Un artiste balois - M. Arnold Bœcklin

Un artiste balois - M. Arnold Bœcklin
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 194-204).
UN ARTISTE BALOIS
M. ARNOLD BŒCKLIN

La vieille ville de Bâle vient d’offrir, pendant un mois, un spectacle tout à fait extraordinaire : chaque jour, une véritable foule se pressait dans les trois salles de l’étage supérieur de la Kunsthalle. Cette foule venait comme en pèlerinage, de tous les coins de la Suisse, et aussi des pays voisins, attirée par une affiche représentant un centaure soulevant un bloc de rocher dont il se prépare à écraser quelque ennemi. On l’avait invitée à l’Exposition des œuvres du peintre Arnold Bœcklin, organisée par son brillant émule, M. Sandreuter, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de sa naissance. Elle répondait à l’appel, avec la docilité candide et la curiosité naïve que recèle presque toujours son âme collective. Surprise d’abord au spectacle inattendu d’un art vraiment nouveau, elle se laissait gagner, peu à peu, par l’évidente bonne foi, par la géniale bonhomie, par la puissance créatrice du peintre septuagénaire dont beaucoup, sans doute, ne connaissaient pas même le nom. De jour en jour, l’enthousiasme allait croissant : il a atteint son apogée aux fêtes solennelles du 23 octobre, que quelques excès d’esthétique, de lyrisme et d’admiration furieuse ont par malheur un peu gâtées. Maintenant, les œuvres admirées vont rentrer dans les collections privées ou publiques qui les avaient prêtées à la ville natale d’Arnold Bœcklin. Il est probable qu’on ne les reverra plus réunies comme elles viennent de l’être pendant quelque temps. Mais ceux qui ont pu les contempler ainsi, n’oublieront jamais l’impression saisissante qu’ils en ont eue. Beaucoup d’entre eux conservaient quelque méfiance du peintre bâlois, illustre en Allemagne et dans la Suisse allemande, — à peine connu partout ailleurs : pour la dissiper, il fallait cette vision d’ensemble d’une œuvre énorme et diverse, parfois choquante et parfois admirable, qui reflète toutes sortes d’influences, témoigne de toutes sortes de recherches, et s’épanouit enfin, dans ses meilleures pages, avec un éclat merveilleux d’originalité, de puissance et d’imprévu ; en sorte que le même artiste, qui tout à l’heure semblait un élève hésitant ou docile aux partis pris, s’y révèle soudain comme un maître égal peut-être aux plus grands, — en tout cas unique en son genre, créateur de ses formes et de ses modèles, aussi extraordinaire par la force de son imagination que par ses qualités d’exécution. — Je voudrais essayer de résumer ici les impressions d’une visite trop rapide à la Kunsthalle, en y joignant quelques renseignemens sommaires sur la personnalité, haute en couleurs, d’Arnold Bœcklin. M. William Ritter et M. Paul Seippel dans la Suisse française, M. Max Lehr, M. Hermann Grimm et bien d’autres en Allemagne, ont publié sur lui des études assez étendues pour que nous ayons au moins quelques notions de sa vie et de son caractère. Nous nous servirons de ces écrits pour éclairer ou compléter les impressions que nous avons rapportées soit de l’Exposition actuelle, soit d’autres rencontres avec les peintures de Bœcklin, et de l’examen des trois recueils de photogravures qui ouvrent aux visiteurs de la Kunsthalle un aperçu sur son œuvre complète.

