Un Voyage dans le nord de l’Italie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 11 (p. 465-510).
II  ►
UN VOYAGE
DANS
LE NORD DE L’ITALIE



Jamais voyageur n’est revenu d’Italie qu’on ne lui ait demandé ce qu’il en pensait, comme s’il était possible d’en penser autrement que tout le monde. C’est un sujet sur lequel l’opinion est fixée, et, pour se ranger au nombre des dissidens, il faudrait la passion du paradoxe, goût malheureux quand il entre en contradiction avec une admiration désintéressée. Loin de se défendre de celle qu’inspire l’Italie, mieux vaudrait cent fois répéter les vers de Goethe : Connais-tu la terre où les orangers fleurissent? même dans la traduction de lord Byron, ou l’apostrophe d’un poète français :

Divine Juliette au cercueil étendue, etc.


Cependant, en parlant de l’Italie, comme en regardant un tableau fameux ou en lisant un poème célèbre, on ne peut s’empêcher de regretter qu’il ne soit pas possible d’élever un jeune homme, de former et de cultiver son intelligence, sans l’obstruer par avance d’une foule d’opinions commandées dans les choses de goût ou d’imagination, et de le laisser marcher librement, sans obligation acceptée ni parti pris, à la recherche du beau. Ses jouissances ne seraient pas moins vives pour lui appartenir davantage. Ses impressions, qu’il n’aurait ni empruntées ni prévues, n’en auraient que plus de prix. Il sentirait de son chef et il admirerait pour son compte. On serait sûr qu’il parle de lui-même et ne répète pas une leçon. Mais cette originalité est une chimère, la tradition nous prévient nécessairement en tout, et le monde ne peut recommencer à chaque génération. Nous ne pouvons tous, les uns après les autres, nous réveiller au premier matin dans l’Éden, et il faut nous résigner à penser ce qu’on nous a dit. Ceci n’est point une préparation pour protester contre la réputation faite de l’Italie. J’aime l’admiration, une de nos plus heureuses, de nos plus nobles facultés, et quand elle est autre chose qu’un engouement de commande ou un enthousiasme d’emprunt, le temps la fortifie au lieu de l’affaiblir. Elle ne se blase point. Je trouve même que la réalité des belles choses est supérieure à l’imagination, et en tout j’ai plus senti que je n’avais rêvé. L’amour de la liberté, l’héroïsme guerrier, l’art des Grecs, la poésie d’Homère, la philosophie de Platon, les tragédies de Shakspeare, tout ce qu’on voudra de pareil ou d’égal conserve, malgré l’abus des louanges banales, des droits inaltérables aux plus vives émotions que le beau puisse exciter. En ce genre, la faiblesse ou l’excès ne me choque point : je pardonne même le ridicule, et je suis prêt à dire comme Bélise :

Laissez-nous, s’il vous plaît, le plaisir d’admirer.

J’admire donc l’Italie; mais il faut convenir qu’il y a dans toute admiration reçue une part de convention et d’exagération qui impatiente. Une des choses qui font le plus de tort à la vérité, c’est la quantité incroyable de mauvaises raisons dont on l’appuie. On traite le beau comme la vérité, et l’on ne sait pas le louer sans lui prêter toute sorte de mérites qu’on invente ou qu’on surfait. On se forge des règles pour approuver, des formules pour sentir. On vante ce qui n’est pas ou ce qui ne devrait pas être, pour avoir l’air de mieux voir ou de mieux juger. On s’exalte sur des détails, sur des défauts, sur des vulgarités qu’on retrouverait partout si l’on se donnait la peine de les chercher, et l’on réussit de la sorte à décréditer l’admiration même en la motivant mal, en l’appliquant à contre-sens, en l’exprimant outre mesure. C’est, par exemple, ce qui est arrivé à la littérature classique de la France, et ce que pourrait ramener la superstition du XVIIe siècle, comme quelques-uns l’entendent aujourd’hui. Les vérités se rouillent, plongées dans le lieu commun, et le beau perd sa forme, réfléchi dans le miroir grossissant de la déclamation.

Je voudrais donc parler tout naïvement de ce que j’ai vu de l’Italie : non que j’aie la moindre envie de prescrire mes jugemens et de dicter rien à personne, mais pour encourager la liberté de sentir, pour exciter à la spontanéité des appréciations, pour engager à être vrai. Il est d’ailleurs difficile de s’y prendre autrement, quand on ne veut pas copier ce que nous apprennent les livres sur l’Italie. Qu’en dire d’instructif qui n’ait été écrit? Si l’on se met à raconter ce qu’on tient des ciceroni d’auberge, on le retrouve plus exactement dit dans le Voyage de Valéry que tout le monde a lu, ou dans les esquisses fidèles dont M. Paul de Musset vient de faire deux beaux volumes. Si l’on essaie de décrire ce qu’on a vu, les tableaux si chaudement colorés de M. Théophile Gautier reviennent à la mémoire, et l’on renonce à se servir du fusain, ne pouvant lui dérober son pinceau. On ne peut plus même espérer de faire mieux que les simples itinéraires. Les guides du voyageur sont devenus des livres. Nous avons en français celui de M. Du Pays, qui est excellent. Le guide allemand de Fœrster mérite sa réputation, et le Hand-Book de Murray peut se lire comme un ouvrage d’esprit : il intéresse même au coin du feu. — Il faut pourtant éviter d’en traduire des pages, et, au risque de parler un peu de soi, ne dire que ce qu’on a pensé à propos de ce qu’on a vu.


I.

Il ne s’agit ici que de l’Italie septentrionale, réduite même à cette région vaste encore qui s’étend au pied des Alpes, et que nous limiterons par une ligne idéale dont les trois points principaux seront Gênes, Parme et Venise. C’est dans une grande partie de son étendue un large bassin, ouvert au levant, fermé au nord et au couchant par des chaînes de montagnes qui le préservent des températures extrêmes. Quoique exposée au plus beau soleil de l’Europe, cette contrée ne rappelle que rarement notre littoral du midi. Ce n’est ni l’aridité poudreuse ni la végétation grisâtre de la Provence; ce n’est pas non plus une nature insolite, originale, qui semble annoncer une nouvelle partie du monde. Avec la pureté d’un ciel brillant, c’est la fraîcheur d’aspect des pays du nord. La Lombardie est aussi verte que la Normandie.

Cette chaîne d’obstacles naturels qui semblent nous séparer de l’Italie par une barrière infranchissable est, comme on sait, rompue sur trois points. On peut suivre les bords de la Méditerranée, et de Nice, d’Oneille ou de Gênes, pénétrer dans l’enceinte des Alpes maritimes; on peut passer le Mont-Cenis ou franchir le Simplon, et descendre par une de ces deux rampes dans cette plaine à perte de vue qui s’étend au pied des Alpes françaises et des Alpes helvétiques. J’ai pris ma route par l’entrée classique du Mont-Cenis.

Avant d’en atteindre les hauteurs, on traverse une partie de la France dont le souvenir ne nous rend pas trop modestes en présence même de l’Italie. Le Dauphiné ne peut craindre aucune rivalité. Comme pittoresque, il est, je crois, supérieur à la Lombardie, car il n’y a point de plaines en Dauphiné, mais de nombreuses vallées d’une fertilité admirable, entourées le plus souvent d’âpres montagnes, dont les sommets affectent les formes les plus escarpées. La vallée de Tullins et plus encore celle de Graisivaudan peuvent le disputer aux plus belles campagnes du monde, et les imaginations exigeantes en préféreront la saisissante variété à la gracieuse uniformité des paysages qu’arrosent le Pô, l’Adige et le Mincio. La nature, si on peut le dire, a comme l’art sa beauté classique et sa beauté romantique. Elle produit par l’une et par l’autre des effets très différens, et la première vue de l’Italie est, comme il convient, toute virgilienne.

On sort de France par la grotte des Echelles, c’est-à-dire par un tunnel de 300 mètres de long, qui perce une muraille calcaire sur la frontière de Savoie. Je me souviens du temps où la description de cette galerie carrossable creusée dans le roc passait pour une des curiosités d’un voyage d’Italie. Aujourd’hui on y fait à peine attention ; les chemins de fer nous ont familiarisés avec ces routes souterraines, et le bourgeois de Paris qui va contempler la mer à Dieppe en voit bien d’autres. La Savoie, qui nous sépare du Piémont, n’est qu’une continuation du Dauphiné, et les traités seuls la rendent étrangère à la France; mais elle serait française que le mouvement d’amélioration qui s’y est manifesté ne serait ni plus rapide ni plus visible. Il y a plus de trente ans, j’ai connu cet excellent pays engourdi comme ses marmottes sous l’administration des rois de la restauration. On s’étonnait alors, en arrivant à Chambéry ainsi qu’à Nice, de ne pouvoir seulement trouver les journaux français. Pas d’autres livres que des paroissiens et la bibliothèque bleue. Aujourd’hui la liberté de la presse s’étale dans les rues comme la civilisation sur les chemins de fer. On traverse la Maurienne à la vapeur, et l’on parle de perforer le Mont-Cenis; mais, en attendant que la machine à air comprimé ait fait son trou dans les Alpes, il faut se contenter de huit paires de mules, et gravir péniblement jusque dans la région des neiges et des lacs glacés. Ce fameux passage s’opère ordinairement la nuit; les voitures publiques se soucient peu du pittoresque, et les conducteurs disent que les orages redoutés dans les montagnes, ces tourmentes de neige qui forcent quelquefois le voyageur à s’arrêter, surviennent plus fréquemment pendant le jour. Il a donc fallu nous résigner à faire dans les ténèbres ces cinq heures de marche, qui offrent cependant quelque intérêt de curiosité. La route, dans sa partie la plus déserte, est, comme on sait, jalonnée, en cas d’accident, de maisons de refuge, où l’on peut trouver du feu et quelques secours; mais l’idée de la nécessité d’une aide extraordinaire ne vient guère à l’esprit, au moins dans cette saison. On n’est frappé que d’une chose, c’est que la route est fort animée. Les piétons, à ce qu’il paraît, préfèrent aussi les marches nocturnes. On en rencontre à chaque pas, et les hôtes assoupis de la diligence entendent bourdonner constamment autour d’eux la conversation des passans. A minuit, près des glaciers, on se croirait sur le chemin d’un bourg un jour de foire.

Dès que les seize mules sont congédiées et que l’on a descendu à deux chevaux le versant des Alpes, on trouve à Suze le paysage italien. De cette ville à Turin, le chemin de fer court dans une campagne arrosée, où les prés et les champs sont jonchés de mûriers ou d’ormeaux parés de vignes en festons. Des maisons blanches sont éparses sur le penchant des collines; partout se montre un air d’aisance qui ajoute à la gaieté du paysage.

Turin a la réputation d’être une ville triste; c’est une ville uniforme et régulière, mais non pas triste. Les rues mêmes qui sont bâties sur un même plan n’ont point cette froideur ennuyeuse de la première partie de la rue de Rivoli. L’architecture peut n’en être pas très bonne, mais la diversité des ouvertures, la saillie des balcons et les rideaux d’une couleur tranchante qui flottent en dehors des fenêtres leur donnent un air méridional, et sous les galeries qui les bordent dans toute leur longueur, des magasins brillans, des cafés animés, une circulation nombreuse, rendent amusante la perambulation du flâneur. Turin est d’ailleurs tout entier d’un seul côté du Pô, et c’est là une situation bien préférable au partage d’une cité entre deux rives. Le contraste entre la campagne et la ville d’un bord à l’autre d’un grand fleuve vaut mieux que la symétrie de deux quartiers qui se regardent. C’était la grande beauté de Bordeaux avant que la commodité du pont eût facilité l’établissement de l’industrie sur la rive droite de la Garonne, changement complété et aggravé par l’installation de la gare du chemin de fer. A Turin, les coteaux qui font face à la ville, verts de la base au sommet, sont à leurs divers étages ornés de maisons de plaisance d’où le regard s’étend sur le fleuve, sur la ville, sur les fraîches campagnes qui l’environnent, enfin sur ce rideau des Alpes qui limite l’horizon. De la terrasse d’un couvent de capucins qui de loin ressemble à une élégante villa, la vue est magnifique, et si l’on monte jusqu’à la Superga, église consacrée à la sépulture des rois de Sardaigne, on croit embrasser d’un coup d’œil un royaume entier.

Les monumens de Turin n’ont point et ne méritent pas une grande réputation. Ce n’est pas faute de prétention chez les architectes. Le théatin Guarini et Juvara paraissent s’être proposé avant tout l’originalité, et ils ont rencontré la bizarrerie. On cite un édifice où l’un d’eux s’est fait une règle d’éviter tout angle droit. Alfieri, l’oncle du poète, a montré un goût plus pur, mais il a peu d’imagination. Cependant quelques maisons offrent déjà cette grande et noble disposition intérieure qui donne droit en Italie au titre de palais. Un hôtel, c’est-à-dire une vaste habitation entre cour et jardin, est chose inconnue de l’autre côté des Alpes. Un bâtiment élevé, un peu massif, allégé seulement par le dessin et les détails de sa façade, s’ouvre sur la rue par une haute porte qui n’est point, comme chez nous, un portail isolé ou l’entrée d’un couloir où les voitures font halte en rasant la loge du portier. Cette ouverture, qui ne se ferme jamais pendant le jour, donne sur un large vestibule dont les colonnes supportent le poids de la maison, et dans cette sorte de salle extérieure s’arrêtent les équipages. Cette disposition a grand air, et quand elle est l’ouvrage d’un artiste habile, elle arrive à être une belle chose. Sur l’un des côtés de ce vestibule s’ouvre un escalier souvent monumental, et qui conduit à des appartenions dont les plafonds se courbent en voûte et ne manquent presque jamais de peintures exécutées avec une facilité qui ressemble au talent. La cour intérieure, ordinairement carrée, se termine quelquefois par un jardin, ou par quelques arbustes entourés d’une balustrade, ou par un mur que décorent des objets d’art, le simulacre d’une fontaine, d’une galerie en perspective ou d’une allée de parc. Il faut de bonne heure en Italie s’habituer à ce mélange de réalité et d’illusion, de relief et de peinture, de sculpture et de grisaille, à ce rapprochement du luxe réel des matières et des formes avec le trompe-l’œil économique de l’art du décorateur.

La disposition architecturale qui vient d’être indiquée, modifiée par la grandeur des proportions, par la richesse des ornemens, par l’inspiration ou l’habileté de l’artiste dans l’exécution, se retrouve partout de Gênes à Venise, et la variété vient plus de la différence des styles que de la diversité des plans. A Turin, peu de grandes maisons peuvent être citées comme des œuvres d’art, mais plusieurs sont de belles et nobles habitations; un luxe solide, que le temps peut ternir, mais ne détruit pas, prête aux appartemens ce je ne sais quoi d’imposant que la nouveauté la plus fastueuse ne peut obtenir. Nulle part, cet air d’opulence solennelle ne se montre avec plus d’éclat que dans le palais du roi. Il est difficile de voir un grand bâtiment plus insignifiant par ses dehors; mais le dedans est d’une vraie magnificence. Point de bons tableaux, point de riches ameublemens; mais les plafonds, les parquets, les dorures, les boiseries, l’heureux mélange des glaces et des incrustations de toutes sortes, un fonds de goût ancien donne à cette habitation le caractère qui convient au domicile d’une vieille dynastie. Il serait ridicule de comparer le palais de Turin à l’intérieur de Versailles : les restes des pompes de Louis XIV sont peut-être les plus grands vestiges de monarchie qu’il y ait au monde; mais je n’hésite pas à préférer l’intérieur du palais de Turin à celui des Tuileries, de ce palais vingt fois repeint et remeublé depuis la fin du siècle dernier, et qui semble un emblème de l’instabilité de nos royautés successives.

