Un amour vrai (la Revue de Montréal, en 1878-1879)
Leprohon & Leprohon (vers 1897) (p. 50-60).
◄  III.

IV


Après son départ, M. Douglas m’écrivit souvent, et me disait chaque fois qu’il ne pouvait s’habituer au bonheur d’être catholique. À son retour d’Orient, il entra à la Grande Chartreuse, d’où il m’écrivit une dernière fois.

Voici sa lettre :


Madame,


Vous n’avez pas oublié nos conversations de l’automne dernier, ce que je vous confiai sur ma résolution d’entrer dans un cloître. Cette résolution, je l’ai renouvelée partout : à Londres, à Lorette, à Rome, à Bethléem, sur le Calvaire, et je viens enfin de l’exécuter. Depuis une semaine la Grande Chartreuse, où avec la grâce de Dieu, je veux finir ma vie. Mon bonheur est grand. On respire ici une atmosphère de paix qui pénètre l’âme et semble rapprocher du ciel. Je n’avais pas l’idée de ce calme, de ce silence plus éloquent que celui des tombeaux. Vous ne sauriez vous figurer ce qu’on éprouve en entrant dans ce monastère, où depuis bientôt huit siècles tant d’hommes qui pouvaient être grands selon le monde, sont venus s’ensevelir pour y vivre pauvres et obscurs sous le seul regard de Dieu.

Vous savez que la Chartreuse est bâtie dans une solitude profonde, au milieu de rochers presque inaccessibles. Cette nature grandiose élève l’âme et m’a rappelé la sauvage beauté de certains paysages de votre Canada. Je ne vous dirai rien de l’histoire de ce célèbre monastère (où votre pensée, j’espère, viendra souvent me visiter), car, sans doute, vous le connaissez depuis longtemps. Je vous avoue que j’étais bien ému en arrivant ici. Je songeais à ceux qui m’y ont précédé, à ces preux d’autrefois, à tant de nobles et brillants seigneurs qui ont fui les pompes et les séductions du monde, pour venir à la Chartreuse opérer leur salut. Cette sauvage solitude a vu bien des sacrifices héroïques, sanglants, et quelles terribles luttes entre la nature et la grâce ont dû y passer ! Pour moi, j’y venais sans combat, car, depuis la mort de ma fiancée, le monde ne m’est plus rien.

Le recueillement des religieux m’a profondément touché. Oui, Louis Veuillot avait raison quand il disait : Il faut laisser les monastères, non pour les grands coupables et les grandes douleurs, comme on le dit communément, mais pour les grandes vertus et les grandes joies.

Je comptais commencer mon noviciat le jour de mon entrée, mais les bons Pères m’ont donné une semaine de repos pour me remettre de mes fatigues de voyage, et le religieux chargé d’exercer l’hospitalité me traite avec toutes sortes de soins et d’attentions. Il me gâte. Je ne fais pas ici d’allusion, madame, je ne vous fais pas des reproches indiscrets de m’avoir autrefois chez vous, gâté avec autant de bonne grâce que cet aimable religieux.

En attendant, j’occupe une des chambres destinées aux étrangers. Cette chambre, toute monastique, n’a pour ornement qu’un tableau représentant saint Bruno en prière ; au-dessous sont gravées les armoiries des Chartreux — un globe surmonté d’une croix et cette belle devise : Stat crux dum volvitur orbis ; la croix demeure pendant que le monde tourne. J’aime cette profonde parole.

Maintenant, je vais vous parler d’une chose qui m’a été bien pénible.

