Un Voyage dans l’Arabie centrale - M. Palgrave dans le Djebet-Shomer et le Nedjed
L’Arabie est encore pour nous une terre inconnue. Les Européens n’abordent que dans quelques ports, Mascate, Aden, Djeddah. Si l’on veut explorer l’intérieur, le désert, avec ses sables brûlans et mouvans, oppose sur le seuil une barrière presque infranchissable, et, quand on a surmonté ces premiers obstacles, lorsque l’on arrive enfin, aux régions habitées, il faut à chaque pas affronter les périls qui viennent des hommes. Ils sont rares, les voyageurs qui ont tenté cette redoutable aventure, et parmi ces intrépides bien peu ont revu le sol natal. S’il est difficile de pénétrer en Arabie, il est plus difficile encore d’en sortir. Un Anglais, M. William Gifford Palgrave, a résolu ce double problème. En 1862, et 1863, il a : parcouru l’Arabie dans toute sa longueur, traversant des contrées que nul Européen n’avait encore visitées, ou que les plus hardis, à la tête desquels il faut placer Niebuhr, n’avaient fait qu’entrevoir ; il a pu observer tout à loisir les hommes et les choses, les peuples, les gouvernemens, les religions, les mœurs de l’Arabie centrale, et il a recueilli dans ce périlleux voyage des informations pleines d’intérêt. À son retour, il a publié un récit qui, après avoir excité en Angleterre une vive curiosité, vient d’être traduit en français par M. Émile Jonveaux. Nous possédons ainsi une première esquisse du pays qui fut le berceau de l’Islam.
Tout est curieux et presque énigmatique dans ce voyage, à commencer par le voyageur,. M. Palgrave nous déclare qu’au moment où il l’entreprit, il était lié avec l’ordre des jésuites, « si célèbre dans les annales de la philanthropie généreuse et dévouée. » Il rappelle avec gratitude que les fonds nécessaires lui ont été libéralement fournis par l’empereur des Français. Était-il donc chargé d’une mission religieuse ou d’une mission politique ? Ou bien se proposait-il simplement de contribuer aux progrès de la civilisation en portant la lumière sur une région obscure qui était demeurée si longtemps fermée aux regards de l’Europe ? Cédait-il à l’attrait de l’inconnu et à l’esprit d’aventure ? Il y a là un voile qui a singulièrement intrigué les Anglais, fort étonnés de voir dans cette affaire le nom des jésuites et la cassette de l’empereur. — Peu nous importe. La déclaration sincère, quoique incomplète, de M. Palgrave au sujet de sa liaison avec les jésuites peut nous inspirer quelques doutes sur l’impartialité du voyageur en matière religieuse, et c’est là une précaution très essentielle ; mais pour le reste nous n’avons qu’à profiter des renseignemens que le revenant d’Arabie nous rapporte à pleines mains et qu’il a réunis dans une relation très attachante. M. Palgrave est un lettré d’un rare mérite. Il écrit bien, et l’on sent qu’il décrit juste. Il ne suffit pas qu’un voyageur ait traversé de grandes étendues de pays, affronté mille morts, récolté la plus ample moisson de choses nouvelles. Ce dévouement de chaque heure, cette science si péniblement acquise, cette expérience lentement amassée, tout cela est perdu pour nous, si la relation est imparfaite et plate. M. Palgrave est un voyageur complet. Il a l’observation prompte, le style rapide et entraînant, l’esprit, le trait. On le suit sans fatigue à travers les multiples péripéties de son voyage ; nous pouvons donc le prendre pour guide en essayant une courte excursion dans le centre de l’Arabie.