La maison de Savoie est peut-être la plus nationale des familles royales de l’Europe. En s’élevant lentement à la royauté, elle a formé et agrandi son royaume, et l’ambition même qu’à diverses époques on lui a reprochée a pris pour son peuple les caractères d’une vertu patriotique. L’importance extrême que ses intérêts et son existence ont eue dans les débats de l’Europe moderne, importance qui n’était pas en proportion avec sa puissance effective, tient évidemment à sa situation et au rôle que cette situation lui assigne dans l’avenir. Elle n’a guère été menacée que par des puissances engagées dans de mauvais desseins pour l’indépendance et le repos de l’Europe,

Mais il est impossible de parler du Piémont sans faire un peu de politique.

Le gouvernement piémontais est peut-être en ce moment le plus distingué des gouvernemens du continent. L’estime et la sympathie de quiconque s’intéresse aux destinées de la société européenne lui sont dues. Il a entrepris spontanément de faire par lui-même et sur lui-même une révolution politique; jusqu’à présent il a réussi, et aucun signe ne donne à craindre que son succès ne soit pas durable. Voici pourquoi.

Le parti purement révolutionnaire existe faiblement en Piémont, ou du moins il y est sans crédit, parce qu’il n’a point de raison d’être. Les classes diverses de la société n’y sont divisées par aucun ressentiment profond. Le clergé, ou plutôt une partie du clergé, y a bien commis la faute ordinaire de peu comprendre l’esprit du temps et les besoins nouveaux : c’est le pays de M. de Maistre, quoique son école y soit moins en honneur que dans bien d’autres églises; mais les noms de Rosmini et de Gioberti sont là pour prouver qu’un esprit chrétien de réforme n’est pas étranger au nord de l’Italie. Si une partie de l’aristocratie a pu voir avec répugnance ou avec effroi la révolution, ni les événemens, ni ses sentimens ne l’ont conduite ou réduite au parti de l’émigration. Elle n’a point quitté le sol, elle est restée dans l’armée, elle ne s’est pas entièrement retirée des affaires publiques. D’ailleurs pouvait-elle opposer sa bannière à l’étendard royal? La dynastie était avec le peuple ; une sécession patricienne était impossible. Enfin les Piémontais ne sont par nature ni aventureux, ni chimériques; ils ont une qualité, la solidité d’esprit. Les idées qu’on appelle avancées ne leur vont pas; ces belles chimères logiques, qui se dévident comme le fil d’un raisonnement, et qui ne peuvent exister que dans le vidé, n’ont rien pour les séduire. Ils jouissent d’une liberté de la presse à peu près absolue, comme en Angleterre. Fait un journal qui veut. L’Italia del Popolo, la feuille de M. Mazzini, se débite à vil prix dans les rues; personne ne s’en occupe. On lit sur les murs les noms de quelques députés d’opinions extrêmes escortés d’épithètes outrageantes que je crois fort injustes, mais dont la grossièreté même est un signe du préjugé populaire qui les repousse. On se sent en Piémont chez un peuple libre, mais chez un peuple sage.

Il a déjà fait ses preuves. 1848 a tourné à son honneur. On a remarqué qu’à tout prendre l’Italie était le seul pays à qui cette fatale année eût fait du bien. Elle le doit surtout au Piémont. Il a donné un grand exemple, mal imité, d’abord imparfaitement compris, mais qui devient chaque jour plus intelligible. On ne peut nier que depuis l’heure où il est entré dans la voie qu’il parcourt d’un pas sûr, les yeux de toute l’Europe ne se soient tournés vers la péninsule. Elle est pour tous un spectacle, ou un souci, ou un espoir. On lui croit, on lui sait un avenir. On s’attend que de là viendront probablement les premières grandes affaires du monde. Son nom a cessé de n’être, comme le disait dédaigneusement le prince de Metternich, qu’une expression géographique. Il a été prononcé officiellement dans un congrès européen. L’existence de l’Italie a été ainsi comme affirmée dans le droit public, et tout cela est dû au Piémont.

Son rôle comme puissance italienne, en le destinant à de grands efforts, est précisément ce qui l’oblige en même temps à la sagesse et à la liberté. Il faut qu’il soit libéral, car il n’y a que la liberté qui ait une voix. Tout despotisme est muet, et s’il n’est conquérant, son influence expire aux frontières de son empire. Il faut que le Piémont étale sans cesse aux yeux des populations italiennes l’attrayant spectacle de la vie constitutionnelle. Il est bon que, de toutes les parties de l’Italie, chacun puisse se dire :

………… Tu vedrai Anteo
Presso di qui, che parla ed è disciolto.


Il le faut, pour qu’un jour l’imprécation terrible de Dante : Ahi ! serva Italia, etc., perde toute vérité, et qu’on cesse d’appeler avec lui l’Italie : Nave senza nocchiero[1].

Mais ce qui nous rassure, c’est une heureuse circonstance intérieure, sans laquelle la révolution la plus juste court toujours de grands périls. Le gouvernement piémontais est plutôt un peu au-delà qu’en-deçà de la nation. Ses lumières devancent l’opinion; ses progrès ne sont pas des concessions. Il ne se consume point dans une guerre de chicane avec le public, se laissant arracher le bien qu’il fait, disputant sur les réformes, résistant avec obstination pour céder avec faiblesse. Il marche en avant de la société. La position de gouvernement réformiste, quand elle est possible, est le meilleur préservatif des révolutions. L’Angleterre et la Belgique l’ont encore une fois prouvé en 1848.

Signalons une autre cause de sécurité. La nation piémontaise se croit réservée à de grandes choses. Elle est pleine d’ambition et d’espérance. Oui, que la France le sache, il y a encore des nations pleines d’ambition et d’espérance. Or celle-ci est persuadée, et elle a raison, qu’en cela son roi sent et pense comme elle. La grandeur de la maison de Savoie se confond à la fois, comme but et comme instrument, dans les pensées et les projets de la royauté et du pays. Le Piémont croit que cette grandeur est au premier rang des intérêts de l’Italie entière. C’est là un lien de plus, et le plus intime comme le plus honorable des liens, entre la dynastie et la nation. C’est la plus forte des garanties de leur union. En s’attachant à l’ordre et à la stabilité, le Piémont travaille donc pour sa gloire future. Son orgueil est du côté de sa loyauté.

Le roi Charles-Albert n’était pas un homme ordinaire. Je doute que ce fût un esprit très étendu, un politique très habile, un fort attrayant caractère; mais il avait des traces de grandeur, un vif sentiment de nationalité, quelques qualités héroïques, la faculté du dévouement. Qu’on le remarque bien, ce n’est pas 1848 qui l’a de force porté à la tête du mouvement italien : il s’y est porté de lui-même. Par une résolution spontanée, il a changé la face de son royaume, en cela guidé certainement par l’ambition et le patriotisme plus que par le goût de la liberté: mais qu’importe? Il a reconnu l’occasion, et il l’a saisie; il a compris les signes des temps dans cette critique année 1847, si grosse de présages et d’enseignemens tristement méconnus par de plus habiles, pour l’éternel regret des amis de l’humanité; puis, une fois lancé dans une voie redoutable, rien ne l’a effrayé, rien ne l’a découragé. Les jours révolutionnaires sont venus, il n’a point lâché son drapeau; il n’a ni déserté ni reculé. Je l’ai dit, il y avait en lui du héros. S’il eût été général comme il était soldat, que n’aurait-il point fait? Il a fait ce qu’il pouvait faire. Il me souvient encore de la manière dont on jugeait en France sa conduite à cette époque, surtout sa seconde campagne, celle qui se termina dans les plaines sanglantes de Novare : c’était un coup de tête ou une faiblesse; il cédait au torrent, il marchait en désespéré. Soit, la victoire était impossible; abandonné de ses alliés naturels, affaibli par les recrues de l’insurrection, dénué de l’appui d’un grand capitaine que nous n’avons pas même su lui prêter, il marchait à sa perte. A sa perte! cette détermination suprême faisait de lui le chevalier de l’indépendance. Il combattait, assuré de la défaite, prêt à mourir, mais jaloux de laisser à ses fils le titre impérissable de champion de l’Italie, et de lier à jamais l’honneur de sa couronne aux intérêts de la cause nationale. Il a pris à Novare une position que sa race ne perdra pas.

Cette solidarité entre l’ambition de la dynastie et celle du pays est peut-être la circonstance qui nous fait augurer le plus heureusement de l’avenir de tous deux. La résolution hautement politique par laquelle le cabinet du roi Victor-Emmanuel a associé les armes du Piémont aux armes de la France et de l’Angleterre dans une occasion récente est venue mettre le sceau à la situation que cet état s’est faite en Europe. Il y a gagné une sorte d’égalité politique qui est dans l’intérêt de tout le monde. Lorsqu’on effet nous exprimons une sympathie non équivoque pour cet état régénéré, nous n’écoutons pas seulement nos vieilles faiblesses pour la liberté. La dignité des peuples, le respect des nationalités, l’esprit nouveau des sociétés, sont sans doute des motifs qui ont leur valeur et que nous ne pouvons nous résoudre à dédaigner; mais ils ont peu de faveur par le temps qui court, et nous en savons d’autres plus opportuns. Dans l’organisation de l’Europe, l’existence d’un grand état de plus à l’occident serait une nouvelle garantie pour l’indépendance générale. C’est toujours du nord oriental que le danger peut venir, et la puissance russe, pour avoir été, grâce à Dieu, ramenée, dans l’opinion du monde, à de moindres proportions, n’a pas cessé d’exister. Certes nous ne sommes pas ingrats envers la guerre de Crimée : elle a dissipé en partie ce nuage menaçant qui depuis tant d’années pesait sur l’Europe; nos intrépides légions nous ont vengés du mal profond que l’inimitié d’un monarque trop vanté et trop redouté a fait, pendant toute sa durée, au gouvernement le plus libéral qu’ait eu la France. L’empereur Nicolas est mort le cœur brisé de voir le monde enfin convaincu que sa sagesse n’était pas plus infaillible que sa puissance n’était invulnérable : c’est un grand résultat; mais l’état général des choses subsiste, la situation respective des puissances peut ne pas se retrouver toujours telle qu’elle était en 1854. La Prusse a montré son indécision et sa faiblesse; l’Autriche peut être moins bien inspirée. Certainement, s’il existait une puissance de plus qui, de ce côté-ci de l’Europe, mît son poids dans la balance, ce serait une force nouvelle, ce serait un gain considérable pour la bonne cause. Il faut d’ailleurs le remarquer, le Midi n’est plus, dès longtemps, représenté dans les conseils du continent. Si l’on tire une ligne qui partage l’Europe de l’est à l’ouest, un peu au-dessous du 45e degré, il n’y aura au sud de cette ligne que des états en déclin, des états dont le sort est indifférent au reste du monde, ou qui ne lui suscitent que des difficultés, des embarras, des occasions de conflit ou d’envahissement. Le midi de l’Europe, cette contrée bénie du ciel, a pourtant par ses souvenirs, ses ressources, son genre de civilisation, par les mœurs, les idées et les caractères qu’il produit, une réelle importance et une place marquée dans la civilisation de l’humanité. C’est une lacune et comme une injustice qu’il compte pour si peu dans la politique. Il serait heureux que l’ensemble d’opinions et d’intérêts que toute cette région renferme se pût relever et concentrer quelque part, afin de compter davantage dans les délibérations communes. Ce n’est pas la Turquie, ce n’est pas la Grèce, ce n’est pas l’Espagne, qui, de bien longtemps du moins, paraissent devoir prendre un rôle influent dans les affaires générales. Il n’y a personne qui n’ait pensé quelquefois que ce pourrait être l’Italie, et si, au nord des Apennins, un état existait qui pût un jour marcher de pair avec les puissances du premier ordre, il n’y a point, je crois, d’homme d’état désintéressé qui n’en vît avec bonheur les progrès et le développement. Lord Byron disait que l’émancipation de l’Italie était la poésie de la liberté. Ce serait quelque chose de plus, et un fait considérable dans le champ même de la réalité.

S’ensuit-il que ce soit un fait qu’il faut réaliser à tout prix, un but qu’il faut atteindre par tout moyen? Nullement; il n’y a que les enfans ou les fous qui croient que les affaires du monde se mènent ainsi, et que toute idée qui plaît à la raison est de plein droit une chose à faire. La paix, l’équité, la prudence, le respect des engagemens peuvent, et longtemps encore, ajourner un résultat désirable. La réalisation même n’en est point certaine. Rien en tout cas d’absolu ni de complet n’est probable. L’absolu et le complet sont des chimères; mais ce qui reste vrai, c’est qu’il est sage et politique de regarder comme bonne en soi la création d’une puissance indépendante en Italie, de tendre à la fortifier toutes les fois que des incidens imprévus ou des faits accomplis donnent ouverture à quelque modification de l’ordre établi, d’entourer de bienveillance et d’estime l’état qui paraît dans une certaine mesure destiné à ce rôle, et qui sans violence et sans injustice se montre jaloux de s’élever à ce degré de force et d’autonomie où, non content de se défendre soi-même, on peut jusqu’à un certain point protéger les faibles et veiller au salut du bon droit. Il faut en politique comme en toutes choses un certain idéal vers lequel marche le véritable homme d’état. Le machiavélisme consiste à n’en point avoir; l’utopie, à n’avoir que cela. Le nom de raison d’état ne sera réhabilité que lorsque, cessant de désigner le pur calcul ou la spéculation pure, il sera le nom de l’art suprême d’apercevoir ensemble le vrai, le juste et le possible.

Nous nous trompons fort, ou les hommes d’esprit qui aujourd’hui influent ou veillent sur les destinées de la Sardaigne ne sont pas éloignés des idées qui viennent d’être indiquées. Si l’on veut lire un honorable recueil qui se publie à Turin, la Rivista contemporanea, et dans ce recueil, entre autres bons articles, ceux de M. Le comte Charles Alfieri, on apprendra de plus en plus à estimer cet heureux pays à sa valeur. Il y a là plus qu’un intérêt de curiosité. Il faut absolument nous occuper de l’Italie, car d’un jour à l’autre c’est de là qu’il peut nous venir des affaires, et il n’est pas vrai, comme on a tâché de le croire depuis 1848, que le monde ait cessé de marcher.

Quand on est à Turin, il faut donc forcément penser à la politique et lui rendre visite là où elle habite, c’est-à-dire dans les deux chambres. Leurs délibérations sont en général calmes et instructives. La discussion est franche et régulière. Aucun débat important ne les a occupées pendant mon séjour à Turin, sauf une question d’un intérêt un peu théorique. On discutait au sénat un projet de loi portant abrogation de la fixation légale de l’intérêt de l’argent, et sur ce point, depuis longtemps controversé entre l’économie politique et la science de la législation civile, j’ai eu le bonheur d’entendre l’homme d’état distingué qui dirige en ce moment le cabinet sarde. M. de Cavour parle comme il agit. Son élocution est pleine de force et de clarté. Il a cette qualité tant prisée chez les ministres anglais, celle d’un excellent debater, et, versé dans toutes les parties de l’administration, il joint à ses lumières politiques cette universalité de discussion dont M. Thiers a seul donné l’exemple parmi nous.

La chambre des députés se réunit dans l’édifice lourd et recherché tout ensemble qu’on appelle le palais Carignan. Le sénat s’assemble dans le palais Madame, ou la partie neuve de l’ancien château fort qui s’élève isolé au milieu de la grande place. Les salles des séances m’ont paru convenablement appropriées à leur destination, et surtout assez bien débarrassées de cet appareil théâtral qui nuisait tant chez nous à la bonne discussion des affaires. Le sénat a de plus l’agrément d’occuper pour ses travaux intérieurs les salles de la galerie royale de peinture. Ses bureaux s’assemblent dans des cabinets de tableaux. Cela n’est commode ni pour le public ni pour les étrangers, car il faut bien respecter le secret de ces séances privées. Il serait dommage cependant de ne pas voir la galerie de Turin. Sans être un des plus beaux de l’Italie, ce musée mérite plus d’une visite, et je me décide à en parler.