Hier, le Père Supérieur vint me voir à ma chambre. J’ouvris mes malles pour lui montrer plusieurs de mes souvenirs de voyage que je croyais propres à l’intéresser. Le révérend Père trouva probablement qu’il y avait là bien des inutilités, car il me dit qu’avant de commencer mon noviciat, j’aurais à remettre tout ce que j’avais apporté avec moi. Cet ordre me bouleversa. Depuis la mort de Thérèse, j’avais toujours porté sur moi son crucifix, et son portrait qu’elle m’avait donné le jour de nos fiançailles, avec une boucle de ses cheveux. Me séparer de ces souvenirs si chers me paraissait un sacrifice au-dessus de mes forces. Eh quoi ! me disais-je, je me séparerais de tout ce qui me reste d’elle ! de son portrait, de ses cheveux, du crucifix qu’elle a porté si longtemps, qu’elle tenait entre ses mains à son heure dernière ! devant lequel elle a offert pour mon salut son bonheur et sa vie ! Je passai la nuit dans une agitation cruelle. Enfin, ce matin, profondément malheureux, j’allai à la chambre du Père supérieur. Mon trouble n’échappa point à son regard pénétrant ; car, après m’avoir offert un siège, il me demanda ce qui m’affligeait et m’engagea à lui parler « comme un enfant parle à son père. » J’étais grandement embarrassé, mais je le regardai et ma timidité faisant place à la confiance et au plus profond respect, je m’agenouillai devant lui et lui dis tout. Je lui dis comme ses paroles de la veille m’avaient fait souffrir, pourquoi ma fiancée avait offert sa vie à Dieu ; je lui racontai sa mort, ma conversion, et demandai la permission garder ce qui me restait d’elle : son crucifix, son portrait et ses cheveux.

Le bon Père s’attendrit visiblement en m’écoutant, et me dit après quelques instants de silence :

— Mon fils, gardez toujours au fond de votre cœur le souvenir de cet ange que Dieu avait mis sur votre route pour vous conduire à lui. Ce qu’elle a fait pour vous est l’héroïsme de la charité. Quant à ces objets qui vous sont si justement chers, vous avez là l’occasion d’un sacrifice.

Et comme je ne répondais rien, le vénérable religieux mit ses mains sur ma tête et me dit avec un accent qui pénétra jusqu’au plus intime de mon âme :

— Mon enfant, pourquoi êtes-vous venu ici ? Pourquoi voulez-vous être religieux ?

J’étais bien troublé, mais je lui dis :

— Mon Père, commandez-moi ce que vous voudrez, je vous obéirai en toutes choses ; seulement, je vous en prie, laissez-moi ce qui me reste d’elle. Ces souvenirs sont pour moi sacrés, je les avais sur mon cœur au jour de mon baptême et de ma première communion. Permettez que je les garde encore, au moins pour quelque temps.

— Non, me répondit-il avec douceur, mais aussi avec une autorité qui ne souffrait pas d’instances, non, mon enfant. Le sacrifice est la base de la vie religieuse. Si vous voulez commencer votre noviciat, il faut me remettre ces objets, auxquels vous tenez tant.

Il se fit dans mon âme un combat bien douloureux. Je vous l’avoue à ma confusion, pendant quelques instants j’hésitai. — Oui, j’hésitai. Ô mon Dieu, ayez pitié de moi ! Ô ma Thérèse, prie pour moi, dis-je au fond de mon cœur ; et, ôtant de ma poitrine le crucifix et le médaillon, je les remis au Père, qui me regardait en silence. En me séparant de tout ce qui me restait d’elle, je ressentis quelque chose de cette douleur terrible qui me brisait le cœur quand je la mis dans son cercueil. Je pleurais. Mais loin de s’indigner de ma faiblesse, le saint religieux m’attira dans ses bras, et me dit de douces et tendres paroles.

— Ne pleurez pas, me répétait-il, ne pleurez pas, mon enfant. Tout sacrifier à Dieu, c’est la plus grande des grâces, le plus grand des bonheurs. Plus tard, vous le saurez et vous regretterez ces larmes. Croyez-moi, ajouta-t-il avec une expression charmante, votre ange gardien, et cet autre ange que Dieu vous avait donné, se réjouissent pour vous dans ce moment.

