Un an d'hôpital - Août 1914-août 1915

Un an d'hôpital - Août 1914-août 1915
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 627-640).
UN AN D’HÔPITAL
AOÛT 1914 — AOÛT 1915

Dans la nomenclature administrative des « formations sanitaires » assurées et desservies par notre admirable Croix-Rouge, l’hôpital dont nous allons parler ne porte qu’un numéro. Mais notre mémoire ne saurait l’appeler autrement que l’hôpital du Séminaire. Ce nom dit mieux, et tout de suite, quel est, depuis quinze mois, le double caractère et le double bienfait de la charitable et religieuse maison.

Le Séminaire d’Issy, ou le grand Séminaire, est l’école supérieure de théologie, située aux portes de Paris, où trois ou quatre cents jeunes clercs se préparent au sacerdoce. Dans l’histoire de notre pays, ces lieux ne sont ni sans gloire, ni sans beauté. A l’époque de la Renaissance, ils furent le séjour d’été d’une reine. Une plaque de marbre, à l’entrée du cloitre, commémore cette villégiature royale. A côté sont gravés les noms des illustres et saints fondateurs. Dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Renan, qui fut élève d’Issy, par le de la « cabane, décorée d’une inscription et de deux bustes, où Bossuet et Fénelon, M. Tronson et M. de Noailles, eurent de longues conférences sur le quiétisme et tombèrent d’accord sur les trente-quatre articles de la vie spirituelle, dits articles d’Issy. » Le bâtiment principal et la chapelle attenante sont modernes, mais l’ordonnance générale de l’immense parc, atteste encore le style et le goût du grand siècle français. Français également et fidèles aux traditions de la même époque, des maîtres éminens se succèdent ici depuis lors. L’admirable clergé de France leur doit beaucoup de son caractère, de ses talens et de ses vertus.

À ces titres d’honneur, d’autres, plus récens et plus douloureux, s’ajoutent. En 1870-1871, les épreuves de la guerre, de la guerre étrangère et de l’autre, n’épargnèrent point le séminaire d’Issy. Dans un coin retiré du parc, un piédestal formé d’obus amoncelés porte une statue de la Vierge. Sous le vocable de Notre-Dame des bombes, elle atteste encore aujourd’hui la gravité du péril et le miracle du salut. Mais, hélas ! tout alors ne fut point sauvé, ni tout le monde. Sur la liste des otages et des victimes de la Commune, figure plus d’un nom sulpicien. La crypte de la chapelle enferme de vénérables témoignages. On y a transporté pieusement et reconstitué morceau par morceau, pierre par pierre, les cellules des martyrs de la Roquette, ainsi qu’un fragment du mur contre lequel ils sont tombés. Pour de telles reliques, on a bien choisi le reliquaire.

Tout ici, l’aspect des lieux autant que leur histoire, s’accorde pour nous donner l’impression et comme le goût de notre pays. Bâtimens d’autrefois, épars dans la verdure, perspective des allées, horizons du haut des terrasses, ce nous fut une joie, dès le premier jour, de trouver un air si purement français à l’asile où seraient soignés les soldats de France. « Je passais, » écrit encore Renan, « je passais des heures sous ces longues allées de charmes, assis sur un banc de pierre et lisant. C’est là que j’ai pris (avec bien des rhumatismes peut-être) un goût extrême de notre nature humide, automnale, du Nord de la France… Mon premier idéal est une froide charmille janséniste du XVIIe siècle, en octobre, avec l’impression vive de l’air et l’odeur pénétrante des feuilles tombées. Je ne vois jamais une vieille maison française de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, avec son jardin aux palissades taillées, sans que mon imagination me représente les livres austères qu’on a lus jadis sous ces allées. Malheur à qui n’a pas senti ces mélancolies. »