On ne peut écrire sur l’Italie sans parler des arts, et l’on ne devrait point parler des arts sans s’y connaître. Cependant je ne m’en tairai point. Les arts ne s’adressent pas seulement aux connaisseurs. C’est par ceux-ci que leurs ouvrages sont le mieux jugés et même le mieux sentis; mais les arts ont, comme toutes les sortes de vrai et de beau, un côté populaire. Les représentations théâtrales ne se donnent pas uniquement devant les académies. On trouve bon que toute personne en juge, et que chacun dise pourquoi il admire Corneille ou s’amuse de Molière. Je crois bien que les lettres sont plus à la portée de la foule que les arts; la pensée écrite l’est pour tout le monde, quoique le talent d’écrire ne soit pas le métier de tout le monde. La langue la plus éloquente doit se faire entendre au premier venu, car enfin chacun sait parler. Le langage de la peinture et même de la musique n’est point le commun langage, et l’on peut admettre que pour le comprendre il soit besoin de savoir un peu le parler ou du moins comment il se parle. Cependant tous les arts reproduisent la nature, si bien qu’on a cru parfois les définir en les appelant des arts d’imitation. Ils imitent la réalité en la combinant avec la beauté, c’est-à-dire en réunissant ce que la sensibilité perçoit avec une chose que l’intelligence reconnaît. Or le dernier des hommes a la sensation du réel et la conception du beau, et les arts seraient un jeu puéril et mensonger, s’ils ne s’adressaient à ces facultés universelles, s’ils n’étaient une invention humaine qui prend dans la nature son principe et son but. Il y a donc quelque chose de commun entre l’artiste et la foule, et pas moins que les Sophocle et les Aristophane, les Ictinus et les Phidias acceptaient le jugement de la démocratie d’Athènes. Osons donc ne pas nous récuser absolument en présence d’un beau tableau; mais, sans taire notre avis ou notre impression, ayons soin d’ajouter humblement que la part technique de l’exécution dans l’œuvre des arts est tellement difficile et tellement importante, qu’il n’appartient d’en raisonner avec une justesse décisive qu’au critique instruit dans les secrets du métier.

La galerie de Turin a été formée en 1832 de tableaux épars dans les résidences royales. Elle en contient beaucoup de très bons, peu de célèbres. Celui de la Vierge à la Tente est tout près de l’être, s’il est un original de Raphaël; malheureusement il a ses deux pareils à Munich et en Espagne, et Passavant le regarde comme une copie. Même à titre de copie, c’est encore une belle chose, moins belle que la Vierge à la Chaise, moins belle que la Madone de saint Sixte, mais qui les peut égaler? Ce sujet simple et inépuisable de la mère de l’Enfant-Dieu a été traité de cinq ou six manières différentes qui sont chacune devenues pendant un temps une convention d’école. Raphaël, dès qu’il a commencé à être lui-même, a conçu pour la tête de Marie un certain type dont il s’est peu écarté, sans le reproduire jamais dans une identité absolue. Ses vierges se ressemblent comme des sœurs. Il n’y a point entre elles la même inégalité qu’entre ses enfans Jésus, qui sont loin d’avoir tous la même valeur ni d’exprimer la même pensée. Dans la Madonna della Tenda, ce n’est pas l’enfant qui fait le prix du tableau, mais l’ensemble plaît, et n’est pas au-dessous de la grande idée que fait naître soudain ce simple nom : Raphaël Sanzio.

La Madeleine lavant les pieds du Christ, venue du palais Durazzo à Gênes, me paraît encore plus digne du nom de Paul Véronèse que son Moïse sauvé des eaux, tableau où il a placé son portrait. Dans l’un et l’autre de ces ouvrages, on retrouve, en fait de richesse et de lumière, ce qu’on doit attendre d’un pareil maître. Un Luther d’Holbein, le Jules II de Raphaël (on veut qu’il l’ait répété trois fois), et des portraits de Titien, de Rembrandt, de Velasquez m’ont laissé de très distincts souvenirs; mais je ne puis oublier une salle presque tout entière consacrée à l’Albane et remplie de tableaux mythologiques dont les personnages sont de demi-grandeur, et qu’on est convenu de trouver gracieux. Le cardinal Maurice de Savoie, en commandant au peintre les plus célèbres, lui dit qu’il voulait una copiosa quantità di amoretti. Il fut servi à souhait; tant mieux pour lui. Pour moi, je ne dirais rien de l’Albane, s’il n’y avait là deux tableaux couverts d’un rideau, lequel, tiré discrètement par un huissier du sénat, laisse voir d’abord Salmacis et Hermaphrodite, puis les trois Grâces ou les trois déesses du procès que jugea Pâris. Ici les figures sont grandes, et je ne puis dire que la peinture soit d’une chasteté parfaite; mais elle rappelle vaguement la grâce du Corrège et l’exécution de Rubens, et je n’ai rien vu de l’Albane qui valût cela : tableaux d’ailleurs dont l’auteur ne prévoyait pas qu’ils pareraient un jour un bureau de législateurs.

Turin possède un musée égyptien très renommé dans le monde savant. Il a précédé ceux de Paris et de Londres, et sa gloire est d’avoir servi de berceau à la grande découverte de Champollion. En qualité d’ignorant, je ne puis jamais voir rassemblés en collections si complètes et si variées les débris des arts, des religions, des gouvernemens, de l’industrie et des mœurs de l’antique Isis, mêlés à de nombreux manuscrits vieux de trois ou quatre mille ans, sans penser avec chagrin à la manière différente dont le temps a traité l’antiquité égyptienne et l’antiquité grecque. Quel trésor ce serait, en monumens analogues d’Athènes ou même de Rome, que la dixième partie de ce qui nous reste de Thèbes ou de Luxor! mais, comme dit le poète, les tombeaux eux-mêmes ont leurs destins.

Les églises de Turin ne méritent pas une attention particulière. Elles sont en général assez modernes, ou, comme on dit, modernisées. On chercherait en vain dans le nombre quelque modèle de cet ancien style romain d’architecture qu’on appelle aussi lombard, et qui, sans perdre un fonds de simplicité modifié par le style roman et même par le style allemand, a produit ce style mixte contemporain des plus célèbres œuvres du genre gothique dans les pays situés au nord des Alpes. Au sud de cette ligne, on ne doit pas s’attendre à rencontrer aucune de nos diverses architectures gothiques dans leur pureté, ni même avec l’ensemble de leurs caractères propres. Sans chercher à distinguer entre elles et en confondant un peu les siècles et les écoles, on sait que l’épithète de gothique nous représente surtout le style des églises de Chartres, de Rouen, d’Amiens, de Bourges, de Notre-Dame de Paris. C’est là pour nous en général l’architecture sacrée par excellence, et dans un temps peu éloigné de nous on ne voulait pas admettre qu’il y en eût d’autre. Après l’avoir dépréciée depuis le XVIIe siècle, on s’est mis, dans celui-ci, à l’identifier avec la religion, à ce point qu’il faudrait que l’art chrétien eût été peu connu en Espagne, moins encore en Italie, tout à fait inconnu dans cette partie du monde où le christianisme est né, dans cet Orient d’où il s’est levé sur le monde : exemple assez piquant de la témérité et de la vanité de ces doctrines de critique et d’esthétique dont l’esprit est toujours si pressé d’élever le capricieux échafaudage! On commence à rentrer dans le vrai, et, malgré la vogue du moyen âge, on hésite davantage à regarder Sainte-Sophie de Constantinople et Saint-Pierre de Rome comme des monumens païens; mais en dehors même du style byzantin et de l’art de la renaissance, le style antérieur des édifices religieux en Italie n’offre guère d’échantillons du gothique orné et flamboyant, ni généralement de cette combinaison systématique du haut avec l’étroit, du solide avec le mince, de cet assemblage d’arceaux en ogive, de colonnettes longues et engagées en faisceau, de flèches dentelées, de bordures à jour et de tous les détails d’une ornementation aussi variée dans ses formes que le règne végétal. Le gothique italien est en général plus simple d’aspect. Il reproduit souvent les grands vaisseaux de nos cathédrales, mais il proportionne davantage la hauteur à la largeur. Il complique moins les moyens d’effet, et ne craint pas les vastes surfaces massives et planes. C’est avec un goût moins fantasque, moins tourmenté, qu’il tempère et pare la sévérité du demi-jour des grands intérieurs.

Cependant, quand je parle de simplicité, c’est plutôt sous le rapport de l’art que sous celui du luxe. Dans ses églises gothiques, comme dans celles de la renaissance, l’Italie pousse très loin la magnificence. Auprès des temples d’une de ses villes secondaires, les basiliques de nos capitales paraîtraient négligées et nues. Non pas que les premiers soient toujours tenus avec une grande recherche, avec ces soins d’entretien et de propreté qu’on observe par exemple en Belgique. Bien des choses sont délabrées, ternies, flétries, laissées dans un triste abandon, hormis le pavé, souvent précieux et ordinairement assez net pour qu’on en remarque le dessin et la qualité. Mais si l’édifice est sorti des mains de l’architecte, moins orné de composition première que nos chefs-d’œuvre du moyen âge, les richesses accessoires s’y sont accumulées presque toujours avec plus de profusion. Marbres et métaux, autels et baldaquins, statues et tombeaux, sculptures, ciselures, peintures, prix des matériaux, beauté des formes, éclat des couleurs, tout abonde, et les yeux s’en fatiguent au point d’y perdre quelquefois du plaisir, car il arrive que la somptuosité tombe dans l’affectation, et ne s’interdise ni le colifichet ni l’oripeau. On cite en ce genre les églises des jésuites, qui tiennent leurs maisons avec une sorte de coquetterie, et qui raffinent tellement sur les belles choses qu’ils finissent par préférer les jolies. On dirait qu’en tout il leur manque le sentiment de la grandeur. Leur église à Turin n’est pourtant pas un des pires modèles du genre. C’est un riche et bel appartement sacré, dont le luxe très voyant a cependant plus d’ampleur que n’en a, par exemple, l’église des Scalzi, ce temple en style de boudoir qu’on nous fait admirer à Venise. Il faut aussi commencer, dès Turin, à se familiariser avec le détestable système de décoration passagère qui gâte souvent les églises italiennes. Il n’en est guère où non-seulement des surfaces de marbre ou de pierre habilement travaillées, mais de majestueux piliers, d’élégantes ou imposantes colonnes ne soient affublés de grande nappes de damas nacarat bordées d’un galon d’or. Autour des statues de la Vierge, au-dessus des beaux crucifix, devant des tableaux quelquefois admirables, voltigent des voiles de mousseline blanche ou de taffetas bleu de ciel, voire de percaline rose, frangés ou étoilés d’argent, sans compter toutes ces pièces d’orfèvrerie de pacotille, toutes ces enluminures de boutique que multiplie la superstition des ex-voto. En aucun pays, le clergé n’a montré un goût bien sévère. Chez nous, il a paru assez longtemps étranger au sentiment et à l’intelligence des merveilles de l’art confiées à sa garde; heureusement il a fini par s’associer à ce mouvement d’archaïsme critique qui nous a ramenés à l’appréciation du génie du moyen âge. Ce n’est plus toujours sa faute, si nous avons si peu d’églises ornées et tenues comme elles devraient l’être. La dévotion des fidèles a des habitudes et des exigences qui ne s’accordent guère avec les règles de la beauté et de l’harmonie, et l’on n’ose priver la piété populaire d’une foule de satisfactions d’assez mauvais goût. En Italie, ce mauvais goût étale son clinquant et ses jouets au milieu de toutes ces pierres fines dont le génie et le temps ont composé leur écrin. On cache des chefs-d’œuvre sous des guenilles, et cette nation, si bien douée pour le beau, s’amuse comme les enfans à jouer à la chapelle. De là des contrastes qui importunent quelquefois, quand on visite les églises les plus solennellement belles. La cathédrale de Turin n’est pas de ce nombre. Avec sa façade sans caractère, elle est ornée d’ailleurs assez richement; mais les fresques récentes qu’on y remarque appartiennent plutôt à la peinture de décoration qu’à l’art sérieux. Un grand arceau, au-dessus du maître-autel, laisse entrevoir une chapelle au premier étage. De chaque côté, un escalier droit, fermé par. une grille et d’un beau style, conduit à cette chapelle dite du Saint-Suaire, ou bien l’on y arrive de plain-pied par les appartemens du palais. Elle est, au dedans, toute en marbre noir. Des colonnes à chapiteaux de bronze doré soutiennent le dôme, dont l’extérieur est percé à jour par des arcs de cercle juxtaposés et superposés, bizarre ajustement qui monte jusqu’au faîte. Les angles du polygone auquel la coupole est inscrite contiennent les tombeaux des plus illustres princes de la maison de Savoie. Dans un des entre-colonnemens, la svelte statue de la feue reine, enlevée toute jeune à l’amour universel, sert de pendant gracieux et touchant à ces monumens tout historiques. Tout cet intérieur est imposant, et je pense qu’on a raison de regarder la chapelle du Saint-Suaire comme le meilleur ouvrage du père Guarini.

Si je transcrivais littéralement des notes de voyage, je parlerais des châteaux de Stupinis et de Moncalier, du musée des armures à Turin, qui sont des choses fort dignes d’être vues, de l’église de la Mère-de-Dieu, imitée du Panthéon, et que je ne puis admirer,... que sais-je encore? mais j’aurais l’air de copier un guide. Or je ne fais ici que choisir dans mes souvenirs et dans mes jugemens, et je dis aux autres voyageurs : Faites attention à ceci, — que pensez-vous de cela?


II.

De Turin, le chemin de fer vous conduit en moins de trois heures à Arona. On peut donc en un jour visiter le Lac-Majeur et en revenir. Arona est une assez jolie ville, au sud-ouest du lac et un peu au-dessus de son niveau; mais je ne puis la décrire, ayant été, en descendant du wagon, pris par les facchini et transporté d’autorité, mon bagage et moi, sur le bateau à vapeur. Je me laissai faire, quoique le temps fût affreux; une pluie diluvienne accompagna toute ma navigation : aussi mes rares compagnons de bateau, dont aucun ne voyageait pour son plaisir, restèrent-ils dans la cabine, et je fus le seul à monter tous les demi-quarts d’heure sur le pont pour prendre un bain de pluie et un coup d’œil du lac. Ma première ascension fut pour la fameuse statue de saint Charles Borromée qui, du haut d’une colline, domine Arona, sa patrie. L’attitude est celle de la bénédiction. Elle n’a rien d’ingénieusement inventé, mais elle est naturelle. Malgré ses dimensions gigantesques, la statue a un air de vérité. De loin elle frappe moins comme une œuvre d’art que comme un colosse vivant; on s’y tromperait. Le grand nez traditionnel de mon charitable et vénéré patron n’est pas oublié, et malgré l’obscurité du temps il se dessinait noblement sur l’horizon. Je dois convenir que la pluie a fait pour moi beaucoup de tort au Lac-Majeur. Non-seulement les lointains étaient perdus dans le brouillard, mais les pentes élevées qui l’entourent se couvraient de nuages très bas. Tout l’éclat du paysage restait à deviner. Les lacs d’Italie ont un caractère qui leur est propre. Ceux d’Ecosse sont ternes et doux, d’un aspect calme et triste, rarement fort étendus, bornés par des montagnes arrondies que revêt une verdure sans lacune, mais sans richesse. Sur leurs bords souvent déserts, la nature est belle et recueillie, mais pauvre, monotone. C’est un séjour de paix mélancolique. Les lacs d’Angleterre, si célèbres par leurs poètes, sont remarquables par ce luxe d’arbres, la brillante parure du pays; mais ces lieux, d’une fraîcheur merveilleuse, offrent peu de grands points de vue et d’accidens de terrain imposans. Le Lac-Majeur, moins agreste que le lac de Brienz ou celui des Quatre-Cantons, rappelle, pour la multiplicité des fabriques qui parsèment ses bords, la partie méridionale du Léman, ou l’entrée du lac de Zurich. Les pentes qui l’entourent immédiatement sont plus raides, et cependant cultivées jusqu’au sommet; elles appartiennent à la nature ornée, en conservant quelque chose de la grandeur de la nature sauvage. Un mélange de nature et d’art forme en général le caractère du paysage italien. On le reconnaît surtout aux îles Borromées. Celles où il n’y a que des arbres et des maisons semblent flotter à la surface des eaux. L’Isola-Bella est, comme on sait, une sorte de petite tour de Babel, composée de dix massifs quadrangulaires étages en retraite les uns sur les autres et garnis de statues, d’arbustes, de vases, de balustres, enfin de tous les ornemens que l’art des jardins emprunte en Italie à l’architecture. Quand de tels ouvrages sont neufs, entretenus avec le même soin que les parterres de Versailles ou de Kew, c’est assurément fort joli ; mais le joli me touche peu au milieu de cette mer intérieure encadrée par les Alpes. L’Isola-Bella frappe dès l’abord par sa petitesse, à laquelle les dessins ne vous ont pas préparé, parce que les dessins en font l’objet principal. Ils en supposent par conséquent le spectateur assez rapproché, et ne montrent qu’un coin du lac et de ses bords. Je crains donc bien qu’elle ne soit un de ces colifichets que le goût italien ne repousse pas, qu’on admirait au XVIIe siècle, et qu’on s’est mis à admirer en Angleterre. Je suis persuadé néanmoins qu’elle gagne à être vue dans ses détails et de près : je n’y ai pas abordé et je répète que la pluie rendait tout gris.