Sous quel prétexte et dans quel costume un étranger peut-il aborder les populations de l’Arabie ? La question est importante. Le succès du voyage, la vie même du voyageur en dépend. Il va sans dire que la connaissance approfondie de la langue, des mœurs et de la religion du pays est une condition indispensable ; puis on doit absolument dissimuler son origine européenne. L’Européen que l’on viendrait à découvrir serait traité comme un espion, et il n’irait pas loin en pays arabe. Quelques voyageurs ont pris la qualité et le costume de derviches, espérant obtenir ainsi la confiance et le respect des populations. Le procédé a quelquefois réussi, mais il est scabreux. Un faux derviche est exposé à se trahir ; la moindre inadvertance le démasque et le livre sans merci au fanatisme indigné des fidèles. Du reste, il n’est point nécessaire d’être musulman ou de le paraître pour circuler en Arabie. M. Palgrave déclare, avec l’autorité de son propre exemple, que la qualité de chrétien n’est point pour les habitans de la péninsule un motif de répulsion, ni même de défiance. Aux yeux des ignorans, le chrétien est une sorte inférieure de musulman, dont la foi déchue, mais non éteinte, n’est plus éclairée que faiblement par la lumière d’Allah. Quant aux Arabes d’instruction plus relevée, ils savent qu’il y a dans les domaines du sultan des tribus qui professent un autre culte, et ils acceptent les chrétiens, sinon comme des coreligionnaires, du moins comme des compatriotes. On peut donc ne point abdiquer la qualité de chrétien. Reste la profession. Tout bien considéré, les meilleurs passeports sont ceux de négociant et de médecin. Le négociant arrive avec ses ballots de marchandises ; il vend, il achète ; s’il ne vend pas trop cher et s’il paie en bonne monnaie, on le tient pour un homme sérieux qui ne saurait, penser à mal, et la route s’ouvre libre devant lui. Quant à la qualité de médecin, elle est privilégiée ; elle donne accès partout, même auprès des femmes ; elle est commode, et il lui suffit d’un mince bagage. Une boîte à médicamens, quelques fioles savamment étiquetées, et surtout bien bouchées, car la chaleur du climat fait évaporer très promptement les meilleurs élixirs, un peu d’aplomb devant les ignorans, un facile programme de conseils hygiéniques qui sont bons à suivre en tous pays, avec cela un voyageur intelligent et prudent peut se présenter comme médecin, promettre la guérison à un certain nombre de malades qui se guériraient tout seuls et passer pour un savant. M. Palgrave prit donc la qualité de médecin ; son compagnon, un Syrien catholique, prit le rôle plus humble de négociant, sauf à usurper quelquefois celui d’élève en médecine. Ce fut ainsi que, le 16 juin 1862, les deux voyageurs partirent de Maan, petite ville située sur les frontières de Syrie et d’Arabie, pour se diriger vers le sud-est, avec des guides, une escorte de Bédouins à l’aspect peu rassurant et une bande de chameaux qui portaient tout, hommes et marchandises, y compris une grande provision de café. Ils avaient adopté les vêtemens de la classe moyenne de Syrie, c’est-à-dire une longue tunique de toiles le pantalon flottant, de larges bottes de cuir rouge et le mouchoir de couleur enroulé autour de la tête. Des toilettes plus riches, dignes d’un docteur émérite et d’un négociant respectable, étaient cachées au fond des bagages. Pour le moment, il convenait de ne point trop éblouir la cupidité de l’escorte et de se contenter d’un modeste appareil qui suffisait d’ailleurs pour un voyage en plein désert.
Rien de plus monotone ni de plus triste que le désert. Il y a bien certains touristes qui, après avoir essayé quelques enjambées sur le sable, avec l’oasis au prochain horizon, se sont avisés de le poétiser ; mais il ne faut pas se fier à ces témoignages complaisans et suspects. Je compte dans mes souvenirs de voyage une journée de désert entre Suez et le Caire. En ce temps-là, on faisait le trajet dans une voiture de poste attelée de quatre chevaux. Rude journée ! quel soleil et quelle poussière ! Les postillons nous dirent que nous avions subi une bourrasque de khamsin, variété du simoun. Nous étions brisés de fatigue, aveuglés malgré nos voiles verts ; mais une fois reposés nous considérions presque comme une bonne fortune d’avoir eu notre petite aventure de khamsin. Je vois bien, hélas ! après avoir lu le simoun de M. Palgrave, que le désert nous avait été très anodin, que nous n’avions pas couru le moindre péril, et qu’il faut détacher de notre journal de voyage une page que j’aimais à croire héroïque. Qu’est-ce que cette bouffée de khamsin, comparée au simoun, au vrai simoun, tel que l’éprouva M. Palgrave quelques jours après son départ de Maan. — Il était midi : le soleil brillait et brûlait ; pas un nuage au ciel. La caravane s’avançait, lente et épuisée par une marche déjà longue au milieu des sables, qui se refermaient après elle comme les vagues après le sillage du navire. Tout-à-coup vint à souffler le vent du sud par violentes rafales. Courbés sur les chameaux, la tête enveloppée dans les burnous, les Bédouins frappaient vigoureusement leurs montures, qui voulaient s’arrêter à chaque pas. Une tente était plantée, comme par miracle, à une courte distance. Là seulement était le salut ; mais aurait-on le temps de s’y abriter ? « Cependant, dit M. Palgrave, l’air devenait de plus en plus étouffant : nos bêtes de somme refusaient d’avancer. L’horizon s’obscurcissait rapidement et prenait une teinte violette ; un vent de feu, pareil à celui qui sortirait de la bouche d’un four gigantesque, soufflait au milieu des ténèbres croissantes ; nos chameaux, en dépit de nos efforts, tournaient sur eux-mêmes et pliaient les genoux pour se coucher. » On arriva enfin sous la tente : chacun se coucha à plat ventre sur le sol sans dire mot ; mieux valait ne pas respirer que de recevoir dans la poitrine ces tourbillons de feu. Au dehors, les malheureux chameaux, étendus à terre et immobiles, avaient enfoui leurs longs cous dans le sable. « Dix minutes se passèrent, ajoute M. Palgrave ; une chaleur semblable à celle d’un fer rouge nous enveloppait de ses brûlantes étreintes ; puis les parois de la tente recommencèrent à s’agiter sous le souffle d’un vent furieux. Le simoun s’éloignait. Nous nous levâmes et découvrîmes nos visages. Mes compagnons semblaient plus morts que vifs, et je n’avais pas, j’imagine, meilleure figure ; néanmoins, malgré les avertissemens du guide, je voulus sortir pour voir comment nos chameaux avaient supporté la tempête ; ils demeuraient toujours étendus sans mouvement sur le sol. L’obscurité était encore profonde, mais bientôt le jour reparut avec son éclat accoutumé. Chose singulière, pendant toute la durée de l’ouragan, aucun tourbillon de poussière ou de sable ne s’était élevé ; aucun nuage ne voilait le ciel, et je ne sais comment expliquer les ténèbres qui tout à coup avaient envahi l’atmosphère. » Voilà le vrai simoun, et l’on comprend après cela comment des caravanes entières de pèlerins, surprises en plein désert, ont disparu et dorment à jamais couchées sous les sables d’Arabie !
