Un Voyageur français au Maroc

Un Voyageur français au Maroc
Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 670-681).
UN
VOYAGEUR FRANCAIS
AU MAROC

L’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, sont des pays ouverts aux touristes, et on s’y promène pour son agrément. Longtemps encore, l’empire du Maroc n’attirera que les voyageurs sérieux, qui ont toutes les petites et les grandes vertus de leur profession. Quiconque réussit à parcourir certaines régions inexplorées du Moghreb, prouve qu’il est un ascète assez bien trempé pour endurer toutes les privations sans en souffrir. Il a prouvé aussi qu’il ne craignait pas les hasards, et on ne saurait trop l’admirer s’il a étudié des roches ou déterminé des altitudes dans un moment où des brigands le guettaient : interroger son baromètre tout en gardant son dos n’est pas le fait d’un homme ordinaire. Mais il ne suffit pas d’avoir un cœur d’airain, il faut être capable de dissimuler, de feindre, de mentir avec une héroïque et impassible effronterie, car on ne voyage dans certaines contrées qu’à la condition de se donner pour ce qu’on n’est pas, de jouer perpétuellement la comédie et de soutenir son personnage jusqu’au bout. Comme le prudent Ulysse, il faut joindre la ruse au courage. Après cela, on n’est pas tenu d’être aussi dur à la tentation que le fils de Laërte. S’il y a des sirènes au Maroc, on n’y a découvert jusqu’aujourd’hui ni Circé et sa baguette magique, ni Calypso, fille d’Atlas, qui promettait l’immortalité à ses amans.

De tous les pays du nord de l’Afrique, le Maroc est peut-être le plus beau, parce qu’il est le plus arrosé. Les Marocains pensent que les cours d’eau dont le lit ne se remplit que dans la saison des pluies sont engendrés par les nuages du ciel, mais que ceux qui coulent toute l’année, qu’il pleuve ou non, sortent directement de la main d’Allah. Les eaux qui ne tarissent pas sont plus abondantes dans le Maroc qu’en Algérie et dans la Régence. Si on y voit trop souvent des montagnes nues, des steppes désolées, de mornes solitudes, des pentes pierreuses où ne poussent que le palmier nain et le triste jujubier sauvage ; des villes ruinées, des maisons qui tombent, des pans de murs croulans, on y découvre sans peine de riches cultures, des cantons où le moindre coin de terre est ensemencé, des champs suspendus à des sommets qui semblent inaccessibles, et des lieux de délices, tels que les jardins de Sfrou, « jardins immenses et merveilleux, grands bois touffus dont le feuillage épais répand sur la terre une ombre impénétrable ; où toutes les branches sont chargées de fruits, où le sol toujours vert ruisselle de sources innombrables. »

Mais ce qui attire le voyageur sérieux au Maroc, c’est moins la beauté des sites que la difficulté de l’entreprise, le mystère qui enveloppe encore ce pays et l’espoir que, par son labeur, il enrichira la science de nouvelles découvertes. Comme le remarquait M. Henri Duveyrier dans une des séances générales de la Société de géographie de Paris, c’est en 1845 que, par les soins de M. Renou, a été donnée la première carte générale du Maroc, et jusqu’en 1883 on n’avait fait de géographie astronomique que sur une vingtaine de points dans l’intérieur de l’empire. Sur vingt et un auteurs d’itinéraires, seize étaient des Français. C’est encore un jeune officier français, M. le vicomte de Foucauld, qui, voyageant à ses frais, sans subvention, est parvenu, en onze mois, à doubler la longueur des itinéraires soigneusement levés et à déterminer quarante-cinq ; longitudes, trois mille altitudes.

En traversant les régions explorées avant lui, M. de Foucauld a rectifié les erreurs de ses devanciers, et il en a visité d’autres où personne ne s’était encore hasardé. Il a établi le premier que le large massif de l’Atlas marocain se compose de cinq chaînes parallèles, courant du sud-ouest au nord-est et laissant entre elles des rigoles : au nord, le Moyen-Atlas, flanqué d’une chaîne secondaire ; au centre, le Grand-Atlas, dont les cimes neigeuses donnent naissance à la plupart des fleuves du Maroc ; au sud, le Petit-Atlas, où se forment des rivières ; plus au sud encore, le Bani, d’où ne sortent que de petits cours d’eau. Mais en même temps qu’il reconnaissait les lieux, les montagnes, les vallées et les plaines, M. de Foucauld étudiait avec autant de soin et avec un rare discernement les populations, l’animal humain, ses mœurs, ses habitudes, ses coutumes. Le jour où la Société de géographie lai a décerné une médaille d’or, le rapporteur a pu dire sans exagération : « Sacrifiant bien autre chose que ses aises, ayant fait et tenu jusqu’au bout bien plus qu’un vœu de pauvreté et de misère, ayant renoncé pendant près d’un an aux égards qui sont l’apanage de son grade dans l’armée, il nous avait conquis des renseignemens très nombreux, très précis, qui renouvellent littéralement la connaissance géographique et politique presque tout entière du Maroc[1]. »