Le bateau à vapeur ne fait point tout le périple du lac. À la hauteur de Locarno, où l’on n’est plus en Italie, il le traverse de l’ouest à l’est, et comme je voulais gagner Milan, il me débarqua à Luino, qui a donné son nom au plus charmant élève de Léonard de Vinci, Bernardino Luini. Un voiturier s’offrit aussitôt ; la pluie venait de cesser, et une course de trois heures à travers des vallées boisées me conduisit à Lugano. Le soleil, perçant à chaque instant des nuages diaprés de mille teintes, se jouait à travers les arbres, et de leurs feuilles lustrées par la lumière et la pluie tombaient lentement des gouttes limpides et brillantes comme du cristal. Au terme de la course, au détour d’un chemin, j’aperçus tout à coup le lac de Lugano et la jolie ville qui porte ce nom. La première maison était une auberge en manière de palais, construite pour les Anglais, entourée de jardins et donnant sur le lac. À cela près, ce ne sont plus ici les magnificences du Lac-Majeur. Cependant Lugano n’est pas mal bâti ; quelques maisons de campagne paraissent d’agréables habitations. L’église, où l’on grimpe par une pente assez rude, s’élève sur une plate-forme d’où l’on voit tout le lac, borné, mais tranquille, frais et verdoyant. Pour qui cherche la vie champêtre, c’est peut-être sur ces bords qu’il faut s’établir. En trois quarts d’heure, un petit bateau à vapeur me conduisait le lendemain à Capolago, c’est-à-dire à la tête du lac. Des omnibus vous y attendent pour vous mener en Lombardie.

On connaît le Tessin, dernier canton suisse du côté de l’Italie, dernier pays de liberté, surtout par les plaintes de l’Autriche, qui ne lui pardonne pas de manquer d’une police aussi perfectionnée que la sienne. Par sa situation, le Tessin est un asile, et il peut même devenir un ouvrage avancé pour l’émigration révolutionnaire. À Lugano, il y a trente ans, s’établit une imprimerie qui fut un temps toute la liberté de la presse de l’Italie. Plus d’un habile écrivain de cette époque, Manzoni lui-même, je crois, a profité de l’imprimerie de Lugano. La contrebande faisait le reste. Aujourd’hui il y a quelque chose de semblable à Capolago. L’économie ou peut-être le désir d’éviter toute apparence de bonne entente avec le gouvernement de Sardaigne a fait préférer ce village au Piémont, où rien ne gêne pourtant l’envie d’imprimer ; mais enfin il vient de Capolago à Turin, et autant qu’il se peut en Italie, de petits livres écrits avec indépendance, parfois avec. talent, quoiqu’empreints souvent d’un cachet de philosophie un peu matérialiste et de politique légèrement socialiste. Quelques ouvrages de M. Ferrari, bien connu des lecteurs de la Revue, ont été, je crois, imprimés là. Un prêtre, caché sous le pseudonyme d’Ausonio Franchi, y dirige contre l’enseignement philosophique de l’université de Turin une polémique qui ne déplairait pas trop à M. Feuerbach. L’Italie a naturellement son hégélianisme ; c’est une des nécessités du temps. Et ici, au milieu de la fraîcheur des eaux et des bois, arrêtons-nous et faisons un retour sur la philosophie.

Elle est loin d’être négligée en Piémont. L’université habite un beau palais, c’est-à-dire un bâtiment dont la cour carrée est bordée d’un double portique, l’un au rez-de-chaussée, l’autre au premier étage. L’escalier qui unit les deux galeries est monumental, et chacune est ornée de débris d’antiquités ou de bustes de savans et de littérateurs nationaux. Dans les salles qui ouvrent sur ces galeries, quatre facultés font leurs cours, et parmi ces cours la philosophie en compte quatre, s’il faut lui attribuer la chaire de M. Rayneri, professeur de méthodique, et si la méthode générale qu’il enseigne est autre chose que la grammaire générale. M. Bertini, de Carmagnola, est professeur d’histoire de la philosophie ; M. Peretti, de Castagnole, est professeur de métaphysique, et M. Dominique Berti, de Cumiana, membre distingué de la chambre des députés, est professeur de philosophie morale. Le tableau des cours de cette année porte encore les noms de trois suppléans en philosophie et en méthode générale. Peu s’en faut que je ne rattache à ces noms celui de M. Melegari, qui est venu de Bologne, comme chez nous Rossi, enseigner à Turin le droit constitutionnel. J’ajoute que la librairie de Turin n’est nullement stérile en publications philosophiques. M. Le marquis de Cavour a fait connaître dans notre langue les doctrines de Rosmini, et M. Massari recueille et publie avec autant de soin que d’intelligence un précieux recueil d’écrits posthumes de Gioberti. Voilà ce que je me rappelais en cherchant des yeux, sans parvenir à l’apercevoir, l’imprimerie de Capolago.

Il ne faut guère plus d’une heure pour gagner de la Chiaso, premier poste autrichien, où l’on trouve la police et la douane. En passant cette frontière, je dois rendre hommage à l’Autriche et lui faire réparation pour tous les voyageurs et touristes mes prédécesseurs : ni sa douane, ni sa police n’est tracassière. On regarde à peine votre bagage, on regarde à peine votre passeport, et un simple visa, donné sans beaucoup de façon, vous assure la faculté de parcourir librement tous les états autrichiens, sans exhibition nouvelle, sans permis de séjour, sans explication ni interrogatoire. Les guides nous recommandent de n’avoir point de livres dans nos malles. Toute littérature est, prétend-on, suspecte à l’Autriche. On n’a point regardé les miens, que j’avais réduits, par excès de prudence, à une collection d’itinéraires. Je ne saurais me charger de l’apologie du système de gouvernement qui prévaut à Vienne; mais il s’y est accompli, comme on sait, une réforme administrative, et si les hommes habiles qui la dirigent n’ont ni la volonté ni la force de changer le système politique, ils sont bien assez sages pour avoir modifié cette police rude et minutieuse, sans cesse dénoncée à l’opinion depuis trente ans, et dont M. de Metternich, avec tout son esprit, n’avait pas aperçu la vanité et le ridicule.

A quelque distance de Chiaso, on débouche sur des hauteurs au pied desquelles apparaissent la ville et le lac de Côme. Celui-ci est un lac civilisé comme le Lac-Majeur, mais moins vaste, et peut-être plus riant et plus agréable encore. Ici, les villa, les terrasses, les belvédères, les tonnelles enguirlandées abondent, et cette fois le ciel se mirait dans l’onde transparente; une lumière intense avivait toutes les teintes du paysage. La cathédrale de Côme, habituons-nous dès à présent à dire le Dôme[2], est un monument remarquable, très propre à nous faire faire connaissance avec ce qu’on appelle en Lombardie l’architecture gothique. La façade est en effet ainsi qualifiée. C’est un écran terminé par un triangle en pignon, dont Saint-Germain-l’Auxerrois de Paris pourrait donner une idée, si l’on en supprimait le porche. Cette disposition, que nous retrouverons sans cesse, présente souvent de vastes surfaces de maçonnerie tout unies; mais celles-ci sont quelquefois interrompues par de minces contre-forts peu saillans, par des cordons sculptés, par une fenêtre en rose, enfin par des portes décorées de colonnes et de statues. C’est dans ces ornemens divers que se montre la diversité des styles et des époques, et c’est par là qu’on reconnaît l’âge des monumens. Il est vrai aussi que les embellissemens, les additions, les réparations, ne sont pas toujours du même temps ni du même genre; mais nos églises les plus décidément gothiques offrent bien quelques traces de ces anachronismes volontaires qui tiennent au goût de l’artiste restaurateur. La façade de la cathédrale de Côme, toute couverte de marbre, riche de décoration comme de matière, coupée dans toute sa hauteur de deux contre-forts garnis d’une statue à chaque étage, présente plus d’une de ces incohérences, mais qui nuisent peu à l’effet général. A L’intérieur, la nef, d’un beau gothique italien, se rejoint à un chœur et à des transepts de la renaissance; mais ce mélange ne choque guère que les savans, quand les parties qui le composent sont belles par elles-mêmes et fondues avec un peu d’habileté. C’est le cas de l’église de Côme, toute terminée qu’elle est par une coupole de Juvara, dans le goût du XVIIIe siècle. Un artiste du XVIe est l’auteur des statues des deux Pline qu’on voit à l’entrée, et que les habitans de Côme ont érigées à leurs concitoyens. Les Italiens sont généralement fidèles à ces souvenirs de l’antiquité, et les allient volontiers à ceux du moyen âge. A la droite de l’église, on remarque un monument de cette dernière époque, le Broletto, hôtel de ville construit en assises alternées de marbre blanc et noir. A l’intérieur de l’église, c’est à la renaissance que vous ramènent les fresques et les tableaux de Luini. Il faut dès à présent accoutumer vos yeux à ce charmant type de vierge qu’il a sans cesse répété, et dont on peut voir au Louvre deux remarquables spécimens. Il me semble y retrouver des traces de ressemblance avec certaines têtes de Léonard de Vinci, et l’on pourrait conjecturer que le maître et l’élève auraient eu le même modèle, imité par le premier avec plus de liberté et d’imagination, reproduit par le second avec une exactitude qui n’a rien coûté à la grâce[3].

Si l’on s’arrêtait quelques jours à Côme, si l’on étudiait avec soin ses antiquités et ses monumens, ses tours et ses églises, ses inscriptions et ses peintures ; si l’on visitait les célèbres villa des bords du lac, la Pliniana, la Sommariva, la Belvédère, la Melzi, et tant d’autres; si l’on se gravait dans la mémoire ses sites délicieux, relevés par une végétation beaucoup plus méridionale que celle des contrées voisines, on connaîtrait en abrégé tous les genres de beauté de l’Italie. Rien de ce qu’on admirera dans le reste de la péninsule ne manque entièrement à Côme et à ses environs, et Virgile a eu raison de placer son lac, Lari maxume, dans l’énumération des magnifiques dons que sa patrie a reçus du ciel, lorsqu’il la met au-dessus des régions arrosées par le Gange et l’Hermus.


III.

La Brianza, qui touche au lac de Côme, est ce jardin de la Lombardie que traverse le chemin de fer en se dirigeant sur Monza, et de Monza sur Milan. Cette ville a dans ses quartiers les plus animés une physionomie tout espagnole. Balcons, jalousies, rideaux extérieurs, couleurs vives et foncées, frappent les regards, et accompagnent à merveille de riches boutiques dans le genre de Paris. En Lombardie, toutes les femmes, même celles des champs, sont coiffées en cheveux. De vieilles paysannes ont une natte très serrée enroulée derrière leur tête grise. Cette natte, quelquefois maintenue par de longues épingles d’argent en éventail, commence à être remplacée par une coiffure qui diffère peu de celle de nos salons. Partout on voit des cheveux lissés et bouffans autour du front, et un chignon très bas qui tombe jusque sur le cou. Pour sortir dans les rues de Milan, toutes les femmes, à l’exception de cette élite infortunée qui croit devoir à son rang de préférer les chapeaux parisiens, jettent sur leur tête un voile noir qu’elles croisent ensuite sur leur poitrine et portent avec beaucoup d’élégance. On suppose volontiers que cette mode vient de Séville ou de Madrid, et l’on s’arrêterait pour voir cheminer lestement ces apparentes Castillanes, s’il ne fallait se hâter d’aller à Sainte-Marie-des-Grâces, car je prétends me faire valoir, et je déclare que, sans m’arrêter même à la cathédrale, ma première course a été pour le célèbre Cenacolo.

L’église est loin, et l’on a plus des deux tiers de la ville à traverser. Cette église en elle-même a son mérite; sa coupole n’est pas indigne du Bramante, et l’édifice devrait fixer notre attention, quoiqu’il soit tout en brique, et malgré sa façade un peu plate et ses ornemens en terre cuite. Les Italiens admettent facilement ces moulures de terra cotta, qui sentent l’industrie et qui choquent toujours dans un monument d’apparat. A l’intérieur, des fresques de Gaudenzio Ferrari, assez délabrées, pourraient encore captiver les regards, s’ils n’étaient distraits d’avance, cherchant au hasard ce qu’ils ne trouvent pas. Ainsi faisaient deux Américains, qui me demandèrent où était la celebrated painting. « Dans le couvent voisin, » leur répondis-je. Mais comment entrait-on au couvent voisin? Ils eurent bientôt trouvé un sacristain qui leur dit de le suivre, et je les suivis au couvent des dominicains, qui a pris bel et bien, en changeant de destination, une mine de caserne. On frappa, la porte s’ouvrit, et d’une première cour, qui ressemblait à toutes les cours, nous passâmes dans une seconde, celle-ci entourée d’un cloître, et dans ce cloître, quelques fresques, plus décrépies que ternies, me parurent plus curieuses que belles; d’ailleurs ces éternels soldats que tout le monde a vus là ne manquaient pas d’y être, cirant leurs bottes ou blanchissant leur buffleterie devant les débris d’une glorification de saint Thomas d’Aquin. Cette compagnie n’invitait pas à s’arrêter pour disserter sur l’archéologie de la peinture et les illustrations de la scolastique. Notre guide du reste allait droit à une porte close sous une des galeries du cloître, on lui ouvrait du dedans, et un gardien d’assez bonne mine se présentait à l’entrée de cet ancien réfectoire, cent fois décrit.

C’est, comme on sait, un rectangle dont les deux petits côtés sont couverts de fresques ou de peintures à l’huile ayant apparence de fresques. Laissons celle qui est à gauche, c’est une crucifixion de Montorfano, composition assez bizarre à cent personnages, et que le temps a eu la malice de laisser dans un bon état de conservation, ce qui impatiente fort quand on regarde à droite.

Depuis qu’on a pu voir à l’exposition générale de la société photographique un admirable fac simile de la Cène de Léonard de Vinci, tout le monde sait à peu près dans quelle condition elle se trouve, et tout le monde sait qu’aucune gravure, même celle de Morghen, ne reproduit exactement l’état actuel ni même l’expression, et je dirais presque le style de cette œuvre incomparable. Mes paroles la représenteraient bien moins encore, et je me bornerai à l’exacte narration de mes sensations successives.