A notre tour, nous avons senti les mélancolies de ces lieux. Mais nous en avons, plus profondément, éprouvé les douceurs et les puissances, ou les vertus. Jamais, il vous en souvient, jamais l’été n’avait eu plus de splendeur. Jamais, plus sombre pour nos âmes, notre ciel d’août n’avait été, pour nos yeux, plus éclatant. Chaque jour, de l’aube jusqu’au soir, une égale et constante lumière étendait sur l’hôpital encore vide et sur les jardins silencieux, l’enchantement, — et le mensonge, hélas ! — d’une inaltérable paix. Les « vieilles maisons françaises, » chapelles ou pieux logis, nous offraient, sur leurs visages de pierres grises, le charme et le sourire des chères et saintes choses de notre pays. Elles ont de jolis noms, et qui portent à la rêverie, ces humbles et poétiques retraites. « Près du petit cimetière de la Compagnie, se voit une imitation intérieure de la Santa Casa de Lorette, que la piété sulpicienne a choisie pour son lieu de prédilection[1]. » À côté d’un souvenir d’Italie, cherchons-nous un paysage français, et de l’Ile-de-France elle-même ? Montons ces quelques degrés de pierre. Arrêtons-nous sous un porche modeste, au cintre surbaissé, que ferme, à hauteur d’appui, une grille légère. Une allée bordée de pétunias, de géraniums et de sauges, mène vers un pavillon ancien, d’aspect abbatial. À gauche, une haute terrasse porte un quinconce de marronniers. Au fond, un clocher d’ardoises dresse sa pointe fine. C’est « la Solitude. » Et plus loin, c’est « Sion. » Là-bas, sous les arbres, se promènent les infirmières blanches. On dirait les jeunes choristes d’Esther. N’allons-nous pas les entendre ? « Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques. » — « Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ! » Ainsi devant nos yeux se lèvent les plus douces images de notre France, ainsi nous protons l’oreille à ses plus purs accens.

Dans cet harmonieux décor allait s’écouler une vie harmonieuse. Au bord du lac de Genève, dans le cimetière fleuri de Clarens, le passant peut lire ces mots sur la tombe d’Amiel : « Aime et reste d’accord. » L’hôpital du séminaire a vu s’accorder, jusqu’à se confondre, l’amour de Dieu et l’amour de la patrie. Qui donc oserait désormais, reprenant une formule dérisoire, dénoncer encore l’alliance « du sabre et du goupillon ? » Ici, depuis tantôt quinze mois, l’union de la croix et de l’épée a prodigué ses bienfaits et véritablement ses merveilles. De cette « union sacrée, » nous avons reconnu les principes et vérifié les effets. S’il en eût été besoin, nous aurions appris là, par expérience, de quels élémens admirables elle se compose, et quelle prudence, quel respect des consciences, quelle réserve, s’y mêlent à quel courage, à quelle tendresse, à quelle charité !

Jamais peut-être une même demeure, — et laquelle ! — ne rassembla des hôtes plus différens et moins préparés à la vie commune. Oui, c’est presque une vie de communauté, de communauté mixte, qui s’établit alors et qu’il fallut régler, d’une règle ferme et douce à la fois, sous le vieux toit sulpicien. « Mon séminaire blanc et mon séminaire noir, » disait en souriant le digne supérieur, des deux groupes, l’un d’infirmières et l’autre de prêtres, qui se faisaient vis-à-vis dans la chapelle, à l’heure de la messe et de la prière du soir. Encore une fois, il excellait à les régir tous deux. Son esprit de simplicité, sa bienveillance grave, son parfait naturel et son tact, assurèrent tout de suite et pour toujours, non seulement la facilité, mais le charme de relations qui ne consistaient qu’en de réciproques égards et dans un dévouement partagé.

Accord aimable, soutenu par une harmonie plus profonde et plus admirable encore. A l’hôpital du Séminaire, j’ai vu, toute une année, les deux élémens, les deux vertus, sacerdotale et militaire, en quelque sorte conjuguées, se multiplier l’une par l’autre, à l’infini. « J’ai vu, » pourrait-on dire avec Renan toujours, « j’ai vu à Saint-Sulpice les miracles que nos races peuvent produire, en fait de bonté, de modestie, d’abnégation personnelle. » Ces miracles, et d’autres aussi, nos soldats, nos prêtres, et nos prêtres-soldats, les ont chaque jour accomplis devant nous. Que de rencontres imprévues entre les deux caractères ! A quelles marques, pittoresques ou touchantes, il nous arrivait de les reconnaître, ensemble ou tour à tour ! J’entends encore un séminariste interroger un officier de marine : « Mon lieutenant, à quelle heure direz-vous la messe demain ? » Pour saluer tel ou tel, on ne savait pas toujours au juste si c’était : « Sergent, » ou : « Monsieur l’abbé, » voire : « Monsieur le curé, » qu’il fallait dire. Et comme ils portaient bien, simples et dignes à la fois, les deux signes de leur double vocation ! Quelle autorité, parfois un peu dure, avait le regard d’un jeune capitaine et déjà presque vieux séminariste, qui fut souvent notre hôte de passage et tomba depuis glorieusement ! Quel ton impérieux et bref dans le moindre accent de sa voix ! Tout en lui commandait, jusqu’à ses gestes. Mais, dès le seuil de la chapelle, quel respect, quelle ferveur aussi de lévite, en sa façon de courber, la tête et de ployer le genou ! Un jour qu’il avait parlé, d’un peu haut peut-être, à l’un de nos camarades, il n’attendit pas le lendemain, ou seulement le soir, pour s’en excuser humblement.