Le Maroc se divise en deux parties bien distinctes et d’étendue fort inégale. L’une, qui s’appelle le pays des bureaux ou le blad-el-makhzen, est soumise effectivement au sultan ; elle lui fournit des soldats, elle lui paie l’impôt, il l’administre, la pressure, la mange par l’entremise de ses caïds et de ses bâchas, qu’il mange à leur tour quand ils deviennent trop gras. L’autre, quatre ou cinq fois plus vaste et qu’on appelle le blad-es-siba, est peuplée de tribus insoumises ou indépendantes, qui méconnaissent ouvertement l’autorité du sultan et parfois ignorent jusqu’à son nom. Les Européens circulent librement dans le pays des bureaux, sans autre ennui que l’obligation d’acquitter des droits de péage ou la nécessité de se défendre contre des rôdeurs. Mais, dans tout le reste de l’empire, personne ne voyage en sûreté. Le territoire appartient à la tribu ; quiconque y pénètre sans son autorisation est traité en ennemi public, rançonné ou tué.

Pour obtenir le droit de passage dans un district du blad-es-siba, il faut qu’un membre de la tribu vous accorde son anaïa ou sa protection et s’engage à répondre de votre vie, moyennant un prix à débattre avec lui et qu’on appelle zetata. Le marché conclu, il vous conduit ou vous fait conduire à l’endroit indiqué, vous y laisse chez des amis à qui il vous recommande. Ceux-ci vous mèneront plus loin, c’est un nouveau marché à conclure, et vous passez ainsi de main en main jusqu’à votre dernière étape, si vous avez le bonheur d’y arriver vivant. Votre répondant et les hommes de votre escorte portent le nom de zetats. Selon les circonstances et les endroits, il peut suffire d’en avoir un ; quelquefois ce n’est pas trop de quinze pour vous garder. L’anaïa ou la protection du voyageur qui passe est une des principales sources de revenu des familles puissantes. Mais le voyageur doit y regarder de près avant de choisir son répondant. Le mieux est de prendre pour zetat un homme qui soit assez fort pour faire respecter son patronage, et ne le soit pas assez pour n’avoir aucun souci de son honneur et de sa réputation. Le plus souvent, l’engagement n’est que verbal ; dans certains cas, on en dresse un acte en partie double devant un taleb. Mais que l’acte soit écrit ou verbal, il y a des accidens à prévoir. Une fois en route, vous êtes à la merci de votre zetat, et il lui arrive de temps à autre de dévaliser ses cliens ou de les fusiller. Ajoutons qu’il y a des endroits où l’anaïa n’est d’aucun secours ; tout ce qui passe est la proie du premier venu. Pour traverser ces lieux maudits, il faut obtenir, en finançant, l’assistance d’un marabout vénéré et s’abriter sous son parasol pacifique et tutélaire, qui tient les brigands en respect.

Mais des Européens qui auraient la candeur de se donner pour ce qu’ils sont n’obtiendraient jamais ni sauf-conduit ni escorte, ni la protection d’aucun parasol. Tout le pays de blad-es-siba, comprenant les trois quarts du Maroc, leur est fermé ; ils ne peuvent y entrer que par ruse et à la faveur d’un déguisement. L’Arabe et le Berbère marocains regardent tout chrétien qui voyage chez eux ou comme un espion, comme un émissaire chargé de reconnaître leur territoire en vue d’une invasion, ou comme un sorcier, initié à tous les secrets de la magie noire : qu’on le voie cueillir trois brins d’herbe, on le soupçonnera de vouloir jeter quelque charme maléfique sur tout l’islam : « Les Ida ou Blal, dit M. de Foucauld, ont des idées fort étranges sur les chrétiens ; ils les considèrent plutôt comme des sortes de génies que comme des hommes ordinaires. Il les croient très peu nombreux, disséminés dans quelques îles du nord et doués d’un pouvoir surnaturel. Les uns me demandaient s’il était vrai qu’ils labourassent la mer ; d’autres, si les Français étaient aussi nombreux que les Ida ou Blal. Cette dernière question est excusable. Ils savent de nous une seule chose : depuis trois ans, les gens de Figig nous font impunément la guerre sainte. »