On voit qu’il ne faut pas s’attarder dans le désert. Devant la rencontre possible et foudroyante du simoun, les minutes gagnées valent des heures. On marche, on marche toujours, dix-huit heures sur vingt-quatre ; les jambes des chameaux se prêtent docilement à ce rude service. A peine fait-on halte trois heures pendant la nuit, et autant pendant le jour. A défaut de tente (car ce serait un appareil trop encombrant), on s’accroupit à l’ombre des bagages. On en est quitte pour compléter sa ration de sommeil en dormant au balancement peu agréable de sa monture, et l’on n’éprouve point le regret d’avoir fermé les yeux aux beautés du paysage : c’est toujours le même océan de sable, inondé de soleil ou d’ombre, qui déroule au loin ses aspects monotones et désespérés. La seule distraction, si c’en est une, est le moment du repas. Et quel festin ! Des dattes sèches, un gâteau de farine grossière mélangée de sel, pétrie par la main crasseuse des Bédouins dans l’eau vaseuse des outres et cuite sur un feu d’herbe et de bouse de chameaux : ordinaire plus que maigre, dont les voyageurs durent se contenter pendant huit longs jours, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la vallée de Djouf, heureux encore de n’avoir point épuisé leur provision de farine et d’eau saumâtre et de n’être point morts de faim !
Les poètes qui ont chanté les beautés du désert n’ont pas manqué de célébrer ses rares habitans, c’est-à-dire le Bédouin et le chameau. Que n’a-t-on pas écrit sur la vie simple et pastorale du Bédouin, sur les vertus et les mérites du chameau, ce noble vaisseau du désert ! Encore des illusions que nous enlève presque brutalement M. Palgrave. A ses yeux, le Bédouin nomade est un type complet de sauvagerie et d’abrutissement. Que l’on ne s’avise pas de chercher sous la tente l’image de l’innocence primitive, ni la tradition immaculée de la foi musulmane : on n’y trouve au contraire qu’ignorance stupide et mauvais instincts, la promiscuité et le vol. On remarque bien chez les tribus qui habitent le voisinage des villes quelques pratiques extérieures du Coran ; mais ce ne sont que des imitations machinales : la plupart des Bédouins conservent l’idolâtrie des premiers âges, ne connaissent d’autre Dieu que le soleil, qu’ils honorent le matin d’une courte prière psalmodiée, sans cérémonie aucune, à dos de chameau. Quant aux pèlerinages, la seule part, qu’ils y prennent, dit plaisamment M. Palgrave, consiste à piller les pieuses caravanes qui se rendent à La Mecque. Voilà pour les Bédouins. Le chameau n’est pas mieux traité. C’est un animal stupide, maladroit, haineux, digne en tout point de celui qui le monte. Bédouin et chameau ne font qu’un. Ces descriptions peu flatteuses ne s’accordent guère, il faut en convenir, avec les peintures idylliques qui sont appendues dans tous nos musées, et dans lesquelles on nous montre sans cesse des Bédouins en prière, des chameaux à l’air candide et honnête, et sur le second plan de longs troupeaux qui broutent paisiblement l’herbe rare de l’oasis ! M. Palgrave est sans pitié pour cette poésie orientale. On ne saurait contester son expérience ni sa sincérité. C’est qu’il en est du désert comme de bien d’autres choses : pas trop n’en faut. Quelques heures de désert peuvent n’être pas sans agrément ; de longs jours au milieu des sables, sans sommeil, sans vivres, sans eau, avec la crainte perpétuelle de fâcheuses rencontres et avec une violente attaque du simoun, ne doivent laisser qu’un souvenir de souffrances insupportables. Le corps le plus robuste et l’esprit le mieux trempé ne résistent pas à cette trop forte dose de pittoresque et de couleur locale. On se lasse de la vue des sables, de la compagnie des Bédouins et des chameaux ; on veut des arbres, des maisons, des êtres qui aient réellement la forme humaine, et, après tant de privations, la perspective d’un bon lit et d’un bon repas. Aussi est-ce avec enthousiasme que M. Palgrave aperçoit à l’horizon la capitale de Djouf. Il entrerait dans Paris par l’Arc-de-Triomphe qu’il ne serait pas plus émerveillé. Voici les palmiers touffus, les beaux arbres à fruits, des maisons qui lui paraissent être des édifices, une vieille tour qu’il qualifie de donjon féodal ; ce soleil, brûlant tout à l’heure, verse autour de lui sa lumière resplendissante. Deux Arabes s’avancent à sa rencontre : ils sont magnifiquement vêtus, montés sur des chevaux superbes, aux jambes fines et nerveuses ; ils souhaitent la bienvenue, ils offrent des dattes fraîches, de l’eau pure puisée à une source limpide ; ce sont des bienfaiteurs ! Oui certes, le désert porte à la poésie, quand on le quitte, et le voyageur, épuisé, affamé, altéré, retrouve, lui aussi, l’accent lyrique, quand il franchit de nouveau les confins de la vie civilisée. Dès son entrée à Djouf, M. Palgrave devient poète : on le serait à moins.
