La Revue de Paris2e année, Tome 5 (p. 5-36).


UN AUTRE MONDE


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Je suis natif de la Gueldre. Notre patrimoine se réduit à quelques acres de bruyère et d’eau jaune. Des pins croissent sur la bordure, qui frémissent avec un bruit de métal. La ferme n’a plus que de rares chambres habitables et meurt pierre à pierre dans la solitude. Nous sommes d’une vieille famille de pasteurs, jadis nombreuse, maintenant réduite à mes parents, ma sœur et moi-même.

Ma destinée, assez lugubre au début, est devenue la plus belle que je connaisse : j’ai rencontré Celui qui m’a compris ; il enseignera ce que je suis seul à savoir parmi les hommes. Mais longtemps j’ai souffert, j’ai désespéré, en proie au doute, à la solitude d’âme, qui finit par ronger jusqu’aux certitudes absolues.

Je vins au monde avec une organisation unique. Dès l’abord, je fus un objet d’étonnement. Non que je parusse mal conformé : j’étais, m’a-t-on dit, plus gracieux de corps et de visage qu’on ne l’est d’habitude en naissant. Mais j’avais le teint le plus extraordinaire, une espèce de violet pâle, très pâle, mais très net. À la lueur des lampes, surtout des lampes à huile, cette nuance pâlissait encore, devenait d’un blanc étrange, comme d’un lis immergé sous l’eau. C’est, du moins, la vision des autres hommes : car moi-même je me vois différemment, comme je vois différemment tous les objets de ce monde. À cette première particularité s’en joignaient d’autres qui se révélèrent plus tard.

Quoique né avec les apparences de la santé, je grandis péniblement. J’étais maigre, je me plaignais sans cesse ; à l’âge de huit mois, on ne m’avait pas encore vu sourire. On désespéra bientôt de m’élever. Le médecin de Zwartendam me déclara atteint de misère physiologique : il n’y vit d’autre remède qu’une hygiène rigoureuse. Je n’en dépérissais pas moins ; on s’attendait, de jour en jour, à me voir disparaître. Mon père, je crois, s’y était résigné, peu flatté dans son amour-propre — son amour-propre hollandais d’ordre et de régularité — par l’aspect bizarre de son enfant. Ma mère, au rebours, m’aimait en proportion même de ma bizarrerie, ayant fini par trouver aimable la teinte de ma peau.

Les choses en étaient là, lorsqu’un événement bien simple me vint en aide : comme tout devait être anormal pour moi, cet événement fut une cause de scandale et d’appréhensions.

Au départ d’une servante, on prit pour la remplacer une vigoureuse fille de la Frise, pleine d’ardeur au travail et d’honnêteté, mais encline à la boisson. Je fus confié à la nouvelle venue. Me voyant si débile, elle imagina de me donner, en cachette, un peu de bière et d’eau mêlée de schiedam, remèdes, selon elle, souverains contre tous les maux.

Le plus curieux, c’est que je ne tardai pas à reprendre des forces, et que je montrai dès lors une prédilection extraordinaire pour les alcools. La bonne fille s’en réjouit secrètement, non sans goûter quelque plaisir à intriguer mes parents et le docteur. Mise au pied du mur ; elle finit par dévoiler le mystère. Mon père entra dans une violente colère, le docteur cria à la superstition et à l’ignorance. Des ordres sévères furent donnés aux servantes ; on retira ma garde à la Frisonne.

Je recommençai à maigrir, à dépérir, jusqu’à ce que, n’écoutant que sa tendresse, ma mère m’eût remis au régime de la bière et du schiedam. Incontinent, je repris vigueur et vivacité. L’expérience était concluante : l’alcool se dévoilait indispensable à ma santé. Mon père en éprouva de l’humiliation ; le docteur se tira d’affaire en ordonnant des vins médicinaux, et depuis ma santé fut excellente : on ne se fit pas faute de me prédire une carrière d’ivrognerie et de débauche.

Peu après cet incident, une nouvelle anomalie frappa mon entourage. Mes yeux, qui tout d’abord, avaient paru normaux, devinrent étrangement opaques, prirent une apparence cornée, comme les élytres de certains coléoptères. Le docteur en augura que je perdais la vue ; il avoua toutefois que le mal lui semblait absolument étrange et tel qu’il ne lui avait jamais été donné d’en étudier de semblable. Bientôt la pupille se confondit tellement avec l’iris, qu’il devint impossible de les discerner l’un de l’autre. On remarqua, en outre, que je pouvais regarder le soleil sans en paraître incommodé. À la vérité, je n’étais nullement aveugle, et même il fallut finir par avouer que j’y voyais fort convenablement.

J’arrivai ainsi à l’âge de trois ans. J’étais alors, selon l’opinion de notre voisinage, un petit monstre. La couleur violette de mon teint avait peu varié ; mes yeux étaient complètement opaques. Je parlais difficilement et avec une rapidité incroyable. J’étais adroit de mes mains et bien conformé pour tous les mouvements qui demandent plus de prestesse que de force. On ne niait pas que j’eusse été gracieux et joli si j’avais eu le teint normal et les prunelles transparentes. Je montrais de l’intelligence, mais avec des lacunes que mon entourage n’approfondit pas, d’autant que, sauf ma mère et la Frisonne, on ne m’aimait guère. J’étais pour les étrangers un objet de curiosité, et pour mon père une mortification continuelle.

Si, d’ailleurs, celui-ci avait conservé quelque espoir de me voir redevenir pareil aux autres hommes, le temps se chargea de le dissuader. Je devins de plus en plus étrange, par mes goûts, par mes habitudes, par mes qualités. À six ans, je me nourrissais presque uniquement d’alcool. À peine si je prenais quelques bouchées de légumes et de fruits. Je grandissais prodigieusement vite, j’étais incroyablement maigre et léger. J’entends léger même au point de vue spécifique — ce qui est justement le contraire des maigres : — ainsi, je nageais sans la moindre peine, je flottais comme une planche de peuplier. Ma tête n’enfonçait guère plus que le reste de mon corps.

J’étais leste en proportion de cette légèreté. Je courais avec la rapidité d’un chevreuil, je franchissais facilement des fossés et des obstacles que nul homme n’eût seulement essayé de franchir. En un clin d’œil, j’atteignais la cime d’un hêtre ; ou, ce qui surprenait encore plus, je sautais sur le toit de notre ferme. En revanche, le moindre fardeau m’excédait.

Tout cela, en somme, n’était que des phénomènes indicatifs d’une nature spéciale, qui n’eussent, par eux-mêmes, contribué qu’à me singulariser et à me faire mal venir : aucun ne me classait en dehors de l’Humanité. Sans doute, j’étais un monstre, mais certes pas autant que ceux qui naissent avec des cornes ou des oreilles de bête, une tête de veau ou de cheval, des nageoires, point d’yeux ou un œil supplémentaire, quatre bras, quatre jambes, ou sans bras ni jambes. Ma peau, malgré sa nuance surprenante était bien près de n’être qu’une peau hâlée ; mes yeux n’avaient rien de répugnant, malgré leur opacité. Mon agilité extrême était une qualité plutôt qu’un défaut. Mon besoin d’alcool pouvait passer pour un simple vice, une hérédité d’ivrogne : les rustres, d’ailleurs, comme notre servante Frisonne, n’y voyaient qu’une confirmation de leurs idées sur la « force » du schiedam, une démonstration un peu vive de l’excellence de leurs goûts. Quant à la vitesse de ma parole, à sa volubilité, qu’il était impossible de suivre, cela semblait se confondre avec les défauts de prononciation — bredouillement, zézaiement, bégaiement — communs à tant de petits enfants. Je n’avais donc, à proprement dire, pas de caractères marqués de monstruosité, quoique l’ensemble fût extraordinaire : c’est que le plus curieux de ma nature échappait à mon entourage, car nul ne se rendait compte que ma vision différait étrangement de la vision normale.

