Un Voyageur allemand dans l’Autriche orientale
Au moment où l’Autriche essaie de se constituer sur une base nouvelle en reconnaissant enfin les droits nationaux des races diverses qui composent son empire, tout renseignement impartial sur la situation de ces races acquiert pour nous une double valeur. Il y a bien des provinces de la monarchie des Habsbourg sur lesquelles on ne possède que des informations très incertaines. S’il nous reste beaucoup à apprendre au sujet de la Hongrie et de la Bohème, qui peut se vanter de connaître exactement l’état présent des choses dans l’Autriche orientale ? Où trouver une enquête précise et complète sur le Banat, la Voyvodie, l’Illyrie et les confins militaires ? Les Allemands, plus curieux que nous ne le sommes de notions ethnographiques, sont obligés d’avouer que la plupart de ces contrées devraient être inscrites, comme dans les cartes du moyen âge, sous la dénomination de terra ignota. À en croire les plus récens voyageurs, l’Autriche elle-même ne serait guère mieux informée à ce sujet que l’Allemagne en général ; les mœurs des habitans, la conduite des employés, les abus sans nombre de la bureaucratie, l’abandon où sont laissés des pays qui offriraient pourtant de précieuses ressources à une administration intelligente et active, n’attestent pas seulement de la part du gouvernement impérial une singulière indifférence pour ces provinces lointaines : il est évident que cette indifférence accuse une profonde ignorance des faits. Telle est du moins la conclusion que ne craint pas de formuler un observateur très savant, très scrupuleux, et qu’on ne saurait suspecter de malveillance envers l’Autriche, M. le baron Edmond de Berg, membre du conseil supérieur des eaux et forêts dans le royaume de Saxe. M. de Berg vient de parcourir la Galicie, le Banat, la Voyvodie, les confins militaires, avec la clairvoyance d’un esprit pratique et le patriotisme d’un tory allemand, pour lequel la vieille monarchie des Habsbourg est toujours le centre de la patrie commune. En pareille matière assurément, si un témoin a le droit d’être écouté avec attention, c’est celui-là. Intelligence rompue aux affaires, administrateur instruit et expérimenté, M. de Berg sait voir les choses avec précision et raconter franchement ce qu’il a vu. Que d’autres prennent plaisir à dénoncer les misères de l’Autriche afin d’augmenter ses embarras ! Quant à lui, l’enquête qu’il vient de faire n’est pas celle d’un ennemi, et il peut écrire ces paroles aux dernières lignes de son livre : « C’est un loyal et chaleureux dévouement à l’Autriche qui m’a déterminé à publier ces pages. Puisse l’Autriche le reconnaître, et que nul ne vienne me jeter la pierre, parce qu’une amère écorce enveloppe ici le fruit de la vérité ! »
On ne trouvera pas dans l’ouvrage de M. le baron de Berg la description complète des pays qu’il a visités. Bien que l’auteur paraisse sentir vivement les beautés d’une nature originale, il ne sait pas rendre ses impressions en artiste, et ne se mêle pas de tracer des paysages. Les églises, les musées, les théâtres, tout ce qui prête aux peintures et aux dissertations des touristes, il l’abandonne à de plus habiles ; en revanche, il conduira son lecteur là où les habiles ne se soucient guère de pénétrer. Son but est de connaître les véritables ressources du pays et la vie réelle des habitans. Pour cela, il faut quitter souvent les villes, s’éloigner des grandes routes, renoncer aux commodes berlines des chemins de fer ; il faut se résigner à de longues courses à pied ou à cheval, s’engager dans les montagnes, coucher souvent sur la dure, partager la nourriture malsaine de l’habitant des marais, affronter enfin toute sorte de fatigues et de périls dont nos faciles voyages d’aujourd’hui nous ont à peu près déshabitués. Mais aussi que d’intéressantes découvertes ! À ce prix-là seulement, on peut conquérir la vérité, et s’il s’agit surtout de provinces abandonnées à un régime funeste, s’il s’agit de contrées lointaines, mal surveillées, à peine connues, où des fonctionnaires infidèles aient intérêt à masquer au voyageur le véritable aspect des choses, quel autre moyen pour un observateur sérieux de mener à bien son enquête ? « Après des voyages de ce genre en Allemagne et dans les Alpes, dit M. le baron de Berg, j’avais appliqué ma méthode d’exploration à la Suède, à la Norvège et à la Finlande ; je résolus, l’automne dernier, de visiter de même le Banat, contrée presque inconnue chez nous, et qui offre pourtant l’intérêt le plus vif à quiconque porte ses regards dans l’avenir : n’est-elle pas manifestement appelée, ainsi que la Hongrie et les provinces autrichiennes du Danube, à jouer un grand rôle dans le développement futur de l’Europe ? Et ce rôle même, toutes ces contrées ne le joueraient-elles pas déjà, si elles avaient été administrées avec plus de sollicitude, au point de vue politique comme au point de vue social ? »
En se dirigeant vers le Banat, M. de Berg est obligé de traverser la Galicie, et dès le premier pas qu’il fait dans les contrées non allemandes de l’Autriche, quelques-unes des misères qu’il dévoilera plus tard en si grand nombre commencent à frapper ses yeux. La première de toutes, c’est l’insolence et l’égoïsme de la bureaucratie. Une armée d’employés de tous grades, occupés à se contrôler les uns les autres et faisant à grands frais une besogne insignifiante, tel est, selon M. de Berg, un des traits caractéristiques de l’administration autrichienne. Représentez-vous cette armée dans un pays conquis ; oisive ou à peu près, et poussée au mal par l’oisiveté, elle traitera avec une souveraine arrogance les peuples dont elle doit protéger les intérêts matériels et le développement moral. Voilà précisément ce qui se passe en Galicie. Ces paysans polonais si lestes, si agiles, qui vivent à cheval pour ainsi dire, d’où vient qu’ils ont l’air faux et rusé ? Pourquoi des physionomies si basses avec des allures si chevaleresques ? L’abaissement de cette noble race est une des plaies de l’Autriche. La servitude, partout dégradante, est aggravée ici par les habitudes brutales des autorités et de ceux qui règlent leur conduite sur ce modèle. Ce ne sont pas seulement les tribunaux de police qui condamnent les délinquans à la peine du bâton ; dans les moindres querelles, dans les plus légères discussions avec les Slaves de la campagne, l’Allemand a recours sans hésiter à ces procédés sommaires. Il semble que ce soit la chose la plus naturelle du monde. Battu par la main étrangère, le paysan polonais de la Galicie ne murmure même pas une parole de vengeance ; il baisse la tête et va demander à l’ivresse l’oubli de ses opprobres. Lorsqu’on lit les scènes de ce genre dont M. de Berg a été témoin, on comprend qu’à de certaines époques le gouvernement autrichien n’ait eu qu’à relâcher les liens du servage pour lancer des masses furieuses contre les propriétaires du sol, c’est-à-dire contre les hommes qui eussent dû être leurs chefs et leurs vengeurs, car, une fois abrutis par la honte, ces malheureux ne connaissent même plus leurs frères. M. de Berg fait à peine allusion à ces odieux souvenirs de 1846, il peint seulement la situation présente ; mais il n’hésite pas à rejeter sur le gouvernement autrichien la responsabilité de toutes les infamies qu’il a vues de ses yeux. Aucun souci de l’instruction du peuple, pas d’écoles dans les villages, nulle surveillance du clergé, qui, tout occupé de ses querelles avec les prêtres grecs ou les pasteurs protestans, ne songe qu’à retenir les fidèles dans les liens d’une superstition judaïque. Et pourtant que de précieux élémens à mettre en œuvre dans ces contrées fécondes ! « La Galicie, dit M. de Berg, m’est apparue comme une terre véritablement bénie dans toutes les parties que j’ai visitées. Un sol riche, et qui, bien cultivé, peut donner des moissons abondantes, un climat tempéré, de belles forêts, malgré le peu d’art qui préside à leur aménagement, en un mot tous les élémens d’une prospérité durable, voilà ce qui frappe tout d’abord les regards de l’observateur. Et qu’est le peuple sur cette terre privilégiée ? Pauvre, paresseux, plongé dans l’ivrognerie, dégradé sous tous les rapports, il n’a ni instruction, ni moralité, ni sentimens religieux. Et tel est le résultat d’une possession presque séculaire aux mains du puissant empire d’Autriche ! »