La vallée de Djouf est une grande oasis de soixante-dix milles de long sur dix à douze milles de large, entre le désert septentrional qui la sépare de la Syrie, que M. Palgrave vient de traverser, et le désert méridional qui s’étend jusqu’au Djebel-Shomer, région centrale de l’Arabie. Son nom, qui en arabe signifie entrailles, traduit exactement la position qu’elle occupe, et qui lui assigne un rôle commercial très important. Sa population peut s’élever à quarante mille âmes, répartie entre une douzaine de villes ou plutôt de villages. La plus considérable de ces agglomérations forme la ville de Djouf, capitale de la province, qui autrefois était indépendante et qui aujourd’hui est vassale du Djebel-Shomer. La population est musulmane, mais d’une foi très tolérante. M. Palgrave et son compagnon purent, sans inconvénient, s’y avouer chrétiens. Ils se firent passer pour des marchands de Syrie venus pour échanger leur pacotille qu’avaient respectée par miracle les Bédouins du désert. Ils restèrent à Djouf une quinzaine de jours, fêtés, courtisés par les principaux habitans, reçus en audience solennelle par le gouverneur, ayant à se défendre quelquefois contre les avides convoitises de leurs hôtes, qui auraient bien voulu leur acheter à vil prix leurs marchandises, mais résistant avec une âpreté calculée pour n’être pas obligés de se défaire, dès la première étape, de toute leur cargaison. M. Palgrave ne jugea point qu’il fût à propos d’afficher publiquement sa science médicale. Il réserva son bonnet de docteur pour une meilleure occasion et pour des malades plus distingués. Lui-même d’ailleurs avait la fièvre, et dans le triste état où il se trouvait il eût risqué de ne point inspirer une grande confiance aux Arabes, qui n’auraient pas compris qu’un bon médecin ne fût pas toujours en parfaite santé.
Djouf se compose d’une suite de plusieurs villages, dont le plus important compte environ quatre cents maisons. Chaque famille a son habitation. A côté des masures basses et étroites occupées par la classe pauvre s’élèvent des maisons assez comfortables, ayant en général deux cours et entourées de jardins. Elles sont habitées par les négocians et par la noblesse, car il y a à Djouf, comme dans tout pays arabe, une caste aristocratique qui prétend descendre plus ou moins directement du prophète, et qui a su conserver, avec le privilège du commandement héréditaire, une opulence au moins relative. On remarque fréquemment auprès des maisons de hautes tours avec poternes et meurtrières dont la construction en briques remonte à une haute antiquité. Ces tours tombent pour la plupart en ruine : elles servaient autrefois de lieux de refuge pendant les guerres civiles. Les seigneurs arabes s’y enfermaient soit pour repousser les attaques d’un puissant voisin, soit pour y préparer leurs incursions dans les campagnes environnantes, qu’ils pillaient et saccageaient périodiquement. Nos barons féodaux embusqués dans leurs forteresses n’en faisaient point d’autres, et il est vraiment curieux de retrouver au cœur de l’Arabie la trace d’institutions et de mœurs analogues à celles qui, vers la même époque, existaient en Europe. Les phases par lesquelles la civilisation a passé pour se dégager de la barbarie sont identiques chez tous les peuples. Chaque région a eu son moyen âge, attesté par les mêmes monumens. Si les tours de Djouf pouvaient nous dire leur histoire et celle de leurs hôtes, elles ne feraient que répéter ce que nous rappellent les châteaux et les donjons dont les ruines se dressent encore sur les crêtes de nos montagnes, ou dominent le cours des fleuves. En Arabie comme en Europe, l’ordre et la paix ont démantelé ces forteresses, devenues inutiles, qui ne sont plus bonnes qu’à produire des effets de paysage. Il ne faut point le regretter. Les jardins de Djouf, qui ont la réputation d’être les plus beaux et les plus fertiles de l’Arabie, voient leurs fruits mûrir en paix par les soins d’une population qui est aujourd’hui fort calme, et qui retire de la récolte des dattes son principal élément de bien-être. Les dattes de Djouf sont renommées jusque sur les marchés de Damas et de Bagdad.