Pour traverser le Maroc de Tanger jusqu’au Sahara, il faut être musulman ou juif. La plupart des voyageurs européens ont opté pour le turban. C’est un parti périlleux, M. Lenz en a fait la fâcheuse expérience. Un derviche qui a des curiosités savantes, un derviche qui porte avec lui un baromètre et un sextant, qui prend des notes et passe des heures à écrire, éveille des soupçons, et on le reconnaît bientôt pour un faux derviche. D’ailleurs, toujours entouré de musulmans, obligé de se conformer en tout point aux prescriptions du livre saint, il lui est difficile de ne jamais se trahir et, s’il se laisse prendre, il expiera de sa vie sa sacrilège imposture.

M. de Foucauld se décida à se coiffer du bonnet noir du juif et à se parer de ces longues mèches de cheveux ou nouader, que les israélites marocains laissent pousser le long de leurs tempes. Sans doute, ce choix avait ses inconvéniens. Les israélites du Maroc sont de rigoureux observateurs du sabbat, pendant lequel ils ne peuvent ni marcher, ni écrire, ni faire du feu, ni compter de l’argent, ni parler d’affaires ni même y penser. Le jeune officier français se condamnait ainsi à perdre cinquante-deux jours dans une année. D’autre part, la condition du juif dans tout le blad-es-siba est navrante ; il est réduit en servage, soumis à un régime d’effroyable oppression. Il doit se constituer le juif d’un musulman, à qui il fait hommage de sa personne, et il lui appartient corps et biens, fait partie de son avoir. Si ce musulman est sage, il ménage son juif, ne perçoit que le revenu de ce capital, le considère comme une ferme qui rapporte d’autant plus qu’elle est mieux administrée. Mais le plus souvent ce seigneur a l’humeur rapace et violente, et il exploite indignement son serf, le dévore à belles dents. Si le juif s’insurge, on lui prend sa femme, on lui prend ses enfans, et finalement on le prendra lui-même pour le vendre aux enchères. Si le juif s’échappe, son seigneur fera son possible pour le rattraper, et il le tuera comme un voleur qui lui emporte son bien. Pour endurer de telles misères, il faut appartenir à une race dont la force de résistance est un des étonnemens de l’histoire.

Quoique, en optant pour le bonnet noir, M. de Foucauld se condamnât à essuyer de mortifiantes avanies et à perdre des heures précieuses, il ne s’est pas repenti de son choix. Les musulmans ne pénètrent jamais dans les mellahs, dans les quartiers où les israélites sont confinés. L’héroïque voyageur y trouvait son refuge ; il y passait des nuits entières à écrire ou à observer les astres d’après les principes enseignés à l’École de guerre. « Dans les marches, nul ne faisait attention, nul ne daignait parler au pauvre juif, qui, pendant ce temps, consultait tour à tour boussole, montre, baromètre et relevait le chemin qu’on suivait. » Il obtenait « par ses cousins » des renseignemens exacts sur la région qu’il parcourait, sur ses habitans. Dans toute l’Afrique du nord, il n’y a pas d’autres informateurs que les juifs ; ils ont des yeux et des oreilles, et le musulman est le plus incurieux des hommes. M. de Foucauld avait eu la précaution d’emmener avec lui un vrai israélite, le rabbin Mardochée-Abi-Serour, dont l’office consistait à jurer que cet officier français était un rabbin, à lui servir d’intermédiaire, à le couvrir de sa personne, à le laisser dans l’ombre, à lui trouver partout quelque logis solitaire et commode, et dans un besoin à forger les histoires les plus fantastiques pour dérouter les questionneurs indiscrets.