Comme tous les maîtres, Bœcklin a fait plusieurs fois son propre portrait. L’Exposition de Bâle nous en offre deux exemplaires, — sans parler d’esquisses de moindre importance et de la belle médaille de M. Sandreuter. L’un de ces portraits date de 1872. Bœcklin avait alors quarante-cinq ans. Il venait de s’installer à Munich, après avoir passé cinq ans dans sa ville natale, laquelle, on s’en souvient, est la ville par excellence de la « Danse des morts ». Impressionné par les souvenirs de Holbein et de ses élèves, il représenta, penchée à son oreille, la Mort jouant du violon. Lui-même, en veston d’atelier, tenant sa palette et son pinceau chargés de couleur verte — de couleur d’espérance, — tourne à demi la tête pour écouter cette étrange musique. Il ne voit pas le spectre qui grimace tout près de lui ; mais il l’entend : sa figure, plutôt dure, encadrée d’épais cheveux raides et d’une barbe plus claire, plus mousseuse, à tons d’acajou, exprime le double effort d’une attention soutenue et d’une angoisse intense, qui travaille la pensée derrière le front plissé et douloureux. Cela est un peu « romantique » si l’on veut, — mais d’un grand effet. En même temps qu’une composition qui rappelle le motif préféré de l’ancienne école bâloise, c’est un fragment de confession intime. Qu’on pense à Holbein et à ses élèves : aussitôt, la page de Bœcklin prend un sens plus précis. La fantaisie inquiète et macabre, semble-t-il, s’est en quelque sorte rapprochée de nous ; elle est entrée dans la vie ; elle s’est faite familière, et pour ainsi dire usuelle. C’est un trait qu’il importe de retenir, car nous le retrouverons tout à l’heure, dans d’autres œuvres. — Le second portrait date de 1893. Bœcklin a soixante-six ans. Il est en pleine gloire, en plein travail, ayant enfin dégagé son inquiète personnalité des influences longtemps subies. Il relève d’une maladie qui a interrompu, pendant une période assez longue, sa belle activité : une hémiplégie dont sa main droite, que le coup terrible avait tordue, garde la trace. Debout devant une toile encore vide, il tient sa palette où s’étale une large flaque de vermillon. Il se retourne, la tête haute, avec un geste de défi, comme s’il bravait l’Ennemie dont le violon s’est éloigné, ou comme s’il jetait quelque réponse hautaine à des adversaires invisibles. Sa chevelure qui grisonne s’est éclaircie, tandis que sa barbe, plus épaisse, est coupée avec régularité. Ses yeux clairs, sous des sourcils vigoureux, regardent très loin. Des plis puissans labourent le front. Évidemment, ce vieillard n’a plus rien de commun avec le rêveur de 1872 : il a de la certitude et de l’autorité ; sachant ce qu’il veut, il est prêt à l’imposer ; il est énergique, un peu rogue, tenace et résolu. Son costume même atteste un singulier parti pris de bravade. Il porte une cravate « régate », blanche, à raies inégales, rouges et jaunes, un veston violet doublé de soie chatoyante, un pantalon blanc quadrillé de bleu. Cela paraîtrait d’un goût détestable, si dans cette bizarre combinaison de couleurs diverses on ne sentait un grand amour de la couleur, telle que la forme la lumière selon ses caprices dont elle ne doit aucun compte à personne et que la mode essaye en vain d’assujettir. Ce portrait est un manifeste : il affirme une volonté résolument indépendante. En même temps, il est un défi : le vieux maître se détourne de son travail comme un lion dont on interromprait le repas. Malheur à ceux contre lesquels il va marcher !

Devant cette œuvre si révélatrice, je songe à des anecdote ; », recueillies à travers les salles, et que je ne puis m’empêcher de consigner ici, tant elles me semblent convenir au personnage vivant, qui va sortir de son cadre pour tirer les oreilles à ses visiteurs récalcitrans.

Jeune encore, Bœcklin fut chargé de composer six mascarons pour décorer la cour de la Kunsthalle. À cette occasion, il eut quelques difficultés avec les magistrats de sa ville natale, — et il se vengea en les prenant pour modèles. Les six masques grotesques, dont le réalisme caricatural rappelle certaines sculptures gothiques, ce sont ceux d’honnêtes greffiers, de prudens conseillers, de sages secrétaires, qui vivent encore, qui depuis beaucoup d’années ont eu mainte occasion de se contempler dans ces aspects inattendus, condamnés au ridicule éternel par la fantaisie irritée de l’artiste. On dit qu’ils ont d’abord trouvé la plaisanterie un peu forte ; puis ils ont pris le parti d’en rire avec leurs combourgeois ; et les survivans ont joué gaîment leur petit rôle dans les fêtes du jubilé. Voilà qui les honore.