Si je voyais moins bien certaines choses que les autres, j’en voyais un grand nombre que personne ne voit. Cette différence se manifestait spécialement devant les couleurs. Tout ce qu’on dénomme rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo, m’apparaissait d’un gris plus ou moins noirâtre, tandis que je percevais le violet, et une série de couleurs au-delà, des couleurs qui ne sont que nuit pour les hommes normaux. J’ai reconnu plus tard que je distingue ainsi une quinzaine de couleurs aussi dissemblables que, par exemple, le jaune et le vert — avec, bien entendu, l’infini des dégradations.

En second lieu, la transparence ne se manifeste pas à mon œil dans les conditions ordinaires. Je vois médiocrement à travers une vitre et à travers l’eau : le verre est très coloré pour moi ; l’eau l’est sensiblement même sous une faible épaisseur. Beaucoup de cristaux dits diaphanes sont plus ou moins opaques, au rebours, un très grand nombre de corps dits opaques n’arrêtent pas ma vision. En général, je vois au travers des corps beaucoup plus fréquemment que vous ; et la translucidité, la transparence trouble, se présente si souvent que je puis dire qu’elle est, pour mon œil, la règle de la nature, tandis que l’opacité complète est l’exception. C’est ainsi que je discerne les objets à travers le bois, les feuilles, les pétales des fleurs, le fer magnétique, la houille, etc… Cependant, sous une épaisseur variable, ces corps deviennent un obstacle : tel un gros arbre, un mètre d’eau en profondeur, un épais bloc de houille ou de quartz. L’or, le platine, le mercure sont noirs et opaques, la glace est noirâtre. L’air et la vapeur d’eau sont transparents, et pourtant colorés, ainsi que certains échantillons d’acier, certaines argiles très pures. Les nuages ne m’empêchent pas d’apercevoir le soleil ni les étoiles. D’ailleurs, je distingue nettement les mêmes nuages suspendus dans l’atmosphère.

Cette différence de ma vision avec celle des autres hommes était, comme je l’ai dit, très peu remarquée par mes proches : on croyait que je distinguais mal les couleurs, voilà tout ; c’est une infirmité trop commune pour attirer beaucoup l’attention. Elle était sans conséquence pour les menus actes de ma vie, car je voyais les formes des objets de la même manière — et peut-être plus subtilement — que la majorité des hommes. La désignation d’un objet par sa couleur, lorsqu’il fallait le différencier d’un autre objet de même forme, ne m’embarrassait que s’ils étaient nouveaux. Si quelqu’un appelait bleu la couleur d’un gilet et rouge celle d’un autre, peu importaient les couleurs réelles sous lesquelles ces gilets m’apparaissaient : bleu et rouge devenaient des termes purement mnémoniques.

D’après cela, vous pourriez croire qu’il y avait une manière d’accord entre mes couleurs et celles des autres, et qu’alors cela revenait au même que si j’avais vu leurs couleurs. Mais, comme je l’ai écrit déjà, le rouge, le vert, le jaune, le bleu, etc…, quand ils sont purs, comme le sont les couleurs du prisme, je les perçois d’un gris plus ou moins noirâtre ; ce ne sont pas des couleurs pour moi. Dans la nature, où aucune couleur n’est simple, il n’en est pas de même : telle substance dite verte, par exemple, est pour moi d’une certaine couleur composée[1] ; mais une autre substance dite verte, et qui est pour vous identiquement de la même nuance que la première, n’est plus du tout de la même couleur pour moi. Vous voyez donc que mon clavier de teintes n’a pas de correspondances avec le vôtre : quand j’accepte d’appeler jaune à la fois du laiton et de l’or, c’est un peu comme si vous acceptiez de nommer rouge un bleuet aussi bien qu’un coquelicot.


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Si là s’était bornée la différence entre ma vision et la vision habituelle, ç’aurait déjà paru, certes, assez extraordinaire. C’est peu, toutefois, en comparaison de ce qui me reste à vous dire. Le monde autrement coloré, autrement transparent et opaque — la faculté de voir à travers les nuages, d’apercevoir les étoiles par les nuits les plus couvertes, de discerner à travers une cloison de bois ce qui se passe dans une chambre voisine ou à l’extérieur d’une habitation, — qu’est tout cela, auprès de la perception d’un monde vivant, d’un monde d’Êtres animés se mouvant à côté et autour de l’homme, sans que l’homme en ait conscience, sans qu’il en soit averti par aucune espèce de contact immédiat ? Qu’est tout cela, auprès de la révélation qu’il existe sur cette terre une autre faune que notre faune, et une faune sans ressemblance ni de forme, ni d’organisation, ni de mœurs, ni de mode de croissance, de naissance et de mort, avec la nôtre ? Une faune qui vit à côté de la nôtre et à travers la nôtre, influence les éléments qui nous entourent et est influencée, vivifiée par ces éléments, sans que nous soupçonnions sa présence. Une faune qui — je l’ai démontré — nous ignore comme nous l’ignorons, et à l’insu de laquelle nous évoluons comme elle évolue à l’insu de nous ! Un monde vivant, aussi varié que le nôtre, aussi puissant que le nôtre — et peut-être davantage — en ses effets sur la face de la planète ! Un Règne, enfin, se mouvant sur les eaux, dans l’atmosphère, sur le sol, modifiant ces eaux, cette atmosphère et ce sol, tout autrement que nous, mais avec une énergie assurément formidable, et par là agissant indirectement sur nous et nos destinées, comme nous agissons indirectement sur lui et ses destinées !… Voilà pourtant ce que j’ai vu, ce que je vois, seul parmi les hommes et les bêtes, voilà ce que j’étudie ardemment depuis cinq ans, après avoir passé mon enfance et mon adolescence à le constater seulement.


iii


À le constater ! Du plus loin que je me souvienne, j’ai d’instinct subi la séduction de cette création étrangère à la nôtre. D’abord, je la confondis avec les autres choses vivantes ; m’apercevant que personne ne se troublait de sa présence, que tous, au contraire, y paraissaient indifférents, je n’éprouvais guère le besoin de signaler ses particularités. À six ans, je connaissais parfaitement sa différence avec les plantes des champs, les bêtes de la basse-cour et de l’étable, mais je la confondais un peu avec des phénomènes inertes comme les feux de la lumière, la course des eaux et des nuages. C’est qu’en effet, ces êtres étaient intangibles : quand ils m’atteignaient je ne ressentais aucun effet de leur contact. Leur forme, d’ailleurs très variée, avait cependant cette singularité d’être si mince, dans une de leurs trois dimensions, qu’on pourrait les comparer à des figures dessinées, à des surfaces, des lignes géométriques qui se déplaceraient. Ils traversaient parfaitement tous les corps organiques ; en revanche, ils semblaient arrêtés parfois, enchevêtrés dans des obstacles invisibles… Mais je les décrirai plus tard. Actuellement, je ne veux que les signaler, affirmer leur variété de contours et de lignes, leur quasi absence d’épaisseur, leur impalpabilité, combinées avec l’autonomie de leurs mouvements.

Vers huit ans seulement, je me rendis parfaitement compte qu’ils étaient distincts des phénomènes atmosphériques autant que des animaux de notre règne. Dans le ravissement que me causa cette découverte, j’essayai de l’exprimer. Jamais je ne pus y parvenir. Outre que ma parole était presque tout à fait incompréhensible, comme je l’ai dit, l’extraordinaire de ma vision la rendait suspecte. Personne ne s’arrêta à démêler mes gestes et mes phrases, pas plus qu’on ne s’était avisé d’admettre que je visse à travers les cloisons de bois, quoique j’en eusse donné maintes fois des preuves. Il y avait, entre moi et les autres, une barrière presque insurmontable.