Cependant, partout où M. de Foucauld séjourna quelque temps, ni son bonnet, ni ses nouader, ni les sermens de Mardochée ne lui servirent de rien. Si les musulmans ne le soupçonnèrent jamais, les juifs le tinrent plus d’une fois pour un faux frère ; mais ils lui gardèrent religieusement le secret, et loin de lui témoigner quelque antipathie, ils devenaient plus obligeans, plus prévenans encore, plus empressés à lui fournir les renseignemens qu’il demandait. Dans un appendice de son livre, M. de Foucauld maltraite fort les israélites du Maroc. En a-t-il le droit ? dans quelle autre race de la terre aurait-il trouvé cette discrétion qui lui a sauvé la vie ? Il est sévère aussi pour les juives, auxquelles il reproche leur intarissable babil et l’aigreur de leurs querelles, et il cite à ce propos le mot de Salomon : « La femme querelleuse est semblable à un toit d’où l’eau dégoutte sans cesse au temps d’une grosse pluie. » Tout au contraire, un médecin espagnol, qui a fait longtemps partie du conseil sanitaire du Maroc, prétend que, si la beauté de la juive marocaine a été surfaite, on ne peut trop louer son intelligence, son esprit des affaires, son attachement à ses devoirs domestiques, la grâce avec laquelle elle exerce l’hospitalité[2]. A vrai dire, ce médecin n’a jamais visité le blad-es-siba ni approché de Sahara, et il faut convenir que l’Afrique, la véritable Afrique, fait subir à toutes les religions qu’on y importe d’étranges déformations. Nous savons par les récits des voyageurs ce qu’est devenu le christianisme en Abyssinie, ce que devient Mahomet dans le Soudan. La religion naturelle de l’Afrique est le fétichisme, et elle ne se laisse convertir à un Dieu étranger qu’à la condition qu’il se laisse convenir lui-même en un grand fétiche.

Par sa patience à toute épreuve, par son opiniâtre persévérance, M. de Foucauld réussit à exécuter jusqu’au bout le plan d’aventureuse odyssée qu’il avait conçu. Débarqué à Tanger le 20 juin 1883, il est allé à Fez ; de Fez, il a gagné le Tadla, atteint l’Oued-el-Abid et Demnat, franchi le Grand-Atlas par un col encore inexploré. Voyageant ainsi du nord au midi, il atteignait dès le 14 novembre Tisint et le 30e degré de latitude, et il voyait se dérouler devant lui, au sud du Bani, « une plaine brûlée, sans autre végétation que quelques gommiers rabougris, ni d’autres reliefs que d’étroites chaînes de collines rocheuses, s’y tordant comme des tronçons de serpens, plaine immense, tantôt blanche, tantôt brune, étendant à perte de vue ses solitudes pierreuses, que bornait à l’horizon le talus de la rive gauche du Dra, qui la sépare du ciel par une raie d’azur. » Les nuits du Sahara l’enchantèrent comme une féerie : « On comprend, nous dit-il, dans le recueillement de nuits semblables, cette croyance des Arabes à une nuit mystérieuse dans laquelle le ciel s’entr’ouvre, les anges descendent sur la terre, les eaux de la mer deviennent douces, et tout ce qu’il y a d’inanimé dans la nature s’incline pour adorer son Créateur. » Ce fut à Tisint aussi qu’il fit connaissance avec des femmes aux grands yeux mobiles et expressifs, à la taille souple, à la physionomie ouverte et rieuse. Leur caractère distinctif est d’avoir le visage d’une blancheur extrême et le corps bleu. Elles portent des habits en cotonnade indigo qui déteignent, et se lavant quelquefois la figure, elles ne se lavent jamais le corps.

Sa bourse ayant été épuisée par les rançonneurs et les larrons, M. de Foucauld dut se rendre à la côte et à Mogador, pour se procurer de l’argent. Il écrivit en France et attendit quarante-cinq jours la réponse. Il était de retour à Tisint le 31 mars 1884, et cheminant du sud-ouest au nord-est, il regagna la frontière algérienne en franchissant une seconde fois le Grand-Atlas et en explorant le cours de l’Oued-Malouya, frontière naturelle de l’Algérie française et du Maroc. Il avait couru de graves dangers à Tisint, à Tintazart, à Mrimina, qui, selon l’expression d’un marabout, est « un ventre d’hyène, le réceptacle de tout ce qu’il y a de mauvais. » Ce fut dans les derniers jours de son voyage, sur la route de Debdou, qu’il eut à subir sa plus périlleuse épreuve. De ses trois zetats, l’un, nommé Bel-Kasem, était un parfait honnête homme ; les deux autres étaient des coquins ; à la blancheur de ses habits, à la bonne mine de son mulet, ils le croyaient chargé d’or et n’avaient offert de lui servir d’escorte que dans le dessein bien arrêté de le piller.