Il me parla des grandes grâces que Dieu m’a faites, de mon baptême, de ma première communion.

Ah ! madame, si vous l’aviez entendu quand il me suppliait d’être fidèle, d’être reconnaissant, d’être généreux ! Il y a dans sa parole quelque chose qui pénètre et enflamme le cœur. J’avais bien honte de moi, je vous assure, en pensant que je venais d’hésiter misérablement devant un sacrifice ; mais le bon Père ne me fit pas de reproches. Au contraire, il consentit à me laisser commencer mon noviciat ; et, me serrant dans ses bras, comme pour faire passer dans mon cœur le feu sacré qui brûle le sien, il me souhaita le bonheur d’aimer Dieu jusqu’au renoncement continuel, absolu, jusqu’à l’immolation parfaite et constante de moi-même. Ce souhait me fit éprouver une émotion profonde. Il me sembla que je n’avais jamais entendu rien d’aussi doux, ni d’aussi terrible. Je remerciai le saint vieillard, et lui avouai que je n’étais qu’un faux brave, que les mots de renoncement et d’immolation me faisaient frémir. Il m’écouta avec une aimable indulgence, et sourit en m’entendant parler de mes craintes, comme nous faisons quand les enfants nous parlent de leurs frayeurs imaginaires. Ce sourire, je vous l’assure, en disait plus que n’importe quelle parole, sur cette folie qui nous fait craindre de souffrir pour Dieu. Puis, comme j’allais le saluer pour me retirer, le révérend Père me dit agréablement :

— Mais je devrais vous gronder pour avoir tardé à tout me dire.

Je lui baisai les mains, et l’assurai que je serais le plus confiant de ses religieux, comme j’étais peut-être déjà celui qui l’aimait le plus. Cela le fit sourire, et il me répondit aimablement :

— Mon enfant, le vieux moine vous aime aussi.

Le P. Supérieur doit vous renvoyer dans ma lettre le portrait et les cheveux de Thérèse. En les recevant vous auriez cru peut-être que son souvenir m’était moins cher, moins sacré, et cette pensée, je le sais, vous serait bien pénible. Voilà pourquoi je vous ai tout dit sur cette première et bien sensible épreuve de ma vie religieuse. Et puis, j’aimais à vous faire connaître mon supérieur, à vous répéter ce qu’il m’a dit d’elle. Je suis sûr que vous partagerez la consolation que j’éprouvais en l’entendant. N’est-il pas bien bon ? Il me semble que je redeviens enfant quand je lui parle.

Ce soir, je vais prendre possession de ma cellule et commencer mon noviciat. Le monde attribue cette résolution à l’excès de mes regrets. Il se trompe. Thérèse était un ange et je l’aimais avec toute la force et la tendresse de mon cœur, mais si je pouvais la rappeler à la vie je ne le ferais pas. Non, Dieu m’en est témoin, madame, je la laisserais parée de sa pureté virginale au Seigneur Jésus, à Celui qui l’a le plus aimée.

Quand, l’été dernier, je me préparais à mon mariage, qui m’eût dit que quelques mois plus tard je serais à la Grande Chartreuse, n’aspirant plus qu’à ce dépouillement de l’âme qui ne laisse rien à sacrifier ?

« Ô mon Dieu, vous avez brisé mes liens et je vous rendrai un sacrifice de louanges. »

Je songe souvent à la joie que Thérèse doit avoir de ma vocation religieuse. La chère enfant ne désirait pour moi que la foi, mais, comme dit saint Paul, Dieu peut faire infiniment plus que nous ne désirons. Je ne lis jamais ces paroles sans m’attendrir, sans penser à la reconnaissance que Thérèse et moi nous devons à Dieu. Ah ! qu’il est bon, madame. Après m’avoir donné la foi, il m’appelle au bonheur et à la gloire de lui appartenir.