De la Galicie, pour pénétrer dans le Banat, il faut traverser une partie de la Silésie, de la Moravie, entrer au cœur de la terre des Magyars et se diriger ensuite vers l’Orient. Grâce aux voies ferrées, cette longue distance est franchie assez vite. C’est à Gänserendorf qu’on abandonne les chemins de fer du centre pour prendre la ligne de la Hongrie orientale. Jusqu’à Presbourg, on traverse un pays de plaines et de collines bien cultivées. Là, on longe quelque temps les bords du Danube, puis on s’engage dans de vastes plaines uniformes, et c’est seulement à l’endroit où les belles coupoles de la nouvelle cathédrale de Gran apparaissent sur la rive droite qu’on retrouve enfin le grand fleuve pour ne plus le quitter jusqu’à Pesth. Bien que M. le baron de Berg n’ait vu la Hongrie qu’à vol d’oiseau et qu’il la juge très rapidement, il en note plus d’un trait curieux dans son journal. Ses opinions préconçues, les jugemens tout faits qu’il apporte d’Allemagne n’ont qu’une valeur très médiocre à nos yeux. Quand il peint ce qu’il voit et rapporte ce qu’il entend, nous retrouvons le voyageur impartial dont les confidences sont si précieuses. Comment s’étonner par exemple qu’un Allemand dévoué à l’Autriche arrive en Hongrie avec un système tout arrangé d’avance sur la question magyare ? M. de Berg en est encore à l’histoire des Hongrois sous M. de Metternich. Les Magyars, à l’en croire, sont toujours une race féodale, qui non-seulement s’obstine à tenir sous le joug les peuples d’un autre sang, Slaves, Saxons et Roumains, mais qui fait peser même sur les paysans hongrois les institutions iniques du moyen âge. En vain, dans la diète de 1847, la noblesse régénérée du pays a-t-elle pris l’initiative des réformes les plus libérales ; M. de Berg ne sait pas le premier mot de ces événemens. Les observations qu’il a recueillies dans la société hongroise auraient dû cependant le mettre sur la voie. En voici une dont le sens est assez clair : dans un village de la puszta, le voyageur, frappé de la bonne tenue du peuple, de la rustique élégance des habitations, de la culture intelligente et soigneuse dont les terres voisines portent la trace, en fait ses complimens à un fermier hongrois de la contrée, et il apprend de sa bouche que la population de ce village est surtout composée d’Allemands. « Les Allemands, je dois le reconnaître, dit le loyal Magyar, sont plus laborieux que mes compatriotes ; ils ont plus de zèle, plus d’instruction, un zèle plus soutenu, une instruction plus sûre… Une seule chose me déplaît chez eux, c’est qu’ils adoptent si promptement les mœurs hongroises, au point même de renoncer à leur nom. À peine installés chez nous, les émigrans venus d’Allemagne quittent leur vêtement national pour le costume hongrois. Quant à cela, passe encore : notre costume étant mieux approprié à notre climat, on comprend qu’ils le préfèrent au leur ; mais bientôt les voilà qui transforment leurs noms à l’aide de désinences magyares ; en toute chose enfin, dans ses mœurs, dans sa manière de vivre, l’Allemand n’a qu’une pensée, c’est de se rapprocher le plus possible du Hongrois. On dirait vraiment qu’il rougit de sa patrie, et voilà ce qui me déplaît. » Cela me déplut aussi, ajoute M. de Berg ; mais en adressant à ce propos des remontrances amères à toutes les colonies germaniques, en leur reprochant de perdre si vite au milieu des étrangers presque tout sentiment national, pourquoi oublie-t-il de remarquer la noble et libérale inspiration que révèlent les paroles du cultivateur hongrois ? Les hommes qui blâment les Allemands de ne pas savoir rester Allemands en Hongrie ne sont pas disposés sans doute à étouffer chez eux les peuples de race étrangère. La Hongrie moderne a appris bien des choses à l’école du malheur. Les haines de race, les prétentions hautaines ont disparu depuis longtemps chez les anciens oppresseurs des Slaves et des Roumains ; les Magyars savent respecter dans autrui ces droits nationaux dont ils ont eux-mêmes un sentiment si fier, et ce curieux récit de M. de Berg montre bien que le généreux esprit de la diète de 1847 a pénétré jusqu’au fond des campagnes.
Nous arrivons enfin au but véritable de ce voyage. En quittant Pesth, nous avons traversé Zsegled, Arad, Grosswardein, Debreczin, Szegedin ; nous voici à Temesvar, au centre du Banat. Temesvar est la capitale du Banat et de la Voyvodie serbe. Cette ville est située au bord de la Témes, qui prend sa source dans les montagnes des confins militaires et se jette dans le Danube à Panscova. Assez régulièrement construite, avec de grandes places et quelques belles maisons, elle renferme près de trente mille habitans. Temesvar n’est pas seulement le siège de l’administration du Banat et de la Voyvodie ; c’est aussi là que résident trois gouverneurs des confins militaires, bien que leurs trois gouvernemens aient chacun une capitale à part. On sait que les confins militaires sont des espèces de colonies armées, qui défrichent et défendent le pays sur ces frontières lointaines, où un incroyable mélange de races exige des institutions toutes spéciales. L’Autriche, comme la Russie, a eu recours à ce système et s’en est trouvée assez bien. Or des différentes colonies, c’est-à-dire des régimens coloniaux qui forment les confins militaires de l’Autriche, il y en a trois, les régimens du Banat allemand, du Banat illyrien et du Banat roumain, dont les chefs demeurent à Temesvar, comme les autorités militaires ou civiles de tout le Banat et de la Voyvodie. Le Banat, la Voyvodie et ces trois régimens que nous venons de nommer composent toute la partie sud-est des possessions de l’Autriche dans les contrées du Danube. Ce groupe d’états est borné au nord par la Hongrie, à l’est par la Transylvanie et la Valachie, au sud par le Danube, la Serbie et la Syrmie, à l’ouest par la Hongrie et la Slavonie. C’est un pays de plaines en général, excepté dans la colonie militaire du Banat roumain et dans le district des mines d’Oravicza.
On trouverait difficilement dans un autre pays de l’Europe un mélange de races comme celui que présentent le Banat et la Voyvodie serbe. D’après un recensement qui date de 1846, la population, dont le chiffre est à peu près d’un million et demi, se répartit de la manière suivante : 416,930 Valaques, 402,890 Serbes, 351,730 Allemands, 232,730 Magyars, 26,860 Slovaques, 23,900 Bulgares, 16,270 Juifs, 12,000 Zigeuners, 7,120 Ruthènes, 3,000 Croates et 2,960 Grecs. Les trois colonies militaires dépendant du Banat renferment environ 233,000 habitans. On voit combien de races et de langues différentes dans ce petit coin de l’Europe. Quelques géographes ont essayé de fixer sur la carte le domaine propre de chacun de ces idiomes ; mais ce ne peuvent être là que des indications très générales, car, dans les endroits mêmes où telle race d’hommes offre le rassemblement le plus compacte, il y a encore de si nombreux mélanges que la statistique doit renoncer à des classifications régulières. Si l’on se contente de résultats approximatifs, voici, dit-on, les plus fidèles : les Roumains sont établis surtout à l’est du Banat ; on rencontre les Magyars à l’ouest, sur la rive droite de la Theiss ; les Serbes ne forment une agglomération très marquée que sur la rive droite du Danube, dans les deux districts de Syrmie. Il y a trois points sur lesquels les Allemands sont en majorité, c’est l’ancien comitat de la Témes, et plus loin, vers l’ouest, les comitats de Torontala et de Bacs ; on les trouve d’ailleurs presque partout, non-seulement isolés, mais occupant des hameaux, des villages, des bourgs, au milieu même des populations étrangères. Les Bulgares habitent les cercles de Kraszova, Jabolcsa et Lupak ; ce sont peut-être les seuls points où le mélange des races ne se soit pas introduit. Quant aux autres peuples dont nous parlions tout à l’heure, on ne saurait leur assigner une résidence distincte ; ils sont disséminés d’un bout à l’autre du Banat.