À midi et demi, comme il marchait en tête de la caravane et prenait ses notes, il se sentit tout à coup tiré en arrière et jeté à bas de sa monture. On le terrassa, on lui rabattit son capuchon sur la figure, et quoique Bel-Kasem fit tout pour le délivrer, les deux coquins le fouillèrent méthodiquement, ne lui laissant que les deux choses auxquelles il tenait, ses instrumens et ses papiers. Ils avaient trouvé son bagage plus léger qu’ils ne pensaient ; furieux de leur déception et de n’avoir fait que demi-besogne, ils voulaient lui prendre la vie et son mulet : « Durant le reste de cette journée et durant toute celle du lendemain, ils discutèrent ce sujet, pressant Bel-Kasem de m’abandonner, de les laisser me dépêcher d’un coup de fusil, lui faisant des offres, lui promettant sa part. Bel-Kasem fut inébranlable et déclara qu’ils n’auraient ma vie qu’avec la sienne… Étrange situation d’entendre durant un jour et demi agiter sa vie et sa mort par si peu d’hommes et de ne rien pouvoir pour sa défense ! J’étais sans armes ; un revolver était dans mon bagage, il m’avait été pris. »

M. de Foucauld a raconté sa laborieuse reconnaissance au Maroc dans cette langue claire, limpide, exacte, colorée sans aucune recherche de couleurs, qui est la marque des vrais voyageurs, et son beau livre, aussi substantiel que curieux, fait naître bien des réflexions. La première qui s’impose à l’esprit est que, sous peine de commettre de graves erreurs de conduite, les puissances européennes qui ont des intérêts au Maroc doivent considérer cet empire comme une fiction ou comme une expression géographique. On ne peut prendre aux gens que ce qu’ils ont, et le sultan qui, dans ses heures d’orgueil extravagant, s’arroge des droits sur le Niger et sur Timbouctou, ne possède en réalité que le cinquième du territoire qu’il envisage comme son domaine et son patrimoine. Une puissance qui se flatterait, en le dépossédant, d’acquérir toute la portion de terre comprise entre Tanger et le Sahara serait loin de compte, et ceux qui envahiraient sa succession hériteraient surtout de ses ennemis, qui sont innombrables. Il régit despotiquement le pays des bureaux ; il y encaisse des sommes énormes sans y faire aucune dépense d’utilité publique, il y met les fortunes en coupe réglée, il y vend sa justice ou plutôt son injustice. Partout ailleurs, son pouvoir est nul, et, comme l’a remarqué M. Duveyrier, « Sa Majesté chérifienne est souvent forcée de faire parler la poudre lorsqu’elle veut lever l’impôt dans des cantons visibles sans télescope de l’une quelconque de ses capitales. » Quand M. de Foucauld visita la redoutable forteresse à deux enceintes de Kasba-Tadla, il n’y trouva qu’un être vivant, un pauvre hère qui, assis devant sa porte, disait mélancoliquement son chapelet : « Quel était cet ascète, vivant dans la solitude et la prière ? D’où lui venait ce visage désolé ? Faisait-il, pécheur converti, pénitence de crimes inconnus ? Était-ce un saint marabout pleurant sur la corruption des hommes ? Non, c’est le caïd. Le pauvre diable n’ose sortir ; dès qu’il se montre, on le poursuit de huées. »

Plus heureux est le caïd des Glaouas. On ne le hue point, et sa parole a encore quelque poids, à la condition qu’il ne coûte rien, qu’il n’ordonne rien, qu’il ne se mêle de rien. Plus loin, au cœur du blad-es-siba, le sultan n’est plus qu’un ennemi ou un inconnu. M. de Foucauld demandait un jour à des Ida ou Blal s’ils avaient jamais eu des relations avec Mulei-Hassen. « Si, répondirent-ils, nous en avons eu, il y a dix-huit mois. » Et ils lui racontèrent que, comme les agens, envoyés par le sultan pour ramasser l’impôt dans le Ras-el-Oued, s’en retournaient avec des mulets chargés d’argent, leur tribu avait organisé une razzia et tout enlevé, l’argent, les armes et les chevaux : « voilà, ajoutaient-ils, l’histoire de nos dernières relations avec le sultan. » C’est ainsi qu’on trouve au Maroc, plus encore que dans tout autre pays conquis par les Arabes, l’éternelle opposition de deux principes : un césarisme, grossièrement imité de Rome et de Byzance, y lutte à armes inégales avec des tribus qui, obstinément fidèles à leur antique régime, se retranchent dans leur flore indépendance, haïssent les grandes agglomérations d’hommes comme des entreprises contre le droit naturel et traitent le maître en ennemi.