Il serait malséant, quand on parle des productions de l’Arabie, de ne pas donner la première place au café. Le café joue, on le sait, un grand rôle dans la vie arabe ; à l’égard d’un étranger et d’un hôte, il sert, pour ainsi dire, de préface et d’épilogue aux relations amicales ; il accompagne les bienvenues et les adieux ; il est le vin d’honneur. S’il fallait dire ce que M. Palgrave a dû boire de tasses de café en traversant l’Arabie d’un bout à l’autre, on arriverait à un chiffre formidable. Il convient pourtant d’en dire quelques mots, non point pour l’amour de la statistique, qui est considérée, non sans raison, comme une étude peu divertissante, mais dans l’intérêt de la gastronomie, science fort utile, qui vient d’entrer de plain-pied et le verbe haut dans l’arène de la littérature politique. Le premier récit que nous donne M. Palgrave après son entrée à Djouf est celui d’une séance de café dans le khawah ou salon de son hôte, le seigneur Ghafil. — A l’angle le plus éloigné de la porte, c’est-à-dire à l’abri des courans d’air qui pourraient compromettre le jeu régulier de la combustion, se trouve un fourneau artistement creusé dans un bloc de granit, autour duquel sont rangées avec ordre des cafetières en cuivre de diverses grandeurs. Le nombre et la beauté des cafetières, qui sont parfois ciselées avec un grand luxe, annoncent le rang et la richesse du maître de la maison. Les places les plus voisines du fourneau sont les places d’honneur, de telle sorte que l’étranger, accueilli comme un hôte, a la satisfaction de voir faire le café sous ses yeux. C’est un esclave noir qui est chargé de ce soin, on pourrait même dire de ce sacerdoce, à en juger par la description minutieuse que M. Palgrave consacre à la préparation du café arabe. La matière est trop importante pour que nous ne citions pas textuellement. « L’esclave allume le charbon, met auprès du feu une cafetière remplie aux trois quarts d’une eau limpide ; puis il tire d’une niche pratiquée dans le mur un vieux sac où il prend trois ou quatre poignées de café qu’il épluche soigneusement, après quoi il verse les fèves dégagées ainsi de toute substance étrangère dans une large cuiller de métal ; il les expose à la chaleur du fourneau, en les agitant doucement, jusqu’à ce qu’elles rougissent, craquent et fument un peu, mais il se garde de les faire brûler et noircir comme on le fait en Europe. Il les laisse ensuite refroidir un moment, place la cafetière sur l’ouverture du foyer, et, pendant que l’eau, déjà très chaude, arrive au degré d’ébullition convenable, il jette le café dans un grand mortier de pierre percé d’un trou juste assez large pour donner passage au pilon. En quelques minutes, les fèves sont broyées et prennent l’apparence d’un grès rougeâtre, bien différent de la poussière charbonneuse qui passe chez nous pour du café et dans laquelle il ne reste plus ni arôme ni saveur. Après toutes ces opérations, accomplies avec autant d’attention et de gravité que si le salut de l’Arabie entière en dépendait, l’esclave prend une seconde cafetière, l’emplit à moitié d’eau bouillante, et pose le tout sur le feu en ayant soin d’agiter de temps en temps le liquide pour empêcher que l’ébullition le fasse répandre. Il pèle aussi un peu de safran ou bien quelques graines aromatiques ; l’usage de ces épices pour ajouter à la saveur du café est regardé dans la péninsule comme indispensable. Quant au sucre, c’est une profanation tout à fait inconnue en Orient. L’esclave passe la liqueur à travers un filtre d’écorce de palmier, et dispose enfin les tasses sur un plateau formé d’herbes délicatement tissées et nuancées de vives couleurs. Tous ces préliminaires durent environ une demi-heure. » Quand le café est fait, l’esclave boit la première tasse pour montrer, selon l’expression arabe, que « la mort n’est point cachée dans le vase, » touchante précaution dont l’origine remonte sans doute aux temps de la féodalité, alors que les seigneurs ne se faisaient pas scrupule de glisser le poison dans la liqueur hospitalière. Puis, les assistans sont servis à la ronde. Il est d’usage et de politesse de ne remplir qu’à moitié les tasses qui sont grandes au plus comme une coquille d’œuf. Après un court intervalle, on recommence la distribution, et la visite est finie. Ce que l’on prend de café dans chaque visite ne représente qu’une dose infiniment petite ; mais, d’après le témoignage de M. Palgrave, la liqueur ainsi préparée est à la fois très aromatique et très rafraîchissante, et elle ne ressemble en rien ni à la boue noire qui s’appelle le café turc, ni « au bouillon de fèves brûlées » que nous dégustons en Europe. Malheureusement, pour faire du café arabe, il faut avoir du café qui vienne d’Arabie. Cet axiome, imité des plus vulgaires manuels qui traitent de la gastronomie, est incontestable. Or, s’il faut en croire M. Palgrave, qui est décidément un terrible destructeur d’illusions, le véritable café arabe, le café de l’Yemen, que nous appelons le café Moka, n’arrive point jusqu’à nous. Sur la route, les balles sont examinées grain à grain, et l’on en retire tout ce qu’elles renferment de fèves à demi transparentes et d’un brun verdâtre, les seules qui soient véritablement bonnes, de telle sorte que nous ne recevons en Europe que le résidu de ce triage, et que l’Arabie, l’Égypte et la Syrie s’arrangent pour garder les bonnes fèves. Il est presque cruel de nous donner avec tant de détails les recettes pour griller et cuire le bon café, et de nous déclarer en fin de compte que ce café ne sera jamais pour nous. S’il importe de mettre les gourmets en garde contre les trahisons mercantiles, on peut espérer que les relations plus directes qui s’établiront avec les ports de la Mer-Rouge après le percement de l’isthme de Suez faciliteront les arrivages du pur café de l’Yemen.