Comment en oublierais-je un autre, un petit sous-lieutenant, à peine sous-diacre encore ! Il n’était, celui-là, que douceur et pureté. Avec un visage d’enfant, il avait une âme héroïque et candide. Blessé d’une balle à l’épaule, il n’en voulut pas moins porter la croix funèbre, à la chapelle, devant le cercueil du premier de nos jeunes morts. Je le verrai toujours, dans le sombre uniforme des chasseurs à pied, tenant ferme la hampe d’argent. Quelques semaines plus tard, à peine guéri de sa blessure, il retournait au front, pour y mourir. Hélas ! à ses hâtives, obscures funérailles, aucun de ses compagnons n’aura sans doute pu rendre les mêmes honneurs.

Ainsi, dans une admirable rencontre, les meilleurs instincts et les plus nobles sentimens de l’âme française, toutes ses grandeurs et toutes ses beautés, se sont rejointes et reconnues.

Les premières semaines furent consacrées à l’aménagement du séminaire en hôpital. Ingrate et plus d’une fois pénible besogne. Femmes de ménage, en effet, et vraiment hommes de peine, c’est bien ainsi qu’auraient pu s’appeler, travaillant ainsi, les unes en tablier blanc, les autres en tablier bleu, les infirmières et leurs compagnons. Que d’épaules, même solides, plièrent alors sous de lourdes charges ! Que de « gros ouvrages, » comme dit le peuple, meurtrirent, sans les rebuter, les plus fines mains ! Salles communes et chambres particulières, services de médecine et de chirurgie, matériel de pansemens et d’opérations, il fallut tout préparer, tout ordonner, ouvrir des ballots et des caisses sans nombre. Les dons affluaient, de toute nature et de toute provenance. Les plus pauvres n’étaient pas les moins touchans : tel cet humble paquet, d’un cigare et de deux bougies, nouées d’un ruban tricolore.

Pour leur emploi nouveau, les choses du séminaire eurent à se transformer, non les cœurs. Si les élèves de la maison étaient partis en vacances, les maîtres, pour la plupart, étaient restés, ou revenus. Leur premier, leur unique soin fut de s’effacer, de s’oublier eux-mêmes et de sacrifier d’avance au bien de leurs hôtes futurs tout ce qu’ils pouvaient retrancher, non pas de leurs aises, n’en ayant jamais eu, mais de leurs plus anciennes et plus chères habitudes. Fénelon, dont le buste, avec celui de Bossuet, décore la petite chapelle des conférences, Fénelon n’eût pas manqué de louer en eux cette vertu qu’il appelait la désappropriation, et qu’il aimait.

Bientôt, aux, semaines de travail, succédèrent les semaines d’attente, plus difficiles à passer. Elle fut longue, et lourde, cette fin d’août et cette première huitaine de septembre. Pas de blessés encore. La tâche souhaitée se dérobait au dévouement inutile, et, dans l’hôpital vide, les infirmières oisives trouvaient trop lent à venir un devoir qu’appelait en vain leur généreuse impatience.

Loisirs pleins de mélancolie d’abord, puis d’inquiétude, enfin d’une angoisse croissante avec l’approche du péril. L’été s’achevait, splendide, et la sérénité du ciel ne faisait qu’aviver, par le contraste, l’émotion dont battaient les cœurs ! Encore mieux que des jours d’alors, il nous souvient des soirs, invariablement radieux. Quand la chaleur était tombée, nous gagnions les points élevés du parc, les hautes allées et les terrasses. Nous montions là comme en pèlerinage. Longuement, nous regardions au loin Paris, immense et poudroyant dans la lumière, gardé par sa haute tour vigilante et par sa blanche basilique. Nous le regardions en silence, notre Paris, et, dans ce regard muet et tendre, chacun de nous mettait à la fois sa crainte et son amour, celui-là vraiment dont parle le poète :



Son amour taciturne et toujours menacé.


