Un beau Mariage
Satires et Chants (p. 269-275).

 
Cher lecteur ! Suis mes pas, entrons dans un ménage
Où, sous la cheminée, on bâcle un mariage ;
Prenons place au foyer et voyons un instant
Ce qu’on pense tout haut sur ce point important.

La maison est bourgeoise ou noble, peu importe :
Aujourd’hui qu’on n’a plus d’écussons à sa porte,
Que la fortune a mis son niveau sur les rangs,
Le langage et les mœurs ne sont point différents.
-Mon ami, dit la femme au père de famille,
Il est temps de songer à pourvoir notre fille.

Le Père.
Eh bien, soit. Tu connais Acaste, il a du bien,
Trois frères sans enfants, un nom qui vaut le mien ;
Il ne prendra que peu... c’est vraiment notre affaire.


La Mère.
Mais il est, cher ami, presque sexagénaire.

Le Père.
Tant mieux, c’est un motif pour qu’il ne soit pas fou
Et ne croque son bien jusques au dernier sou.

La Mère.
Monsieur Georges, ami, me plairait davantage ;
Il a trente ans au plus, barbe noire au visage ;
C’est un joli valseur et des plus complaisants
À promener au bal les ennuis des mamans.
Il pourrait devenir receveur ou notaire.

Le Père.
Sans doute avec l’argent de son futur beau-père,
Car il exigerait une très-grosse dot.
Ma femme, ce n’est pas le mari qu’il nous faut.
D’ailleurs, réfléchissons ; est-il juste à notre âge
De faire de nos biens l’aventureux partage,
De nous mettre à la gêne, et pour nos chers enfants
De borner nos plaisirs ? Songeons à nos vieux ans.

C’est le premier parti, crois-le bien, qu’il faut prendre,
Et c’est Acaste donc qui sera notre gendre.
Sa fortune est solide, et le monde le tient,
Dans tous les sens du mot, pour un homme de bien.
Par lui nous assurons le sort de notre fille...
Sur ce, l’on a mandé l’innocente Camille.
Comme un mouton craintif, front bas, sein agité,
Elle vient. -mon enfant, ton sort est arrêté ;
Tu vas te marier. -mon père. -oui, ma belle,
Dans le monde aujourd’hui tu prends place réelle,
Tu comptes désormais ; ta bonne mère et moi

D’un excellent époux avons fait choix pour toi.

Il n’est pas jeune, non, il passe les cinquante ;
Mais il possède au moins vingt mille écus de rente.
Il n’est pas beau non plus, mais honnête est son nom ;
C’est un homme sensé, de convenance et bon.

Heureuse il te rendra bien mieux que cette folle
Jeunesse qui n’a rien que fadeurs en parole ;
Puis il te donnera voiture, mon enfant.
Et, pesant à dessein sur ce mot triomphant,
Le bonhomme poursuit : tu sens, ma chère fille,
Que, lorsqu’un tel honneur est fait à ta famille,
Il serait de ta part peu digne et mal séant
De le refuser... non, ton cœur obéissant
Recevra de nos mains ce mari tutélaire
Comme le plus beau don que nous puissions te faire.
L’innocente Camille à ce discours nouveau
Baisse encor plus le front, rougit comme un pavot,
Reste tout immobile et comme sans entendre,
Puis, à mots étouffés qu’on a peine à comprendre,
Bégayante, elle dit : -chère maman, papa,
Je ferai, soyez sûrs, tout ce qui vous plaira...
On la rebaise alors, on l’appelle chérie,
On rejoue avec elle une scène attendrie,
On pousse des soupirs, des plaintes, des hélas !
Comme si Lachésis vous l’enlevait des bras.

Puis, Dieu béni d’avoir une enfant si charmante,
Si douce à ses parents et tant obéissante,
On la renvoie enfin en son appartement
Réfléchir tout à l’aise à ce grand changement.
Maintenant avec elle en cette solitude
Pénétrons et voyons quelle est son attitude...
D’abord tout étourdie et toute hors de soi,
Les deux seins palpitants de surprise et d’émoi,
Elle se laisse aller au long d’une couchette,

Et là, dans l’oreiller plongeant sa blonde tête,
Elle y verse à long flot un déluge de pleurs.
Mais bientôt de ses yeux tarissent les humeurs,
Et soudain à l’esprit sa nouvelle existence
Apparaît, se dessine et prend corps ; elle pense
À ce monsieur âgé qu’elle ne connaît pas.
Et qui sous peu de jours l’étreindra dans ses bras.

Elle en frissonne et voit à travers la pénombre
Passer et repasser, comme fantôme sombre,
Le visage attristé de son jeune cousin,
De sa vie et ses jeux compagnon enfantin,
Et d’un voile de pleurs se couvre sa prunelle.
Mais à quoi bon ?... le vœu de l’âme paternelle
N’est point là... ce n’est point ce timide garçon
Qui sera son mari, mais le grave barbon.