Le gouvernement du Banat est une espèce de petite vice-royauté despotique et bureaucratique, contrôlée de loin par la bureaucratie viennoise. Le chef de l’état ou du moins le dépositaire de l’autorité est un gouverneur militaire revêtu de tous les pouvoirs civils. Il y a bien autour de lui des assemblées qui prennent part aux affaires : le gouverneur a son conseil aulique, son conseil d’état ; mais s’il doit les consulter, il n’est nullement tenu de leur obéir. Lui seul a le droit de décider pour tout ce qui intéresse le gouvernement de la province. Ce pouvoir n’est effectif que dans les centres principaux, à Temesvar par exemple ou dans les chefs-lieux des districts les plus importans. En réalité, le gouvernement appartient à la légion des administrateurs en sous-ordre. Une des plaies de toute centralisation excessive, c’est qu’elle multiplie les petits despotes. Singulier retour des choses humaines ! établie surtout pour anéantir les derniers vestiges du monde féodal, c’est-à-dire pour délivrer les états des tyranneaux d’autrefois et substituer le droit commun au privilège, la centralisation, dès que ce principe est poussé à l’excès, produit des inconvéniens analogues à ceux qu’elle a été chargée de détruire. Le bureaucrate est le maître d’un petit empire où règlemens et lois, librement interprétés, se plient sans peine à ses caprices. Il est surveillé, dit-on ; mais peut-il l’être sans cesse et de près ? Et d’ailleurs qui surveille le surveillant ? Si l’inspecteur prend sa tâche au sérieux, combien de fraudes déjoueront sa vigilance ! Le plus souvent il s’accommodera aux mœurs générales, et sa prétendue surveillance sera une complicité. On retrouve ces scandales dans tous les états où s’est développé le despotisme d’une centralisation sans limites ; à force d’étendre au loin ses conquêtes, de mettre la main sur toute chose, de ne rien laisser à la libre action des communes et des populations indigènes, elle crée nécessairement une armée de despotes subalternes, contre lesquels, malgré toutes ses ressources, elle devient elle-même impuissante. Nulle part ces misères n’ont été plus visibles qu’en Autriche depuis l’époque où le prince Schvarzenberg, jetant un défi arrogant aux nationalités de l’empire, organisa contre elles la plus oppressive centralisation qui fut jamais, et nulle part en Autriche les désastreuses conséquences de ce système n’ont éclaté plus manifestement que dans le Banat.
Avec les mille petites tyrannies locales produites par la bureaucratie, un inconvénient tout opposé, que M. le baron de Berg signale aussi avec beaucoup de force, c’est la négligence, l’incurie des employés, et par suite la profonde anarchie qui désole certains districts de cette province. Lorsqu’un agent du pouvoir central a intérêt à étouffer une affaire, les formalités sans nombre de l’organisation bureaucratique se prêtent complaisamment à ses desseins. Son rapport peut être bref et clair ; il le chargera de détails inutiles, il en fera une lecture pénible, assommante, impossible. Et quel voyage ces lourdes paperasses devront encore accomplir avant de parvenir de main en main jusqu’aux dépositaires de l’autorité suprême ! C’est principalement dans les affaires criminelles qu’on voit appliquer cette tactique. Dénoncer un crime, c’est se faire des ennemis et attirer sur soi des représailles ; il est plus prudent de fermer les yeux. Certes une telle accusation est grave, et nous hésiterions à la répéter, si celui qui la formule n’était un personnage dévoué aux intérêts de l’Autriche. M. le baron de Berg a recueilli sur les lieux mêmes des faits qui ne révèlent que trop clairement cette désolante anarchie. — Un jour, dit M. de Berg, dans un petit village, sur les frontières de la Transylvanie, la cabane d’un paysan est envahie tout à coup par une bande de malfaiteurs. On savait qu’il avait de l’argent chez lui. Le paysan résiste avec courage, et aucune menace ne peut le déterminer à livrer son trésor. Il se passe alors une scène horrible ; la femme, qui était grosse de plusieurs mois, est éventrée par ces scélérats, et le mari, suspendu au-dessus de l’âtre, est brûlé à petit feu. À la fin pourtant, la gendarmerie arrive : sept hommes de la bande sont arrêtés et conduits, à quelques lieues de là, chez le bailli du district. Que fait le bailli ? quel sentiment le domine ? Est-ce la peur des brigands ? est-ce le désir de dissimuler à l’autorité supérieure le scandaleux abandon d’un pays où de telles atrocités peuvent être commises à la clarté du soleil ? On ne saurait le dire ; ce qu’il y a de certain, c’est que les bandits rentrèrent paisiblement chez eux, et qu’il ne fut plus question de cette affaire.
Le plus grand mal, à ce qu’il paraît, n’est pas la lâcheté des fonctionnaires de l’empire dans ces contrées lointaines ; heureuses les populations du Banat lorsque leurs chefs, administrateurs ou magistrats, ne contractent pas eux-mêmes les habitudes violentes des misérables qu’ils sont chargés de réprimer ! Voici encore une aventure qui paraîtrait incroyable, si M. de Berg n’en avait recueilli lui-même tous les détails sur les lieux où elle s’est passée et presque au lendemain de l’événement. Au printemps de l’année 1860, un juge de district se présente vers onze heures du soir dans l’auberge d’un village où il avait été appelé le matin par une instruction judiciaire. Il était à peu près ivre et portait un fusil à deux coups ; il va droit à la chambre de l’aubergiste, et, la trouvant fermée, il demande avec violence qu’elle soit ouverte sur-le-champ. L’aubergiste, qui s’était déjà couché, se lève et descend au salon. À peine est-il entré que le juge, sans s’inquiéter de la présence de plusieurs personnes attablées, s’élance sur lui, le saisit au collet et lui reproche, en l’accablant d’injures, de ne pas avoir ouvert sa porte à un fonctionnaire de l’empereur. En même temps il arme son fusil, et, l’appliquant sur la tête de l’aubergiste, il lâche la détente ; heureusement, tout effarouché qu’il était, le pauvre homme put détourner le canon : le coup partit, et les chevrotines allèrent se loger dans la muraille. N’osant pas sans doute châtier comme il convenait un fonctionnaire de l’empereur, l’aubergiste, la figure noircie par la poudre, se réfugie dans sa chambre où il se barricade ; le juge le suit et le somme d’ouvrir avec des vociférations odieuses ; ses sommations sont vaines, et il s’éloigne enfin de l’auberge en battant les murailles. L’histoire fut divulguée bientôt dans tout le canton, bien que l’aubergiste eût gardé un silence prudent ; mais il n’en résulta rien de fâcheux pour l’auteur de cette belle équipée. Aujourd’hui encore, au dire de M. de Berg, ce digne magistrat est en possession de son siège.