On s’attend à ne voir que les ruines d’un tableau. Assurément la dégradation est grande. Il y a destruction absolue dans le bas, là où les moines ont percé une porte à travers les jambes du Christ. Partout le temps a marqué sa trace; mais de toutes les altérations que le temps apporte, la plus intolérable, ce me semble, c’est qu’il pousse tout au noir. Or ici la peinture est plutôt effacée que noircie, la couleur est faible, mais distincte, de sorte que, trouvant la fresque ou soi-disant telle mieux conservée, ou pour bien dire plus reconnaissable que je n’espérais, je fus frappé seulement de l’affaiblissement général, et au premier abord, de la nullité de l’effet. Mon premier mot, je m’en confesse, aurait pu être : « N’est-ce que cela? » La composition a été souvent gravée, encore plus souvent imitée par des artistes qui ont traité le même sujet. Ainsi point de nouveauté, point de surprise, et rien dans le coloris qui saute aux yeux. Cependant le sujet est grand, l’œuvre est célèbre, le mérite certain. On ne peut dire : Regarde et passe. On regarde donc et on s’arrête; les yeux se fixent et sur l’ensemble et sur les détails; l’attention persiste, et après quelques instans (je demande qu’on prenne mes aveux au pied de la lettre), il m’a semblé que toute la scène s’animait, que la vie circulait dans tous ces personnages, et que j’assistais, au moins en vision, à l’événement sublime avec simplicité, pathétique avec calme, dont les apparences légères étaient là seulement tracées sur la muraille. Jamais l’art ne m’a paru d’une réalité plus saisissante et ne m’a jeté dans un trouble plus vrai : le tableau parlait. Je ne voudrais ni analyser, ni motiver cette impression. Les procédés particuliers de l’exécution, les altérations qui en sont résultées, les retouches nombreuses dont parle la tradition et que constatent les habiles, tout cela rendrait probablement inexact ou contestable tout ce que je pourrais dire. Je ne sais par exemple si, comme on le raconte, le Christ a été fort modifié ; mais ce que je puis dire, c’est que les tableaux sont rares où le Sauveur me paraisse heureusement peint. C’est presque toujours un personnage manqué, ou qui semble impossible. Comme il importe à tout sujet où il figure, on s’en contente. Le Jésus-Christ du Cenacolo est comme un pastel effacé, et malgré cela, qui sait? à cause de cela peut-être, cette tête, faiblement indiquée, à demi détruite, n’en exprime que mieux l’existence à peine matérielle d’un personnage incomparable et son humanité divine. Avec une suavité qu’on ne peut rendre, avec une indifférence sublime, avec je ne sais quel mystérieux mélange de charité et de dédain, il semble contempler tous les maux et toutes les merveilles qu’il annonce. Il est au-dessus et de la passion et de la vie. C’est la figure d’un homme et la nature d’un Dieu.

J’ai lu souvent que la Cène de Léonard était le chef-d’œuvre de la peinture. Ce sont là de ces choses que je n’oserais pas répéter; mais je n’ai rien à dire contre.

En revenant de Sainte-Marie-des-Grâces, on passe naturellement par la place des Marchands et le Corso del Broletto. Là on voit réunis, dans un petit espace, quatre ou cinq monumens de l’existence ducale et municipale de Milan. Son Palais de la raison, nom très honorable des hôtels de ville dans la Haute-Italie (et puisse le mériter la résidence de toute assemblée délibérante), est du XIIIe siècle. Il impose par sa masse, soutenue tout entière, comme une table sur ses pieds, par d’assez minces colonnes. D’autres établissemens locaux, plus remarquables d’architecture ou d’ornementation, tous d’un style déjà ancien, mais élégant, distraient les regards, jusqu’à ce qu’on se trouve vis-à-vis de la célèbre cathédrale.

Sa façade, dans la forme générale déjà indiquée, est, encore plus que celle de l’église de Côme, ornée de sculptures plaquées à la surface, et l’absence des grands reliefs de l’architecture est compensée par la profusion de ceux de la sculpture. Là encore les styles sont un peu mêlés, mais en général le gothique domine. Depuis le commencement de notre siècle, on n’y travaille plus que dans ce genre, car on travaille encore à la cathédrale de Milan. Elle n’est pas finie. Le président De Brosses écrivait au siècle dernier : « A peine y a-t-il une troisième partie de cet immense édifice qui soit faite depuis plus de trois cents ans qu’on y travaille, et quoiqu’il y ait tous les jours des ouvriers, il ne sera probablement pas fini dans dix siècles, c’est-à-dire qu’il ne le sera jamais. » L’éditeur qui publiait les piquantes lettres du président en l’an VII, par conséquent en 1799, ajoutait en note qu’on pouvait plus que jamais répéter son affirmation, « car, disait-il, il est probable que la république cisalpine ne sera pas tout à fait aussi curieuse de cette espèce d’édifice que l’était la maison d’Autriche. » Voilà comme on fait des prédictions sans se douter des révolutions du goût et des reviremens de la politique. L’achèvement de la cathédrale de Milan depuis le président De Brosses a marché à grands pas, et le fondateur de la république cisalpine y a dépensé 3 ou 4 millions. Dès aujourd’hui, il faut un peu d’attention pour s’apercevoir que tout n’est pas fini. Il manque encore quelques aiguilles aux cent trente-cinq qui doivent hérisser le faîte du monument, et cinq cent cinquante-neuf statues restent à ajouter aux dix-neuf cent vingt-trois dont l’extérieur est décoré. Le campanile, qui ne se voit point d’en bas, est provisoire et ne peut, sous aucun rapport, être conservé ; mais on ne remarque guère tout cela, et cette masse de marbre blanc sculpté dans toutes ses parties paraît quelque chose de complet. C’est un monument qui réunit l’immensité et la minutie, et l’immensité n’a pas empêché d’excellens juges de l’appeler colifichet. Ce n’est que lorsqu’on monte sur les toits en dalles de marbre blanc, que l’on se promène sur les terrasses supérieures au milieu d’une forêt de flèches dentelées, d’une armée de statues, d’un monde de stalactites ciselées, et que de là on porte ses regards sur tout Milan et au-delà de Milan, sur cette mer de verdure qui l’environne des Alpes aux Apennins, c’est alors, dis-je, que la cathédrale apparaît dans ses grandes proportions. Vue de la terre, la forme de sa façade et la multitude des détails la rapetissent un peu. La magnificence ôte à la grandeur; mais la grandeur reparaît lorsqu’on pénètre dans l’intérieur. Là est, selon moi, la vraie beauté de cette église. Sa vaste nef, dont les bas-côtés sont doubles et séparés par deux rangées de piliers à neuf colonnes engagées, est éclairée d’un demi-jour qui en laisse voir les profondeurs. A l’exception des peintures de la voûte, qui simulent pauvrement la sculpture, les ornemens répondent à la splendeur et à l’étendue du vaisseau. Trop petits pour l’encombrer, ils n’ont cependant rien de mesquin. Cette église a la majesté sans la tristesse. Une critique, même médiocrement savante, signalerait aisément des disparates, et surtout l’incohérence inévitable du gothique vieux et du gothique neuf; mais je m’en tiens à l’impression générale, et l’intérieur de la cathédrale de Milan reste une des plus belles choses qu’on puisse voir.

Si l’on veut du moderne, on n’a qu’à la comparer à l’église Saint-Charles, commencée en 1838. Il y a toute une famille de monumens religieux, inspirés, je crois, par l’imitation du Panthéon de Rome, et qui me font penser à Sainte-Geneviève de Paris. Telle est encore, quoique avec de notables différences, la Gran Madre de Dio, qui sert à Turin de point de vue à l’extrémité du pont du Pô. Saint-Charles de Milan est fort supérieur, et somme toute c’est un noble édifice. Pourtant il appartient à un genre qu’on peut admirer par raison, mais qu’il est impossible d’aimer. Par contre, veut-on voir quelque chose d’empreint de cette auguste vétusté qui manque à la cathédrale même, qu’on aille à la basilique de Saint-Ambroise. Elle fut, dit-on, dédiée en l’an 387 à saint Gervais et à saint Protais par le grand évêque à qui elle est consacrée maintenant. Cependant sa disposition actuelle date de la fin du IXe siècle et de l’archevêque Anspert. L’église proprement dite est précédée, suivant un usage des premiers temps, par une cour cloîtrée où s’arrêtaient les catéchumènes. Elle est de ce style lombard ancien qu’on regarde comme la dernière forme de l’architecture romaine; mais, dans sa simplicité, rien ne sent la décadence. Inscriptions, tombeaux, statues, dyptiques, tout porte un cachet d’antiquité et jusqu’à des traces de paganisme. On n’est point obligé de croire que le serpent d’airain qu’on voit sur une colonne soit celui des Hébreux dans le désert, quoique l’archevêque Arnulfe l’ait reçu comme tel, en l’an 1000, d’un empereur de Constantinople, et rien ne prouve qu’un certain tombeau soit celui de Stilicon ; mais aux voûtes de plusieurs chapelles le soleil fait étinceler l’or des mosaïques byzantines. Un siège en marbre, d’un travail un peu rude, était le trône épiscopal de saint Ambroise. Quelques parties de la chaire viennent de celle du haut de laquelle il convertit saint Augustin. Enfin l’on croit que les cadres de fer des portes contiennent encore le bois des battans de celles qu’il ferma noblement à Théodose.

Le souvenir de saint Ambroise, de ce magistrat que le peuple fit évêque par reconnaissance, vit encore dans Milan. Le rit ambrosien y règne encore dans les cérémonies du culte, et ce sera bientôt peut-être la seule exception que la cour de Rome souffrira dans ses prétentions à la monarchie universelle de son bréviaire. Après le nom de saint Ambroise, la piété populaire place peut-être au même rang le nom de saint Charles Borromée.

Le premier de ces noms consacre une des plus célèbres bibliothèques du monde. La bibliothèque ambrosienne est confiée à la garde d’une congrégation ecclésiastique dont le cardinal Maï a été préfet. On sait quels trésors il a trouvés dans les palimpsestes de la collection des manuscrits. De ceux-ci, je ne citerai que l’autographe de Lucrèce Borgia, orné d’une mèche de cheveux blond clair qu’elle envoyait au cardinal Bembo. Dans le musée annexé à la bibliothèque on ne peut oublier deux têtes de Léonard de Vinci, une sainte Famille de Luini, peintre peu varié, mais qui me charme toujours, une collection de dessins des maîtres où l’on distingue un portrait de Léonard par lui-même, au crayon rouge, le carton de l’École d’Athènes, de Raphaël, et des études de Michel-Ange. Les collections de dessins sont presque toujours ce qu’il y a de plus précieux dans les musées.

Le vrai musée de Milan est le palais Brera; c’est aussi une bibliothèque, ainsi qu’une pinacothèque et une académie. Comme dans la plupart des galeries, les tableaux de la pinacothèque sont presque tous des tableaux de piété; les mêmes sujets reviennent sans cesse, et cette uniformité finit par empêcher d’accorder une attention suffisante à des tableaux très estimables, dont le mérite n’a rien de saisissant. En voici deux cependant qui se font distinguer au premier coup d’œil : une Tête du Christ, aux trois crayons, par Léonard de Vinci, et qui passe pour l’étude de la tête du Cenacolo, et le Spozalizio ou le Mariage de la Vierge, ouvrage de Raphaël à dix-huit ans. La gravure a depuis longtemps popularisé ce tableau, qui peut passer pour le premier monument du génie du maître, quoique le style, l’agencement et les accessoires sentent encore l’école du Pérugin. Depuis que Beyle a raconté l’admiration de lord Byron pour l’Abraham renvoyant Agar, du Guerchin, on est obligé de s’y arrêter, et malgré l’attirail de musulmans de théâtre donné aux principaux personnages, on ne peut se défendre d’être ému par la belle et douloureuse expression de la physionomie d’Agar. Une Vierge, de Francia, une sainte Cécile, de Procaccini, une Crucifixion, du Tintoret, un saint Etienne, de Carpaccio, un portrait de femme, de Rubens, enfin de nouvelles Noces de Cana, ainsi qu’un Jésus chez Marthe et Marie, deux festins de Paul Véronèse, dans sa manière ordinaire, avec un tableau de saints du même maître, sont les ouvrages qui m’ont le plus frappé. Cependant il faut encore parler de Luini. Ses œuvres sont nombreuses au musée Brera. Ses fresques ont une légèreté, une grâce et une facilité qui enchantent. Son tableau de la Vierge et l’Enfant Jésus est un de ces ouvrages dont on a peine à détacher les yeux. Il me semble entrevoir deux types de Vierge. L’un, le plus archaïque, est aussi celui de Mantegna, que son élève Bartolommeo Montagna a heureusement reproduit ici dans une Adoration de la Vierge; cette tête semble se continuer jusque dans la Pietà de Michel-Ange, car on sait que, par un anachronisme volontaire, le grand sculpteur a donné à la mère, qui tient sur ses genoux le corps de son fils expiré, la figure d’une jeune fille. L’autre type, plus délicat et plus doux, est celui que Luini a répété toujours avec une grâce nouvelle. Peut-être a-t-il quelques traits communs, d’abord avec les vierges de Bellini, puis avec celles de Cinia et d’Andrea del Sarto. Les dates et les écoles ne permettent guère de penser que ces artistes se soient imités entre eux; mais on peut supposer que la pente de leur génie les entraînait vers un certain genre de modèles. Je voudrais que les habiles eussent dit leur mot sur tout cela. La Vierge, ou, si l’on veut, la Madone, qui tient une si grande place dans le christianisme italien, est, si l’on ose ainsi parler, le premier personnage de la peinture italienne. La manière dont chaque artiste le concevait mériterait d’être étudiée. Dois-je ajouter que la Vierge de Raphaël n’est ni celle de Mantegna ni celle de Luini? Peut-être elle-même a-t-elle deux types encore, car il ne me semble pas que la Belle Jardinière ressemble beaucoup à la Madone de Saint-Sixte.

Il resterait beaucoup à dire sur Milan, mais il faut se borner, et je me décidai même à ne pas tout voir. J’ajournai à mon retour ma visite à la chartreuse de Pavie, d’où il est résulté que je ne l’ai point vue, et je pris le chemin de fer de Treviglio, qui, sauf une lacune de deux heures en omnibus, vous amène à Brescia.


IV.

La nuit était close à notre arrivée; la ville, obscure et silencieuse. Elle semblait inanimée, et les galeries assez basses qui longent les rues semblaient destinées moins à préserver les passans du soleil qu’à faciliter les mauvais coups de l’Italie du moyen âge. Le lendemain, au jour, j’eus meilleure idée de la ville de Brescia, quoiqu’il n’y faille pas chercher beaucoup de mouvement et d’activité. Il n’y manque pas de belles maisons construites sur le plan que j’ai essayé d’expliquer en parlant de Turin. Les peintures du fond des cours sont parfois des trompe-l’œil exécutés avec un certain talent, et qui feraient honneur à des décors d’opéra. Quelques-unes de ces maisons contiennent de précieux objets d’art : telle est celle que le comte Tosi a léguée à la ville, et qu’on a conservée avec tout son ameublement, comme si elle allait être habitée demain. Des ouvrages de Canova, de Thorwaldsen, de Bartolini, des tableaux remarquables, du moins pour le cabinet d’un amateur (je ne parle que des tableaux anciens), parent ce Museo civico, où, parmi des saintes Familles dignes d’être vues et des Vierges à comparer entre elles, on montre une Pietà de la jeunesse de Raphaël. C’est plutôt un Ecce Homo, tout au plus de demi-grandeur, et que le cadre coupe un peu au-dessous de la ceinture. La peinture est très fine, le corps est étudié dans le clair avec une perfection un peu flamande; le style est encore celui du Pérugin. La tête, parfaitement exécutée, n’est point conforme au type adopté plus tard pour la représentation Sauveur. Les traits réguliers sans beauté, les yeux assez petits et un peu écartés n’ont qu’une expression d’intelligence où rien ne se lit d’élevé et de tragique comme le sujet. La sublimité n’a pas encore pénétré dans la manière du peintre. Je crois que je préférerais à la collection Tosi les tableaux de la galerie Lecchi, surtout s’ils sont originaux. Buonvicino, dit le Moretto, peintre que l’on apprend à connaître à Brescia, a là un excellent portrait. J’y ai remarqué une très belle réduction d’une Assomption du Tintoret. Malheureusement cette collection est, dit-on, destinée à être dispersée ; M. Le général Lecchi s’est retiré en Piémont. À Brescia, on trouve partout des traces de la lutte de 1848. On vous y montre avec respect un des palais Martinengo, appartenant à un honorable membre de cette famille compromis alors par les événemens. Brescia s’est toujours signalée par son indépendance. Au XIIe siècle, elle donnait au monde un des précurseurs de la liberté de penser. Arnauld de Brescia a eu cet honneur que l’intolérance l’a assimilé à Pierre Abélard. Plus hardi, il fut plus cruellement persécuté. Au siècle de la révolution française, Brescia en épousa les principes, et, malgré le souvenir des rigueurs dévastatrices de Gaston de Foix, elle se déclara vivement pour nous en 1797. En 1848, la population força la garnison autrichienne à s’enfermer dans la citadelle, qui domine la ville d’une manière à la fois pittoresque et menaçante. Elle y tint bloqué un ou deux mois le général Haynau, qui s’en consola en canonnant quelques édifices.

