… dit Hulda. Vous m’entraîneriez avec vous, et je ne serais pas assez forte pour vous retenir ! Il faut attendre l’arrivée de mon frère ! Quand il se sera placé entre nous et le Rjukanfos, vous essaierez de vous relever afin de…

– Me relever, ma brave fille ! C’est plus facile à dire qu’à faire, et je crains bien que ce soit peu aisé !

– Seriez-vous blessé, monsieur ?

– Hum ! Rien de cassé, rien de luxé, je l’espère, mais, du moins, une belle et bonne écorchure à la jambe ! »

Joël se trouvait alors à une vingtaine de pieds de la place occupée par Hulda et le voyageur – en contrebas. La courbure de la croupe l’avait empêché de les rejoindre directement. Il lui fallait donc remonter maintenant cette surface arrondie. C’était le plus difficile et aussi le plus dangereux. Il y allait de sa vie.

« Pas un mouvement, Hulda ! cria-t-il une dernière fois. Si vous glissiez tous deux, comme je ne suis pas en bonne position pour vous retenir, nous serions perdus !

– Ne crains rien, Joël ! répondit Hulda. Ne songe qu’à toi, et que Dieu te vienne en aide ! »

Joël commença à se hisser sur le ventre, en se traînant par un véritable mouvement de reptation. Deux ou trois fois, il sentit que tout point d’appui allait lui manquer. Mais enfin, à force d’adresse, il parvint à remonter jusque auprès du voyageur.

Celui-ci, un homme âgé déjà, mais de complexion vigoureuse, avait une belle figure, aimable et souriante. En vérité, Joël se fût plutôt attendu à trouver là quelque jeune audacieux qui s’était engagé à franchir la Maristien. « C’est bien imprudent ce que vous avez fait, monsieur ! dit-il en se couchant à demi pour reprendre haleine.

– Comment, si c’est imprudent ? répliqua le voyageur. Dites donc que c’est tout bonnement absurde !

– Vous avez risqué votre vie…

– Et je vous ai fait risquer la vôtre !

– Oh ! moi !… c’est un peu mon métier ! » répondit Joël.

Et, se relevant :

« Maintenant, il s’agit de regagner le haut de la croupe, ajouta-t-il, mais le plus difficile est fait.

– Oh ! le plus difficile !…

– Oui, monsieur, c’était d’arriver jusqu’à vous. Nous n’avons plus qu’à remonter une pente bien moins raide.

– C’est que vous ferez bien de ne pas trop compter sur moi, mon garçon ! J’ai une jambe qui ne pourra guère me servir, ni en ce moment ni pendant quelques jours, peut-être !

– Essayez de vous relever !

– Volontiers… avec votre aide !

– Vous prendrez le bras de ma sœur. Moi, je vous soutiendrai et vous pousserai par les reins.

– Solidement ?…

– Solidement.

– Eh bien, mes amis, je m’en rapporte à vous. Puisque vous avez eu la pensée de me tirer d’affaire, cela vous regarde. »

On procéda, ainsi que l’avait dit Joël, prudemment. Si de remonter la croupe ne fut pas sans quelque danger, tous trois s’en tirèrent mieux et plus vite qu’ils ne l’espéraient. D’ailleurs, ce n’était ni d’une foulure ni d’une entorse que souffrait le voyageur, mais simplement d’une très forte écorchure. Il put donc faire meilleur usage de ses deux jambes qu’il ne le croyait, non sans douleur, toutefois. Dix minutes après, il était en sûreté au-delà de la Maristien.

Là, il aurait pu se reposer sous les premiers sapins qui bordent le field supérieur du Rjukanfos. Mais Joël lui demanda un effort de plus. Il s’agissait de gagner une cabane perdue sous les arbres, un peu en arrière de la roche sur laquelle sa sœur et lui s’étaient arrêtés en arrivant à la chute. Le voyageur essaya de faire l’effort demandé, il y réussit, et, soutenu, d’un côté par Hulda, de l’autre par Joël, il arriva sans trop de mal devant la porte de la cabane.

« Entrons, monsieur, dit alors la jeune fille, et, là, vous vous reposerez un instant.

– L’instant pourra-t-il durer un bon quart d’heure ?

– Oui, monsieur, et ensuite, il faudra bien que vous consentiez à venir avec nous jusqu’à Dal.

– À Dal ?… Eh ! c’est précisément à Dal que j’allais !

– Seriez-vous donc le touriste qui vient du nord, demanda Joël, et qui m’avait été signalé au Hardanger ?

– Précisément.

– Ma foi, vous n’aviez pas pris le bon chemin…

– Je m’en doute un peu.