Puis on redescendait. Sur un ciel de rose ou d’or vert, les grands marronniers formaient des dômes sombres. Des reflets s’attardaient aux pentes ardoisées du toit de la chapelle. Au sommet, la croix de bronze luisait parmi les groupes de petits anges. Grave, recueilli, le paysage s’accordait avec les pensées.

Graves étaient aussi les repas, à la table du réfectoire, où la bienveillance de ces messieurs avait admis le personnel masculin de l’hôpital. Une voix s’élevait, lisant en latin de saintes et terribles histoires : « In Galliâ, in Cappadociâ. » Suivait une énumération de noms, de lieux et de supplices, toujours avec cette conclusion : « et alibi plurimorum aliorum martyrum. » C’était les Actes des martyrs, bonne lecture en des jours où l’on attendait les barbares. On mesurait l’approche quotidienne de l’ennemi, on discutait ses chances et les nôtres. On commentait les nouvelles. De temps en temps, un journal, une lettre, apprenait aux maîtres du séminaire la mort héroïque d’un de leurs disciples, et qu’il y aurait désormais un élève de moins dans leur maison, un nom de plus dans leurs prières.

Sur les lèvres du supérieur, dans l’ombre et le silence de la vaste chapelle, quel accent pathétique prenait surtout la prière du soir ! Vieille prière française, où revenaient çà et là des formules que nous reconnaissions pour les avoir, enfans, apprises de nos mères. Une phrase entre autres, prononcée d’une voix lente, avec une expression qui nous paraissait plus forte et comme plus intense, avait le don de nous émouvoir : « Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir donné l’être. » Quels vœux nous mêlions à cette action de grâces, pour que l’être, hélas ! déjà repris à tant des nôtres, fût laissé du moins à ceux-là qui nous étaient le plus chers.

Après une dernière promenade, à la fidèle clarté des étoiles, que ne voilait jamais aucun nuage, nous remontions dans nos cellules. Mais le sommeil ne les visitait guère. Alors, on comprenait trop bien l’expression du vieil Homère : « se ronger le cœur. » A toute vitesse, à grand fracas, un auto passait sous la fenêtre, sans doute il portait quelque funeste nouvelle. Il n’y avait pas jusqu’au moindre bruit, fut-ce la sonnerie de l’heure, qui ne nous fit tressaillir. Dans les ténèbres, à tout moment, on croyait les entendre, quand, un jour, on apprit leur défaite et leur fuite. Quand tout présageait la ruine de la patrie, l’immortel Bulletin nous en annonçait le salut. Alors, pour la première fois, elle résonna tout autre, la prière du soir, et nous remerciâmes Dieu non seulement de nous avoir donné l’être, mais, plus encore, — avec quelle abondance et par quel miracle ! — de nous l’avoir rendu.

Peu de jours après, nous recevions l’ordre de partir pour Meaux et d’en ramener, — enfin ! — nos premiers blessés. De bonne heure, nous prîmes place dans un automobile, avec deux de nos infirmières. Des camions, automobiles aussi, nous accompagnaient. C’était un clair matin de septembre. Le cœur allégé, sinon joyeux, nous traversions les pays voisins, presque témoins, de la victoire d’hier. Campés le long de la route, au bord des fossés, derrière les haies, nos soldats nous saluaient gaiement. De temps en temps, notre voiture dépassait des familles de paysans, à pied, en carriole ou sur des chars, au milieu de meubles entassés. Ils regagnaient leurs villages ou leurs fermes, désormais en sûreté.