Mulei-Hassen ne possède son empire que dans son impériale imagination. Cela suffit pour procurer des joies à son orgueil ; mais il est trop avisé pour ne pas avoir des inquiétudes, pour ne pas se prémunir contre les accidens. A quelques journées de marche de Meknas, le territoire est possédé par les Zaïan, lesquels peuvent armer jusqu’à 18,000 cavaliers. Le sultan entretient chez eux un magistrat in partibus, qui, trop heureux qu’on le laisse vivre en paix, est seul à se douter qu’il est caïd et à savoir qu’il existe un sultan. Les Zaïan ne reconnaissent d’autre autorité que celle de deux familles de chérifs. « Le sultan a grand soin de rechercher l’amitié de ces redoutables maisons, qui, du haut de leurs montagnes inaccessibles, pourraient précipiter des torrens d’envahisseurs dans le pays des bureaux et renverser son trône. » Il leur fait mille avances ; cadeaux, honneurs, il ne leur refuse rien ; il leur offre jusqu’à des alliances dans sa famille. Souvent aussi, il envoie des expéditions pour soumettre des insoumis. En 1882, craignant que quelque puissance européenne ne s’établit sur la côte occidentale du Maroc, il voulut prouver que tout le Sahel lui appartenait. Il fit une campagne dans le Sous, et, profitant d’une année de famine, il décida par ses libéralités les tribus comprises entre l’Oued-Sous et l’Oued-Dra à reconnaître sa suprématie ; il obtint, à force de présens, que leurs cheiks acceptassent le titre de gouverneurs. Quelques mois plus tard, toutes ces tribus s’étaient soulevées. Les populations africaines ressemblent à ces gaz que les chimistes ont toutes les peines du monde à réduire à l’état liquide. Qu’on se relâche un instant dans le traitement qu’on leur fait subir ou qu’on néglige une précaution, le gaz redevient gaz, et le volatil Arabe ou l’indocile Berbère redeviennent des nomades réfractaires à toute autorité, incapables de concevoir le bonheur sans la liberté et la liberté sans l’anarchie.

Il n’y a dans le soi-disant empire marocain, où se parlent deux langues, l’arabe et le tamazirt, ni unité de gouvernement ni unité de races, et, d’après les informations toutes nouvelles recueillies par M. de Foucauld, il règne parmi les tribus de la même race une singulière variété de mœurs et d’usages. Ici, la tribu demeure indivise ; là, on se partage en districts, en cantons ou on s’agrège en communes. Dans. les massifs du grand et du moyen Atlas, dans les bassins de l’Oued-Dra et de l’Oued-Ziz, on aperçoit partout de vrais castels féodaux, bâtis en pisé, flanqués de tours aux quatre angles. Ces châteaux, nommés tirremts, sont des magasins fortifiés où le village serre ses grains ; un local particulier y est réservé à chaque habitant, qui en a la clé. Ailleurs, plus de châteaux : le magasin commun est un village, appelé agadir, où la tribu rassemble ses récoltes et les met à l’abri des pillards.

Les institutions politiques varient comme les coutumes sociales. Au nord de l’Atlas, chaque tribu fait son ménage à part, et on y vit sous un régime de démocratie absolue. Quelques-unes ont des kanouns ou codes de lois ; d’autres n’en ont pas. Les unes comme les autres se gouvernent par des assemblées où chaque famille a son représentant. Point de pouvoir exécutif, et au surplus l’assemblée souveraine ne s’occupe que des affaires générales, laissant les particuliers libres de régler leurs différends à coups de fusil. Dans cette région, la politique se réduit à l’art d’organiser l’anarchie. Au sud du Grand-Atlas, telle tribu est règle par des cheiks héréditaires, mais ces dictateurs ne sont pas exigeans ; leurs administrés ne sont tenus que de les accompagner à la guerre, de leur payer une légère redevance et ne pas trop se piller entre eux : pour tout le reste, ils font ce qui leur plaît. D’autres tribus, comme celles du nord, tiennent des assemblées, mais elles confient le pouvoir exécutif à un cheik électif et révocable, nommé quelquefois pour un an. Quelques-unes se groupent en confédérations ; ailleurs, une tribu faible entre dans le vasselage d’une tribu forte et guerrière. De lieu en lieu, on trouve dans le Maroc, à l’état embryonnaire, toutes les formes de gouvernement que les hommes ont inventées ; mais de quelque façon que les tribus marocaines se gouvernent, une habitude leur est commune : partout on s’y fait la guerre à feu et à sang. Les sédentaires se battent avec les sédentaires pour des questions d’eaux et de canaux ; les nomades se battent avec des nomades pour venger les injures de leurs protégés, de leurs cliens ; sédentaires et nomades s’entre-battent les uns pour garder ce qu’ils ont, les autres pour le leur prendre : « Je n’ai pas été dans une seule région au sud de l’Atlas, nous dit M. de Foucauld, sans y trouver pour une de ces trois causes la guerre, soit intestine, soit avec des voisins. »