– Et, si j’avais pu prévoir ce qui est arrivé, je serais allé vous attendre de l’autre côté du Rjukanfos !

– Ça, c’eût été une bonne idée, mon brave jeune homme ! Vous m’auriez épargné une imprudence impardonnable à mon âge…

– À tout âge, monsieur ! » répondit Hulda.

Tous trois entrèrent alors dans la cabane, où se trouvait une famille de paysans, le père, la mère et leurs deux filles qui se levèrent et firent bon accueil aux arrivants.

Joël put alors constater que le voyageur n’avait qu’une assez grave écorchure à la jambe, un peu au-dessous du genou. Cela nécessiterait certainement une bonne semaine de repos ; mais la jambe n’était ni luxée ni cassée, l’os n’était pas même atteint. C’était l’essentiel.

Du laitage excellent, des fraises en abondance, un peu de pain bis, furent offerts et acceptés. Joël ne se cacha point de montrer un formidable appétit, et, si Hulda mangea à peine, le voyageur ne refusa pas de tenir tête à son frère.

– Vraiment, dit-il, cet exercice m’a creusé l’estomac ! Mais j’avouerai volontiers que de prendre par la Maristien, c’était plus qu’imprudent ! Vouloir jouer le rôle de l’infortuné Eystein, quand on pourrait être son père… et même son grand-père !…

– Ah ! vous connaissez la légende ? dit Hulda.

– Si je la connais !… Ma nourrice m’endormait en me la chantant, à l’heureux âge où j’avais encore une nourrice ! Oui, je la connais, ma courageuse fille, et je n’en suis que plus coupable ! – Maintenant, mes amis, Dal est un peu loin pour l’invalide que je suis ! Comment allez-vous me transporter jusque-là ?

– Ne vous inquiétez de rien, monsieur, répondit Joël. Notre kariol nous attend au bas du sentier. Seulement, il y aura trois cents pas à faire…

– Hum ! Trois cents pas !

– En descendant, ajouta la jeune fille.

– Oh ! si c’est en descendant, cela ira tout seul, mes amis, et un bras me suffira…

– Et pourquoi pas deux, répondit Joël, puisque nous en avons quatre à votre service !

– Va pour deux, va pour quatre ! Ça ne me coûtera pas plus cher, n’est-ce pas ?

– Ça ne coûte rien.

– Si ! au moins un remerciement par bras, et je m’aperçois que je ne vous ai point encore remerciés…

– De quoi, monsieur ? répondit Joël.

– Mais tout simplement de ce que vous m’avez sauvé la vie, en risquant la vôtre !…

– Quand vous voudrez ?… dit Hulda, qui se leva pour éviter les compliments.

– Comment donc !… Mais je veux !… D’abord, moi, je veux tout ce qu’on veut que je veuille !

Là-dessus, le voyageur régla la petite dépense avec les paysans de la cabane. Puis, soutenu un peu par Hulda, beaucoup par Joël, il commença à descendre le sentier sinueux, qui conduit vers la rive du Maan où il rejoint la route de Dal.

Cela ne se fit pas sans quelques « aïe ! aïe ! » qui se terminaient invariablement par un bon éclat de rire. Enfin, on atteignit la scierie, et Joël s’occupa d’atteler la kariol.

Cinq minutes après, le voyageur était installé dans la caisse avec la jeune fille près de lui.

– Et vous ? demanda-t-il à Joël. Il me semble bien que j’ai dû prendre votre place…

– Une place que je vous cède de bon cœur.

– Mais peut-être en se serrant…

– Non… Non !… J’ai mes jambes, monsieur, des jambes de guide ! Ça vaut des roues…

– Et de fameuses, mon garçon, de fameuses !

On partit en suivant la route qui se rapproche peu à peu du Maan. Joël s’était mis à la tête du cheval et il le guidait par le bridon, de manière à éviter de trop forts cahots à la kariol. Le retour se fit gaiement – du moins de la part du voyageur. Il causait déjà comme un vieil ami de la famille Hansen. Avant d’arriver, le frère et la sœur lui disaient « monsieur Sylvius », et monsieur Sylvius ne les appelait plus que Hulda et Joël, comme s’ils se fussent connus tous trois de longue date.

Vers quatre heures, le petit clocher de Dal montra sa fine pointe entre les arbres du hameau. Un instant après, le cheval s’arrêtait devant l’auberge. Le voyageur descendit de la kariol, non sans quelque peine. Dame Hansen était venue le recevoir à la porte, et, bien qu’il n’eût pas demandé la meilleure chambre de la maison, ce fut celle-là qu’on lui donna tout de même.