Voici un trait plus moderne et plus raffiné :

On ne peut parcourir l’Exposition sans remarquer une Suzanne au bain, dont la laideur repoussante dépasse les bornes du réalisme le plus intransigeant. Suzanne, — une énorme femme à profil bestial, dont la nudité donne la nausée, — est accroupie à côté de son bain. Un épouvantable vieillard, épais, charnu, rubicond, ignoble de sensualité, étend vers elle une main concupiscente, tandis qu’un autre vieillard, la face glabre injectée de bile, regarde d’un peu plus loin, trop visiblement malade pour convoiter, mais repoussant de bassesse et d’envie. Eh bien, l’on affirme que ce sont trois portraits. Encore une vengeance ; et voyez-en le raffinement : les autres œuvres de Bœcklin n’ont été reproduites par la photographie qu’en exemplaires de grand format et d’un prix assez élevé, celle-ci existe en cinq formats différens, et chacun peut l’acquérir pour la modique somme d’un franc vingt-cinq centimes. Tels sont les tours du vieux lion qu’on dérange.

Un autre aspect de cet Imaginatif aussi fantasque que tenace :

En 1860, il avait été appelé à Weimar, comme professeur à l’École des Beaux-Arts qu’on venait d’y fonder. Le séjour de la petite ville où se cristallisent les souvenirs de Gœthe ne lui plaisait guère ; l’enseignement l’ennuyait : il inventa une machine volante. On affirme qu’elle était de tous points parfaite, — à cela près qu’elle ne volait pas. Mais toute l’École des Beaux-Arts, professeurs et élèves, en rêvait : la peinture abandonnée cédait à la mécanique ; et les honnêtes bourgeois, sur le passage de ces artistes qui voulaient absolument s’envoler, hochaient la tête et les montraient du doigt en disant :

— C’est Bœcklin qui leur a tourné la tête !

La vie de cet homme fut très agitée : né dans la richesse, — ses parens étaient des commerçans fort à l’aise que des revers atteignirent, — il traversa une longue période de gêne et presque de misère ; novateur audacieux, il fut longtemps méconnu et raillé avant d’être acclamé ; citoyen d’une petite ville qui manquait des ressources nécessaires à son développement d’abord, plus tard à ses succès, il erra de pays en pays, subissant des influences diverses, parfois contradictoires. Après des études classiques dans sa ville natale, qui lui révèlent le monde hellénique et s’emparent fortement de son imagination, il va passer quelque temps à Genève, puis à Dusseldorf, centre artistique où le pousse sa vocation. C’était l’époque où régnait le paysagiste Schirmer, qui s’efforçait d’acclimater sur les bords du Rhin les traditions du paysage historique et décoratif, tel que l’ont créé Poussin et Claude Lorrain : son action sur Bœcklin devait persister sans cesse, modifiée par combien d’autres qui se sont peu à peu confondues dans son propre génie. Le voici d’abord à Anvers et à Bruxelles : il admire les truculens satyres de Jordaens, — le seul peut-être qui, avant lui, ait traité avec une certaine familiarité, comme s’il les eût rencontrés chaque soir dans ses tavernes, les joyeux monstres de la mythologie antique, symboles de la vie animale et libre, beaux de bestialité débordante, de convoitises toujours prêtes, d’ivrognerie inapaisée. — Ensuite, Bœcklin se trouve à Paris pour assister aux Journées de Juin, dont les sanglans spectacles se gravent dans sa mémoire. Puis il part pour Rome, où il épouse une jeune et belle Transtévérine, qu’on reconnaîtra désormais dans presque toutes ses compositions. Un critique enthousiaste n’a pas manqué de prêter à cet événement un sens symbolique : ce mariage du peintre bâlois et de l’orpheline romaine, c’est, comme la rencontre de Faust et d’Hélène dans le poème immortel, l’union du romantisme allemand et de la beauté antique... En réalité, ce mariage introduit dans la capricieuse existence de l’artiste des soucis d’un ordre positif : il faut vivre, — et personne n’achète sa peinture ! Épris de Rome, il essaye de s’y maintenir pendant quelques années ; mais bientôt le besoin l’en chasse, il reprend le chemin de sa ville natale. Aux heures difficiles, un instinct ramène les hésitans et les vaincus aux lieux où leur enfance a fleuri, où leur père a pourvu à leurs premiers besoins, où une bonne mère a bercé leurs petits chagrins ; souvent, ils n’y trouvent que des tristesses plus mornes, ou bien à peine quelque appui durement marchandé, quelque secours maussade. Bœklin connut cette déception : l’art encore incertain qu’il rapportait de ses voyages étonna ou indigna les bonnes gens qui se souvenaient de la maison paternelle, à l’enseigne des Trois-Chamois, et peut-être de son baptême, dans l’église de Saint-Léonard. Exposait-il ? on se moquait de lui ; s’il n’exposait pas, on blâmait sa paresse. Vous entendez d’ici : le dessin, la couleur, les sujets, le mauvais goût ! Une commande unique, qu’il avait exécutée, fut refusée par l’amateur, sous prétexte de « bizarrerie ». Bœcklin plaida : des frais, des soucis, de l’aigreur, — aucun résultat. Il résolut d’aller tenter fortune à Munich.