Sur des ponts de fortune, que faisaient trembler nos lourds véhicules, nous passâmes la Marne. Des bateaux-lavoirs y gisaient, tombés sur le flanc et submergés à demi. La petite ville était à peu près déserte. Quelques habitans y rentraient, furtifs. Ses maisons portaient, chaudes encore, les traces de la bataille. Déserte ? Je me trompe. Pasteur intrépide et fidèle, son évêque la remplissait, l’animait tout entière. En saluant ce jour-là, devant la cathédrale, le successeur de Bossuet, nous songions qu’il seyait bien au prélat patriote d’avoir élevé naguère jusqu’aux dernières hauteurs l’âme d’un Déroulède mourant. Nous nous souvenions aussi, de plus loin, d’un certain Ambroise, envoyé par Probus, à Milan, comme gouverneur de la Haute-Italie, avec ces instructions : « Allez, mon enfant, et conduisez-vous, non pas en magistrat, mais en évêque. » Entre les mains de Mgr Marbeau, la Providence avait réuni pour un temps, — et quel temps ! — l’un et l’autre pouvoirs. On sait comme il les exerça tous deux, grâce à « l’autorité morale que la vertu et le dévouement donnent et à laquelle aucune force ne peut suppléer[2]. »

Nous parcourûmes les rues en compagnie du vaillant évêque. Des passans, bravement demeurés ou déjà revenus, le saluaient avec émotion. Plusieurs s’agenouillaient devant lui, pressant de leurs lèvres sa main protectrice. Simple, cordial, il nous offrit, nous le servant parfois lui-même, ce qu’il appelait un déjeuner de guerre. Puis il nous conduisit à l’hôpital où, sur sa demande et par ses soins, quelques blessés nous furent remis.

Notre modeste convoi comprenait, entre autres, deux petits Marocains, presque des enfans, un grand brigadier de chasseurs d’Afrique, un infirmier et enfin deux Allemands, ceux-ci les plus atteints. En les voyant passer, en comprenant que nous les emmenions aussi, les Marocains indignés leur firent des gestes de haine, et de mort. Par prudence, on étendit les Français dans le premier camion, les Boches suivirent et les terribles moricauds s’installèrent dans la dernière voiture. Terribles, mais si gentils ! Pour prendre congé du personnel de l’hôpital, ils ne trouvaient que ces mots : « A revoir beaucoup ! beaucoup ! » Mais dans ces mots répétés, leur accent, leur sourire, et même leurs yeux humides, mettaient, avec un gros chagrin, une reconnaissance infinie.

De Meaux à Paris, le retour se fît lentement, pour épargner aux blessés de trop cruelles souffrances. Ils souffraient néanmoins, surtout l’un des Allemands. De son camion, qui nous précédait, ses plaintes et l’odeur affreuse de ses plaies arrivaient jusqu’à nous : « Birne ! Birne ! » gémissait-il, « une poire ! » On la trouva dans un village. Plus d’une fois, nous dûmes faire halle sur le triste chemin. Un blessé, puis un autre, implorait quelques minutes de répit. Alors, de braves gens s’empressaient pour voir les soldats. Ils leur serraient les mains, leur offraient du tabac ou des fruits ; des enfans leur donnaient des fleurs. Une rose derrière l’oreille, à l’orientale, couronnés de leur turban de toile bise, assis très droit et saluant d’un air digne, les Marocains avaient l’air de deux petits princes noirs.

La nuit était tombée quand nous traversâmes Paris. Sur le pavé, nous fûmes obligés de ralentir encore. Enfin, l’hôpital ouvrit ses portes devant ses premiers hôtes. Attendus avec impatience, ils furent accueillis avec tendresse. Des mains adroites et pieuses se hâtèrent de panser leurs blessures. Par ces premières gouttes de sang français, on eût dit que le séminaire de France était consacré pour la seconde fois.

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Savez-vous en quoi consiste l’emploi de secrétaire de chirurgie ? On s’assied devant une petite table (à écrire), aussi près que possible d’une autre table (d’opérations), et, sous la dictée de l’opérateur, on écrit. On note des choses parfois horribles, mais bienfaisantes et bien faites, dont l’horreur peu à peu s’atténue et finit par s’effacer devant leur bienfait. Il n’y faut, au début, qu’un peu de courage, qui se change, très vite, en curiosité passionnée. On regarde, on écoute ; on rédige. Attentif aux moindres mots, aux moindres mouvemens du maître, on essaye de suivre à la fois sa pensée et sa main également promptes. De tels momens sont d’une véritable beauté, même pour un ignorant. Mais pour un croyant, certain soir, à la fin d’une opération terrible, quelle grandeur, tragique et sacrée, n’eut pas l’absolution dernière, apportée au patient, au mourant encore endormi, et, sur la table même, l’onction furtive et comme hésitante parmi les membres déchirés et sanglans !