Deux causes principales, selon le voyageur, expliquent ces scandales de l’administration et de la justice dans le Banat. La première, nous l’avons déjà indiquée, tient à l’organisation même de l’Autriche, à l’excès de la centralisation, à cette hiérarchie embrouillée qui laisse si peu d’initiative aux fonctionnaires. Comment s’étonner de l’incurie des agens et de l’abandon du pays, quand ces agens, sur tous les degrés de l’échelle administrative, prennent peu à peu l’habitude de se considérer comme des machines ? Ce triste côté de la bureaucratie, si désastreux partout, est plus funeste encore dans une contrée qui échappe naturellement aux règles communes, dans un pays tout neuf en quelque sorte, où règne la plus grande diversité de mœurs et d’intérêts, où l’on se trouve sans cesse en face de l’imprévu, où il faut enfin que le représentant de l’autorité centrale soit un personnage actif, intelligent, et qui sache payer de sa personne. L’autre cause, celle qui se rapporte non pas à l’insouciance, mais à la brutalité des fonctionnaires, est tout à fait particulière au Banat. À Vienne et même à Prague, à Pesth, à Bude, le gouvernement autrichien peut remédier aux vices de son système administratif par le choix des hommes dont il se sert ; mais il n’a pas cette ressource dans les provinces reculées de l’empire : un fonctionnaire qui connaît sa valeur consentirait difficilement à s’exiler dans le Banat ou la Voyvodie. Il se pourrait même que tel employé, serviteur excellent dans les provinces allemandes de l’empire, fût absolument au-dessous de sa tâche au milieu des populations de l’Autriche orientale. « Dans le Banat, dit M. de Berg, un bon fonctionnaire doit savoir au moins quatre langues, l’allemand, le serbe, le hongrois, le valaque ; il serait même à désirer qu’il connût encore une autre langue slave, le slovaque ou le tchèque. » Des administrateurs si bien armés sont nécessairement rares, et cependant, s’il est vrai qu’on gouverne de loin et qu’on administre de près, comment administrer un pays dont on ne connaît pas la langue ? Que feront des maires, des baillis, des intendans, animés des meilleures intentions du monde, mais jetés tout à coup au milieu de Roumains, de Serbes, de Magyars, de Tchèques, de Bulgares, et privés de toute communication intellectuelle et morale avec les gens qui les entourent ? Le gouvernement autrichien n’a donc pas toute la liberté du choix ; il est forcé de prendre ses représentans un peu à l’aventure, et si l’on en juge par les récits de M. de Berg, il faut reconnaître qu’il subit de dures nécessités. Telles sont du moins les excuses alléguées par les défenseurs de l’administration viennoise. M. de Berg, malgré sa bonne volonté, ne se paie pas tout à fait de ces raisons. Après avoir exprimé son avis sur le moyen de remédier à un tel état de choses, après avoir donné ses conseils à l’Autriche sur la réforme de la bureaucratie, il s’écrie sans plus de façon : « Avec une presse libre, on ne verrait pas de tels scandales. »
Mais comment y aurait-il une presse libre, une presse indigène librement née du sol, dans une contrée où règne presque partout la plus profonde ignorance ? S’il y a des journaux dans le Banat, ils sont entre les mains de cette bureaucratie dont ils devraient dénoncer les méfaits et réprimer les usurpations. L’ancienne Autriche, qui ne se piquait pas de pousser au développement des sciences, à la propagation des hautes lumières, s’occupait du moins, comme toute l’Allemagne, de l’éducation du peuple. Rien de pareil dans le Banat et dans la Voyvodie. Ces paysans auxquels on applique encore la peine du bâton, on n’est pas trop pressé, cela se conçoit, de leur donner les premiers élémens d’une culture libérale. Il serait dangereux d’éveiller dans leurs esprits le sentiment de la dignité humaine. M. de Berg ne cesse de le répéter : ce qui manque ici, c’est l’instruction. « Rien de plus affligeant, s’écrie-t-il, pour un ami de l’humanité que l’état intellectuel et moral de ces populations de l’Autriche orientale. Dégradation, brutalité, ignorance, voilà ce qu’on rencontre à chaque pas dans le Banat comme dans la Galicie. »
On demandera si la religion chrétienne, cette grande institutrice des peuples, ne donne point aux habitans du Banat ce qui leur est si durement refusé par l’administration autrichienne. Le tableau des divers clergés chrétiens du Banat, tel que le trace M. le baron de Berg, est plus triste encore que le tableau de cette bureaucratie et de cette justice. La religion dominante dans le Banat est la religion grecque. D’après les derniers recensemens, les grecs schismatiques compteraient plus de 679,000 fidèles. Après eux viennent les catholiques, au nombre de 614,000 ; 76,000 protestans, 16,000 juifs, 11,000 grecs-unis, complètent la statistique des églises. Ainsi l’église grecque retient encore sous sa tutelle environ la moitié de la population du Banat. Or, si en Russie même et en Grèce cette église est misérablement servie, excepté dans les rangs supérieurs, on devine aisément ce qu’elle peut être en face de l’administration autrichienne. L’ignorance, la naïveté ou le cynisme de l’ignorance chez les popes du Banat dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Les règlemens à la vérité exigent que tout aspirant à la carrière ecclésiastique ait achevé ses humanités et étudié la théologie au séminaire de Verséc ; mais il est des accommodemens avec l’épiscopat orthodoxe, et pour quelque somme d’argent on est dispensé du séminaire. Ce n’est plus même une exception, c’est la règle : le séminaire de Verséc subsiste encore uniquement pour sauver les apparences. Dans les campagnes, M. de Berg l’affirme, la plupart des popes ne savent ni lire ni écrire. Ils apprennent par cœur ce qu’ils sont obligés de connaître, ils récitent machinalement les prières, ils estropient intrépidement les formules de la messe : du reste, aucun souci de l’esprit de l’Évangile, aucun sentiment de la morale chrétienne. Le plus humble des desservans et le plus profond des théologiens, dans une église vivante, se sentent animés du même souffle au sein de la charité. Cette chaîne d’or est rompue dans le clergé du Banat. Le christianisme y est tout extérieur : des images, des reliques, des médailles, des formules ; tout pour les sens, pas un grain de nourriture céleste pour l’esprit et l’âme, voilà le culte grec dans l’Autriche orientale. Ce qu’éprouve le chrétien protestant quand il lui arrive de visiter certaines églises d’Italie ou d’Espagne, le chrétien catholique le ressent à son tour en présence des popes du Banat et de leurs cérémonies païennes.
Le grave témoin à qui nous empruntons ces renseignemens consigne dans ses notes de voyage des preuves à peine croyables de l’ignorance des popes. Un jour, un pope qui, depuis une dizaine d’années, exerçait son ministère dans un petit village du Banat, est appelé par son évêque à un poste plus élevé. Pour justifier cette faveur, l’évêque exige qu’il inaugure son nouvel emploi en prononçant un sermon. Devinez-vous quel est l’embarras du bonhomme ? Ce n’est pas la difficulté littéraire qui l’arrête, ce n’est pas le souci de méditer un sujet, de composer un discours ; bien mieux, il ne sait pas même ce qu’on lui demande. Qu’est-ce qu’un sermon, s’il vous plaît ? Il va poser cette question ingénue à son voisin le pasteur protestant, et quand le pasteur lui a expliqué ce dont il s’agit, le pope supplie le pasteur de vouloir bien lui composer son homélie. Pourquoi pas en effet ? Le pasteur avait là une bonne occasion de faire entendre des paroles évangéliques devant une réunion d’hommes qui peut-être ne s’était jamais trouvée à pareille fête. Malheureusement le pasteur, chargé des intérêts religieux d’une commune allemande, ignorait la langue valaque, dont le pope se servait avec ses ouailles, et le prédicateur malgré lui fut obligé d’aller se pourvoir ailleurs. M. le baron de Berg tenait cette anecdote de la bouche même du pasteur qui y joue son rôle. Voici une autre histoire du même genre, qui aurait l’air d’une mauvaise plaisanterie, si M. de Berg ne l’avait puisée à de bonnes sources. La scène se passe dans une commune valaque où les moissons récentes, blés et luzernes, ont été souvent incendiées depuis plusieurs mois. Une femme, la propriétaire du domaine où ont eu lieu des sinistres, va trouver le pope, et le prie de sermonner sévèrement les fidèles à la première occasion. Le dimanche suivant, la foule remplit l’église, et le pope monte en chaire. « Mes amis, il vous arrive souvent de brûler les récoltes ; c’est une sottise, car il ne vous en revient aucun profit : volez plutôt un bœuf, au moins vous en tirerez avantage… — Halte-là ! » s’écrie la matrone indignée, et, prenant la place du malencontreux orateur, elle adresse à l’assemblée une vigoureuse mercuriale qui sauva, dit-on, les meules de blé sans compromettre les bœufs.