Là, du moins, il eut plus de chance. L’amitié du romancier Paul Heyse lui valut la protection du comte Schack : un amateur millionnaire, qui se composait une collection en commandant surtout des copies de chefs-d’œuvre à de jeunes artistes dont il escomptait l’avenir. Depuis, sa galerie est devenue célèbre, et en mourant, il l’a léguée à l’Empereur, qui s’est empressé de la laisser aux Munichois, lesquels ont la faiblesse de l’admirer. J’imagine que Paul Heyse eut quelque peine à convertir ce gentilhomme à l’admiration de son ami : car le comte Schack fut un homme de goûts très sages, pondérés et incolores, si l’on en juge pas les tableaux qu’il acquérait ; ceux de Bœcklin sont les seuls qui sortent de la plus banale convention.

C’est de Munich que Bœcklin émigra pour deux ans à Weimar. Lassé bientôt de fabriquer, sous prétexte d’enseignement, des machines volantes qui ne volaient pas, il reprend sa vie errante : de 1866 à 1871, il est à Rome ; puis, après un court séjour à Bâle, il retourne à Munich, qui lui avait été hospitalière ; il y passe quatre années, s’installe ensuite à Florence, qu’il quitte au bout de dix ans pour s’établir à Zurich, mais où il revient et où il est maintenant fixé. C’est au cours de ces quinze dernières années que sa réputation s’est établie : ses tableaux, dont nul ne voulait jadis, atteignent aujourd’hui des prix considérables ; il est couvert de médailles ; ses compatriotes, après l’avoir si longtemps traité de propre à rien, s’enorgueillissent de lui comme de leurs vieux maîtres ; il a des élèves qui lui ont voué l’admiration la plus enthousiaste ; il peut observer dans les Expositions de la Suisse allemande et de l’Allemagne les traces évidentes — parfois d’ailleurs déplorables — de sa croissante influence. Faut-il croire que le succès est nécessaire aux artistes ? Le fait est que Bœcklin n’a vraiment conquis sa personnalité que depuis qu’elle est reconnue ; ses œuvres les plus belles datent presque toutes de cette dernière période, et ses admirateurs lui prédisent une de ces illustres vieillesses, fécondes et souveraines, qui semblent être, pour certains artistes privilégiés, le commencement de l’immortalité. Le spectacle qu’elles donnent est assez rare et assez beau pour que nous souhaitions le devoir au peintre bâlois. Robuste, lucide, ayant repoussé la première agression, le septuagénaire qu’on vient de fêter semble taillé pour braver les années : en regardant ses œuvres les plus nouvelles, je pensais à la belle chose qu’est la vieillesse, quand elle demeure saine, vaillante et laborieuse, je pensais aux lumineuses soirées qui terminent parfois les jours glorieux de l’été...