Brescia a deux hôtels de ville et deux cathédrales : le Broletto du XIIe siècle, ancien palais de la république, et le Palazzo della Loggia du XVe siècle, recommandés par le nom des plus grands architectes du nord de l’Italie ; le Duomo vecchio, dont on fait remonter la fondation au temps de Charlemagne et par-delà, et tout auprès, le Duomo nuovo, commencé en 1604, et qui n’a été terminé qu’il y a trente ans. Ces deux églises, qui se touchent sur la place du Broletto, sont, chacune dans son genre, des monumens très remarquables. L’intérieur de la plus vieille m’a paru admirable, et rappelle le temple antique qui l’a précédée. La nouvelle, toute couverte de marbre, est un modèle de style moderne. Son dôme est un des plus grands de l’Italie, et s’élève au centre d’une croix latine renversée, ou, si l’on veut, d’une croix grecque qui se prolonge du côté du maître-autel plus que du côté du portail. L’une et l’autre cathédrale sont richement ornées, et le Moretto brille dans la première par d’excellens ouvrages ; mais aucune peut-être des églises de Brescia n’est plus magnifique que Saint-Dominique dans le style romain, aucune ne contient plus de beaux tableaux que Sainte-Affre. On y montre une Femme adultère, le plus beau Titien que j’eusse vu avant d’aller à Venise. C’est à Brescia que j’ai été le plus frappé d’un fait qui ne s’observe nulle part autant qu’en Italie. La richesse d’une ville sous le rapport de l’art n’est nullement en proportion avec son importance et sa prospérité. Une cité médiocre et, je le crains, languissante comme aujourd’hui Brescia resplendit de mille beautés. Ce contraste est rare de notre côté des Alpes, et les temps modernes l’offriront de moins en moins; la richesse économique entraînera avec elle tous les autres trésors. Les capitales finiront par centraliser les œuvres du génie. Je réfléchissais à tout cela, et ma mémoire était toute pleine encore des objets que je venais de voir, je m’efforçais d’en ordonner un peu la confusion, tout en cherchant la porte du musée, Museo patrio, simple porte de jardin qui s’ouvre sur un enclos dont quelques voyageurs ont fort accusé l’état de négligence et d’abandon. Cet abandon m’a paru de très bon goût, et je n’ai pas vu que les fragmens d’antiquités, dont on s’y trouve tout de suite entouré, perdissent rien à rester dispersés au milieu des sureaux, des rosiers et des iris en fleur. A travers des débris précieux, on marche vers les restes du péristyle d’un temple de Vespasien. Quelques tronçons de colonne encore debout, une seule de toute sa hauteur, des chapiteaux épars, donnent une assez noble idée de ce monument, dont on a restauré l’intérieur pour en faire le musée. La disposition a quelque analogie avec la Maison carrée de Mîmes; seulement tout est plus ruiné et plus marqué d’un caractère de grandeur. Dans les trois salles, à peu près réparées, sont déposées des antiquités de diverses sortes, et qui méritent un attentif examen; mais il est difficile de s’en occuper bien vivement dès qu’on est entré dans la salle de gauche, et que les yeux se sont levés sur une statue de bronze qui attire les premiers regards.

Une femme ailée, nue en partie, en partie drapée dans la disposition de la Vénus de Milo, le pied exhaussé sur un casque, appuyant sur son genou un bouclier d’une main, paraît de l’autre y graver des choses dignes de mémoire. Le bouclier a été ajouté, et c’est, dit-on, la Victoire qui écrit les louanges du père de Titus. L’ensemble se prête à l’explication, et j’avoue qu’elle m’importe peu. La vue de cette statue ne donne aucune envie de rien contester de ce qu’on voit. La Victoire bresciane, quoiqu’elle rappelle par son attitude la Vénus de Milo, n’en a pas l’incomparable grandeur; elle appartient plutôt à ce genre de beauté qu’on pourrait appeler la beauté élégante : ce n’en est pas moins une beauté qui ravit l’âme aux plus pures émotions que l’art puisse donner. Je rendrais difficilement l’effet soudain qu’on éprouve, lorsque, les yeux encore tout remplis des beautés de la peinture italienne, on se trouve en face de ce chef-d’œuvre de la statuaire antique. On se sent, à la lettre, transporté dans un autre monde, et la comparaison, je l’avoue, n’est pas à l’avantage du monde moderne. Évidemment l’art des anciens vous élève dans une région de calme et de pureté, véritable patrie de l’idéal.

Après avoir longtemps contemplé ce que je m’attendais si peu à voir, il me fut impossible, en y réfléchissant, de ne pas reconnaître que les peuples modernes, par suite d’un développement qui sera, si l’on veut, une supériorité, portent dans les arts, dans les lettres, dans tous les ouvrages d’imagination, une complication morale qui pourrait bien n’être pas ce qu’il y a de plus poétique au monde. L’art tend toujours parmi nous à faire prédominer exclusivement l’expression. Les sujets religieux eux-mêmes, d’ailleurs si favorables à la peinture, manquent, si j’ose dire, d’une certaine tranquillité. A l’exception peut-être de la Vierge et de l’enfant Jésus (et c’est peut-être pour cette raison que ce sujet si simple a plus qu’aucun autre captivé l’imagination des plus grands maîtres), il est peu de scènes sacrées qui ne mettent aux prises les sentimens les plus opposés ou les plus violens. La souffrance et la résignation, l’espérance triomphant de la douleur, l’étonnement et la pitié, l’exaltation, le courage, la colère y jouent constamment un rôle dramatique. Les maux du corps y sont aux prises avec les vertus de l’âme. Tout y est contrainte et combat, tout y rappelle la lutte, triste fond de la nature et de la vie. Une préoccupation constante des misères de notre existence a donné au génie moderne je ne sais quoi de souffrant et de maladif qui ajoute aux ressources de l’art, mais qui lui ôte un peu de sa sublimité. L’art s’attriste et ne s’élève pas toujours au contact de nos idées d’humilité sur le compte de la nature humaine.

On ne saurait en effet admettre comme un principe d’esthétique que la beauté réside dans l’expression. Ce sont deux choses tout à fait distinctes, car on dit une belle expression, et si l’expression peut être belle, elle n’est donc pas la beauté. La beauté est une chose en soi, indéfinissable de sa nature, et qui se prête, à titre de qualité, à d’autres choses fort diverses. C’est tour à tour ou à la fois l’expression, la composition, la couleur, la forme qui est belle, et entre toutes ces beautés, s’il fallait choisir, c’est la beauté de la forme qui serait la beauté essentielle dans tous les arts du dessin. A elle seule, elle peut dispenser des autres et classer un ouvrage au plus haut rang. Dans la peinture, la forme et avec elle la couleur suffisent et au-delà pour faire un chef-d’œuvre. Que serait le reste en effet sans la forme et la couleur?

La beauté de la forme pure suffit à la statuaire, et voilà pourquoi, dans la statuaire, l’antiquité n’a pas d’égale. La Victoire bresciane, qui n’est, dit-on, qu’une reproduction d’un type connu, appartient à cette classe de figures d’une sérénité noble et charmante qui semblent à la fois possibles et supérieures à toute réalité. Or tel est le véritable idéal.

Cette belle statue, découverte en 1826, est devenue célèbre. L’empereur d’Autriche en a fait placer une imitation en bronze sur le champ de bataille de Culm. A Brescia même, j’ai pu voir une preuve ingénieuse du prix que la population attache à ce trésor de son musée. Je parcourais la bibliothèque Queriniana, dont on me montrait les curiosités. Dans une collection assez intéressante de médailles, le conservateur m’en indiqua deux modernes, qui, consacrées à la mémoire de deux événemens analogues, sont cependant très propres à faire connaître la différence des temps. La première a été frappée à l’occasion de la révolution de 1797. Sur la face est représenté le peuple de Brescia s’emparant du Broletto à coups de canon; sur le revers, un bonnet de la liberté et un glaive nu. En 1848, une autre médaille a été consacrée à la mémoire de la révolution. D’un côté est inscrite la date et la mention de l’événement; de l’autre côté est ciselée l’image de la statue ailée avec ces mots : Brixiana Victoria. Le conservateur me montrait ces deux médailles en présence de trois jeunes clercs sortis à peine du séminaire. À cette vue, ils se mirent à sourire d’un air de pitié, et le conservateur se crut obligé à une apologie. « C’étaient, disait-il, des pièces historiques, et une collection savante devait tout recueillir. »

Il se peut qu’une partie du clergé soit élevée à n’avoir pas de patrie, et cependant, en déjeunant dans la rustique auberge d’un hameau nommé, je crois, Poliasca, entre la Spezzia et Chiavari, j’ai vu sur les murs de la salle à manger une mauvaise gravure contenant les deux portraits de Ugo Bassi, barnabite, fusillé à Bologne le 8 août 1849 pour ses prédications dans la cathédrale de cette ville, et d’Antonio Giovanetti, archiprêtre, qui s’était associé à Bassi pour ses sermons en faveur de l’indépendance nationale.

Le cardinal Querini, évêque de Brescia, qui avait traduit la Henriade et le Poème de Fontenoy, et à qui Voltaire, en récompense, dédia Sémiramis, un de ces prélats éclairés que l’amour des lettres rendait favorables à tous les progrès de l’esprit humain, a formé et donné à la capitale de son diocèse cette bibliothèque dont les richesses ont quelque réputation. Un manuscrit des Évangiles, suivant l’ancienne version italique, écrit sur vélin pourpre, en lettres d’or et d’argent, passe pour être du IXe siècle. Une grande croix byzantine, ornée de pierres précieuses, dite la croix de Galla Placidia, est supposée du Ve. Une petite croix double qui vient de sainte Hélène contient, dit-on, un morceau de la vraie croix. Ce sont des joyaux de haut prix. Enfin on m’a montré un médaillon de lapis-lazuli de la grandeur des miniatures ordinaires. Titien y a peint d’un côté une tête de Christ, et de l’autre une tête de Vierge, qui, même dans ces petites dimensions, rappellent son style et sa couleur. Le cadre est une guirlande de feuilles, de raisins et d’autres fruits en or ou en argent doré, ciselé par Benvenuto Cellini, et qui, examiné à la loupe, m’a paru d’un merveilleux travail. Il est difficile de rencontrer un bijou qui fasse plus envie.

Brescia est une des villes qui ont donné le signal d’un usage adopté assez généralement en Italie, celui des cimetières monumentaux. L’architecture des cimetières est une nouveauté chez les modernes, et qu’ils doivent à l’antiquité. Pendant un intervalle de plusieurs siècles, les églises ont recueilli la plupart des sépultures que la gloire, le goût ou la vanité demandaient à l’art d’embellir. Il faut aujourd’hui revenir à ce qui s’appelait autrefois nécropole. Tout le monde a entendu parler du cimetière de Francfort, jardin anglais auquel des tombeaux servent de fabriques. A l’époque où je l’ai vu, c’était encore, si l’expression est permise, un lieu très agréable en soi, quoiqu’on le pût trouver empreint d’une mélancolie romanesque plutôt que d’une gravité religieuse; mais il n’en convenait que mieux à certains états de l’âme. L’inconvénient sous le rapport de l’art, c’est qu’avec le temps le monument doit empiéter sur le jardin. La proportion de la verdure avec la pierre doit changer, et l’espace donné à la promenade et à la solitude doit diminuer, tant les rangs sont pressés, tant la mort est prompte; c’est le cas de la citation de Bossuet. Même dans leurs jardins, les Italiens ne sont pas habitués à faire au règne végétal une aussi grande part que les Anglais ou les peuples du Nord. Les nouveaux cimetières de leurs villes consistent en général en un vaste péristyle dont les galeries droites ou courbes enferment un espace régulier jonché symétriquement de sépultures pareilles, surmontées chacune d’une croix de pierre uniforme. Sous les galeries du pourtour sont placés les tombeaux plus ornés, de quelque importance ou d’un certain travail. Il n’est pas rare de rencontrer là d’assez bons ouvrages de sculpteurs modernes. Une chapelle s’élève à l’entrée ou au fond de l’enceinte, et forme le monument principal de la nécropole. Des cyprès plantés en rideau ou en avenue complètent, avec leurs obélisques d’un vert sombre, le caractère funéraire. Des trois cimetières que j’ai visités, ceux de Brescia, de Vicence et de Padoue, aucun n’est terminé; mais le premier, tout construit en marbre, m’a paru le plus beau : il me semble qu’il y a là un nouveau motif architectural qui mériterait d’être étudié.

V.

La route de Brescia à Vérone, admirable par ses points de vue, rappelle à chaque pas deux choses bien différentes, les Géorgiques et la guerre. Virgile, dans ses descriptions, s’inspirait des souvenirs de ces riantes campagnes, séjour de ses jeunes années, et nous sommes dans la région d’Arcole et de Rivoli. Le poète, qui vécut à Rome et qui mourut à Naples, était du nord de l’Italie. C’est là qu’il avait connu la vie des champs; c’était là et non dans le palais de Mécène que s’était formé son génie. Le sentiment des charmes de la nature respire dans ses tendres écrits. L’agriculture qu’il décrit et qu’il enseigne est encore celle dont on a ici sous les yeux les instrumens et les produits. Ce n’est que dans ces contrées qu’on a pu mettre sur la même ligne : Terram vertere... ulmisque adjungere vites. Ce vers revient en mémoire à chacun des champs que l’on aperçoit, à chaque paire de bœufs que l’on voit tirant l’antique araire des vieux Romains. L’Éridan et le Mincio sont les fleuves que Virgile a chantés, et le Benac, dont il dit que les flots ont les tempêtes de la mer, est ce lac de Garde qui se découvre aux yeux comme une plaine argentée, lorsqu’on approche du viaduc de Desenzano. Un ciel éclatant se réfléchissait dans ce miroir éblouissant, et les gradins de l’amphithéâtre des Alpes du Tyrol se dessinaient au loin avec toute sorte de variété dans les accidens de forme et de couleur, de végétation et de culture. Le chemin de fer est pendant près d’une heure bordé d’un magnifique spectacle.