Je tombai dans le découragement et la rêverie ; je devins une façon de petit solitaire ; je provoquais du malaise, et j’en ressentais, dans la compagnie des enfants de mon âge. Je n’étais pas exactement une victime, car ma vitesse me mettait hors de la portée des malices enfantines et me donnait le moyen de me venger avec facilité. À la moindre menace, j’étais à distance, je narguais la poursuite. En quelque nombre qu’ils se missent, jamais gamins ne parvinrent à me cerner, encore moins à me forcer. Il ne fallait même pas essayer de me saisir à l’improviste. Si faible que je fusse à porter des fardeaux, mon élan était irrésistible, me dégageait aussitôt. Je pouvais revenir à l’improviste, accabler l’adversaire, voire les adversaires, par des coups prompts et sûrs. On me laissa donc tranquille. On me tint à la fois pour innocent et un peu sorcier, mais d’une sorcellerie peu redoutable, qu’on méprisait. Je me fis par degrés une vie en dehors, farouche, méditative, non tout à fait dénuée de douceur. La seule tendresse de ma mère m’humanisait, bien que, trop occupée tout le jour, elle ne trouvât guère de temps pour les caresses.


iv


Je vais essayer de décrire sommairement quelques scènes de ma dixième année, afin de « concrétiser » les explications qui précèdent.

C’est au matin. Une grande lueur éclaire la cuisine, lueur jaune pâle pour mes parents et les serviteurs, très diverse pour moi. On sert le premier déjeuner, du pain avec du thé. Mais je ne prends pas de thé. On m’a donné un verre de schiedam avec un œuf cru. Ma mère s’occupe tendrement de moi ; mon père me questionne. J’essaye de lui répondre, je ralentis ma parole ; il ne comprend qu’une syllabe de-ci de-là, il hausse les épaules.

— Il ne parlera jamais !…

Ma mère me regarde avec compassion, persuadée que je suis un peu simple. Les domestiques et les servantes n’ont même plus de curiosité pour le petit monstre violet ; la Frisonne est depuis longtemps retournée dans son pays. Quant à ma sœur — elle a deux ans — elle joue auprès de moi, et j’ai pour elle une tendresse profonde.

Le déjeuner fini, mon père s’en va aux champs avec les serviteurs, ma mère commence à vaquer aux besognes quotidiennes. Je la suis dans la cour. Les bêtes arrivent vers elle. Je les regarde avec intérêt, je les aime. Mais, autour, l’autre Règne s’agite et me capte davantage : c’est le domaine mystérieux que je suis seul à connaître.

Sur la terre brune, voici quelques formes épandues ; elles se meuvent, elles s’arrêtent, elles palpitent au ras du sol. Elles sont de plusieurs espèces, différentes par le contour, par le mouvement, surtout par la disposition, le dessin et les nuances des traits qui les traversent. Ces traits constituent, en somme, le principal de leur être, et, tout enfant, je m’en aperçois très bien. Tandis que la masse de leur forme est terne, grisâtre, les lignes sont presque toujours étincelantes. Elles constituent des réseaux très compliqués, elles émanent de centres, elles en irradient, jusqu’à ce qu’elles se perdent, s’imprécisent. Leurs nuances sont innombrables, leurs courbes infinies. Ces nuances varient pour une même ligne, comme aussi, mais moins, la forme.

Dans l’ensemble, l’être est figuré par un contour assez irrégulier, mais très distinct, par des centres d’irradiation, par des lignes multicolores qui s’entrecroisent abondamment. Quand il se meut, les lignes trépident, oscillent, les centres se contractent et se dilatent, tandis que le contour varie peu.

Tout cela, je le vois très bien, dès lors, quoique je sois incapable de le définir ; un charme adorable me pénètre à contempler les Moedigen[2]. L’un d’eux, colosse long de dix mètres et presque aussi large, passe lentement à travers la cour, et disparaît. Celui-ci, avec quelques bandes larges comme des câbles, des centres grands comme des ailes d’aigles, m’intéresse à l’extrême et m’effraye un peu. J’hésite un instant à le suivre, mais d’autres attirent mon attention. Ils sont de toutes tailles : quelques-uns ne dépassent pas la longueur de nos plus menus insectes, tandis que j’en ai vu atteindre plus de trente mètres de longueur. Ils avancent sur le sol même, comme attachés aux surfaces solides. Lorsqu’un obstacle matériel — un mur, une maison — se présente, ils le franchissent en se moulant sur sa surface, toujours sans modification importante de leur contour. Mais lorsque l’obstacle est de matière vivante ou ayant vécu, ils passent directement : c’est ainsi que je les ai vus mille fois surgir d’un arbre et sous les pieds d’un animal ou d’un homme. Ils passent aussi à travers l’eau, mais demeurent préférablement à la surface.

Ces Moedigen terrestres ne sont pas les seuls êtres intangibles. Il est une population aérienne, d’une merveilleuse splendeur, d’une subtilité d’une variété, d’un éclat incomparables, à côté de laquelle les plus beaux oiseaux sont ternes, lents et lourds. Ici encore, un contour et des lignes. Mais le fond n’est plus grisâtre ; il est étrangement lumineux ; il étincelle comme le soleil, et les lignes s’y détachent en nervures vibrantes, les centres palpitent violemment. Les Vuren, ainsi que je les nomme, sont d’une forme plus irrégulière que les Moedigen terrestres, et généralement ils se dirigent à l’aide de dispositions rythmiques, d’entrecroisements et décroisements que, dans mon ignorance, je ne puis déterminer et qui confondent mon imagination.

Cependant j’ai pris ma route à travers une prairie récemment fauchée : le combat d’un Moedig avec un autre attire mon attention. Ces combats sont fréquents ; ils me passionnent violemment. Quelquefois, c’est un combat d’égaux ; le plus souvent l’attaque d’un fort contre un faible (le faible n’est pas nécessairement le plus petit). Dans le cas présent, le faible, après une courte défense, se met en fuite, vivement poursuivi par son agresseur. Malgré la rapidité de leur course, je les suis, je réussis à ne pas les perdre de vue, jusqu’au moment où la lutte reprend. Ils se précipitent l’un vers l’autre, durement, rigidement même, solides l’un pour l’autre. Au choc, leurs lignes phosphorent, se dirigent vers le point de contact, leurs centres pâlissent et se rapetissent. D’abord, la lutte se maintient assez égale, le plus faible déploie la plus intense énergie, et réussit même à obtenir une trêve de l’adversaire. Il en profite pour fuir de nouveau, mais il est rapidement atteint, attaqué avec force et enfin saisi, c’est-à-dire maintenu dans une échancrure du contour de l’autre. C’est précisément ce qu’il avait cherché à éviter, en répondant aux chocs du plus fort par des chocs moins puissants, mais plus précipités. Maintenant, je vois toutes ses lignes trépider, ses centres battre désespérément ; et, à mesure, les lignes pâlissent, s’affinent, les centres s’imprécisent. Après quelques minutes, la liberté lui est rendue : il s’éloigne avec lenteur, terne, débilité. L’antagoniste, au contraire, étincelle davantage, ses lignes sont plus colorées, ses centres plus nets et plus rapides.

Cette lutte m’a profondément remué ; j’y rêve, je la compare aux luttes que je vois parfois entre nos bêtes et nos bestioles ; je saisis confusément que les Moedigen, en somme, ne se tuent pas, ou rarement, que le vainqueur se contente de prendre de la force aux dépens du vaincu.

Le matin avance, il est près de huit heures ; l’école de Zwartendam va s’ouvrir : je fais un bond jusqu’à la ferme, je prends mes livres, et me voici parmi mes semblables, où nul ne devine les profonds mystères qui palpitent autour de lui, où nul n’a la plus confuse idée de vivants à travers lesquels passe l’humanité entière et qui traversent l’humanité, sans aucun indice de cette mutuelle pénétration.

Je suis un bien pauvre écolier. Mon écriture n’est qu’un tracé hâtif, informe, illisible ; ma parole demeure incomprise ; ma distraction est manifeste. Continuellement, le maître s’écrie :

– Karel Ondereet, avez-vous bientôt fini de regarder voler les mouches ?…

Hélas ! mon cher maître, il est vrai que je regarde voler les mouches, mais combien plus encore mon âme accompagne-t-elle les Vuren mystérieux qui vont par la salle ! Et quels étranges sentiments obsèdent mon âme enfantine, à constater l’aveuglement de tous et surtout le vôtre, grave pasteur d’intelligences !


v


La période la plus pénible de ma vie, ce fut de douze à dix-huit ans.