La position sociale des popes du Banat et la considération dont ils jouissent répondent exactement à la culture de leur esprit. Presque toujours chargé de famille avec un salaire très modique (on sait que les popes peuvent se marier et que les hauts dignitaires de l’église grecque sont seuls astreints au célibat), le pope de la campagne est obligé de se faire cultivateur pour nourrir sa femme et ses enfans. Il conduit la charrue, il mène paître ses bœufs, il sème, il coupe le blé ; c’est un paysan au milieu des paysans. Jusque-là rien de mieux, et quoi que puisse dire M. le baron de Berg, je me demande ce que cette vie patriarcale peut avoir de contraire au sacerdoce ; j’ai vu dans les Cévennes du midi de la France des curés de village garder leurs troupeaux de moutons sur la montagne, et ces prêtres-pasteurs, au milieu de leurs travaux agrestes, avaient une sorte de dignité biblique. Par malheur, c’est cette dignité qui manque absolument aux popes laboureurs de l’Autriche orientale. Loin de vivre avec les paysans pour leur fournir un modèle, ils ne songent qu’à imiter leurs vices ; ils sont rusés, intéressés, cupides, sans foi ni loi dans leurs marchés. Aussi l’opinion du pays est-elle unanime sur leur compte. M. de Berg les a entendu apprécier en cent lieux différens par des personnes appartenant à toutes les classes de la société ; la conclusion était toujours la même : le plus grand voleur, en quelque lieu que ce soit, au nord ou au sud, à l’est ou à l’ouest du Banat, c’est le pope. « Commet-on quelque part un acte de brigandage, dit M. de Berg, il y a cent à parier que le pope a dirigé l’affaire, et après lui le juge de paix du canton. » Un jour, dans le village de Kriwina, sur les frontières de la Transylvanie, une bande de malfaiteurs fit irruption chez un paysan qui venait de vendre ses récoltes. Pour le contraindre à livrer son argent, on lui coupa les oreilles, on lui appliqua des chaînes brûlantes sur le corps… Quels étaient ces brigands ? Trois popes, deux maîtres d’école, un clerc de notaire et deux sacristains. C’était, à ce qu’il paraît, une bande organisée qui déjà plus d’une fois avait eu maille à partir avec la justice, mais qui, soit habileté des coupables, soit faiblesse des tribunaux, avait toujours échappé à la vindicte publique ; il avait été impossible de prouver leur participation au crime, et tous les complices étaient restés en fonctions, celui-ci disant la messe, celui-là enseignant aux enfans la grammaire et l’arithmétique. Enfin, le 5 janvier 1860, saisis flagrante delicto dans quelque expédition du même genre, ils furent traduits devant la cour criminelle et condamnés à la potence. On aime à croire cependant, malgré les récits de M. le baron de Berg, que ce sont là des exceptions, même dans les parties les plus sauvages du Banat. C’est bien assez de cette crasse ignorance qu’il est impossible de révoquer en doute.
Comment les évêques de la religion orthodoxe ne songent-ils pas à réformer tant d’abus ? Sans parler des crimes, dont la répression appartient aux tribunaux, pourquoi les dignitaires de l’église ne veillent-ils pas d’un œil plus attentif sur la discipline ecclésiastique et les mœurs du clergé ? C’est une question qui se présente tout naturellement à l’esprit. M. de Berg, dans son impartialité loyale, répond que les évêques ont les mains liées. S’ils veulent sévir contre un pope prévaricateur, le pope les menace de passer avec toute sa paroisse à l’église des grecs-unis ; or, comme ces conversions sont fort du goût de l’Autriche et encouragées de mille manières, l’évêque, aussi prudent qu’orthodoxe, se garde bien de fournir un prétexte à l’hérésie. Telles sont les hontes de l’église grecque dans le Banat, et c’est ainsi que se perpétue la servitude morale des peuples en ces malheureuses contrées.
Il y a cependant parmi tant d’influences funestes des peuples admirablement doués, de nobles et poétiques races d’hommes. Toutes les observations que nous résumons ici rapidement, M. le baron de Berg les a recueillies avec une attention patiente ; elles sont le résultat de sérieuses études, de longues et pénibles excursions dans les parties les moins accessibles du Banat et de la Voyvodie. le scrupuleux voyageur a visité tour à tour ces populations si différentes les unes des autres : il a examiné de près, dans les villages encore plus que dans les villes, les Roumains, les Serbes et les Magyars ; il s’est même arrêté dans un bourg de Tsigeunes ou bohémiens. Partout enfin il a voulu connaître l’état moral des classes inférieures dans ces pays si mal administrés, et partout il a été frappé des ressources qu’un gouvernement mieux servi pourrait trouver dans le sol et dans les hommes. Les Valaques surtout lui ont inspiré de vives sympathies. Engourdis, énervés par la condition décourageante qui leur est faite, on devine ce dont ils seraient capables, si une société plus juste leur faisait comprendre que le travail est un trésor, non pas seulement le trésor dont parle La Fontaine, mais un trésor de noblesse et de dignité virile. Ce sont des hommes de noble sang que ces Roumains du Banat, et le régime abrutissant qu’ils subissent n’a pas encore entièrement altéré chez eux les traits de leur origine. Les vices que leur reproche M. de Berg, et il y a a de très graves assurément, sont l’œuvre de la servitude. Exposés à la peine du bâton, traités en bêtes de somme, comment ne seraient-ils pas rusés et cruels ? La ruse n’est pas toujours l’arme du lâche, elle est souvent la seule ressource de l’esclave, et si vous voulez que le plébéien n’ait pas des accès de férocité, n’irritez pas dans le sang de ses veines les furies de la vengeance. Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’au sein de la plus grande misère, malgré tant de causes d’avilissement, ils ne mendient jamais ; « ils sont trop fiers pour cela, » dit M. de Berg. Au reste, chez les Valaques du Banat, les femmes sont bien supérieures aux hommes, et c’est par elles que se fera la régénération de ce peuple le jour où l’Autriche voudra sérieusement remplir dans l’Europe orientale le rôle si grand et si utile que lui imposera sans doute un prochain avenir. Ce n’est pas que les jeunes filles valaques reçoivent une meilleure éducation que leurs frères ; chez les Roumains comme chez les autres populations du Banat, la complète insouciance des gouvernails pour les intérêts intellectuels et religieux du peuple est une des plaies et des hontes de l’Autriche. En traversant le petit village de Plavischoviza, sur les bords du Danube, M. de Berg aperçut une jeune paysanne vêtue avec tant de : grâce, avec une si rustique élégance, qu’il s’approcha pour la considérer de plus près et engagea la conversation avec elle. Il apprit bientôt qu’elle était la fille d’un pope, quelle était mariée à un paysan, et qu’elle ne savait ni lire ni écrire, n’ayant jamais été à l’école. « La fille d’un pope ! s’écrie M. de Berg, car l’état du clergé grec l’a particulièrement frappé, et il revient volontiers sur ce sujet ; la fille d’un pope !… Voilà l’image de l’éducation populaire dans ce pays, et nous sommes en Autriche ! et c’est l’Autriche qui a reçu la mission de porter en Orient la culture européenne ! » La plainte de M. le baron de Berg n’est que trop fondée ; eh bien ! malgré ce manque absolu d’éducation, et quoique le temple soit aussi stérile que l’école, les femmes valaques ont de nobles et purs instincts qui les protègent contre le mal. Elles sont laborieuses et chastes ; elles ont le goût de la propreté, de l’élégance, un certain art de se vêtir qui n’est point coquetterie, mais respect de soi-même, et tandis que leurs maris ou leurs frères oublient si souvent leur fierté sous le bâton du maître, ce sont les femmes qui, par leur attitude, leur conduite, leur noblesse ingénue, maintiennent encore la dignité de la race chez les arrière-neveux des colons de Trajan.