Dans ce grand empire désagrégé, où l’autorité se fractionne à l’infini, où d’endroit en endroit les institutions varient, il n’y a pas d’autre principe d’unité que Mahomet et le Coran. Mais le Prophète a donné au monde la moins sacerdotale de toutes les religions ; il reconnaît à tout Adèle le droit de traiter directement ses affaires avec Allah ; il a imposé à son peuple une règle de foi, il n’a pas fondé une église selon la force du mot. Arabe ou Berbère, chaque musulman appartient à un groupe, qui n’est à ses yeux qu’une grande famille, et en religion comme en politique, chacune de ces familles fait ses affaires à part. De même que la tribu tient lieu d’état, on remplace l’église par la confrérie, association volontaire où l’on entre pour se livrer ensembles de certaines pratiques sous le patronage du même saint. Le sultan Mulei-Hassen se croit le maître du Maroc ; il se croit aussi le grand iman, le pape de tous les musulmans malékites, et il se flatte d’étendre sa juridiction spirituelle non-seulement sur Fez et Marakech, mais sur les oasis du Sahara, comme sur Alger, Tunis et Tripoli. C’est encore une de ces illusions qui contribuent à son bonheur, mais dont la vanité lui est démontrée chaque jour.

On a souvent représenté le Maroc comme le plus fanatique des pays de l’islam. M. de Foucauld en juge autrement ; il a constaté que, si les Marocains ferment leur porte aux Européens, c’est plus par crainte de l’espion que par horreur pour l’infidèle, et qu’ils redoutent le conquérant plus qu’ils ne haïssent le chrétien. Sans doute, les hadj ou musulmans qui ont fait le pèlerinage de la Mecque abondent au Maroc ; mais contrairement à l’opinion commune, le hadj est plus tolérant que ceux de ses coreligionnaires qui sont restés chez BUS et n’ont jamais baisé la pierre noire : il a vu des bateaux à vapeur, des locomotives, Alexandrie, Tunis, Alger, des villes embellies, transformées par les chrétiens, et il a laissé en chemin quelques-uns de ses préjugés. Les voyages ouvrent l’esprit, le pèlerinage à la Mecque élargit les cœurs étroits. Le Maroc a ses dévots, ses tièdes, ses indifférens et même ses incrédules. Certaines superstitions s’y rencontrent partout. Quand une rivière tarit, on sacrifie un mouton pour la faire couler. Dans beaucoup de tribus, on fait bénir par le marabout ses champs et ses dattiers. Ailleurs, on ne recourt à ses bons offices qu’en partant pour une razzia. Tout le long du jour, il demande au ciel que l’expédition soit fructueuse ; a-t-on fait de riches captures, on le paie grassement ; n’a-t-on rien pris, c’est un mauvais marabout, et il perd ses pratiques. D’autres tribus, plus mécréantes encore, traitent de fainéans les vendeurs de prières et de bénédictions et sont réputées pour n’avoir ni sultan ni Dieu, pour ne connaître que la poudre. Toutefois, dévots ou indifférens, les Marocains se réunissent dans la commune aversion de l’étranger. Durant tout son voyage, M. de Foucauld put s’assurer que le Maroc s’occupait beaucoup du mahdi, que les plus forts raisonneurs le tenaient pour invulnérable et invincible. Dans le nord, on annonçait qu’il venait de s’emparer du Caire et d’Alexandrie ; plus au midi, on le croyait à Tripoli ; plus loin encore, on le disait à Tunis ; sur les confins du Sahara, on ne doutait pas qu’il n’eût pris Alger et massacré tous les Français. A la vérité, personne ne parlait de lui prêter main forte, personne ne désirait la guerre sainte. Mais M. de Foucauld pense que, si quelque grand chef religieux déployait l’étendard vert, il pourrait rassembler en peu de jours une armée de 50,000 hommes : « Cette masse, animée plutôt par l’espoir du pillage que par le zèle religieux, s’évanouirait à la première défaite et se doublerait au premier succès. »