D’abord, mes parents essayèrent de m’envoyer au collège ; je n’y connus que misères et déboires. Au prix de difficultés épuisantes, j’arrivais à exprimer d’une manière quasi compréhensible les choses les plus usuelles : ralentissant à grand effort mes syllabes, je les jetais avec maladresse, et avec des accents de sourd. Mais, dès qu’il s’agissait de quelque chose compliquée, ma parole reprenait sa fatale vitesse ; plus personne n’arrivait à me suivre. Je ne pus donc pas faire constater mes progrès oralement. D’autre part, mon écriture était atroce, mes lettres enjambaient l’une sur l’autre, et, dans mon impatience, j’oubliais des syllabes, des mots : c’était un galimatias monstrueux. D’ailleurs, l’écriture m’était un supplice peut-être plus intolérable encore que la parole : — d’une lourdeur, d’une lenteur asphyxiantes ! — Si, parfois, à force de peine et suant à grosses gouttes, j’arrivais à commencer un devoir, bientôt j’étais à bout d’énergie et de patience, je me sentais évanouir. Je préférais alors les remontrances des maîtres, les fureurs de mon père, les punitions, les privations, les mépris, à ce travail horrible.

Ainsi, j’étais privé presque totalement de moyens d’expression : objet de ridicule, déjà, par ma maigreur et ma teinte bizarre, par mes yeux étranges, je passais encore pour une manière d’idiot. Il fallut me retirer de l’école, se résigner à faire de moi un rustre. Le jour où mon père décida de renoncer à toute espérance, il me dit avec une douceur inaccoutumée :

– Mon pauvre garçon, tu vois, j’ai fait mon devoir… tout mon devoir ! Ne me reproche jamais ton sort !

J’étais violemment ému ; je pleurais à chaudes larmes : jamais je ne ressentis avec plus d’amertume mon isolement au milieu des hommes. J’osai embrasser tendrement mon père ; en murmurant :

– Ce n’est pourtant pas vrai que je suis un imbécile !

Et, de fait, je me sentais supérieur à ceux qui avaient été mes condisciples. Depuis quelque temps, mon intelligence avait pris un remarquable développement. Je lisais, je comprenais, je devinais, et j’avais d’immenses éléments de méditation, en plus que les autres hommes, dans cet univers visible pour moi seul.

Mon père ne démêla pas mes paroles, mais il s’attendrit à ma caresse.

– Pauvre garçon ! dit-il.

Je le regardais ; j’étais dans une détresse affreuse, sachant trop que jamais le vide ne serait comblé entre nous. Ma mère, par intuition d’amour, voyait en ce moment que je n’étais pas inférieur aux autres garçons de mon âge : elle me contemplait avec tendresse, elle me disait de naïves douceurs venues du tréfonds de l’être. Je n’en étais pas moins condamné à cesser mes études.

À cause de ma faible force musculaire, on me confia le soin des ouailles et du bétail. Je m’en acquittais à merveille ; je n’avais pas besoin de chien pour garder des troupeaux où nul poulain, nul étalon n’était aussi agile que moi.

Je vécus donc, de quatorze à dix-sept ans, la vie solitaire des bergers. Elle me convenait mieux que toute autre. Livré à l’observation et à la contemplation, et aussi à quelques lectures, mon cerveau ne cessa de s’accroître. Je comparais sans cesse la double création que j’avais devant les yeux, j’en tirais des idées sur la constitution de l’univers, j’esquissais vaguement des hypothèses et des systèmes. S’il est vrai que mes pensées n’eurent pas à cette époque une parfaite corrélation, ne formèrent pas une synthèse lucide, — car c’était des pensées d’adolescent, incoordonnées, impatientes, enthousiastes, — elles furent cependant originales et fécondes. Que leur valeur dépendît surtout de ma complexion unique, je me garderai bien de le nier. Mais elles n’en recevaient pas toute leur force. Sans le moindre orgueil, je crois pouvoir dire qu’elles dépassaient notablement, en subtilité comme en logique, celles des jeunes gens ordinaires.

Seules elles apportèrent une consolation à ma triste vie de demi-paria, sans compagnons, sans communications réelles avec tous ceux de mon entourage, pas même avec mon adorable mère.


À dix-sept ans, la vie me devint décidément insupportable. Je fus las de rêver, las de végéter dans une île déserte de pensée. Je tombais de langueur et d’ennui. Je demeurais de longues heures immobile, désintéressé du monde entier, inattentif à tout ce qui se passait dans ma famille. Que m’importait de connaître des choses plus merveilleuses que les autres hommes, puisque aussi bien ces connaissances devaient mourir avec moi ? Que me faisait le mystère des vivants, et même la dualité de deux systèmes vitaux se traversant l’un l’autre sans se connaître ? Ces choses auraient pu me griser, me remplir d’enthousiasme et d’ardeur, si j’avais, sous quelque forme, pu les enseigner ou les partager. Mais quoi ! vaines et stériles, absurdes et misérables, elles contribuaient plutôt à ma perpétuelle quarantaine psychique.

Plusieurs fois, je rêvai d’écrire, de fixer, tout de même, au prix d’efforts continus, quelques-unes de mes observations. Mais, depuis que j’étais sorti de l’école, j’avais abandonné complètement la plume, et, déjà si mauvais écrivailleur, c’est à peine si je savais tracer, en m’appliquant, les vingt-six lettres de l’alphabet. Si encore j’avais conçu quelque espérance, peut-être eussé-je persisté ! Mais qui prendrait au sérieux mes misérables élucubrations ? Où le lecteur qui ne me croirait fou ? Où le sage qui ne m’éconduirait pas avec dédain ou ironie ? À quoi bon, dès lors m’adonner à cette tâche vaine, à cet irritant supplice, presque semblable à ce que serait, pour un homme ordinaire, l’obligation de graver sa pensée sur des tables de marbre, avec un gros ciseau et un marteau de cyclope ! Mon écriture, à moi, aurait dû être sténographique — et encore, d’une sténographie plus rapide que l’usuelle !

Je n’avais donc point le courage d’écrire, et cependant j’espérais fervemment je ne sais quel inconnu, quelle destinée heureuse et singulière. Il me semblait qu’il devait exister, en tel coin de la terre, des cerveaux impartiaux, lucides, scrutateurs, aptes à m’étudier, à me comprendre, à faire jaillir de moi et à communiquer aux autres mon grand secret. Mais où ces hommes ? Quel espoir de les jamais rencontrer ?

Et je retombais dans une vaste mélancolie, dans les désirs d’immobilité et d’anéantissement. Durant tout un automne, je désespérai de l’Univers. Je languissais dans un état végétatif, d’où je ne sortais que pour me laisser aller à de longs gémissements, suivis de douloureuses révoltes.

Je maigris davantage, au point d’en devenir fantastique. Les gens du village m’appelaient, ironiquement, Den Heyligen Gheest, le Saint-Esprit. Ma silhouette était tremblante comme celle des jeunes peupliers, légère comme un reflet, et j’atteignais, avec cela, la stature des géants.

Lentement, un projet se mit à naître. Puisque ma vie était sacrifiée, puisque nul de mes jours n’avait de charme et que tout m’était ténèbres et amertume, pourquoi croupir dans l’inaction ? À supposer qu’aucune âme n’existât qui pût répondre à la mienne, du moins valait-il de faire l’effort pour s’en convaincre. Du moins valait-il de quitter ce morose pays, d’aller trouver dans les grandes villes les savants et les philosophes. N’étais-je pas en moi-même un objet de curiosité ? Avant d’appeler l’attention sur mes connaissances extra-humaines, ne pouvais-je exciter le désir de faire étudier ma personne ? Les seuls aspects physiques de mon être n’étaient-ils pas dignes d’analyse, et ma vue, et l’extrême vitesse de mes mouvements et la particularité de ma nutrition ?

Plus j’y rêvais, plus il me paraissait raisonnable d’espérer, et plus ma résolution croissait. Arriva le jour où elle fut inébranlable, où je m’en ouvris à mes parents. Ni l’un ni l’autre n’y comprit grand’chose, mais tous deux finirent par céder à des instances réitérées : j’obtins de pouvoir me rendre à Amsterdam, quitte à revenir si le sort m’était défavorable.