Les parties montagneuses du Banat offrent certains symptômes rassurans pour l’avenir du pays. L’industrie, qu’on a tant de fois maudite en d’autres lieux et qui sans doute a ses misères comme ses avantages suivant le rôle qu’on lui assigne, l’industrie, dans le Banat, est une puissance bienfaisante. À Oravicza, à Steierdorf, à Anina, à Neschitza, dans toutes ces villes et ces villages qui couvrent la ligne méridionale des Carpathes, la recherche de la houille et le travail des métaux ont donné une vie nouvelle à la contrée. Steierdorf est le centre de ce mouvement. Il y a près d’un siècle, à l’endroit où s’ouvrent aujourd’hui ces mines de houille qui rivalisent, dit-on, avec les dépôts d’Angleterre et de Belgique, on n’entendait résonner dans les vastes forêts de la montagne que la cognée du bûcheron. Trente-quatre familles de montagnards, venues de la Styrie dans le Banat en 1773, s’étaient établies sur ce point des Carpathes pour y exercer leur métier ; elles coupaient du bois et faisaient du charbon. Ce campement de charbonniers dans la forêt prit dès le premier jour un nom qui rappelait son origine : on l’appela Steierdorf ou village des Styriens. Aujourd’hui encore les petits-fils des premiers émigrans conservent ce nom de Styriens avec une certaine fierté, et forment une espèce d’aristocratie parmi les laborieux enfans de la montagne. Il y avait dix-sept ans que ces bûcherons occupaient leur petit village de Steierdorf, lorsque l’un d’eux, Mathias Hammer, en 1790, découvrit aux environs les premiers gisemens de houille. On n’y fit pas d’abord grande attention ; c’étaient des houillères insignifiantes aux yeux de ces bûcherons, et ils les exploitaient seulement à leurs momens perdus. Bientôt pourtant, d’autres gisemens ayant été découverts, l’état fit des concessions de terrain à des particuliers moyennant une part dans les bénéfices. Les travaux se développèrent, mais avec lenteur, et c’est seulement dans ces quinze dernières années qu’on a compris l’importance des mines de Steierdorf. De 1846 à 1859, la population du village, qui était à peine de huit cents âmes, s’est élevée à plus de trois mille. De grandes et nombreuses industries se rattachent d’ailleurs à l’exploitation de ces houillères ; toute cette partie des Carpathes est riche en minéraux : le fer, le cuivre y abondent, et à une petite distance de Steierdorf, dans la vallée d’Anina, travaille nuit et jour une forge immense alimentée par toutes ces richesses réunies.
Ce rapide développement est dû surtout à la compagnie du chemin de fer, qui, établie là depuis un certain nombre d’années, a fini par devenir propriétaire de toutes les mines et de toutes les forges de cette ligne des Carpathes. C’est le 1er janvier 1855 que la compagnie a joint cette grande exploitation à celle dont elle était chargée déjà ; voilà sept ans qu’elle est à l’œuvre, et les voix les plus autorisées n’hésitent pas à la proclamer la bienfaitrice du pays. M. de Berg, si bien initié lui-même à tout ce qui concerne les forêts et les mines, est ému d’admiration lorsque, comparant les parties mortes du Banat avec ces districts où règne l’industrie, il voit la dignité de l’homme se relever avec le travail. Il est vrai que la compagnie est animée des intentions les plus libérales, et que son gérant, le directeur de toutes ses entreprises, M. Dubocq, semble avoir les grandes qualités d’un fondateur de colonie. C’est lui qui appelle de toutes parts les colons et qui sait leur faire aimer ces montagnes. Son organisation des maisons ouvrières et des pensions de retraite atteste une sollicitude paternelle unie à l’esprit le plus pratique ; il s’occupe aussi avec un zèle admirable de l’éducation intellectuelle et religieuse des ouvriers ; il fonde des écoles, il construit des églises, tout cela au nom de la compagnie, qui se charge de payer les instituteurs et de pourvoir aux frais du culte. N’oubliez pas que M. de Berg est un esprit grave, un juge compétent et sévère, dont le témoignage ne saurait être suspect. Quand on vient de voir les baillis, les juges, les popes, qui dégradent à plaisir ces nobles populations slaves et roumaines, les mines de Steierdorf et les forges d’Anina semblent le seuil d’un monde privilégié.
Après son voyage dans le Banat, M. de Berg a voulu voir aussi les confins militaires ; il n’y a fait malheureusement qu’une excursion rapide, et, bien qu’il ait vu de près le singulier régime à la fois patriarcal et militaire de ces colonies armées, le tableau qu’il en trace ne présente qu’un intérêt médiocre. En revanche, une page fort curieuse du journal que nous interrogeons, c’est la visite de M. le baron de Berg à un pacha turc, non loin de la frontière autrichienne. Le voyageur est à Orsova, la dernière grande station des colonies militaires du côté de la Valachie. À une demi-heure de la ville, dans une île du Danube, s’élève une forteresse ottomane appelée Takely et gouvernée par un pacha. Si l’on veut franchir la limite des colonies militaires, il faut un laisser-passer de l’officier autrichien qui commande à Orsova. M. de Berg obtient cette autorisation pour vingt-quatre heures seulement, et se dirige avec ses deux fils vers la forteresse turque. Cette forteresse et l’île où elle est construite, enclavées aujourd’hui entre l’Autriche d’une part et la Valachie de l’autre, sont tout ce qui reste aux Ottomans dans les principautés danubiennes. La garnison est forte de huit cents hommes, et, comme le disait le commandant d’Orsova en signant le passeport de M. de Berg, on peut y voir un tableau en miniature de l’empire ottoman tout entier.
« Nous abordâmes, dit l’auteur, à quelque distance d’un corps de garde, et l’un de nos matelots serbes s’empressa d’aller prévenir le poste. Aussitôt nous vîmes arriver un homme en veste bleue avec un col et des paremens rouges ; son pantalon était de légère étoffe blanche ; il portait un sabre au côté, et sur la tête un fez de couleur foncée avec une petite plaque de laiton où était marqué le numéro du régiment. Il prit notre passeport, alla le montrer au pacha, et, revenant quelques minutes après, nous fit introduire dans la citadelle. Je remarquai qu’il portait la médaille de Crimée et qu’il n’avait pas trop mauvaise mine, tandis que tous les autres soldats, sales, déguenillés, les pieds nus, armés seulement de vieux fusils à pierre, faisaient leur service dans la tenue la plus misérable qu’on pût imaginer. Les officiers n’étaient guère mieux accoutrés ; à part deux larges raies rouges sur le pantalon, rien ne les distinguait des simples soldats : même délabrement, même misère. Quelques-uns d’entre eux n’avaient point de chaussures, tel était du moins l’officier qui nous servit d’interprète auprès du pacha. Il était venu nous apporter l’autorisation de visiter la mosquée, il nous y avait conduits lui-même, s’était fait notre cicérone, et avait accepté un pourboire sans le moindre embarras… Notre première pensée en arrivant avait été de rendre visite au pacha. Il s’excusa fort poliment, nous fit dire qu’il était indisposé, qu’on lui appliquait des sangsues, mais qu’il nous recevrait dans l’après-midi. Nous profitâmes de la matinée pour visiter la forteresse et l’île. Les remparts, bâtis en briques, étaient dans le plus mauvais état, quoique richement garnis de vieux canons de bronze. On voyait des corps de garde établis de distance en distance, et les sentinelles allaient et venaient dans la galerie qui longe les créneaux. Les casemates voûtées étaient remplies de soldats et d’ouvriers ottomans, Quant à la ville, les rues sont extrêmement étroites, et presque toutes les habitations s’élèvent au milieu de petits jardins entourés de hautes palissades. Le point central est le bazar, où les marchands (de graves visages turcs en turbans et en cafetans) étalent leurs marchandises, des châles, des fez et autres objets du même genre, mais surtout du tabac, des pipes, des parfums et des sucreries. Un autre point de réunion, c’était le café, misérable hutte avec des fenêtres où des bandes de papier viennent au secours des carreaux. Quelques officiers y tuaient le temps en jouant aux cartes. Partout enfin, d’un bout de la ville à l’autre, des ordures sans nombre et des chiens par centaines… »
Mais l’heure est venue où les voyageurs peuvent aller rendre leurs devoirs au commandant de la forteresse. Le pacha de Takely, qui a le rang d’un général de brigade, habite à l’extrémité de l’île une vaste maison carrée, très simple, très nue, et dont les murailles, comme celles de la forteresse, commencent à tomber en ruine. Pour y arriver, il faut suivre un chemin comme on n’en trouve guère que dans les plus misérables villages des montagnes, une route étroite, glissante, presque à pic et coupée de fondrières : sur tous les points, cela va sans dire, une infection abominable. Devant le palais sont rassemblés des officiers vêtus, qui d’une façon, qui de l’autre, car les dures nécessités des temps ont dû abolir les prescriptions de l’ordonnance. Cet étrange état-major aurait tenté le crayon de Callot et fourni plus d’une page à Decamps. On annonce les étrangers, qui sont introduits dans la salle d’audience. C’est une vaste salle éclairée par six fenêtres dont quelques-unes sont garnies de fleurs ; rien de plus simple que les ornemens et le mobilier : un divan, quelques chaises en canne, une table couverte de melons et de pastèques ; des guirlandes de poires enfilées et suspendues aux croisées ; dans un coin, sur une corde bien tendue, toute la garde-robe du pacha.
