Un banquet asiatique/Discours de M. Eugène Étienne

Discours de M. Eugène Étienne.

  Messieurs,

Chez tous les peuples libres, aux jours des grandes fêtes comme aux jours des suprêmes épreuves, les esprits et les cœurs se portent vers celui qui, par son dévouement et ses vertus, a conquis la confiance de la nation. Dans cette soirée d’allégresse nos cœurs et nos esprits vont à celui qui, par son amour du bien, par sa calme et tranquille sérénité, par sa générosité, son dévouement infatigable à tous les grands intérêts du pays, a mérité l’estime du monde entier et l’affection de tous les bons Français.

Je vous invite à lever votre verre en l’honneur de M. Émile Loubet, président de la République française. (Applaudissements.)

J’ai le très grand et très vif plaisir de remercier M. le général André, ministre de la guerre, M. de Lanessan, ministre de la marine, M, Decrais, ministre des colonies, qui ont bien voulu honorer de leur présence cette grande et superbe réunion et témoigner ainsi du vif intérêt qu’ils portent aux questions de politique extérieure et coloniale, (Nouveaux applaudissements.)

Messieurs, j’éprouve une profonde émotion en prenant la parole au nom du groupe colonial de la Chambre, du groupe colonial du Sénat, présidé par M. Godin, du Comité de l’Afrique Française, présidé par M. le prince d’Arenberg, du Comité de l’Asie Française, de l’Union Coloniale, présidée par M. Mercet, de la Société de géographie commerciale, présidée par le prince Roland Bonaparte, de la Revue des Questions Diplomatiques et Coloniales, pour fêter comme ils le méritent nos fidèles et dévoués amis, M. Doumer, gouverneur général de l’Indo-Chine, et M. Beau, ministre de France à Pékin. (Vifs applaudissements.)

Nous avons tenu à honneur de les réunir tous les deux ce soir au milieu de nous pour bien marquer que les intérêts français au nord de la Chine sont intimement liés à ceux que nous avons dans la partie méridionale du Céleste Empire. Nous avons pensé qu’il était bon, qu’il était utile que les représentants de la France dans ces vastes contrées de l’Extrême-Orient, où les convoitises européennes s’affirment chaque jour avec plus de netteté, vinssent affirmer publiquement leur étroite union pour le plus grand bien de la patrie française. (Applaudissements répétés.)

Messieurs, parler de l’Indo-Chine, c’est sans contredit parler des plus grands intérêts de la France. Il n’est pas de colonie française qui ait autant agité l’opinion pendant de longues années, qui ait laissé des traces aussi profondes dans l’esprit de ceux qui la suivent attentivement et qui en soulignent passionnément les progrès.

Quand on jette un regard à vingt années en arrière et qu’on parcourt tout le chemin qui a été accompli depuis le début de nos opérations dans le delta du Tonkin, on se demande si vraiment l’on ne fait pas un rêve, si l’on se trouve bien en présence de la réalité, C’est qu’en effet, après toutes les alarmes, toutes les angoisses qui envahissaient nos cœurs à cette époque, nous pouvons proclamer aujourd’hui que l’Indo-Chine est la plus belle des colonies françaises et qu’elle réalisera toutes les espérances qu’on peut concevoir. (Applaudissements et bravos.)

Le temps n’est pas encore bien éloigné où cette colonie, créée par le génie des Doudart de Lagrée, des Francis Garnier, de ce vaillant et intrépide Jean Dupuis, servait de tremplin à toutes les agitations de notre politique intérieure. Tandis que là-bas nos soldats et nos marins luttaient pied à pied aussi bien contre l’invasion chinoise que contre les bandes de pirates, il fallait ici qu’une poignée de braves Français optimistes résistassent aux assauts répétés des adversaires opiniâtres de l’expansion coloniale, (Nouveaux applaudissements.) Il fallait qu’un homme d’État qui a donné à la France plus que sa popularité, comme il le disait un jour, qui lui a donné son existence même, eût assez de patriotisme, d’énergie et de courage pour imposer à son pays, au milieu des plus graves difficultés, une colonie dont ce pays semblait ne pas vouloir. (Applaudissements.)

Mais, après lui, la phalange des vaillants n’a pas disparu et ils sont nombreux ceux qui ont consacré toutes leurs forces pour assurer la domination française dans la vallée du fleuve Rouge et l’étendre dans toute l’Indo-Chine jusqu’à ses limites naturelles, Et comment oublier tous ces hommes de haute valeur, les Paul Bert, les Constans, les Lanessan, les Rousseau, les Pavie, qui ont dépensé tant d’énergie et de dévouement et deux d’entre eux aux dépens de leur vie — pour que l’Indo-Chine apparût dans la politique générale de la France comme la sauvegarde de ses intérêts dans l’Extrême-Orient ! (Applaudissements.)