Je partis un matin.


vi


De Zwartendam à Amsterdam, il y a une centaine de kilomètres environ. Je franchis facilement cette distance en deux heures, sans autre aventure que l’extrême surprise des allants et venants à me voir courir d’une telle vitesse, et quelques rassemblements aux abords des petites villes et des gros bourgs que je contournais. Pour rectifier ma route, je m’adressai deux ou trois fois à de vieilles gens solitaires. Mon instinct d’orientation, qui est excellent, fit le reste.

Il était environ neuf heures quand j’atteignis Amsterdam. J’entrai résolument dans la grande ville, je longeai ses beaux canaux rêveurs où vivent de douces flottilles marchandes. Je n’attirai pas autant l’attention que je l’avais craint. Je marchais vite, au milieu de gens occupés, endurant par ci par là les quolibets de quelques jeunes vagabonds. Je ne me décidais cependant pas à faire halte. Je parcourus un peu en tous sens la ville, lorsque enfin je pris la résolution d’entrer dans un cabaret, sur un des quais du Heeren Gracht. L’endroit était paisible ; le magnifique canal s’allongeait, plein de vie, entre de fraîches files d’arbres ; et parmi les Moedigen que je vis circuler sur ses rives, il me sembla en apercevoir d’espèce nouvelle. Après quelque indécision, je franchis le seuil du cabaret, et, m’adressant au patron, aussi lentement qu’il me fut possible, je le priai de vouloir bien m’indiquer un hôpital.

L’hôte me regarda avec stupeur, défiance et curiosité, ôta sa grosse pipe de sa bouche et la remit, à plusieurs reprises, puis finit par dire :

— Vous êtes, sans doute, des îles ?

Comme il était parfaitement inutile de le contrarier, je lui répondis :

— En effet !…

Il parut enchanté de sa perspicacité ; il me fit une nouvelle question :

— Peut-être que vous venez de cette partie de Bornéo où l’on n’a jamais pu entrer ?

— C’est cela même !…

J’avais parlé trop vite : il écarquilla les yeux.

— C’est cela même ! répétai-je plus lentement.

L’hôte sourit avec satisfaction.

— Vous avez de la peine à parler néerlandais, dites ?… Alors, c’est un hôpital que vous voulez… Sans doute que vous êtes malade ?

— Oui…

Des consommateurs s’étaient rapprochés. Le bruit courait déjà que j’étais un anthropophage de Bornéo ; néanmoins, on me regardait avec beaucoup plus de curiosité que d’antipathie. Des gens accouraient de la rue. Je devins nerveux, inquiet. Je fis néanmoins bonne contenance, et je repris en toussant :

— Je suis très malade !

— C’est comme les singes de ce pays-là, fit alors un très gros homme avec bienveillance… la Néerlande les tue !

— Quelle drôle de peau ! ajouta un autre.

Et comment voit-il ? demanda un troisième, en montrant mes yeux.

Le cercle se rapprocha, m’enveloppa de cent regards curieux, et toujours des nouveaux venus pénétraient dans la salle.

— Comme il est long !

Il est vrai que je dépassais les plus grands de toute la tête.

— Et maigre !…

— Ça n’a pas l’air de beaucoup les nourrir, l’anthropophagie !

Toutes les voix n’étaient pas malveillantes. Quelques individus sympathiques me protégeaient :

— Ne le pressez pas comme ça, puisqu’il est malade !

— Allons, ami, du courage ! dit le gros homme en remarquant ma nervosité. Je vais vous conduire moi-même à un hôpital.

Il me prit par le bras ; il se mit en devoir de fendre la foule et jeta ces mots :

— Place pour un malade !

Les foules hollandaises ne sont pas très farouches : on nous laissa passer, mais on nous accompagna. Nous longeâmes le canal, suivis d’une multitude compacte ; et des gens criaient :

— C’est un cannibale de Bornéo qu’on mène à l’hôpital !

Enfin, nous atteignîmes un hôpital. C’était l’heure de la visite. On me mena devant un interne, jeune homme à lunettes bleues, qui m’accueillit avec maussaderie. Mon compagnon lui dit :

— C’est un sauvage de Bornéo.

— Comment, un sauvage ! s’écria l’autre.

Il ôta ses lunettes pour me regarder. La surprise le tint un moment immobile. Il me demanda brusquement :

— Est-ce que vous voyez ?

— Je vois très bien…

J’avais parlé trop vite.

— C’est son accent ! dit le gros homme avec fierté : Répétez, ami !

Je répétai, je me fis comprendre.

— Ce ne sont pas là des yeux humains… murmura l’étudiant. Et le teint !… Est-ce le teint de votre race ?

Alors, je dis, avec un terrible effort de ralentissement :

— Je suis venu pour me faire voir par un savant !

— Vous n’êtes donc pas malade ?

— Non !

— Et vous êtes de Bornéo ?

— Non !

— D’où êtes-vous alors ?

— De Zwartendam, près de Duisburg !

— Alors, pourquoi votre compagnon prétend-il que vous êtes de Bornéo ?

— Je n’ai pas voulu le contredire…

— Et vous voulez voir un savant ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Pour être étudié.

— Pour gagner de l’argent ?

— Non, pour rien.

— Vous n’êtes pas un pauvre ? un mendiant ?

— Non !

— Qu’est-ce qui vous pousse à vouloir être étudié ?

— Mon organisation exceptionnelle…

Mais j’avais encore, malgré mes efforts, parlé trop vite. Il fallut me répéter.

— Êtes-vous sûr que vous me voyez ? redemanda-t-il en me regardant fixement. Vos yeux sont comme de la corne…

— Je vois très bien…

Et, allant de droite et de gauche, je pris vivement des objets, je les déposai, je les jetai en l’air pour les rattraper.

— C’est extraordinaire ! reprit le jeune homme.

Sa voix radoucie, presque amicale, me pénétra d’espérance :

— Écoutez, dit-il enfin, je crois bien que le docteur Van den Heuvel pourra s’intéresser à votre cas… Je vais le faire prévenir. Vous attendrez dans la chambre voisine… Et, à propos… j’oubliais… vous n’êtes pas malade, en somme ?

— Pas du tout.

— Bon. Tenez… entrez là… Le docteur ne tardera guère…

Je me trouvai assis parmi des monstres conservés dans l’alcool : fœtus, enfants à forme bestiale, batraciens colosses, sauriens vaguement anthropomorphes.

« C’est bien là, pensai-je, ma salle d’attente… Ne suis je pas candidat à l’un de ces sépulcres à l’eau-de-vie ? »


vii


Lorsque parut le docteur Van den Heuvel, l’émotion m’accabla : j’eus le frisson de la Terre promise, la joie d’y toucher, l’effroi d’en être banni. Le docteur, grand front chauve, regard puissant d’analyste, bouche douce et pourtant opiniâtre, m’examinait en silence, et, comme à tous, ma maigreur excessive, ma haute taille, mes yeux cernés, mon teint violet, lui furent des causes d’étonnement.

— Vous dites que vous voulez être étudié ? demanda-t-il enfin.

Je répondis avec force, violence presque :

— Oui !

Il sourit d’un air approbatif, et me posa la question coutumière :

— Est-ce que vous voyez bien avec ces yeux-là ?

— Très bien… je vois même à travers le bois, les nuages…

Mais j’avais parlé trop vite. Il me jeta un regard inquiet. Je repris, suant à grosses gouttes :

— Je vois même à travers le bois, les nuages…

— En vérité ! Ce serait extraordinaire… Eh bien ! que voyez-vous à travers la porte… là ?

Il me désignait une porte condamnée.

— Une grande bibliothèque vitrée…, une table sculptée…

— En vérité ! répéta-t-il, stupéfait.

Ma poitrine se dilata, une douceur profonde descendit sur mon âme.

Le savant demeura quelques secondes en silence, puis :

— Vous parlez bien péniblement.

— Autrement je parle trop vite !… Je ne puis parler lentement.

Eh bien, parlez un peu selon votre nature.