« Le pacha fit quelques pas au-devant de nous (dit M. de Berg) ; il nous fit signe de nous asseoir sur les chaises et prit place sur le divan. C’était un homme de haute taille, d’une cinquantaine d’années environ, les membres bien proportionnés, avec un visage grave et digne, ombragé d’épaisses moustaches. Sa redingote verte à col droit, son fez rouge sur ses cheveux touffus lui donnaient une physionomie toute militaire. Je lui adressai un assez long compliment, qui fut traduit d’abord d’allemand en serbe, puis de langue serbe en langue turque ; j’y avais rassemblé, bien entendu, toutes les fleurs de la rhétorique orientale pour le remercier de l’audience qu’il nous accordait. Il daigna me saluer d’un gracieux signe de tête avec une grandezza que je renonce à décrire, puis on apporta le café, préparé à la manière des Orientaux et servi dans de petites tasses par des domestiques au teint noir ou cuivré. Dans le courant de la conversation, il nous raconta ses aventures de soldat pendant la guerre contre les Russes en 1828 ; il nous montra le plan de sa forteresse, il permit à l’un de mes fils de dessiner sa résidence, et quand nous prîmes congé de lui, il nous remercia gracieusement de notre visite, toute la scène à laquelle nous venions d’assister avait vraiment quelque chose de caractéristique. L’attitude majestueuse du pacha révélait chez lui un sentiment de la grandeur de son rôle qui contrastait singulièrement avec l’état misérable de la forteresse et des troupes placées sous ses ordres. Je pensais à cette glorieuse histoire ottomane dont ces contrées avaient été le théâtre, et, voyant les derniers débris de tant de splendeurs dans ce misérable petit nid où se presse une populace en guenilles, je me rappelais les paroles du commandant d’Orsova. En vérité, si c’est bien là une miniature de la Turquie elle-même, il est impossible de promettre une longue durée à l’empire turc. Ce sera une nouvelle confirmation de cette vérité, que les barbares, une fois en rapport avec la civilisation des peuples chrétiens, ne peuvent résister à son action, et qu’il leur faut, bon gré, mal gré, vivre de la vie chrétienne ou périr. »
Arrêtons-nous devant ce dernier tableau ; M. de Berg, voyageur exact, observateur précis, qui n’oublie dans ses notes ni une ville ni un village, qui rassemble chemin faisant des documens de toute espèce, qui publie pour les hommes spéciaux un exposé de l’administration forestière dans le Banat, M. de Berg n’est pas un écrivain et ne s’est pas soucié le moins du monde de tracer une œuvre d’art. Qu’importe ? les choses parlent d’elles-mêmes, et quand la réalité est scrupuleusement reproduite, l’œuvre d’art se combine, pour ainsi dire, toute seule dans l’esprit du lecteur. C’est là ce qui fait le charme des récits de voyage, même faiblement composés, pourvu qu’on ait affaire à un observateur intelligent et instruit. À travers la confusion des notes rassemblées par le savant directeur des eaux et forêts du royaume de Saxe, trois points très distincts m’ont frappé : — la détestable administration qui laisse croupir dans l’ignorance et l’avilissement des populations pleines de sève ; — le réveil subit de ces nobles races, dès que l’esprit moderne et le travail leur ouvrent une nouvelle existence ; — enfin, les leçons qui résultent pour l’Autriche du voisinage de la Turquie. Si M. le baron de Berg avait pris soin de mettre plus vivement en lumière ces trois parties de son œuvre, il eût été mieux en mesure, ce semble, de rendre au gouvernement autrichien les services qu’il lui promet. La vérité, l’amère et bienfaisante vérité annoncée par la préface eût apparu dans tout son jour.
Les réflexions se présentent en foule à l’esprit, quand on résume les observations de M. le baron de Berg sous les trois chefs que je viens d’indiquer. Voilà des contrées que l’Autriche possédé depuis bien des générations, et qu’elle possède sans lutte, sans effort, sans la moindre inquiétude d’aucune sorte ; à coup sûr, si le gouvernement de Vienne a été tranquille quelque part et assuré du lendemain, même au milieu des commotions de 1848, c’est bien dans le Banat et la Voyvodie serbe. Aucune plainte, aucune réclamation, soit politique, soit nationale ; il a fallu qu’un homme grave, un fonctionnaire considérable d’un royaume voisin, bien plus, un tory allemand tout dévoué aux Habsbourg, il a fallu que M. le baron de Berg vînt parcourir ces contrées de ville en ville et de village en village, pour révéler l’effroyable incurie de l’administration autrichienne. Qu’à fait l’Autriche de ces populations si soumises ? Elle ne peut alléguer ici son éternelle excuse ; elle ne peut dire que la centralisation, — telle que l’a constituée le prince Schwarzenberg, — était une arme contre la révolte ouverte, et qu’il fallait avant tout rétablir l’ordre politique ou du moins ce qu’elle appelle de ce nom. Bien loin de là ; obligée, disait-elle, de montrer ailleurs ce que pouvait être un gouvernement de guerre, il lui était permis de montrer dans ces provinces ce qu’elle pouvait être aussi à titre de gouvernement pacifique et fondateur. Encore une fois, qu’a-t-elle produit ? On l’a vu par ce récit d’un témoin qui ne sera ni contredit ni récusé : une administration sans lumières et sans entrailles, une justice insouciante et lâche, des fonctionnaires qui ne sont occupés qu’à se tromper les uns les autres, le gouvernement central absolument ignorant de la situation du pays, l’autorité supérieure réglant de loin, c’est-à-dire en aveugle, des choses qui veulent être vues de près, et que personne n’a le courage de voir à sa place ; des centaines de petits despotes qui substituent leurs caprices à la loi ; le peuple sans école, sans secours intellectuels et moraux, entretenu comme à dessein dans l’habitude du servage ; la dignité humaine étouffée sous le bâton ; l’église de la majorité desservie par de malheureux ignorans et quelquefois, dit-on, par des malfaiteurs ; — ces scandales tolérés, encouragés peut-être, ou du moins les coupables protégés contre leurs évêques dans un intérêt de polémique religieuse au profit des églises rivales,… voilà, en résumé, ce qu’a vu de ses yeux un ami de la monarchie des Habsbourg ! En vérité, au moment où le cabinet de Vienne semble vouloir revenir sur les libérales propositions qu’il avait faites à la Hongrie, au moment où la Bohême est menacée dans ses plus légitimes aspirations, ces révélations sur les extrêmes provinces de l’Autriche orientale ont un singulier et terrible à-propos. Est-ce là ce que l’avenir promet aux Tchèques et aux Magyars ?