Les images, les sensations, les rêves de cette longue vie se reflètent dans les œuvres inégales et diverses de l’Exposition, assez nombreuses pour en être l’illustration presque complète. Avec un peu de méthode, ne pourrait-on les grouper par époques ? On verrait alors l’artiste tâtonner longuement sous les influences successives qu’il a subies, s’imprégner d’abord d’un romantisme dont il conserva toujours quelques traits, auquel nous devons les « sujets » un peu grandiloquens que les peintres ont peine à lui pardonner ; puis imiter les imitations de son maître Schirmer, et de Karl Friedrich Lessing, — mais avec un talent déjà bien plus puissant, avec un instinct de la composition bien plus sûr, avec des moyens bien plus personnels ; découvrir ensuite, presque à la fois, les Flamands et les Italiens, Rubens et Titien, Jordaëns et Botticelli, et les mélanger avec une sorte d’insouciante abondance, en abeille qui butine sur toutes les fleurs ; enfin, dégager une individualité désormais maîtresse d’elle-même, en laquelle les élémens étrangers se sont unifiés, qui s’affirme avec une autorité telle, qu’un tableau marqué de son empreinte est reconnaissable au premier coup d’œil, quel qu’en soit le motif ou le sujet. « Bizarre » encore ? Si l’on veut : étonnant d’abord, comme tout ce qui est imprévu, puis s’emparant, comme tout ce qui est vraiment fort, de votre attention, de votre émotion, et vous imposant d’admirer. Beaucoup, je crois, ont fait la même expérience : ils avaient vu les Bœcklin de la collection Schack, ou ceux des galeries de Munich ou de Berlin, et, de cette première rencontre, n’avaient rapporté qu’un étonnement plutôt méfiant, ou même un peu railleur. Cette impression, ils l’ont retrouvée en parcourant les trois salles de la Kunsthalle ; mais bientôt, leur œil s’est accoutumé aux procédés du maître, aux hardiesses de son dessin cependant si précis, à l’éclat de ses couleurs vives, à ses valeurs balancées avec une science qui permet toutes les audaces ; et ils n’ont plus trouvé d’étonnant dans cet art que l’étonnement qu’ils en avaient eu d’abord, ils n’y ont plus reconnu d’autre parti pris que celui qui les aveuglait.

Les plus facilement accessibles parmi ces œuvres, celles que le visiteur acceptera les premières, ce sont certainement les paysages historiques ou romantiques. Bœcklin a peint en abondance des villas ou des châteaux au bord de la mer, selon la formule des poètes de 1830 :


Hast du das Schloss gesehen,
Das hohe Schloss am Meer ?...


Il a peint une Chasse de Diane, une Ile des vivans, une Ile des morts, des Bois sacrés, des Paysages italiens, etc. Cela est toujours d’un beau style, d’une composition savante, d’un arrangement intelligent, — mais non pas d’une vision directe et personnelle. Sans doute, l’artiste sent l’eau, les arbres, les fleurs, mais combine leurs effets à travers des souvenirs trop persistans d’œuvres déjà vues. Dans ce mélange d’art et de nature, la proportion est inégale, la part de l’art est la plus forte : et d’un art dont la noblesse factice ne peut nous plaire ni nous émouvoir. Nous avons appris à aimer la nature pour elle-même, pour elle seule, dans sa simplicité ; nous voulons le paysage sans épithète ; quelque chose en nous proteste contre la signification d’école que prennent dans certaines toiles les arbres magnifiques, dont l’auguste inconscience ne sait rien des guerriers antiques ni des amours illustres. Ici, pourtant, froissé par l’artifice des arrangemens et par les excès mêmes de la composition, je remarque, dans les plus réussies parmi ces peintures, les attitudes des discrètes figures qui les animent. Il y a, dans le Bois sacré, un cortège de blanches prêtresses, dont les deux premières s’agenouillent devant un hôtel, qui dégage l’impression la plus recueillie, la plus religieuse. A mesure qu’il se développe selon sa loi personnelle, Bœcklin réduit l’importance du paysage, en augmentant celle des figures ; et l’on voit bientôt apparaître des cortèges rouges de cavaliers maures, des guerriers s’avançant contre un château fort, des barbares en marche, qui lui appartiennent bien en propre. L’évocation du passé, dont il fait son but, est alors entièrement réussie.