Je racontai alors l’épisode de mon entrée à Amsterdam. Il m’écoutait avec une attention extrême, un air d’intelligence et d’observation que je n’avais encore jamais rencontré parmi mes semblables. Il ne comprit rien de ce que je disais, mais il montra la sagacité de son analyse.

— Je ne me trompe pas… vous prononcez de quinze à vingt syllabes par seconde, c’est-à-dire cinq à six fois plus que l’oreille humaine n’en peut percevoir. Votre voix, d’ailleurs, est beaucoup plus aiguë que tout ce que j’ai entendu comme voix humaine. Vos gestes, excessifs de rapidité, correspondent bien à cette parole… Votre organisation est probablement tout entière plus rapide que la nôtre.

— Je cours, dis-je, plus vite que le lévrier… J’écris…

— Ah ! interrompit-il. Voyons l’écriture…

Je griffonnai quelques mots sur un buvard qu’il me tendait, les premiers assez lisibles, les autres de plus en plus brouillés, abréviatifs.

— Parfait ! dit-il, — et un certain plaisir se mêlait à l’étonnement. — Je crois bien que j’aurai à me féliciter de notre rencontre. Assurément il serait tout à fait intéressant de vous étudier…

— C’est mon plus vif, mon seul désir !

— Et le mien, évidemment… La science…

Il parut préoccupé, rêveur ; il finit par dire :

— Si seulement nous pouvions trouver un procédé facile de communication…

Il se promena de long en large, les sourcils contractés. Tout à coup :

— Suis-je borné ! vous apprendrez la sténographie, parbleu !… Eh ! eh !…

Une expression riante parut sur sa face :

— Et le phonographe que j’oubliais… le bon confident ! Il suffira de le dérouler plus lentement pour l’audition que pour l’inscription… C’est dit : vous demeurerez avec moi pendant votre séjour à Amsterdam !

Joie de la vocation satisfaite, douceur de ne point passer des jours vains et stériles ! Devant la personnalité intelligente du docteur, dans ce milieu de science, je ressentis un bien-être délicieux ; la mélancolie de ma solitude d’âme, le regret de mes facultés perdues, la longue misère de paria qui m’écrasait depuis tant d’années, tout s’évanouit, s’évapora dans le sentiment d’une vie neuve, d’une vie véritable, d’une destinée sauvée !


viii


Le docteur prit dès le lendemain toutes les dispositions nécessaires. Il écrivit à mes parents ; il me donna un professeur de sténographie et se procura des phonographes. Comme il était fort riche, et tout à la science, il n’est expérience qu’il ne se proposât de faire, et ma vision, mon ouïe, ma musculature, la couleur de ma peau furent soumises à des investigations scrupuleuses, dont il s’enthousiasmait de plus en plus, s’écriant :

— Cela tient du prodige !

Je compris à merveille, après les premiers jours, combien il était important que les choses se fissent méthodiquement, du simple au composé, de l’anormal facile à l’anormal merveilleux. Aussi j’eus recours à une petite habileté, dont je ne fis pas un secret au docteur : c’était de ne lui révéler mes facultés qu’à mesure.

La rapidité de mes perceptions et de mes mouvements l’occupa tout d’abord. Il put se convaincre que la subtilité de mon ouïe répondait à la vitesse de ma parole. Des expériences graduées sur les bruits les plus fugitifs, que j’imitais avec aisance, les paroles de dix ou quinze êtres parlant à la fois et que je discernais parfaitement, démontrèrent ce point jusqu’à l’évidence. La vélocité de ma vision ne se prouva pas moindre ; et des essais comparatifs entre mon pouvoir de décomposer le galop d’un cheval, le vol d’un insecte, et le même pouvoir en des appareils de photographie instantanée, furent tout à l’avantage de mon œil. Quant aux perceptions des choses ordinaires, mouvements simultanés d’un groupe d’hommes, d’enfants en récréation, évolution d’instruments, pierrailles jetées en l’air ou petites boules lancées dans une allée pour être comptées au vol, — elles stupéfiaient la famille et les amis du docteur.

Ma course dans le grand jardin, mes bonds de vingt mètres, mon instantanéité à saisir les objets, ou à les rejoindre étaient plus admirés encore, non par le docteur, mais par son entourage. Et c’était un plaisir toujours nouveau, pour les enfants et la femme de mon hôte, lors d’une promenade à la campagne, de me voir devancer un cavalier lancé au galop ou suivre la course de quelque hirondelle : il n’est effectivement pur-sang à qui je ne puisse donner deux tiers d’avance, quel que soit le parcours, ni oiseau que je ne puisse aisément dépasser.

Pour le docteur, de plus en plus satisfait du résultat de ses expériences, il me définissait ainsi : « un être humain doué, en tous ses mouvements, d’une vitesse incomparablement supérieure, non seulement à celle des autres hommes, mais encore à celle de tous les animaux connus. Cette vitesse, retrouvée aussi bien dans les éléments les plus ténus de son organisme que dans l’ensemble, en fait un être si distinct du reste de la création qu’il mérite à lui seul de prendre un nom spécial dans la hiérarchie animale. Pour la conformation si curieuse de son œil, de même que pour la teinte violette de sa peau, il faut les considérer comme de simples indices de cet état spécial. »

Vérification faite de mon système musculaire, il ne s’y trouva rien de remarquable, sinon une excessive maigreur. Mon oreille, non plus, ne fournit pas de données particulières ; ni, d’ailleurs, sauf toujours la nuance, mon épiderme. Quant au cheveu, de couleur foncée, d’un noir violâtre, il était fin comme le fil de l’araignée, et le docteur en faisait une étude minutieuse.

— Il faudrait pouvoir vous disséquer ! me disait-il quelquefois en riant.

Le temps passait ainsi doucement. J’avais très vite appris à sténographier, grâce à l’ardeur de mon désir et à l’aptitude naturelle que je montrais pour ce mode de transcription rapide, où j’introduisis, du reste, quelques abréviations nouvelles. Je commençai de prendre des notes, que mon sténographe traduisait ; et pour le surplus, nous avions des phonographes, fabriqués sur un modèle spécialement imaginé par le docteur, et qui se trouvaient parfaitement adaptés à rendre ma parole, ralentie.

La confiance de mon hôte, à la longue, devint parfaite. Dans les premières semaines, il n’avait pu se défendre du soupçon — et c’était bien naturel — que la particularité de mes facultés n’allât pas sans quelque folie, quelque dérangement cérébral. Cette crainte écartée, nos relations furent tout à fait cordiales et, je crois, aussi captivantes pour l’un que pour l’autre. Nous en étions à l’examen analytique de ma perception à travers un grand nombre de substances dites opaques, et à la coloration foncée que prenaient pour moi l’eau, le verre, le quartz, à une certaine épaisseur. On se souvient que je vois bien à travers le bois, les feuilles d’arbres, les nuages et beaucoup d’autres substances, que je distingue mal le fond d’une pièce d’eau à un demi-mètre de profondeur, et qu’une vitre, quoiqu’elle me soit transparente, l’est moins pour moi que pour le commun des hommes, et d’une couleur assez foncée. Un gros morceau de verre m’apparaît noirâtre. Le docteur se convainquit à loisir de toutes ces singularités, — frappé surtout de me voir distinguer les étoiles par les nuits nuageuses.

C’est à cette époque seulement que je commençai de lui dire que la couleur aussi m’arrive différente. Des expériences mirent hors de doute que le rouge, l’orange, le jaune, le vert, le bleu et l’indigo me sont parfaitement invisibles comme l’infra-rouge ou l’ultra-violet pour un œil normal. En revanche, je pus mettre en évidence que j’aperçois le violet et, au-delà du violet, une gamme de nuances, un spectre coloré au moins double du spectre qui s’étend du rouge au violet[3].