Il faut donc aux désirs de sa chère famille
Se soumettre, ou sinon à jamais rester fille,
Et clouée au logis... ah ! Ce serait bien dur
Quand de la liberté l’on entrevoit l’azur,
Le bonheur d’être à soi, de n’avoir plus de père
Ni de mère grondant, et d’un regard sévère
Veillant en vrais geôliers sur chacun de vos pas.
Et puis cet inconnu vers elle ne vient pas
Les mains vides ; il a bijoux et cachemire,
Toilettes à jeter vingt têtes en délire,
De beaux appartements et de fringants chevaux
À briser en courant le tympan des badauds.

Déjà sous sa fenêtre elle entend sa voiture
Qui s’arrête, et le bruit des laquais en dorure.
Quel plaisir d’aller voir ses rivales de bal
Et de les écraser sous l’éclat triomphal
De son luxe, surtout à leur jeune insolence
D’arracher ces cinq mots : Camille a de la chance !
Quel bonheur ! Vienne donc le conjungo sacré,
Le notaire, le maire et monsieur le curé,

Et d’un front sans pâleur, d’un air imperturbable,
Elle prononcera le oui tant redoutable.

C’est bien ; les chers parents sont radieux, contents ;
Ils ont atteint leur but, laissons filer le temps,
Du bruit et des cadeaux s’évaporer l’ivresse.
Croit-on que sur un cœur tendre et plein dejeunesse
La nature à jamais ait abdiqué son droit ?
Non ; -le cœur, au contrat qui fut mis hors la loi,
Saura bien quelque jour reprendre sa revanche.
On ne tombe jamais que du point où l’on penche ;
Et c’est du cœur surtout que viendra le danger...
En vain on l’abusa par un art mensonger,
En vain on l’étouffa sous l’or et la dentelle ;
On ne l’a pas éteint, et, battant de plus belle,
Il se renvolera comme le jeune oiseau
Dès qu’il aura trouvé maille ouverte au panneau,
Et ce ne sera long, car jamais homme d’âge
Ne peut jouer longtemps son jeune personnage.

Bientôt le masque tombe, et l’on voit ce qu’il est,
Un être fort maussade et répugnant et laid.
Alors que devenir ? Un ennui vague, horrible,
Des tourmentes du cœur le précurseur terrible,
Sur la belle agitant ses deux ailes de plomb,
Fera bâiller sa bouche et courbera son front.
Puis l’essaim des désirs, les infinis caprices,
Épuisant sur ses pas leurs futiles délices
Vainement chasseront le fantôme hébété.
Hélas, trois fois hélas ! -si la maternité
Ne vient pas à propos par sa joie et ses peines
Faire diversion à des langueurs malsaines,
Ou si du rédempteur le saint commandement
N’arrête pas le cours d’un fol entraînement,
C’en est fait de l’honneur de ce toit domestique ;
Et quelque beau matin, en ce coin pacifique,

Sous les traits affadis du premier éventé,
Monseigneur cocuage entre avec majesté.

Et ce prince jamais ne vient sans qu’il amène
Avec lui les fléaux de la famille humaine :
Le scandale, les cris, les fuites, les combats
Et le venin mortel des verbeux avocats.
Et les tristes parents, à qui beaucoup incombe
En ce malheur, souvent descendent à la tombe,
Leur fille sur les bras et le cœur au regret
Du déplorable sort qu’à leur sang ils ont fait...
Ah ! Que jadis, au sein des forêts de la Gaule,
Nos barbares aïeux comprenaient mieux leur rôle
Dans l’établissement de leurs belles enfants !
Jamais ils n’exerçaient, despotes étouffants,
Sur leur cœur virginal de dure tyrannie,
Mais plutôt les laissaient, arbitres de leur vie,
D’elles-mêmes régler leur amoureux destin.
Quand venait le grand jour, en un vaste festin,
Du clan ils assemblaient la virile jeunesse,
Puis, au milieu des cris et des chants d’allégresse,

Ils faisaient apparaître, une amphore à la main,
L’enfant qu’ils destinaient aux douceurs de l’hymen.
Celle-ci lentement tournait autour des tables,
Et le premier garçon à qui ses doigts aimables
Versaient à flot doré l’hydromel écumant
Devenait de ses jours le compagnon charmant...

Chez nos braves aïeux la coutume était telle,
Coutume, comme on voit, humaine et naturelle :
Pourquoi de notre temps n’y reviendrait-on pas ?
Elle ne sauvait point toujours des mauvais pas,
Du désordre, c’est vrai, car le cœur est volage,
Facile à se tromper ; mais quel que fût l’orage
Qui détruisait plus tard le lien fortuné
Que deux cœurs s’étaient fait, ils se l’étaient donné ;

Et dans leurs plus beaux jours, leur saison printanière,
Grâce au choix spontané, la liberté plénière,
De l’amour ils avaient savouré le bonheur
En sa plus pure ivresse et sa plus sainte ardeur.


Publié en 1864.