Pour ceux d’entre nous qui n’étaient pas aptes à tel ou tel service particulier, les moindres services étaient bons, et chacun de nous tâchait d’être bon à tous. « Toi médecin ? » nous demandait un jour un Arabe. — « Non. » — « Toi chirurgien ? » — « Non plus. » — « Alors quoi ?… Ah ! oui, toi un peu mon père à tout le monde. » Que d’occasions nous furent données de leur témoigner à tous une paternelle tendresse ! Que de jours, que de veilles, consacrées à leurs soins, resteront parmi nos plus chers, nos plus émouvans souvenirs !…

C’est la nuit. Dans une des salles communes, éclairée à peine, trente ou quarante blessés dorment, rêvent tout haut, ou se plaignent. Sans bruit, celui qui les garde va d’un lit à l’autre, écoutant les rêves, qui ne parlent que de guerre, et tâchant d’apaiser les plaintes. Point n’est besoin de relever les courages. Atteint d’un éclat d’obus aux reins et forcé par d’atroces douleurs de conserver, toute la nuit, la position la plus incommode, un de ces braves ne trouve à nous dire que ces mots : « Allez, il faut encore remercier le bon Dieu. Quand on pense qu’il aurait pu nous faire naître Hoches ! » Deux autres, un Provençal et un Alsacien, nous ont prêté leur carnet de route. Sur la première page, l’Alsacien a écrit : « C’est avec l’âme entière qu’il faut aller à la vérité. » (Platon.) Moins philosophe, le Provençal a le trait pittoresque, avec de la gaieté, parfois de l’esprit. C’est lui qui nous disait, à propos de je ne sais quel faux bruit d’armistice : « Une suspension d’armes ! A eux !… Oui, mais alors comme à Damoclès. » Et voici quelques extraits de ses notes :

« 12 septembre. — Plusieurs morts du …*, morts depuis environ huit jours, noirs, gonflés, odeurs pestilentielles…, départ pour… où nous faisons un bon déjeuner.

« En Lorraine. — J’ai visité l’église du village, qui est jolie. Il y a de belles boiseries au chœur. Style ogival. Pas mal pour un petit patelin de trois cent soixante habitans.

« 26 septembre. — Dès le point du jour, le bal commence. Quelques coups espacés, puis la fusillade crépite, le canon s’en mêle, ça y est. On nous annonce que le sergent X… vient d’être tué. Le soleil est brillant et radieux. »

Enfin, du lendemain de son arrivée parmi nous :

« On m’expédie à Issy-les-Moulineaux, chez les Dames de la Croix-Rouge… Suis classé parmi les « peut manger ce qu’il veut. » Je demande alors du faisan à l’infirmière, ce qui la fait rire, et moi aussi. On nous sert un excellent souper, ma foi… Lucullus dîne chez Lucullus. »

Finesse des idées et délicatesse des sentimens, toutes les énergies et toutes les douceurs, de la tendresse, de la grâce même et jusqu’à de la poésie, quel trésor que le cœur, « le cœur innombrable » de nos soldats ! « Nous sommes aujourd’hui quel jour ? » interroge un petit Breton. « Le 3 juin. » Et l’enfant, avec un sourire triste, comme lointain : « C’est le jour où l’on sème le blé noir dans ma Bretagne. » Plus loin encore de leur pays, les Arabes s’en souviennent avec mélancolie. Par les sombres après-midi d’hiver, assis tout seul sous les arceaux du cloître, lorsque l’un d’eux chantait ses mélodies, vraiment « infinies » celles-là, infinies comme sa peine, certain chant désolé de Moussorgsky, « Sans soleil, » un chant d’hôpital aussi, nous revenait à la mémoire. Autant que leurs chansons, leur parler possédait un charme étrange, témoin cet appel dans la nuit : « Mon père, j’ai soif. Toi donner à boire, » ou la simple dictée de ce billet filial : « A Zorah. Ton fils te salue. Un peu blessé. Pas beaucoup. Guérira bientôt. » Et comme nous demandions l’adresse, nous ne pûmes obtenir que cette réponse : « Au village du marché du mardi. »