Ceci étonna le docteur plus que tout le reste. L’étude en fut longue, minutieuse et, d’ailleurs, conduite avec un art infini. Elle devint, entre les mains de l’habile expérimentateur, l’origine de subtiles découvertes dans l’ordre des sciences classées par l’humanité, lui donna la clef de phénomènes lointains de magnétisme, d’affinité, de pouvoir inducteur, le guida vers de nouvelles notions physiologiques. Savoir que tel métal comporte une série de nuances inconnues, variables avec la pression, la température, l’état électrique, que les gaz les plus diaphanes ont des couleurs distinctes, même sur une petite épaisseur ; se renseigner sur l’infinie richesse de tons d’objets qui paraissent plus ou moins noirs, alors qu’ils donnent une gamme plus magnifique dans l’ultra-violet que toutes les couleurs connues ; savoir enfin combien varient en nuances inconnues un circuit électrique, l’écorce d’un arbre, la peau d’un homme, en un jour, une heure, une minute, — on peut aisément imaginer tout le parti que peut tirer un savant ingénieux de pareilles notions.

Quoi qu’il en soit, cette étude plongea le docteur dans les délices de la nouveauté scientifique, au prix desquelles les produits de l’imagination sont froids comme la cendre devant le feu. Il ne cessait de me dire :

— C’est clair ! Votre extra-perception lumineuse n’est en somme, que l’effet de votre organisme développé en vitesse !

Nous travaillâmes patiemment toute une année sans que je fisse mention des Moedigen : je voulais absolument convaincre mon hôte, lui donner des preuves innombrables de mes facultés visuelles avant de m’aventurer à la suprême confidence. Enfin, le moment arriva où je crus pouvoir tout dévoiler.


ix


C’était un matin, dans un doux automne plein de nuages, qui se roulaient depuis une semaine sur la coupe du ciel, sans que la pluie en descendît. Van den Heuvel et moi parcourions le jardin. Le docteur était silencieux, tout absorbé par des spéculations dont j’étais l’objet principal. À la fin, il se mit à dire :

— C’est pourtant un joli rêve de voir à travers ces nuages… de percer jusqu’à l’éther, alors que nous… aveugles que nous sommes…

— Si je ne voyais que le ciel !… répliquai-je.

— Ah ! oui, le monde tout entier si différent…

— Bien plus différent même que je ne vous l’ai dit !

— Comment ? s’écria-t-il avec une avide curiosité, m’auriez-vous dissimulé quelque chose ?

— Le principal !

Il se planta devant moi, me regarda fixement, avec une véritable angoisse, où se mêlait je ne sais quoi de mystique.

— Oui, le principal !

Nous étions arrivés auprès de la maison ; je m’élançai pour demander un phonographe. L’instrument qu’on apporta était d’envergure, fort perfectionné par mon ami, et pouvait enregistrer un long discours ; le domestique le déposa sur la table de pierre où le docteur et les siens prenaient le café par les beaux soirs d’été. Le bon appareil, horlogé à miracle, se prêtait admirablement aux causeries. Notre conversation se poursuivit donc à peu près comme une conversation usuelle :

— Oui, je vous ai caché le principal, voulant d’abord votre entière confiance. Et maintenant même, après toutes les découvertes que mon organisme vous a permis de faire, je crains bien que vous ne me croyiez pas sans peine, du moins au début.

Je m’arrêtai pour faire répéter la phrase par l’instrument : je vis le docteur devenir pâle de la pâleur des grands savants devant une nouvelle attitude de la matière. Ses mains tremblaient.

— Je vous croirai ! dit-il avec une certaine solennité.

— Même si je prétends que notre création, je veux dire notre monde animal et végétal, n’est pas l’unique vie de la terre… qu’il en est une autre, aussi vaste, aussi multiple, aussi variée… invisible pour vos yeux ?

Il soupçonna de l’occultisme et ne put s’empêcher de dire :

— Le monde du quatrième état… les âmes, les fantômes des spirites ?

— Non, non, rien de semblable. Un monde de vivants condamnés comme nous à une vie brève, à des besoins organiques, à la naissance, à la croissance, à la lutte… un monde faible et éphémère autant que le nôtre, un monde soumis à des lois aussi fixes, sinon identiques, un monde aussi prisonnier de la terre, aussi désarmé devant les contingences… mais d’ailleurs complètement différent du nôtre, sans influence sur nous, comme nous sommes sans influence sur lui, — sauf par les modifications qu’il apporte à notre fonds commun, la terre, ou par les modifications parallèles que nous faisons subir à cette même terre.

J’ignore si Van den Heuvel me crut, mais à coup sûr il était sous le coup d’une vive émotion :

— Ils sont fluides, en somme ? demanda-t-il.

— C’est ce que je ne saurais dire, car leurs propriétés sont trop contradictoires, pour l’idée que nous nous faisons de la matière. La terre leur est aussi résistante qu’à nous, et de même la plupart des minéraux, quoiqu’ils puissent entrer un peu dans un humus. Ils sont encore totalement imperméables, solides, par rapport l’un à l’autre. Mais ils traversent, quoique parfois avec une certaine difficulté, les plantes, les animaux, les tissus organiques ; et nous, nous les traversons de même. Si l’un d’entre eux pouvait nous apercevoir, nous lui apparaîtrions peut-être fluides par rapport à eux, comme ils me paraissent fluides par rapport à nous ; mais il ne pourrait vraisemblablement pas plus conclure que je ne le puis, il serait frappé de contradictions parallèles… Leur forme a ceci d’étrange qu’ils n’ont presque point d’épaisseur. Leur taille varie à l’infini. J’en ai connu qui atteignent cent mètres de longueur, d’autres menus comme nos plus petits insectes. La nutrition se fait, chez les uns, aux dépens de la terre et des météores ; chez les autres, aux dépens des météores et d’individus de leur règne, sans que, toutefois, elle soit une cause de meurtre comme chez nous, puisqu’il suffit au plus fort de prendre de la force et que cette force peut être soutirée sans exténuer les sources de la vie…

Le docteur me dit brusquement :

— Les voyez-vous depuis votre enfance ?

Je devinai qu’il supposait, au fond, quelque désordre survenu plus ou moins récemment dans mon organisme :

— Depuis mon enfance ! répliquai-je avec énergie… Je vous fournirai toutes les preuves désirables.

— Les voyez-vous maintenant ?

— Je les vois… le jardin en contient un grand nombre…

— Où ?

— Sur le chemin, dans les parterres, sur les murailles, dans l’atmosphère… car vous saurez qu’il en est de terrestres et d’aériens… et aussi d’aquatiques, mais ceux-ci ne quittent guère la surface de l’eau.

— Sont-ils nombreux partout ?

— Oui, et à peine moins nombreux en ville qu’aux champs, dans les habitations que dans la rue. Ceux qui se plaisent à l’intérieur sont pourtant plus petits, sans doute à cause de la difficulté de passer, encore que les portes de bois ne leur soient pas un obstacle.

— Et le fer… la vitre… la brique…

— Leur sont imperméables.

— Voulez-vous m’en décrire un… plutôt de grande taille ?

— J’en vois un près de cet arbre. Sa forme est fortement allongée, assez irrégulière. Elle est convexe vers la droite, concave vers la gauche, avec des renflements et des échancrures : on pourrait imaginer ainsi la projection d’une gigantesque larve trapue. Mais sa structure n’est pas caractéristique du Règne, car la structure varie extrêmement d’une espèce (si l’on peut employer ici ce mot) à une autre. Son infime épaisseur est, en revanche, une qualité générale à tous : elle ne doit guère dépasser un dixième de millimètre, alors que sa longueur atteint cinq pieds et sa plus grande largeur quarante centimètres. Ce qui le définit au suprême, et tout son Règne, ce sont les lignes qui le traversent, un peu en tous sens, terminées par des réseaux qui s’affinent entre deux systèmes de lignes. Chaque système de lignes est pourvu d’un centre, espèce de tache légèrement renflée au-dessus de la masse du corps, et quelquefois, au contraire, creusée. Ces centres n’ont aucune forme fixe, tantôt presque circulaires ou elliptiques, tantôt contournés ou spiraloïdes, parfois divisés par plusieurs étranglements. Ils sont étonnamment mobiles, et leur grandeur varie d’heure en heure. Leur bordure palpite très fort, par une sorte d’ondulation transversale. Généralement, les lignes qui s’en détachent sont larges, bien qu’il en soit aussi de très fines ; elles divergent, elles finissent en une infinité de traces délicates qui s’évanouissent graduellement. Quelques lignes, cependant, beaucoup plus pâles que les autres, ne sont pas engendrées par des centres ; elles demeurent isolées dans le système et se croisent sans changer de nuance : ces lignes ont la faculté de se déplacer dans le corps, et de varier leurs courbes, tandis que les centres et les lignes de raccord demeurent stables dans leurs situations respectives… Quant aux couleurs de mon Moedig, je dois renoncer à vous les décrire : aucune n’entre dans le registre perceptible pour votre œil, aucune n’a de nom pour vous. Elles sont extrêmement brillantes dans les réseaux, moins fortes dans les centres, très effacées dans les lignes indépendantes qui, en revanche, possèdent un poli extrême, un métallique d’ultra-violet, si je puis ainsi dire… J’ai rassemblé quelques observations sur le mode de vie, de nutrition, d’autonomie des Moedigen, mais que je ne désire pas, actuellement, vous soumettre.