Sans doute, la vie religieuse est austère, mais la charité de Jésus-Christ nous presse, et l’enchantement de vivre sous le même toit que cet aimable Sauveur fait passer légèrement sur bien des choses. D’ailleurs, je vous le demande, quel bonheur humain peut se comparer à celui du religieux, quand il se prosterne sur le pavé du sanctuaire, après les vœux solennels qui l’unissent à Dieu pour toujours. Dans le monde, la seule pensée de la mort assombrit les joies, trouble toutes les tendresses. Ici, non-seulement cette pensée est sans amertume, mais la mort elle-même a un air de fête. Et comment s’en étonner ? Le religieux n’attend rien de la figure de ce monde qui passe, il a jeté son cœur dam l’éternité, il vit de la foi et de l’espérance. Aussi, sur le bord du tombeau, la foi, qui va disparaître devant la claire vue ; l’espérance, qui va se perdre dans la possession, brillent d’un dernier et plus vif éclat dans son âme, et resplendissent à travers les ombres et les tristesses de la mort, comme le soleil couchant dans les nuages. Si cette image vous semble un peu pompeuse, songez, s’il vous plaît, que j’ai là sous les yeux, en vous écrivant, un magnifique coucher de soleil.

Madame, je vais maintenant vous dire adieu. Si je persévère, comme il faut l’espérer, je ne vous écrirai plus et nous ne nous reverrons plus jamais sur la terre. Mais ne vous affligez pas. Le cœur en haut, et remerciez Dieu pour moi. Au revoir dans l’éternité chez notre Père.

Vous vous rappelez que, sur son lit de mort, Thérèse protestait qu’elle m’aimerait plus au ciel que sur la terre, et moi, en présence des anges gardiens de ce monastère, je vous promets que tous les jours de ma vie je remercierai Dieu de l’avoir connue, et de l’avoir aimée. Je ne visiterai plus sa tombe, je ne parlerai plus jamais d’elle ; la robe blanche des chartreux va remplacer mes habits de deuil, mais ma tendresse pour elle vivra toujours.

Priez pour moi, je ne vous oublierai jamais, et de ma cellule, je demanderai à Jésus-Christ qu’il mette sa main sur la profonde blessure de votre cœur, sa divine main, qui pour l’amour de nous fut attachée à la croix.

Adieu, une dernière fois.

Permettez que je termine par une parole de saint Augustin, la première que j’ai lue sur les murs de la Chartreuse : Ô aimer ! Ô mourir à soi ! Ô parvenir à Dieu !


Le portrait et les cheveux de Thérèse étaient joints à la lettre. M. Douglas ne m’écrivit plus, mais ma pensée le suivit avec respect et attendrissement dans les exercices de sa vie religieuse, si noble et si sainte. Je me le représentais priant dans sa chaste et pauvre cellule. Je savais que le souvenir charmant et sacré de ma fille chérie vivait dans son cœur, que tous les jours, suivant sa parole, il remerciait Dieu de l’avoir aimée, et cette pensée m’était singulièrement douce.

Francis Douglas avait toujours vécu dans l’opulence ; et dut souffrir beaucoup de l’austérité de la Chantreuse. Pourtant il prononça ses vœux. Atteint, peu après, d’une maladie mortelle, il vit venir la mort avec une paix profonde. Un des religieux lui ayant demandé s’il n’éprouvait pas quelque crainte, il sourit et répondit : Que craindrai-je ? Je vais tomber dans les bras de Celui que j’ai le plus aimé.

Il pria son supérieur de m’écrire pour m’apprendre sa mort.

Sans cesse il bénissait Dieu du don de la foi.

Après sa communion dernière, Francis désira entendre le Salve Regina et expira doucement pendant qu’on le chantait. Il aimait ce chant, disaient les religieux ses frères, et ne l’entendait jamais sans s’attendrir visiblement.


Laure Conan.

FIN