Quelque intéressante que fût l’oasis de Djouf, M. Palgrave, après quelques jours de repos, n’aspirait plus qu’à en sortir pour continuer sa route dans la direction du sud-est, vers Hayel, capitale du Djebel-Shomer et résidence du souverain Telal. Il y avait encore un long désert à traverser, et, comme l’on était dans la saison des fortes chaleurs, les caravanes se reposaient. Le hasard vint en aide aux voyageurs. Les députés d’une tribu récemment soumise s’étant arrêtés à Djouf en se rendant à Hayel, où ils allaient prêter entre les mains du roi leur serment d’allégeance, M. Palgrave obtint de se joindre à eux et put faire ses préparatifs de départ. Il loua deux chameaux pour 20 francs, il s’assura d’un guide, et le gouverneur lui remit un certificat de bonne vie et mœurs constatant que les deux étrangers avaient payé le droit d’entrée exigible à la frontière, soit 5 francs par personne. Les transports et les passe ports ne sont pas ruineux en Arabie.
Nous n’avons plus à décrire les tristes péripéties d’un voyage en plein désert. Pendant sept mortels jours, M. Palgrave eut à affronter de nouveau le soleil et les sables, et à vivre en compagnie des Bédouins et des chameaux, sur lesquels il nous a déjà fait connaître son opinion. Plus d’une fois, il le sut plus tard, ses compagnons, les députés de la docile tribu du Sherarah, eurent la pensée de lui faire un mauvais parti, de le laisser en route et de s’approprier les ballots de marchandises qui représentaient à leurs yeux toute une fortune. La crainte de Telal les retint, et la caravane arriva complète à Hayel, où, après avoir traversé une rue populeuse, elle s’arrêta sur une grande place devant le palais du souverain. Chacun se dispersa ; mais les deux voyageurs, qui ne savaient où aller, prirent le parti de s’étendre sur un banc de pierre et d’attendre les événemens.
A quoi tiennent les choses en ce monde et à quel fil sont suspendus les plus beaux desseins ! Depuis plus d’un mois, M. Palgrave avait pu circuler en pays arabe sans qu’aucun indice, aucune imprudence eussent trahi sa qualité d’Européen. Il avait traversé sans encombre les villes, les villages, les tribus ; les déserts s’étaient ouverts devant lui, les chameaux l’avaient porté comme un compatriote, les Bédouins l’avaient épargné. Il semblait qu’il fût complètement passé à l’Arabe et que son origine européenne fût à l’abri de tout soupçon et de toute recherche. Et voici que parmi les curieux qui l’entourent au seuil du palais d’Hayel se présente un individu qui l’a connu à Damas, puis un autre, puis un troisième qui prétend l’avoir rencontré en Égypte. Il est perdu ; son masqué tombe, et l’Européen va se trouver exposé, seul et sans défense, à la fureur d’une population fanatique. Cependant, à force de sang-froid et d’impudence, il faut bien le dire, M. Palgrave réussit à se tirer de ce mauvais pas ; il a recours au seul moyen qu’emploient les grands coupables : il nie, il nie énergiquement, et il finit par démontrer qu’on le prend pour un autre, que ses prétendus amis de Damas et d’Égypte ne savent ce qu’ils disent, et, par un flux de démonstrations qu’il entremêle de versets du Coran et de proverbes indigènes (il manie admirablement la langue arabe), il repousse bien loin ces imposteurs, qui pourraient lui arracher la vie ou tout au moins le faire expulser honteusement. Dans la relation de M. Palgrave, la scène avec ses détails est vraiment drolatique ; nous ne la citons que pour montrer les périls incessans et inattendus qui menacent l’Européen sur le territoire arabe. A chaque pas, le moindre incident peut tout compromettre, et il y va de la vie. On ne se figure pas ce qu’il faut d’énergie et de présence d’esprit à ces voyageurs qui se dévouent, pour l’amour de l’art ou de la science, à l’exploration des pays inconnus. C’est une lutte continuelle non-seulement contre la nature et les influences meurtrières du climat, mais encore contre les hommes et leurs passions ou leurs préjugés, plus périlleux mille fois et plus difficiles à vaincre. Si M. Palgrave n’avait point triomphé de cet incident en apparence si vulgaire, il n’aurait pu poursuivre son hardi voyage, ni son amusant récit.