Je me tus ; le docteur se fit répéter deux fois les paroles inscrites par notre impeccable truchement, puis il demeura longtemps en silence. Jamais je ne le vis dans un pareil état : sa face était rigide, minéralisée, ses yeux vitreux, cataleptiques ; une sueur abondante coulait de ses tempes et mouillait ses cheveux. Il essaya de parler et ne le put. Il fit, tremblant, le tour du jardin, et, lorsqu’il reparut, son regard et sa bouche exprimaient une passion violente, fervente, religieuse : on eût dit un disciple d’une foi nouvelle plutôt qu’un paisible chasseur de phénomènes.

Il put murmurer enfin :

— Vous m’avez accablé ! Tout ce que vous venez de dire paraît désespérément lucide, et ai-je bien le droit de douter après ce que déjà vous m’avez appris de merveilles ?

— Doutez, lui dis-je avec chaleur, doutez hardiment… Vos espérances n’en seront que plus fécondes !

— Ah ! reprit-il d’une voix de rêve, c’est le prodige même, et si magnifiquement supérieur aux vains prodiges de la Fable !… Ma pauvre intelligence d’homme est si petite au prix de telles connaissances !… Mon enthousiasme est infini. Cependant, quelque chose en moi doute…

— Travaillons à dissiper vos incertitudes : nos efforts nous seront payés au centuple !


x


Nous travaillâmes. Quelques semaines suffirent au docteur pour dissiper tous ses doutes. Des expériences ingénieuses, des concordances indéniables entre chacune de mes affirmations, deux ou trois découvertes heureuses à propos de l’influence des Moedigen sur les phénomènes atmosphériques ne laissèrent aucune place à l’équivoque. L’adjonction du fils aîné de Van den Heuvel, jeune homme plein des plus hautes aptitudes scientifiques, accrut encore la fécondité de nos travaux et la certitude de nos découvertes.

Grâce à l’esprit méthodique de mes compagnons, à leur puissance d’investigation et de classement — facultés que je m’assimilais de plus en plus — ce que ma connaissance des Moedigen présentait d’incoordonné et de confus ne tarda pas à se transformer. Les découvertes se multiplièrent, la rigoureuse expérience donna de fermes résultats, dans des circonstances qui, aux temps anciens et même encore au dernier siècle, eussent suggéré tout au plus quelques divagations séduisantes.

Il y a maintenant cinq années que nous poursuivons nos travaux : ils sont loin, bien loin d’être arrivées à leur terme. Un premier exposé de nos travaux ne pourra guère paraître avant assez longtemps. Nous nous sommes, d’ailleurs, fixé comme règle de ne rien faire à la hâte : nos découvertes sont d’un ordre trop immanent pour ne pas être exposées avec le plus grand détail, la plus souveraine patience et la plus minutieuse précision. Nous n’avons à devancer aucun autre chercheur, ni brevet à prendre, ni ambition à satisfaire. Nous sommes à une hauteur où la vanité et l’orgueil s’effacent. Comment concilier les joies délicieuses de nos travaux avec le misérable appât de la renommée humaine ? D’ailleurs, le hasard seul de mon organisation n’est-il pas la source de ces choses ? Et dès lors, quelle petitesse de nous en glorifier !

Nous vivons passionnément, toujours au bord de découvertes merveilleuses, et cependant nous vivons dans une sérénité immuable.

Il m’est arrivé une aventure qui ajoute à l’intérêt profond de ma vie et qui, durant les repos, me comble de joie infinie. Vous savez combien je suis laid, au point de vue humain, plus étrange encore, et propre à épouvanter les jeunes femmes. J’ai pourtant trouvé une compagne qui s’accommode de ma tendresse au point d’en être heureuse.

C’est une pauvre fille hystérique, nerveuse, dont nous fîmes rencontre, un jour, dans un hospice d’Amsterdam. On la dit d’aspect misérable, d’une pâleur de plâtre, les joues creuses, les yeux égarés. Pour moi, sa vue m’est agréable et sa compagnie charmante. Ma présence, loin de l’étonner, comme tous les autres, parut dès l’abord lui plaire et la réconforter. J’en fus touché au point d’aller la revoir avec le docteur : on ne tarda pas à s’apercevoir que j’avais sur sa santé et sur son bien-être une action bienfaisante. À l’examen, il parut que je l’influençais magnétiquement : mon approche, et surtout l’imposition de mes mains, lui communiquaient une gaieté, une sérénité, une égalité d’esprit véritablement curatives. En retour, j’éprouvais de la douceur auprès d’elle. Son visage me paraissait joli ; sa pâleur et sa maigreur n’étaient que de la délicatesse ; ses yeux, capables de voir la lueur des aimants, comme ceux de beaucoup d’hyperesthésiques, n’avaient point pour moi ce caractère d’égarement qu’on leur reprochait.

En un mot, j’éprouvai de l’inclination pour elle, et qu’elle me rendit avec passion. Dès lors, je pris la résolution de l’épouser, et je parvins aisément à mon but, grâce au bon vouloir de mes amis.

Cette union fut heureuse. La santé de ma femme se rétablit, quoiqu’elle demeurât extrêmement sensitive et frêle ; je goûtai la joie d’être, pour le principal de la vie, pareil aux autres hommes. Mais surtout ma destinée est enviable depuis six mois : un enfant nous est né, et cet enfant réunit toutes les caractéristiques de ma constitution. Couleur, vision, ouïe, rapidité extrême de mouvement, nutrition, il promet d’être l’exacte réédition de mon organisme.

Le docteur le voit grandir avec ravissement : une espérance délicieuse nous est venue, — que l’étude de la Vie Moedig, du Règne parallèle au nôtre, cette étude qui exige tant de temps et de patience, ne s’arrêtera pas lorsque je ne serai plus. Mon fils la poursuivra, sans doute, à son tour. Pourquoi ne trouverait-il pas des collaborateurs de génie, capables de la pousser à une puissance nouvelle ? Pourquoi ne donnerait-il pas naissance, lui aussi, à des voyants du monde invisible ?

Moi-même, ne puis-je attendre d’autres enfants, ne puis-je espérer que ma chère femme donnera le jour à d’autres fils de ma chair, semblables à leur père ?… En y songeant, mon cœur tressaille, une béatitude infinie me pénètre, et je me sens béni parmi les hommes.

j.-h. rosny

  1. Et cette couleur composée, bien entendu, ne renferme pas de vert, puisque le vert est pour moi de la ténèbre.
  2. C’est le nom que je leur donnai spontanément pendant mon enfance, et que je leur ai gardé, quoiqu’il ne corresponde à aucune qualité ni forme de ces êtres.
  3. Le quartz me donne un spectre de cinq couleurs environ : le violet extrême et les quatre couleurs suivantes dans l’ultra-violet. Mais il demeure alors neuf couleurs environ que le quartz ne sépare plus et que d’autres substances séparent plus ou moins : le fer magnétique sépare environ trois couleurs au delà du quartz ; le bismuth en sépare d’autres.