Nous avons connu l’époque où le Tonkin ne faisait appel à la métropole que pour solliciter de nouveaux sacrifices, une époque aussi où l’on semblait vouloir refuser les crédits demandés parce qu’on espérait que la lassitude finirait par avoir raison de notre ténacité. Et voici qu’aujourd’hui, après un temps relativement très court, car il s’étend de 1891 à l’époque actuelle, après que les prédécesseurs de M. Doumer se sont prodigués là-bas comme lui-même sans compter, alors que, notamment, le ministre actuel de la marine, mon ami M. de Lanessan, gouverneur général de 1801 à 1894, a donné, en dépit des attaques imméritées dont il fut l’objet, le témoignage éclatant d’une sage et féconde administration, voici que ce Tonkin, cette Indo-Chine française, non seulement ne réclame ni concours ni secours à la métropole, mais prend à sa charge une partie des dépenses qui devraient, semble-t-il, naturellement incomber au budget de l’État français.

Que nous sommes loin de l’époque des déficits, de l’époque où l’on allait répétant partout que ni les capitaux français, ni le commerce français, ni l’industrie française ne se dirigeaient vers un pays où la France n’avait rien à gagner, où elle avait, au contraire, tout à perdre ! aujourd’hui, Messieurs, grâce à son infatigable énergie, à son indomptable activité que ni le climat, ni le travail, ni la fatigue ne rebutent et ne découragent, le gouverneur général, après quatre années d’efforts, a porté l’Indo-Chine à un tel degré de sécurité et de développement qu’elle peut défier toutes les incertitudes de l’avenir et qu’elle assure à la France dans les mers de Chine une situation désormais prépondérante désormais prépondérante. (Applaudissements répétés.)

L’Indo-Chine française sera pour nos intérêts en Extrême-Orient j’allais dire le salut ; elle en est tout au moins la vivante espérance ; elle a d’immenses ressources qui s’affirment et se développent chaque jour ; grâce à état d’esprit qui anime les populations, l’ordre et la tranquillité ne cessent de régner. Des sceptiques ou des ignorants prétendent que ce pays est tourmenté du désir de s’éloigner de nous, sinon de secouer notre joug, en préférant à notre domination celle de ses anciens maîtres, N’est-il pas plus vrai de dire que le peuple annamite n’a pas pu ne pas se rendre compte des bienfaits que lui apporte notre présence et qu’affirme la tranquillité que nous assurons à sa vie économique et sociale ? (Très bien ! très bien ! )

Non, Messieurs, ce peuple ne saurait songer à se soulever contre nous. S’il fut un moment où il aurait pu être tenté le faire, c’était bien, ce me semble, à l’heure où des désordres éclataient aux frontières mêmes du Tonkin, où la Chine toute entière était comme secouée par de redoutables convulsions. Eh bien, toute cette agitation s’est arrêtée au seuil même de nos territoires et jamais notre empire indo-chinois n’a été plus tranquille, plus sûr de lui-même. (Vifs applaudissements.)

Il est donc permis d’affirmer que notre action est désormais établie là-bas sans conteste, que la France y possède une colonie riche, prospère et puissante qui, demain, sera pourvue de tous les moyens d’assurer sa propre défense ; qui, dans quelques années, aura ses coffres assez garni pour prendre à sa charge les dépenses militaires que la France acquitte encore momentanément ; une colonie, enfin, qui par son rayonnement pacifique, au Nord comme à l’Ouest, donnera à la France le surcroît de grandeur qui lui est nécessaire en assurant sa légitime influence sur les contrées qui l’avoisinent. (Applaudissements.)

Messieurs, vous me permettrez de dire à l’ami qui est à ma droite toute la profonde reconnaissance que lui le monde colonial. Cette reconnaissance, il la mérite par l’étonnante activité dont il ne cesse de donner des preuves. Il est de ces hommes dont l’énergie et la foi sont portées à une telle hauteur qu’ils confondent ceux qui savent apprécier les hommes et les choses à leur juste valeur. Quant à moi, je connais peu d’exemples d’une vie aussi bien remplie, je n’en connais pas d’une vie mieux remplie. (Vive approbation, — Applaudissements.)

Je parle de lui avec toute l’affection que je lui porte depuis que je le connais. Dès le premier jour, il m’a attiré par sa crânerie et par sa volonté, et quels qu’aient été nos sentiments sur les choses de la politique intérieure, toutes les fois qu’il s’est agi des intérêts permanents de notre pays, nous avons toujours marché dans la plus parfaite union. (Très bien ! très bien ! )

Permettez-moi de lui exprimer au nom de tous, ici, notre admiration et notre reconnaissance. Plus de quatre années se sont écoulées depuis qu’il est parti pour l’Indo-Chine, il va y retourner de nouveau pour quelque temps. On ne peut pas demander à un homme, si vaillant qu’il soit, de sacrifier indéfiniment sa santé et celle des siens, Tout effort a une limite. Mais pendant le temps que M. Doumer passera encore là-bas, soyez persuadés, Messieurs, qu’il accomplira encore de belles et grandes choses, (Applaudissements.)