J’imagine que c’est l’intérêt de ses figures qui conduisit Bœcklin à ses compositions les plus « littéraires », — à ces « sujets » dont les peintres, toujours dévoués au « morceau », sont enclins à se méfier. Quelques-unes sont presque des poèmes, d’une expression si simple à la fois et si saisissante, qu’il est bien difficile à de simples gens de leur résister. Je laisse de côté des allégories compliquées, qui exigeraient un long commentaire et qui, je le reconnais volontiers, sortent du domaine de la peinture. Mais voici un Château conquis et incendié par des pirates, où me frappe un détail admirable : une maigre figure, drapée de rouge, seule dans un canot qui s’approche des murailles où montent les flammes, — comme un génie ou un symbole de la destruction. — Voici un Ulysse et Calypso que je ne puis m’empêcher d’admirer, car toute la nostalgie et tout le repentir du héros se trouvent exprimés par sa seule attitude : enveloppé dans un long manteau bleu, il se tient immobile au haut d’un promontoire, tourné vers l’espace qui rappelle, tandis que derrière lui la nymphe dédaignée laisse tomber sa cithare inutile, en pleurant. — Et ce vieux guerrier qui retrouve les aspects contemplés par ses yeux d’enfant, et vient se fondre, se dissiper dans le cher paysage, dans la mystérieuse symphonie dont il n’est qu’une note perdue (le Retour) ! — J’entends les objections, les critiques, j’entends le cri dédaigneux que poussent ensemble les artistes pour excuser la banalité courante de leurs inventions, et les littérateurs pour se donner des airs d’artistes : « Littérature, poésies, romances. » Mais il faut avoir le courage de le dire, au risque de contrarier une des marottes de la mode du jour : si le « sujet » n’est point nécessaire, en peinture, il n’est pas non plus interdit. Nous ne demandons pas à l’artiste d’être un penseur ni un poète, soit ! Mais quand par hasard il est l’un et l’autre, je voudrais bien savoir au nom de quel principe, de quelle loi ou même de quelle expérience on l’en blâmerait ? Après tout, Bœcklin ne fait pas plus de « littérature « que notre Puvis de Chavannes, qu’il rappelle un peu, non, certes, par ses procédés d’exécution, mais par la noble intelligence qu’il a de la vie, par son sens profond de l’unité mystérieuse où se fondent les êtres et les choses, des rapports éternels qui relient le présent au passé et assurent à travers les âges la continuité de la poésie.

Aussi bien, c’est là l’impression dominante que laissent ses meilleures œuvres, celles surtout de sa dernière manière. Je m’arrête devant de petits tableaux, datant des années de 1873 à 1875, oïl l’on peut en quelque sorte surprendre — comment dirai-je ? — le moment où l’âme humaine se rencontre avec l’âme de la nature, et se confond en elle. Ce sont deux faunes retirant leur filet, que remplit une néréide effrayée ; une vieille femme jouant de la flûte dans un bocage ; un jeune couple errant à travers l’épaisseur d’une forêt ; une Flore semant des fleurs. L’eau coule et frissonne, les feuilles s’agitent, l’air, l’ombre et la tiédeur pénètrent dans les taillis : la vie est éparse partout, multiforme et divine, pénétrant des mêmes souffles le ruisseau fluide, la végétation joyeuse ou recueillie des arbres séculaires, des plantes et des fleurs, l’espace infini qui enveloppe leurs frêles ou durables apparences, et les monstres où la fantaisie mélange les trois règnes, — clairs symboles de l’éternelle unité. Rares sont les artistes qui savent éveiller, avec une telle puissance, la forte impression du monde que nous portons tous en nous-mêmes, où d’habitude elle sommeille comme un reflet noyé dans l’ombre, — le signe merveilleux du macrocosme dont la contemplation seule est une ivresse.