Cet empire, qui n’est qu’une expression géographique, et dans lequel le seul sentiment commun est la haine de l’étranger, cet empire, dont la moindre portion est soumise à tous les caprices du plus détestable des gouvernemens et dont le reste n’est pas gouverné du tout, ne laisse pas de subsister, et rien n’annonce que sa fin soit proche. Il a duré si longtemps que c’est une raison pour qu’il dure. Ce qui sauve le sultan, c’est la politique du jardinier : au dehors comme au dedans, ses ennemis s’entre-haïssent, se jalousent, et personne ne mange dans la crainte que les autres ne mangent aussi. Au surplus, il ne faut pas croire que sous un régime de despotisme inepte ou dans une confusion de toutes choses qui nous semblerait insupportable, il n’y ait pas quelque place pour le bonheur. Partout où l’on n’est pas trop grugé par les caïds ni trop pillé par les nomades, il y a des villages, des bourgades où tout respire le bien-être, la prospérité, la richesse. Dans ces endroits privilégiés, on vit à peu près comme en Europe. On vend, on achète, on a des amis et des ennemis, on se procure tous les plaisirs licites en y joignant quelques plaisirs défendus, on bavarde, on commère, on se marie. L’Arabe, qui a de l’orgueil, ne veut épouser qu’une fille de bonne maison ; le Chleuh, qui a le cœur avare, la veut riche ; le Hartani, à la face couleur de café au lait, la veut blanche, et plus elle a le teint clair, plus il est content. Heureux aussi est l’habitant des oasis du Sahara assez fortuné pour avoir une vache et qui peut boire autant de thé qu’il lui plaît, mettre de la viande dans son couscouss et remplacer le maigre potage du matin par des galettes chaudes et du miel de dattes !

Dans les districts où le caïd est odieux et le nomade insupportable, où les alertes sont continuelles, où les lendemains sont obscurs, on s’endurcit à ses maux par l’habitude de souffrir, et quelquefois on désarme le malheur par sa patience. Tel baudet, à l’échine râpée, aux flancs labourés par les coups, oublie ses écorchures en fêtant le chardon qu’il rencontre sur son chemin. L’Africain ne demande à la vie que ce qu’elle peut donner ; il se résigne aux accidens, il ne se charge pas de faire sa destinée, il se laisse conduire par elle et s’épargne la fatigue des réflexions. Au début de son voyage, la caravane avec laquelle M. de Foucauld était parti de Tétouan s’accrut d’une femme, de sa fille et d’un homme qui portait à la main une cage contenant six canaris. Il s’était mis en course pour les vendre et comptait sur un bénéfice de 30 francs. Le lendemain soir, il quittait la caravane en lui annonçant son mariage. Sa compagne de route lui avait plu, elle l’avait agréé, et les six canaris, qu’on se promettait de placer au plus vite, devaient pourvoir aux frais de la noce.

L’Africain réfléchit peu, et il n’a garde d’ajouter aux peines trop réelles dont cette pauvre vie abonde les chagrins, les désespoirs imaginaires. Au sommet du Djebel-Riata, après la fonte des neiges, pullulent des chenilles poilues, qu’on appelle des iakh, et qui sont, paraît-il, froides comme glace, d’où les indigènes concluent que c’est la neige qui les enfante. Les bourgeois de Fez ont un dicton ainsi conçu : « Deux ridicules sont encore plus froids que les iahhs : le vieillard qui fait le jeune et le jeune homme qui fait le vieux. » On trouve en Afrique nombre de vieillards qui font les jeunes ; mais les jeunes gens qui font les vieux, les jeunes gens à l’imagination lugubre, les jeunes gens tristes, dont l’incurable mélancolie est une grimace et qui se croiraient perdus de réputation si on les surprenait un jour en flagrant délit de naturel et de gaîté, sont une espèce presque inconnue aux habitans du Maroc. Leurs chenilles glaciales ont sur nos jeunes gens tristes ce grand avantage qu’elles servent à quelque chose : les chèvres en sont friandes et les mangent.


G. VALBERT.

  1. Reconnaissance au Maroc, 1883-1884, par le vicomte Ch. de Foucauld, ouvrage illustré de 4 photogravures et de 101 dessins d’après les croquis de l’auteur. Texte et atlas, 2 vol. in-4o, 1888 ; Challamel et C°, éditeurs.
  2. La Mujer marroqui, estudio social, por D. Felipe Olivo y Canales. Madrid, 1881.