Puissiez-vous, mon cher Doumer, emporter de cette soirée cette pensée aussi douce que réconfortante, que tous les Français sans exception, à quelque parti qu’ils appartiennent, ont pour vous les sentiments qui sont dus non seulement à l’œuvre grandiose que vous venez d’accomplir, mais à l’homme de cœur que vous êtes. (Vifs applaudissements.)

Et vous, mon cher Beau, qui venez d’être désigné pour aller en Chine par un ministre à qui, depuis de longues années, j’ai voué une vive affection, qui a témoigné, depuis qu’il est au quai d’Orsay, du souci profond qu’il a des intérêts du pays, qui a montré toute son habileté et sa fermeté dans des circonstances que personne n’a oubliées, vous qui avez été son collaborateur fidèle et avisé et qui avez déployé à ce moment des qualités de sang-froid, de méthode nette et précise, vous allez recueillir la succession d’un homme dont je ne saurais parler sans une profonde émotion (Applaudissements répétés), d’un vaillant Français qui, au milieu des événements les, plus tragiques et des pires dangers, ayant le souci des responsabilités terribles qui pesaient sur lui, éprouvant les plus vives inquiétudes sur le sort des êtres qui lui étaient le plus chers, de sa femme et de son jeune enfant, a tenu le drapeau français avec une fermeté que rien n’a pu ébranler. (Nouveaux applaudissements.)

Avant de vous dire tout ce que nous pensons de vous, permettez-moi d’adresser à celui qui, à Pékin, a si bien servi son pays, l’expression de notre reconnaissance et de notre admiration (Applaudissements et bravos), ainsi qu’à ses admirables collaborateurs, aux soldats et aux marins de la France (Nouveaux applaudissements) qui ont si vaillamment, si noblement fait leur devoir, qui ont hautement affirmé là-bas les qualités de notre race, en montrant que, partout, la France sait faire son devoir sans cesser d’être généreuse et humaine. (Vifs applaudissements.)

La tâche qui vous est offerte, mon cher ami, est grande, mais elle est difficile, Vous aurez non seulement à maintenir, à raffermir les traditions du passé, mais tout l’avenir à réserver ; vous aurez à surveiller les agissements de ceux dont l’ambition est toujours prompte et parfois excessive, et vous aurez à faire la part de la France au jour des règlements de compte.

Avec l’habileté que je vous connais, avec la fermeté qui est le propre de votre caractère et le sang-froid dont vous avez si souvent fait preuve, j’ai la certitude que là-bas les intérêts de la France seront en de bonnes mains. (Très bien ! très bien ! )

Partez avec confiance, mon cher ami, avec la pensée que vous laissez derrière vous bien des cœurs qui vous aiment et qui vous suivront avec la plus fidèle attention. je ne redoute pas le découragement chez vous, vous ne le connaissez pas. Vous marcherez hardiment vers Le but que vous vous êtes assigné : bien servir la France en défendant bien ses droits et ses intérêts. (Très bien ! très bien ! )

Messieurs, vous le savez, dans toutes nos possessions indo-chinoises, en Cochinchine, au Cambodge comme au Laos, en Annam comme au Tonkin, le drapeau est fièrement et solidement tenu par le gouverneur général de l’Indo-Chine. Il le sera non moins fièrement et non moins solidement à Pékin par le représentant de la France. (Applaudissements.)

Et maintenant, Messieurs il me semble qu’au-dessus de cette fête plane la figure de celui qui a été, on peut le dire, l’initiateur, le fondateur de la politique coloniale française. Il m’apparaît que celui qui s’est dépensé avant tant d’abandon, qui a donné à la France tout ce qu’il avait d’énergie, de dévouement et de cœur, dont le courage n’a jamais faibli sous les pires outrages ni sous les pires calomnies, qui a résisté à tous les assauts, même à ceux de ses amis, pour faire triompher la politique qui était au plus profond de son cœur de bon et de grand Français, il m’apparaît, dis-je, que le souvenir de ce grand citoyen avait sa place marquée dans cette superbe manifestation et je salue en votre nom la mémoire de Jules Ferry. (Applaudissements répėtés.)

En terminant, Messieurs, je porte, au nom de la brillante assistance qui m’entoure et de tous les groupes coloniaux représentés ici, la santé de M. Doumer et celle de M. Bean. (Longues acclamations et applaudissements prolongés.)