M. de Berg, dans son loyal dévouement à l’Autriche, essaie d’indiquer les remèdes au mal qu’il a si franchement dévoilé. Il rend justice aux bonnes intentions de l’autorité centrale. « Certes, dit-il, le grand machiniste assis au centre de l’immense machine de l’état peut bien voir si les rouages principaux s’engrènent régulièrement les uns dans les autres ; mais comment verrait-il tous les points où des frottemens funestes entravent la marche de l’ensemble et paralysent la bonne volonté du chef ? Ces dangers-là, il faut les découvrir sur place. En d’autres termes, il est incontestable que dans le vaste royaume de la bureaucratie autrichienne maintes choses se passent dont on n’a pas à Vienne la plus légère idée. Le premier remède au mal, c’est donc de se procurer des informations sûres. Charlemagne envoyait des missi dominici sur tous les points de son empire pour s’assurer si toutes ses ordonnances étaient fidèlement exécutées ; l’auguste empereur d’Autriche devrait envoyer aussi jusqu’aux extrémités de ses états des hommes dignes de sa confiance pour chercher la vérité, découvrir le mal, soutenir les faibles et châtier les méchans. Mais ces hommes ne devraient point se borner, comme cela se pratique d’ordinaire, à rendre visite aux autorités, à écouter les rapports des fonctionnaires ; il faudrait qu’ils se mêlassent au peuple sans être connus de personne, qu’ils recueillissent en dehors de la hiérarchie tous les témoignages honnêtes, qu’ils employassent enfin tous les moyens de connaître la vérité, voyant tout par eux-mêmes, ayant pour tous et pour toutes choses des yeux toujours ouverts, des oreilles toujours attentives. Ce ne serait pas de ces inspecteurs officiellement, annoncés, qui arrivent partout avec pompe et qu’on reçoit avec les habits du dimanche. Les missi dominici de l’empereur arriveraient sans être attendus, et rassembleraient au milieu même du peuple tous les élémens de leurs rapports avant de mettre le pied chez les représentans du pouvoir. S’ils veulent sérieusement découvrir la vérité, l’occasion ne leur manquera pas. » Ainsi parle M. de Berg, et l’on voit bien, à la vivacité pressante de son langage, quelle est la gravité des scandales dont il s’agit. La mesure qu’il propose suffira-t-elle ? Pur expédient, je le crains, expédient de détail, dont on reconnaîtrait bientôt l’inefficacité. D’ailleurs qu’est-ce qu’un gouvernement qui ne peut vivre, une administration qui ne peut rester honnête qu’à la charge d’être tenue constamment en suspicion aux yeux de tout, un peuple ?
Non, le mal est plus profond que ne le croit M. de Berg, et demande un remède plus énergique. Ce ne sont pas les machinistes qu’il faut surveiller de plus près, c’est la machine elle-même qu’il faut réformer. Le ministère autrichien l’a compris, quand il a offert des concessions (insuffisantes, si l’on veut, mais acceptables pourtant, ne fût-ce qu’à titre provisoire) à ces familles de peuples, qui formeront un : jour, sous le sceptre des Habsbourg et dans l’intérêt de l’équilibre européen, la confédération austro-magyare et austro-slave. Sans entrer prématurément dans l’examen d’une question qui a encore plus d’une phase à traverser, nous nous bornerons à dire que le premier devoir comme le premier intérêt de l’Autriche en présence des événemens qu’un avenir prochain nous prépare, c’est l’expansion et non la compression, — en d’autres termes le développement de toutes ses forces, l’emploi de toutes les ressources qu’elle a laissées si longtemps et si misérablement dépérir. Le livre même qui a servi de texte à cette étude nous fournit ici un exemple assez remarquable. Dans un des districts de ce Banat, où tant d’abus étouffent la sève du peuple, l’industrie a pénétré un jour, non pas l’industrie aux mains des bureaucrates, mais l’industrie libre et libérale, celle qui met en jeu l’action de l’individu, et aussitôt, sous cette féconde influence, on a vu pour ainsi dire s’élancer une nation nouvelle. Que ce soit là un symbole ! Il ne s’agit pas seulement de l’industrie comme on la pratique ai noblement à Orsova ; nous parlons de tout ce qui peut favoriser l’essor des facultés humaines. Donnez carrière au travail, faites que l’individu se sente vivre, que chaque énergie se déploie, que tout germe puisse grandir au soleil ; enfin créez des hommes, ou du moins ne les empêchez pas de naître : dans les crises de l’Europe orientale, ces hommes-là pourront être quelque jour un de vos meilleurs appuis, et s’ils vous manquaient à l’heure décisive, vous sentiriez trop tard l’étendue de votre faute. Il y a longtemps qu’on l’a dit, la mission de l’Autriche est de porter dans les contrées de l’Orient la civilisation européenne. Si le gouvernement autrichien, toujours acharné contre Venise, se refusait à comprendre la grandeur de son rôle en Orient, quels signes faudrait-il donc pour lui ouvrir les yeux ?
À l’extrémité occidentale de ses états, l’empereur François-Joseph voit une généreuse nation qui se relève ; à l’autre extrémité, c’est un empire qui tombe. S’il faisait la guerre en Italie et que cette guerre fût heureuse, ses victoires le rendraient odieux à tout ce qui est libéral en Europe ; du côté de la Turquie au contraire, il aurait à faire des conquêtes morales qui serviraient la cause de la civilisation elle-même. Mais pourquoi de semblables hypothèses ? La force des choses veut que la Vénétie soit rendue un jour à l’Italie régénérée ; les grandes, les fécondes victoires de l’Autriche, ce seront les conquêtes pacifiques par lesquelles pourra être préparé le triomphe de la civilisation sur la barbarie, et de la libérale religion du Christ sur le fatalisme inerte des enfans de Mahomet. La visite de M. de Berg au pacha de Takely apparaît encore ici comme un fait caractéristique, L’Autriche a sous les yeux le spectacle de cette longue agonie de l’empire turc, elle voit mieux que nous le contraste de ces prétentions solennelles et de cette incurable misère ; pourquoi donc ne se prépare-t-elle pas à-recueillir sa part de l’héritage ?
L’Autriche a beau s’effrayer des obligations que la chute possible de l’empire ottoman lui imposerait : ni ses vœux ni ses craintes ne peuvent arrêter la marche logique des choses. Si quelque jour la succession des sultans est décidément ouverte, il faudra bien que la maison des Habsbourg accepte ses destinées avec courage, sous peine de déchéance. Cette régénération intérieure, tour à tour si ardemment entreprise et si vite abandonnée, deviendra pour elle une condition de salut. La suppression d’une bureaucratie oppressive, l’autonomie des races conciliée avec les droits du gouvernement central, la vie spontanée des peuples, le libre essor des nationalités, toutes ces choses qui alarment aujourd’hui l’Autriche, ce sont là pour elle autant d’instrumens de victoire dans la grande compétition qui s’apprête. Qu’elle sache donc se préparer d’avance à son rôle ! Ce sont des amis, on vient de le voir, qui lui adressent ces supplications avec une respectueuse douleur, et l’intérêt de l’Europe est conforme à leurs paroles. Entre l’empire des tsars et l’Europe du midi, il faut une puissance assez forte pour rallier une notable part des populations du Danube. C’est la mission de l’Autriche, non pas de l’Autriche que M. de Berg nous montre à l’œuvre dans le Banat et la Voyvodie, mais d’une Autriche nouvelle, régénérée, d’une Autriche qui ranimerait la vie au lieu de l’éteindre, qui formerait autour d’elle un faisceau vivant de peuples libres, qui ne marchanderait pas à la Hongrie la reconnaissance de ses droits, qui ne pousserait pas la Galicie au désespoir, qui rendrait hommage au patriotisme loyal de la Bohême, qui préférerait enfin à des possessions iniques en Italie une souveraineté légitime et féconde dans l’Europe orientale. Voilà bien des exigences, dira-t-on. Qu’importe, puisque c’est la nécessité qui parle ? Si la Sublime-Porte avait pu faire ce que l’Europe libérale demande à la maison de Habsbourg, elle n’en serait pas réduite au point où on la voit. Un état germanique montrerait-il à se transformer la même impuissance qu’une nation musulmane ? et serait-on forcé de dire un jour que l’Autriche est une sorte de Turquie au milieu de la société chrétienne ?
SAINT-RENE TAILLANDIER.