Il était d’un village du Jura, le petit Français de France (dix-huit ans à peine), qui nous contait son engagement en ces termes, notés par nous aussitôt : « Les vieux ne voulaient pas : ni le vieux, ni la vieille. Ils pleuraient tous les deux. Un matin tout de même, j’ai été à la ville trouver le commandant de place et je lui ai dit : « J’veux m’engager. » — « Bien ! » qu’il m’a dit, « v’ià une feuille qu’il faut que ça soit toi, mais ton père aussi, ou ta mère, qui la signe. » Et quand je l’ai apportée aux vieux, le père m’a dit : « Non, j’peux pas. » Et la mère n’avait pas plus de courage. Et ils pleuraient. Mais enfin j’ai donné la plume au père et j’ai approché tout doucement l’encrier, si près, si près de la feuille, qu’il a signé sans s’en apercevoir. »

Puis, simplement, gravement, il racontait encore ses impressions de bataille et, sans les vanter, sans presque s’en rendre compte, les exploits de sa bravoure légère. Enfin, pour achever ses confidences, il nous lisait cette lettre, reçue la veille, d’une enfant de son âge, dont les parens, des paysans comme lui, dans un village de l’arrière, l’avaient logé deux jours :


« Mon petit Léon bien-aimé,

« Je t’écris cette lettre pour te dire que nous pensons toujours à toi, malgré peut-être que nous ne te reverrons plus. Et nous sommes bien contentes, maman et moi, que tu ne sois pas beaucoup blessé. Et comme c’est demain le premier mai, maman et moi nous avons été dans les bois cueillir ces petites fleurs de muguet que je t’envoie. C’est afin qu’elles te portent chance.

« Adieu, cher petit Léon, je t’embrasse de tout mon cœur et je suis ta petite amie chérie. »

Ayant écouté cette lecture avec nous, mais autrement que nous, les « copains » se mirent à plaisanter — vous devinez sur quel ton, — et à « insinuer des choses. » Alors le petit, rouge de colère, un peu de honte, et nous prenant à témoin, s’écria : « C’est pas vrai. D’abord, n’est-ce pas, monsieur, que, s’il y avait eu des bêtises, elle ne parlerait pas de sa mère dans la lettre ! »

Ainsi, la souffrance affinait les esprits, en même temps qu’elle élevait les âmes. Après un concert mêlé de poésie, un soldat nous dit seulement : « C’est beau, ce qui parle. Mais ce qui chante, ce qui chante ! » Trop flatteuses paroles pour un musicien, sinon pour la musique. Il la comprenait bien, celui-là. Une autre fois, c’était eux-mêmes, eux tous, qui nous la faisaient comprendre. Les Petits Chanteurs à la Croix de bois étaient venus un soir chanter pour eux. De peur de les fatiguer, ils ne leur avaient chanté que des choses très douces. A la fin, quelqu’un demanda la Marseillaise. Les enfans n’osaient pas, ayant, disaient-ils, de trop petites voix. Ils osèrent pourtant, et bientôt, d’autres voix, toutes les autres, se joignirent aux leurs. Elles sortaient, ces voix, de la pénombre de la salle, de la blancheur des lits, de la pâleur des visages. Faibles, dolentes, elles étaient belles de leur faiblesse et de leur douleur même. « Por la boca de su herida, » comme dit la Chimène de Guilhen de Castro, croyant encore entendre la voix de son père à peine expiré. Nos blessés chantaient ainsi, « par la bouche de leurs blessures, » et nous, en écoutant les strophes sublimes, il nous semblait les comprendre pour la première fois. En vérité, toute musique prenait alors, avec un sens plus profond, une dignité plus haute. Un matin, six cuirassiers entrèrent à cheval dans la cour. Commandés par un chef d’escadrons, ils venaient donner une aubade à l’un des leurs. On descendit le malade sur une civière, et par trois fois, très pâle et les yeux humides, il écouta sonner en son honneur les trompettes de son régiment.