Mais ce Mincio aux tendres roseaux, qui sort du Benacus, comme le Tessin du Lac-Majeur et l’Adda du lac de Côme, forme presque aussitôt une île sur laquelle s’élève la forte place de Peschiera. Lodi, Lonato, Desenzano, Castiglione, Pastrengo, ces noms des lieux qu’on vient de parcourir ou d’apercevoir, Vérone et Mantoue dont on approche, tout rappelle qu’on marche sur un sol ravagé et illustré par la guerre, qu’on revoit le théâtre où les armes ont décidé, où les armes décideront peut-être encore des questions qui contiennent les destins de l’Europe. Les pics des premières chaînes de montagnes portent les ruines pittoresques des châteaux du moyen âge, et plus bas, de savans ouvrages commencent ce système de fortifications qui protègent la ligne de l’Adige. Tous les travaux des Autrichiens depuis 1848 tendent à faire de cette ligne célèbre une base principale d’opérations, un camp retranché inexpugnable, et Vérone, érigée en capitale militaire de la Lombardo-Vénétie, semble destinée à supplanter Milan; mais ce système de défense lui-même pourrait un jour aboutir à faire de l’Adige une frontière. La ville où naquit Catulle, la ville de Roméo et Juliette, est célèbre par sa situation et très digne de sa célébrité. Entourée de riches campagnes en pente douce, adossée à des montagnes étagées en gradins, qui deviennent plus haut des escarpemens, Vérone est un lieu qu’il est plus facile de vanter que de peindre. Site, monumens, souvenirs, tout y serait fait pour captiver le voyageur sans cette malheureuse position stratégique qui a fait choisir Vérone pour le centre des forces autrichiennes. Bourrée de casernes, cerclée de forts détachés, maîtrisée par une formidable citadelle, munie ou plutôt affligée d’une garnison de dix-huit mille hommes, de la présence d’un feld-maréchal et de quatorze officiers généraux, elle est comme vouée au germanisme. Beaucoup d’Allemands sont venus s’y établir. Les noms qu’on lit au-dessus des boutiques en font foi. Par suite, une certaine activité s’est développée dans le commerce local, la prospérité s’est accrue, et l’on dit que l’esprit de la population a pris un tour officiel. — Ne nous occupons que du passé de Vérone.

Non loin du château et du pont de l’Adige, fortifiés à l’ancienne manière et surmontés l’un et l’autre d’un parapet à créneaux triangulairement découpés, s’élève un amphithéâtre aussi vaste, je crois, et à l’intérieur mieux conservé que les arènes de Nîmes, malgré ses dix-sept ou dix-huit cents ans d’antiquité. La grandeur de ces lieux de divertissement impose toujours et atteste qu’en tout temps chez les anciens l’art a été populaire par destination. Tous les voyageurs s’indignent que ce monument immense soit encore employé à des représentations théâtrales qui, j’en conviens, n’ont rien d’antique. Quand je l’ai visité, une baraque en planches couvrait un théâtre disposé comme ceux des enfans, et dont les spectateurs occupaient en plein air des tribunes latérales improvisées en sapin. Le sol de l’arène servait de parterre, et une section de l’amphithéâtre était comme le fond de la salle. La scène, placée en dehors du grand axe de l’ellipse, n’occupait guère qu’un huitième de sa superficie. Tout cet arrangement était pitoyable; un antiquaire eût été fondé à crier à la profanation. On ne pouvait interdire l’amphithéâtre, monument public, aux curieux, et cependant ils n’y pouvaient entrer sans devenir spectateurs inévitables de la représentation. On se bornait donc à exiger à la porte une rétribution très modeste que j’acquittai sans savoir ce qui m’attendait, et je faisais le tour de l’édifice sur son rang de gradins le plus élevé, quand j’aperçus d’une hauteur de près de quarante mètres ce théâtre qui ressemblait à un joujou. Le public assez nombreux suivait le spectacle avec un intérêt vif et bruyant, et un coup d’œil sur la scène m’apprit bientôt que j’assistais à la représentation du Festin de Pierre. C’était une imitation assez fidèle de la comédie de Molière. Le cinquième acte venait de commencer, et Elvire adressait à don Juan cette sommation dernière de la vertu irritée, plus propre à le perdre qu’à le sauver. Le don Juan en habit noir à l’espagnole se démenait sur la scène avec assez d’aisance. Le Sganarelle, sous le nom de Menecchino, personnage bouffon du théâtre de Milan, parlait le patois de cette dernière ville au grand amusement des assistans. J’en fus surpris, mais j’avoue que le spectacle ne tarda pas à m’intéresser. L’entrée de la statue du commandeur fit impression ; puis le fond du théâtre s’ouvrit et laissa voir la bouche de l’enfer où des démons précipitèrent don Juan et, par-dessus le marché, Sganarelle, qui se débattait et criait de toutes ses forces au milieu des rires universels. Assurément la représentation était médiocre pour le moins, les acteurs fort vulgaires, et c’est, j’en conviens volontiers, une faute de goût que de dresser les tréteaux de la foire dans cette arène ennoblie par son antiquité majestueuse comme par sa grandeur, et cependant d’un point beaucoup plus haut que tous les toits de Vérone, séparé de l’acteur par un rayon visuel d’au moins quatre-vingts mètres, je pouvais à la fois suivre le dialogue, distinguer les impressions du public, m’unir enfin au mouvement de la scène et de l’assemblée. Sous la voûte du ciel éclairé des derniers feux du jour, ce trémoussement de quelques marionnettes humaines ne se perdait pas, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, comme le bruit d’une pierre jetée dans la mer. Ces spectacles en plein air, aimés du peuple italien, ont beau déranger nos habitudes, ils sont plus dramatiques que je ne l’aurais pensé, et ce procédé théâtral, bien employé, secondé par une mise en scène telle qu’on la réglerait à Paris, pourrait nous initier à des effets tout nouveaux.

La porta dei Borsari est, après l’Arena, la plus importante des antiquités de Vérone. C’est une porte d’entrée élevée sous l’empereur Gallien, mais très dégradée, et dont le mérite a besoin, pour être aperçu, d’un examen plus savant que le nôtre. Souffrez donc que nous sautions en plein moyen âge, en gagnant le centre de la cité. Là se trouvent deux places qui ont leurs analogues dans toutes les villes de la contrée, la place des Seigneurs et la place aux Herbes. Sur la première s’élève le palais du Conseil, construction du XVe siècle, ornée des statues de Catulle, de Cornélius Nepos, de Pline le Jeune que Vérone dispute à Côme. Deux autres palais à la moderne et un beau campanile de briques, haut de près de quatre-vingt-dix mètres, servent d’accompagnement au palais du Conseil. Sur l’autre place, la bourse ou la maison des Marchands, d’une architecture plus ancienne, est pour nous un des premiers échantillons de ce style oriental dont nous verrons tant de modèles à Venise. Sur la gauche, une colonne ou plutôt un pilier de ce marbre rosacé qu’on appelle la pierre de Vérone devait supporter le lion de Saint-Marc, signe de la domination des Vénitiens. D’autres monumens rapprochés dans ce petit espace y constatent des franchises ou des coutumes municipales. Ce marché aux légumes est un des lieux où se dessine le plus visiblement le caractère d’une des grandes communes italiennes du moyen âge. Et comme partout au moyen âge, près de la liberté, la tyrannie : non loin de là, sur l’ancien cimetière de la petite église de Santa-Maria-l’Antiqua, se serrent les uns contre les autres les tombeaux des seigneurs della Scala, dont le gouvernement, parfois cruel, ne fut ni sans vigueur ni sans éclat, et qui eurent l’honneur d’offrir un asile à Dante fugitif. L’austère Alighieri a célébré dans ses vers la cortesia del gran Lombardo, Barthélemi Scaliger, et celui qui a reçu en naissant l’influence des astres, Can Grande[4]. Neuf ou dix de ces princes, porteurs de noms bizarres, sont ensevelis pour ainsi dire dans la rue, et leurs monumens inégaux et singuliers diffèrent entre eux comme la simple croix sur une pierre et la statue équestre sur un piédestal. Ce coin de Vérone est un lieu tout historique, et dont la vue reporte aussitôt l’esprit au temps et aux hommes qui semblent l’avoir marqué de vestiges ineffaçables.

Les églises de Vérone me paraissent de celles que le goût moderne a le moins altérées. La pierre du pays leur donne une teinte toute particulière; mêlée à des marbres diversement colorés, elle produit de piquans effets. Des assises alternées de marbre et de briques distinguent la basilique de Saint-Zénon. C’est un monument lombard du XIIe siècle; point de transept; la nef est d’une grandeur admirable. De belles colonnes antiques, sculptées un peu grossièrement, la séparent de ses bas-côtés, et sont unies par des arceaux demi-circulaires. Le chœur est d’une époque plus récente et du style ogival; mais sans compter des accessoires divers, autels, vases, statues, tombeaux d’un effet imposant ou original, cette basilique est un des édifices qui laissent un souvenir. La tour ou le clocher, isolé suivant l’usage italien, est fort beau. Je ne puis que nommer la cathédrale, Santa-Maria-Matricolare, édifice fort ancien qu’on attribue à Charlemagne, peut-être parce que le porche a pour sentinelles les statues de deux de ses paladins, Roland et Olivier. L’exécution en est plus que naïve, et tous les symboles qui les entourent sont d’un temps assez reculé. Sainte-Anastasie, d’un gothique italien très pur; Sainte-Euphémie, bâtie par les Scaligers; Saint-Ferme-Majeur, remarquable par sa grandeur et par ses tombeaux, telles sont les églises qu’il faut voir avant de quitter Vérone. Je ne dis rien des tableaux, non que ces églises en soient dépourvues et n’en possèdent plusieurs d’un vrai mérite; mais aucun ne m’a semblé du premier ordre, et, chose étrange, ceux de Paul Véronèse ne sont ni très nombreux, ni des meilleurs. Ses fresques, dont quelques-unes couvraient des murs extérieurs, ont été à peu près détruites.

Je n’ai pas vu le tombeau de Juliette, ou du moins la cuve en pierre rougeâtre qu’on montre dans un jardin, et qui doit sa réputation à une ouverture pratiquée, à ce qu’on suppose, pour que la jeune fille endormie pût respirer dans son cercueil. C’est pour plaire aux touristes anglais qu’on a imaginé cette antiquité. J’aimais mieux chercher dans les rues de Vérone le lieu probable du duel de Tybalt et de Mercutio, ou le palais des Capulet et le jardin où chantait l’alouette. C’est surtout à la vue d’une de ces maisons sans fenêtre au rez-de-chaussée, et dont le premier étage porte des balcons travaillés en arabesques, que je croyais entendre une voix me dire :

Vieni a veder Montecchi e Cappelletti[5].

Mais où ne nous conduirait pas, dans une ville aussi riche en souvenirs que Vérone, la recherche des traces du passé? J’en laisse le soin à de plus habiles, et j’engage seulement les curieux à repasser l’Adige et à se faire conduire au palais Giusti. La maison n’a pas fort grande apparence. Après un coup d’œil donné à quelques débris d’antiquités, il faut entrer dans les jardins et gravir la pente assez raide sur laquelle ils sont plantés. Ce sont jardins à l’italienne, avec terrasses superposées, grottes en rocailles, et cyprès gigantesques qu’on prétend trois ou quatre fois séculaires. Par une rampe en lacet, on monte à un pavillon d’où se découvrent dans leur magnificence Vérone et ses environs. Au soleil couchant, cette vue est d’un effet extraordinaire.


VI.

Vicence, qui vient après Vérone, est la ville de l’architecture. Il faudrait des connaissances positives pour en parler d’une manière vraiment intéressante. Déjà à Vérone nous avons été obligé de passer sous silence nombre de beautés ou de curiosités monumentales; nous n’avons pas même nommé un homme de génie, qui a rempli cette ville de ses travaux, Sanmicheli, un de ces artistes signalés, comme on l’était souvent au XVIe siècle, par la diversité autant que par la distinction des talens. Fortifications, églises, palais, restaurations de tous les genres et de toutes les époques, il n’est rien que Sanmicheli n’ait tenté, et qu’il n’ait accompli avec supériorité. C’était Vauban, Riquet, Perrault tout ensemble, un de ces hommes qui marchent à grands pas dans la voie au terme de laquelle brillent les hommes universels, Léonard de Vinci et Michel-Ange. A Vicence, il est bien difficile de ne point parler de Palladio, quoiqu’il ne soit pas, à mon avis, tout à fait l’égal de Sanmicheli, et de ne point citer Scamozzi, qui approche de tous deux. Le nom de Sansovino se place au moins sur le même rang que ceux de Scamozzi et de Palladio. Ce sont là quatre grands maîtres qu’il faudrait pouvoir bien apprécier pour faire avec un plaisir complet le voyage de Vérone à Venise, et comment les apprécier, comment les bien admirer, sans une instruction ou seulement une expérience qui permette de pénétrer par la comparaison dans les secrets d’un art encore moins que la peinture accessible au vulgaire?

Nous avons sans doute des ouvrages écrits par les hommes du métier, et très propres à nous faire comprendre les genres, les âges et les caractères de l’architecture italienne; mais il me semble que les voyages destinés aux gens du monde sont fort insuffisans sous ce rapport. Je ne connais pas dans notre langue de livres qui soient l’équivalent des ouvrages anglais de Knight et de Wood (Architecture ecclésiastique de l’Italie, — Lettres d’un Architecte), et M. Valéry, que l’on consulte avec tant de profit, est un peu vague quand il parle des chefs-d’œuvre de l’art de bâtir. Pour moi, je me contenterai d’indiquer une classification que je crois juste, mais probablement fort grossière, d’après laquelle je m’efforce de régler mes jugemens et presque mes impressions. Les édifices italiens et notamment les palais semblent se partager en deux genres dont j’appelle l’un romain et l’autre moresque. Ces noms sont, je n’en doute pas, inexacts, mais ils peuvent servir à s’entendre. Ainsi nous avons rencontré déjà, particulièrement à Vérone, de grandes maisons, d’anciens manoirs de ville, plantés sur la rue, ayant peu d’ouvertures au rez-de-chaussée, pas d’autre quelquefois que la porte d’entrée bordée de nervures ou de colonnettes et surmontée par une frange d’ornemens qui se dessine suivant une certaine courbe ou les deux côtés d’un triangle sphérique. De grandes surfaces planes, en brique ou en pierre, se montrent à tous les étages, interrompues quelquefois par des cordons ouvragés. Au premier, et ce premier est assez élevé, une large fenêtre centrale à trois ou cinq compartimens, séparés par des colonnettes en pierre ou en marbre, terminés par des cintres ou des ogives sculptées d’ordinaire avec délicatesse, s’ouvre sur un balcon dont la balustrade n’est pas moins artistement découpée par le ciseau. De chaque côté, à une distance assez grande, deux fenêtres étroites à une seule ouverture, mais du même style, ont de petits balcons semblables. Il n’y a souvent rien au-dessus qu’une corniche simple ou travaillée, et un toit presque plat en tuiles creuses comme toutes celles du midi, et qui n’est d’aucun effet. Ces maisons relevées d’ornemens plus ou moins élégans, plus ou moins compliqués, sont souvent très belles, et c’est dans cette sorte de résidence que je me plaisais à placer les scènes principales de Roméo et Juliette. Ce genre ancien, dont les plus beaux palais de Venise offrent les plus brillans modèles, est ce qu’on peut appeler moresque à cause de l’Espagne ; cependant il vient à la fois de l’antiquité et de l’Orient. Il est à la fois byzantin et arabe. Je crois que par le goût qui règne aujourd’hui, tout ce qui s’y rattache sera en général préféré aux créations les plus heureuses d’un art plus moderne. Parmi celles-ci, on devrait encore distinguer celles qui appartiennent à la renaissance proprement dite de celles dont la date est plus récente encore ; mais les unes et les autres se rattachent à l’architecture introduite par l’Italie depuis trois siècles dans le reste de l’Europe, et dont les palais de Rome offrent en général les divers caractères. Bramante, Brunelleschi, Sanmicheli, Sansovino, Palladio, Scamozzi, sont des artistes supérieurs dont presque toutes les œuvres offrent exclusivement les formes de l’art moderne. Les deux derniers ont rempli Vicence, leur patrie, d’admirables ouvrages ; mais c’est pour en donner une idée un peu satisfaisante qu’il faudrait une connaissance de l’art, un talent de description et un luxe de détails qui nous sont également interdits. Disons seulement que, bien qu’on puisse préférer l’aspect vénitien des palais Schio et Colleoni, le palais Chiericati de Palladio, le palais Trissino de Scamozzi, le palais Tiene, dont le comte Tiene, ami de Palladio, fut l’architecte, nous ont paru des modèles d’un art perfectionné. La petite maison de Palladio et la plus petite encore casa Pigafetta sont de véritables bijoux de la renaissance.