Grâce à son aplomb, M. Palgrave, au lieu d’être ramassé comme un vagabond sur la place publique d’Hayel, fut accueilli comme un hôte dans le palais du roi Telal. Le certificat du gouverneur de Djouf lui servait de lettre d’introduction et lui valut immédiatement Une audience du roi, ainsi que l’amitié de l’un des principaux ministres, qui lui raconta l’histoire du Djebel-Shomer et de la dynastie régnante. Saisissons au passage ce lambeau d’histoire arabe, sans remonter pourtant bien haut, car on risquerait de se perdre dans les Mille et une Nuits. — Au commencement de ce siècle, le Djebel-Shomer fut soumis, comme le reste de la péninsule, à l’invasion du premier empire wahabite ; mais il parvint bientôt à secouer le joug, et, redevenu maître de ses destinées, il confia le pouvoir à une ancienne famille indigène, celle des Beyt-Ali. Les nouveaux souverains gouvernaient en monarques trop absolus ; le parti des mécontens s’accrut de jour en jour, et il prit pour chef le jeune Abdallah, d’une noble famille du Shomer. Abdallah leva l’étendard de la révolte ; ses débuts furent heureux, il se rendit maître d’Hayel et fut reconnu roi, pendant que les Beyt-Ali se retiraient à Kefar, seconde ville du Djebel, qui leur était demeurée fidèle. La guerre civile se prolongea. La fortune des armes fut à la fin contraire à Abdallah, qui, dans une dernière rencontre, essuya une défaite complète, vit tomber autour de lui tous ses partisans, et, couvert de blessures, fut laissé pour mort sur le champ de bataille. Ici se place la légende, qui ne saurait perdre tous ses droits dans une histoire arabe. « Abdallah était étendu sans mouvement ; son sang coulait à flots ; le héros allait expirer, quand les sauterelles du désert se réunirent autour de lui, et, à l’aide de leurs pattes et de leurs ailes, couvrirent ses plaies de sable chaud. Ce pansement retint dans ses veines la source de la vie ; en même temps une bande de katas, sorte de perdrix commune dans ces régions, voletait autour de sa tête pour le protéger contre l’ardeur du soleil… » Survint un marchand de Damas qui se rendait de Djouf en Syrie ; il aperçut le jeune chef, en eut pitié, banda ses plaies, le plaça sur un chameau et l’emmena dans son pays. A peine guéri, Abdallah, confiant dans son étoile et brûlant de venger sa défaite, repartit pour la péninsule ; mais, au lieu d’aller directement dans le Djebel-Shomer, il gagna le Nedjed, et offrit ses services au souverain wahabite, qui luttait alors contre l’invasion égyptienne et cherchait à reconquérir les provinces qu’il avait perdues. Par sa bravoure et par ses talens militaires, Abdallah ne tarda pas à obtenir le grade de général ; les expéditions les plus importantes furent confiées à son commandement, et il sut se rendre si utile que le roi de Nedjed, Feysul, pour s’acquitter envers lui, le nomma vice-roi du Djebel-Shomer, déclara ce titre héréditaire dans sa famille, et mit à sa disposition une armée wahabite avec laquelle il revint dans ses anciens états, se rendit secrètement maître de Hayel et détruisit la race des Beyt-Ali. Cette fois il fut le souverain acclamé et incontesté du Shomer sous la suzeraineté du roi wahabite, suzeraineté lointaine et assez légère, qui lui laissait une grande liberté d’action. A sa mort, son fils aîné, Telal, lui a succédé, et depuis vingt ans environ il gouverne en qualité de vice-roi, mais en réalité avec toutes les prérogatives de l’autorité royale, l’état fertile et populeux du Djebel-Shomer. D’après le témoignage de M. Palgrave, ce serait un souverain modèle, intelligent, éclairé, habile, vivant en paix avec le Nedjed et avec Constantinople, redouté des Bédouins du désert, qu’il a guéris, ou à peu près, de la maladie du pillage, et s’appliquant à développer le commerce par la sécurité qu’il offre aux caravanes de la Syrie et de la Perse.