Quelques-uns — non parmi les moindres — obtiennent ce résultat sans en prendre conscience, par la grâce seule de la vertu créatrice qui est en eux. Bœcklin, lui, fils d’un siècle clairvoyant, connaît les facultés qu’il possède, et les gouverne. Il a dû réfléchir pour concevoir les êtres fabuleux dont il a puisé la première notion dans l’antique mythologie, mais qu’il a faits siens, qu’il a marqués de l’empreinte de son temps et de sa race, qu’il traite avec la familiarité qu’on a pour de simples modèles qui viennent poser sur commande, à tant par heure. Pour vous et pour moi, les faunes, les néréides, les tritons, les sirènes, les centaures sont des produits d’une imagination dès longtemps éteinte, que nous nous représentons tant bien que mal à travers des formes convenues, avec des types très classiques. Bœcklin, lui, les connaît, les a vus, les rencontre à la promenade, les mêle à sa vie et s’entretient avec eux de pair à compagnon. C’est ainsi qu’il nous montre, entre autres, un vieux centaure en dialogue avec un maréchal de village. Le monstre s’appuie de la main gauche à la boutique, et, son corps à demi penché, montre de sa main droite son pied de cheval qu’il a posé sur l’enclume, en donnant sans doute les explications nécessaires. Le maréchal écoute, sans s’étonner, et deux femmes regardent, aussi simplement que s’il s’agissait d’un honnête cheval de labour. Le centaure, cependant, est un très vieux centaure : sa barbe épaisse et son épaisse chevelure sont blanchies par les années ; les chaleurs et les pluies ont tanné sa peau brune ; son pelage est pie et ne tenterait aucun maquignon. Mais il garde le signe de sa divinité : et s’il est peut-être le dernier de sa race, il est toujours un fils de Zeus et de la Nuée. Que dire aussi des naïades qui s’ébattent dans le Jeu de la vague ? Avec leurs chairs blondes de Flamandes et leurs queues de poisson, imprégnées d’une radieuse lumière, elles frétillent, elle sautent, elles glissent, elles coulent comme autant de gouttelettes irisées que porte la vague énorme ; elles sont la vie et la gaîté de la mer, ce qu’il y a d’humain dans la mobilité des flots, ce qu’il y a de divin dans leurs caprices et dans leur beauté. Dans ces deux tableaux et dans ceux du même ordre, — qui sont à coup sûr la partie la plus vraiment personnelle de son œuvre, — Bœcklin est peut-être le premier peintre qui ait exprimé, par les moyens particuliers à son art, le panthéisme des rêveurs, des contemplatifs, des métaphysiciens et des poètes : ce panthéisme ennemi de toutes les orthodoxies, et pourtant si profondément religieux, dont l’incertitude même est un acte d’adoration et qui n’absorbe la nature que pour y chercher Dieu...

... En quittant la Kunsthalle, où se pressait la foule, je me suis rendu, pèlerin solitaire, au Musée, dont les salles renferment les belles œuvres des vieux maîtres bâlois, les admirables Holbein que chacun connaît : figures calmes et reposées, transcrites sans effort, avec une simplicité si vivante ; compositions naïves d’artistes qui ne cherchaient point à saisir le mouvement et se contentaient de l’expression que livrent les yeux et l’attitude ; visions directes, sincères, candides, des formes et des couleurs, qui ne révèlent aucune recherche, mais seulement la joie de fixer les images que les regards rapportent à l’âme ; œuvres de force, de santé, de fraîcheur, comme en peut seule produire la jeunesse d’une race ; œuvres de printemps et d’aurore qui fleurissent au début d’une naissante civilisation. Dans ces salles abandonnées, devant ces sages bourgeois, ces savans humanistes et ces pures saintes, j’ai tâché de tirer au clair les impressions que je viens de formuler, et j’ai pensé que l’artiste moderne, auquel il a fallu tant d’efforts pour conquérir sa personnalité, qui ne réussit à l’affirmer qu’à travers tant de recherches, dut envier plus d’une fois ces ancêtres, entrés en souriant dans un chemin facile, triomphateurs après des luttes où l’on ne dirait pas qu’ils aient jamais senti la moindre fatigue. C’est que le monde était jeune, c’est que l’art était jeune, c’est qu’ils étaient jeunes. Et voici, le monde est vieux, l’art est vieilli, Bœcklin approchait de la soixantaine quand il fut enfin maître de son génie. Mais qui donc oserait reprocher aux artistes de notre siècle d’en avoir l’expérience, l’acquis et la réflexion ? Trop heureux lorsque, à ces qualités mûres et conscientes ils joignent, — comme c’est ici le cas, — la verdeur d’une âme fervente et l’éclat encore vigoureux d’une seconde jeunesse.


ÉDMOND ROD.