Une preuve remarquable du goût de Palladio, c’est sa restauration de la basilique ou palais de la Raison, ancien édifice gothique sur la place des Seigneurs. L’habile artiste l’a modifié à peu près dans le style vénitien et entouré d’une ceinture de loggie, ou de galeries en portique, qui semble faire partie du monument primitif. Le palazzo Prefettizio est encore un ouvrage élevé par le même maître, sur la même place près de laquelle Scamozzi a construit le palazzo del Comune.

Des églises de Vicence, je ne me rappelle que celle de la Santa Corona. Elle est gothique comme la cathédrale, et il est à remarquer que les grands architectes nés dans cette ville n’y ont pas laissé d’édifices religieux. Le théâtre olympique, qu’on ne manque pas de vous faire voir, est une fantaisie curieuse de Palladio. Il a voulu représenter, comme il la concevait, une scène antique, et il a construit en bois, d’après les lois de la perspective, trois rues de Thèbes en pente et aboutissant chacune par une porte à une petite place, où les acteurs devaient jouer Œdipe. C’est un théâtre bon peut-être pour une représentation de collège, et qui ressemble à un jouet d’enfant. On serait tenté de mettre les maisons dans une boîte, comme celles des villes qu’on fabrique à Nuremberg. La partie de la salle destinée aux spectateurs m’a paru seule vraiment digne du grand artiste qui l’a construite. Je me souviens qu’une belle jeune personne, d’un teint éclatant, relevé par une riche et abondante chevelure d’un rouge doré, nous montrait cette salle avec une sorte de grâce. Je crus que la courtoisie française m’obligeait de lui dire qu’elle était certainement Vénitienne, et qu’elle avait l’air d’un modèle de Titien : à quoi elle me répondit qu’elle était Anglaise.

Le palais Chiericati, aujourd’hui Pinacoteca civica, est un édifice un peu froid, mais de noble apparence, et qui fait un beau musée. Une Vierge de Paul Véronèse m’a vivement frappé. Elle a toutes les qualités de celles de Murillo, avec une élévation de style et un grand caractère que celles-ci n’eurent jamais. Un autre tableau du même maître est connu sous le nom du Souper de saint Grégoire. C’est un des quatre grands festins du Véronèse, et, pour l’étendue et la manière, il ressemble aux Noces de Cana du Louvre. Le sujet est singulier. C’est Jésus-Christ en habit de pèlerin et soupant, non pas chez Simon le Lépreux ou chez Marthe et Marie, mais chez le pape Grégoire le Grand, dans un bel appartement à l’italienne. Ce tableau, dans son état actuel, est un témoignage, et il n’est pas le seul, de la manière dont les Autrichiens traitent et comprennent l’Italie. Il décorait le réfectoire du couvent de Notre-Dame de Monte-Berico, lorsque les soldats qu’on y avait logés en 1848, après le bombardement de Vicence, mirent en pièces cette toile précieuse. Il a fallu en recoudre les morceaux, la réparer à l’aide d’une copie qu’on en avait gardée, et les jointures blanchâtres de tous ces lambeaux font un déplorable effet. Mon guide s’est empressé de me dire que, lorsque l’empereur avait vu cela, il en avait été bien fâché : je le crois.

Parmi les curiosités que conserve le musée, on doit noter les papiers et les dessins de Palladio, et un Voyage en France, ouvrage inédit de Scamozzi, qui y a décrit et dessiné à la plume quelques-uns de nos monumens; ce manuscrit devrait être publié.

Beaucoup de voyageurs ne s’arrêtent point à Padoue, et ils ont tort. On est pressé d’arriver à Venise, et l’on se figure avoir vu de Bergame à Vicence assez d’échantillons des vieilles cités lombardes. Il vaudrait mieux sacrifier une de celles que nous avons nommées jusqu’ici, et réserver un jour ou quelques heures pour l’antique cité du tyran Ezzelino et des seigneurs de Carrara. Ici encore va place des Seigneurs et la place aux Herbes se touchent. Celle-ci est remarquable par un palais de la Raison, bâtiment considérable, formant un parallélogramme entouré de galeries, et dont le toit arrondi est demi-cylindrique. Presque tout le premier étage est occupé par une immense salle un peu obscure, dont le plafond en bois travaillé occupe, dit-on, encore plus d’espace que le fameux toit de Westminster-Hall. Ce salone est vide, sans une colonne, sans un pilier, et l’on raconte que frate Giovanni, de l’ordre de Saint-Augustin, qui avait voyagé en Asie, le construisit à l’imitation de quelque monument indien. On y montre un tombeau contenant, dit-on, les restes de Tite-Live, auquel ici personne ne reproche sa palavinité. Près de son buste se lit une inscription originale, qu’il aurait lui-même consacrée à la mémoire de sa fille. Devant se dresse un cheval colossal en bois, ouvrage fragile et vermoulu du Donatello, et qui a figuré en 1466 dans quelque réjouissance publique. Les murs sont couverts de trois ou quatre cents fresques, qui ont remplacé les peintures détruites du Giotto. Les sujets en sont symboliques ou astrologiques, et il est à peu près aussi difficile de les comprendre que de les voir. Cette salle cependant n’est pas sans beauté, et on ne la visite pas sans étonnement, surtout avant de connaître la salle du grand conseil de Venise, dans le palais ducal. La galerie qui entoure l’édifice a l’air d’en supporter le faîte sur de nombreuses et légères colonnes; elle unit l’élégance à la grandeur. Comme à Vérone, les deux places où résidaient le gouvernement et la municipalité frappent par leur vive couleur historique. De là, en passant devant le café Pedrocchi, célèbre dans toute l’Italie, et qui tient du club et du casino, on peut se rendre au Bœuf (il Bo), c’est-à-dire au palais de l’université, bâtiment de bon goût dont la cour intérieure est l’ouvrage de Palladio ou de Sansovino. L’université de Padoue date sa renommée du moyen âge. C’est, je crois, le seul établissement public où l’on ait avec un peu de suite enseigné quelque chose comme l’athéisme. Je ne doute pas que les choses n’aient fort changé depuis Gaetano de Tiene, qui passe pour le fondateur de l’école philosophique de Padoue (1465), et que le Studio della Facolta filosofica, qui comprend avec les langues l’économie rurale et les sciences physiques, ne présente aux élèves, dans le cours de philosophie de M. Rivato, rien qui rappelle Averrhoès ou Pomponat. Trois autres facultés. Studio politico legale ou le droit. Studio matematico, qui contient un nombre considérable de cours, enfin le Medico-Chirurgico-Farmaceutico, forment l’enseignement complet des laïques. C’est la faculté de médecine qui a conservé la réputation la plus durable, et elle le doit sans doute aux noms de Vesale, de Fallope, de Fabricius d’Acquapendente, enfin de Morgagni. L’amphithéâtre, qui porte le nom d’Acquapendente, est singulier, et il se peut qu’il soit commode. C’est un ovale fort petit, évasé de bas en haut; du dehors, on entre aux divers étages comme dans une salle de spectacle. De chaque étage, appuyé sur une rampe, on voit le sol entièrement occupé par une table couverte des préparations anatomiques. Un mécanisme l’élève à la hauteur de la chaire, placée sur le premier rang de gradins; on la fait redescendre à la portée des aides invisibles, qui la garnissent suivant les besoins de l’enseignement.

Padoue, ville lettrée et savante en même temps que ville dévote, fait grand cas de ses ressources d’instruction. En vous rendant à Sainte-Justine, vous pouvez voir un agréable jardin botanique, déjà ancien, favorisé par le soleil du midi, et où l’on montre encore un palmier planté par Goethe; puis vous traversez un panthéon en plein air qui s’appelle piazza delle Statue. C’est un jardin ovale, planté de grands arbres, entouré par la Brenta, qu’on a canalisée elliptiquement entre deux terrasses de maçonnerie et coupée de ponts à balustres. Tout autour sont rangées les statues assez médiocres des célébrités padouanes. Comme pour tous les panthéons, on s’est trouvé un peu à court de grands hommes. La symétrie en exigeait soixante et dix-huit; il a donc fallu se rendre un peu facile sur les conditions de nationalité, et admettre jusqu’à Gustave-Adolphe, parce qu’en 1609 il avait entendu à Padoue quelques leçons de Galilée.

Sainte-Justine, à l’angle de cette place, est une belle église dans le genre moderne, remarquable par ses coupoles, et dont l’intérieur surtout, éclatant de blancheur et de lumière, séduit par un air de luxe et de fête. Elle est pourtant restée un peu nue, et l’on sent que malgré tout son brillant, simple chapelle d’un couvent supprimé, elle est aujourd’hui comme abandonnée des fidèles. On y est d’ailleurs admis avoir, dans une chapelle qui en dépend, une Vierge et l’enfant Jésus peints par saint Luc. La couleur est assez fraîche, et le style n’a rien d’archaïque. Cimabuë et Giotto sont des commençans auprès de l’évangéliste, qui peint comme un peintre moderne de peu de talent. Les autels de Sainte-Justine sont revêtus de belles mosaïques en pierre dure de Florence, et je serais prêt à confirmer ce que dit le président De Brosses : « Le pavé, de marbre noir, rouge et blanc, est peut-être le plus beau ou au moins le mieux tenu de l’Italie, » s’il n’était écaillé et fendu par places depuis qu’en 1848, on a jugé à propos de loger pendant six mois dans l’église de Sainte-Justine les chevaux d’un régiment de cavalerie.

Le Dôme, bâti à la fin du XVIe siècle, a quelque chose de l’éclat de Sainte-Justine. On le dit exécuté sur les dessins de Michel-Ange, mais cette glorieuse origine est douteuse, et ce qu’on y voit de plus remarquable, c’est le baptistère qui en dépend sans en faire partie, le premier que j’aie vu de ces baptistères isolés de leur église, contruits en forme de colombiers, comme ceux de Parme et de Pise, et qui portent partout les signes d’une assez grande antiquité. Celui-ci, qu’on fait remonter au XIIe siècle, est orné de fresques un peu altérées. Au centre de celles du plafond en voûte, on reconnaît la tête du Sauveur, entourée des têtes des bienheureux rangées et serrées autour de lui en cercles concentriques. Cette disposition est d’une naïveté fort bizarre.

Mais la vraie cathédrale de Padoue, ce n’est pas le dôme, c’est l’église du Saint, il Santo, et ce saint par excellence est le thaumaturge le plus populaire qu’ait jamais, je crois, pris pour patron une ville importante. Saint Ambroise et saint Charles sont moins honorés que saint Antoine de Padoue, théologien portugais qui enseigna à Toulouse et à Padoue, et mourut dans cette dernière ville (1231). Il est vrai qu’il a passé pour faire trente miracles par jour, et la dévotion qu’il inspire est en proportion de la puissance qu’on lui attribue. L’église qui lui est dédiée fut construite au XIIIe siècle, peu après sa mort, par Nicolas de Pise, que les Padouans envoyèrent étudier à l’étranger les divers modèles de l’architecture ecclésiastique, et qui, sans s’abstenir de traiter beaucoup de parties de l’édifice dans le goût du gothique pointu, a voulu surtout imiter Sainte-Sophie de Constantinople. Cependant les huit coupoles d’un bel effet qui couronnent Saint-Antoine de Padoue ont été ajoutées au XVe siècle. La façade principale n’est pas ce qu’il y a de mieux, et l’œil en est facilement distrait par une énergique statue qui orne le milieu de la place : c’est celle du condottiere Gatta Melata, la seule statue équestre qu’ait faite le Donatello, et la première qui ait été fondue en Italie et par conséquent dans l’Europe moderne. Si l’on entre dans ce temple consacré à des reliques tenues par le vulgaire pour toutes puissantes, on ne songe plus qu’à en admirer la magnificence intérieure. La piété reconnaissante, la foi crédule, la libéralité du riche et du pauvre, le talent complaisant de San-Micheli, de Sansovino, de Falconetti, de Donatello, ont enrichi à l’envi ce grand trésor sacré, dont la description n’aurait point de terme.

Sous le rapport de la dévotion et de l’art, on trouverait encore plus à s’émerveiller dans une chapelle voisine qui porte le nom de scuola di Sant’-Antonio. Les scuole sont des oratoires fondés ordinairement par des associations particulières pour quelque œuvre de piété. Or celui-ci, qui appartient à la confrérie de Saint-Antoine, est tout un musée des principaux miracles du saint. Des fresques qui couvrent les murailles, quatre sont de Titien. La plus belle, et elle l’est beaucoup, représente un mari qui tue sa femme par jalousie. Désabusé et repentant, il obtint de saint Antoine qu’il la ressuscitât. Cette double scène est rendue d’une manière pathétique. J’en dis à peu près autant de la fresque où le saint fait parler un enfant au maillot, en témoignage de l’innocence de sa mère. De dix-sept peintures dans les mêmes dimensions, tous les sujets ne sont pas aussi favorables à l’art, et l’on est heureux de penser que ce n’est pas Titien, mais Campagnola, d’ailleurs assez habile, qui s’est chargé de peindre saint Antoine prêchant au bord d’un lac et charmant les poissons, qui pour l’entendre se mettent aux fenêtres, comme dans le poème de Théophile, ou un âne qui, dédaignant de droite et de gauche l’herbe ou l’avoine qu’on lui offre, s’agenouille de préférence devant le corpus Domini en signe d’adoration. La légende de saint Antoine est remplie d’historiettes de ce genre, qui ont été d’ailleurs reproduites sérieusement dans les beaux bas-reliefs en marbre blanc de la chapelle élevée dans l’église par Sansovino. Nulle part je n’ai vu plus mêlées cette grandeur et cette petitesse que le génie du peuple italien prête par momens à l’art et à la religion.

Cependant, pour qui aime la naïveté sans la niaiserie, pour qui désire assister aux premiers efforts de la peinture renaissante, encore dans l’enfance peut-être, mais déjà animée par le sentiment et l’imagination, il faut aller frapper à la porte d’un verger où l’on fait sécher le linge sur des arbres fruitiers plantés dans l’emplacement d’une arène antique. Au fond de ce verger, la servante de la maison vous ouvrira une petite chapelle, Santa-Maria-dell’-Arena. Dans cette chapelle domestique, fondée pour l’usage des chevaliers de Sainte-Marie, appelés plus tard, pour certaines raisons peu catholiques, frati godenti, Giotto a peint en 1306 trois zones superposées de fresques de moyenne grandeur, dont les sujets sont allégoriques ou pris des Évangiles, même des Évangiles apocryphes. Murray a donné une description exacte, et qu’on ne trouve point ailleurs, de cette suite de peintures qui peuvent être regardées comme le monument le plus significatif et le mieux conservé du génie de Giotto. J’ai été frappé surtout d’un mérite de composition et d’expression que cent ans plus tard des écoles de peinture cherchaient encore. Je ne veux point traduire Murray, ni le répéter ; mais je citerai, comme de véritables tableaux, Jésus-Christ lavant les pieds des Apôtres, Jésus-Christ devant Caïphe, et la Déposition de la Croix. Parmi les allégories, celle de l’Espérance, représentée par une femme ailée qui paraît à peine toucher la terre, semble appartenir à un art plus avancé que le commencement du XIVe siècle. On devrait aller à Padoue, quand ce ne serait que pour visiter Sainte-Marie de l’Arène.

Mais rien ne nous retient plus à Padoue, et comme ni Bassano ni Trévise ne nous appelle, prenons en wagon le chemin de la mer, et allons nous embarquer à Venise.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Infern., XXXI. — Purg., VI.
  2. Il Duomo, la maison de Dieu par excellence, est la cathédrale. Comme il est rare qu’une cathédrale n’ait pas de dôme, en italien cupola, on a pris en français la partie pour le tout; mais pour un Italien Notre-Dame est un dôme, et Sainte-Geneviève n’en est pas un.
  3. Ajoutons cependant que la qualité d’élève de Léonard est contestée à Luini, mais je suis l’opinion commune.
  4. Paradiso, XVII, 71.
  5. Purgat., VI, 106.