« C’est beau, ce qui parle, mais ce qui chante, ce qui chante ! » Malgré tout, il se trompait, le petit blessé musicien, et nul chant ne surpasse en beauté certaines paroles, inspirées à nos soldats par la souffrance ou par l’approche de la mort. Paroles de haine quelquefois, d’une haine sacrée et presque sainte, contre nos ennemis, leurs mensonges et leurs crimes. Mais surtout paroles d’amour pour le pays, et, pour nous, de reconnaissance et de touchante amitié. C’est un agonisant auquel on offre une cuillerée de Champagne et qui l’accepte en ajoutant : « Au moins, c’est bien entendu que je le paie, mon Champagne. La France, dans l’état qu’elle est, n’a pas les moyens de me l’offrir. » Un autre, un enfant, tout près de mourir aussi, disait avec une tendresse navrante à l’infirmier qui lui tenait la main : « C’est drôle tout de même… — Et quoi donc ? — Il y a trois jours, on ne se connaissait pas… Maintenant, on s’aime déjà tant… Et voilà qu’il faut se quitter… » Puis, après un silence : « Pourtant on était heureux !… On était dans la quincaillerie… » Et le petit ouvrier ferma les yeux, en souriant pour la dernière fois à son humble métier, à son pauvre bonheur :

« Comme il avait aimé les siens qui étaient en ce monde… » Eux aussi, devenus les nôtres, nous les aimions jusqu’à la fin, et plusieurs ont fini comme des héros, comme des saints. Il mourut ainsi, le jeune et charmant tirailleur, dont la mort fut pour l’hôpital un deuil public. Aucun autre n’avait son intelligence et son cœur. Elevé fort au-dessus de sa condition par je ne sais quelle noblesse native, un moment égaré par les maîtres de l’erreur en tout genre, les dures leçons de la douleur avaient ramené à la vérité, à toutes les vérités, son âme généreuse et sincère. Avec quelle ardeur il se promettait de ne plus servir que de justes causes, des causes sacrées ! Que de fois il nous entretint de ses vœux, de ses desseins, de ses espérances ! Belle eût été sa vie, mais sa mort fut plus belle. Pendant ses derniers jours il ne faisait que répéter : « J’aime à souffrir : cela rend meilleur. » Quelques heures avant la fin, comme on s’étonnait de l’étrangeté de son regard, il répondit avec gravité : « C’est que je n’ai jamais vu si loin qu’aujourd’hui. » Et ses dernières paroles furent celles-ci : « Tout donner ! Tout donner volontairement… Adieu, ma jeunesse… Adieu, ma France. »

Pareil, sur son lit funèbre, au Christ descendu de la croix, nous le portâmes, après tant d’autres ! mais avec plus de tristesse encore, la nuit, à travers le parc, dans la petite chapelle de Bossuet et de Fénelon. Là, jusqu’à l’heure des funérailles, l’ombre des grands évêques français veillait la dépouille des soldats de France. Les parens, la sœur, arrivèrent le lendemain. C’étaient de simples gens. Et quand la sœur eut embrassé pour la dernière fois le beau visage fraternel, elle ne trouva que ces mots, touchans de modestie et de fierté : « C’est vrai, monsieur, nous sommes d’une condition bien humble… Mais mon frère était si haut ! »


S’ils n’atteignirent pas tous à cette hauteur, tous en ont approché. On a rapporté ce propos d’un de leurs chefs : « Nos soldats ! C’est à se mettre à genoux devant eux. » Agenouillés devant leur souffrance, devant leur agonie, le cœur débordant pour eux de pieuse tendresse, nous avons compris cette parole et nous l’avons pratiquée. Remercions-les, eux qui ne songeaient, pauvres enfans, qu’à nous remercier nous-mêmes. Remercions-les d’avoir fait connaître, éprouver, aux moindres d’entre leurs serviteurs, « dans des emplois bornés, une charité infinie[3]. » Charité, c’est-à-dire amour, amour infini comme leurs vertus, comme leur droit à notre reconnaissance, à notre vénération. Pour eux, nous passâmes toute une année dans le royaume de la douleur et de la mort ; mais, par eux, dans le royaume aussi de la vie, de la vie supérieure, immortelle. Année mémorable et féconde à jamais ! Sublimes ouvriers de notre salut à tous, vous nous avez donné par surcroît, à nous, témoins obscurs, mais fidèles de votre héroïsme, la joie ineffable de nous sentir vivre la main dans la main et le cœur contre le cœur du peuple même, du peuple entier, de l’admirable peuple de notre pays ; .


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Renan, loc. cit.
  2. Saint Ambroise, par le duo de Broglie.
  3. Bossuet.