Voilà donc au centre de l’Arabie un peuple qui vit d’une façon régulière, gouverné d’une main ferme, tout prêt à recevoir les bienfaits de la civilisatton sous un prince encore jeune, qui est digne de continuer l’œuvre de son père et de consolider la nouvelle dynastie. Combien de temps durera cette heureuse fortune ? Peut-être à l’heure qu’il est, le sage Telal a-t-il disparu de la scène du monde. Nos journaux n’ont point de correspondant à Hayel, et le télégraphe se soucie peu de nous informer des événemens d’Arabie. Quoi qu’il en soit, il n’est pas indifférent de montrer que la condition des peuples est soumise en Arabie aux mêmes lois, aux mêmes caprices que dans les autres pays. Le désordre et l’anarchie n’y sont point endémiques, comme on le pense généralement. Ce pays n’est point seulement peuplé de tribus nomades, promenant leurs chameaux et leurs troupeaux d’oasis en oasis à travers le désert, et vivant de la vie sauvage, que les poètes complaisans appellent la vie patriarcale, On y rencontre des centres de culture et de commerce, des élémens de civilisation, une hiérarchie sociale, la lutte tour à tour féconde et énervante des passions humaines, des soldats heureux qui se font rois et des fragmens de peuples qui se soumettent sans murmurer à la discipline d’un pouvoir tutélaire. Nous ignorons tout cela, parce que, ne pouvant rien voir à travers les sables qui enserrent la péninsule, nous trouvons plus commode de supposer le néant. Il faut dire aussi que l’Arabie ne se prête point facilement à la découverte. Elle ne permet pas que l’Europe vienne regarder chez elle ; même devant Telal, prince éclairé et libéral, mais obligé de subir les préjugés de sa race, M. Palgrave hésita longtemps à avouer qu’il était Européen ; il ne l’osa qu’à la dernière extrémité, et en réponse il reçut l’avis de garder le plus profond secret et le conseil de partir au plus vite, ce qu’il fît à la fin de septembre, après deux mois de résidence à Hayel.
Ces deux mois furent employés par M. Palgrave, assisté de son compagnon, à donner des consultations médicales. Accueilli comme il l’avait été par Telal, il était en réalité le médecin de la cour, et ce haut patronage lui procura pour cliens les princes, les ministres, les riches marchands, qui venaient, malades ou non, rendre visite au savant étranger et s’entretenir avec lui des nouvelles de la ville, des événemens politiques, des mœurs et des ressources du pays, et même des controverses religieuses. Tous les sujets étaient abordés dans ces conversations, dont M. Palgrave a gardé le meilleur souvenir, en rendant pleine justice à l’intelligence et à la courtoisie parfaite de ses nombreux visiteurs. Si les Arabes ont l’abord cérémonieux et froid, ils savent, dès qu’ils ont psalmodié les formules sacramentelles et rompu la première glace, prendre le langage aisé et enjoué, et causer de toutes choses avec une grande liberté. La politique intervient très souvent dans leurs discours, car les questions politiques abondent à Hayel. On ne s’y occupe pas le moins du monde de la France, ni de l’Angleterre, ni de la Prusse ; mais les rapports avec le royaume wahabite, avec La Mecque, avec la Perse, avec l’Égypte, la lutte engagée depuis un demi-siècle entre l’ancien mahométisme et la nouvelle secte qui règne dans le sud de la péninsule et qui a la prétention de régénérer la foi musulmane, les intrigues de cour, aussi vivaces et aussi perfides là que partout ailleurs, en voilà plus qu’il n’en faut pour animer les entretiens. M. Palgrave écoutait avidement tout ce qui se disait devant lui. Grâce à quelques guérisons faciles, il avait conquis la confiance des habitans d’Hayel, et son officine (car il débitait des drogues à l’appui de ses consultations) était devenue insensiblement un lieu de réunion, une sorte de club pour les curieux et les désœuvrés, qui venaient y chercher les nouvelles du jour en se faisant tâter le pouls. Quant à sa pratique médicale, dont il est juste de dire au moins quelques mots, il l’avait simplifiée autant que possible. D’abord il refusait absolument de soigner les femmes et les jeunes enfans, sujets trop scabreux pour un faux médecin ; puis il choisissait ses malades, non-seulement pour être sûr de recevoir ses honoraires, les Arabes ne payant le médecin qu’en cas de guérison, mais encore pour n’avoir à s’occuper que de maladies assez bénignes pour céder aux plus simples remèdes et à une bonne hygiène. Lorsque le malade était dans un état évidemment désespéré, il se hasardait à annoncer l’issue fatale, et la mort si bien prévue du patient faisait la renommée du médecin. Quand la maladie était grave et l’issue incertaine, il demandait tant d’argent pour entreprendre la cure, que l’Arabe, effrayé pour sa bourse, préférait battre en retraite et retourner aux médecins indigènes. M. Palgrave, qui certainement n’est point aveuglé par la jalousie de métier, tient en médiocre estime la médecine arabe. La réputation dont elle a joui au moyen âge, quand on citait les écoles de Bagdad et de Cordoue, serait aujourd’hui tout à fait usurpée. D’ailleurs le centre de l’Arabie, isolé et fermé à l’introduction des sciences du dehors, est demeuré nécessairement étranger au progrès médical. La coloquinte, le séné, le soufre, les sulfates de mercure et d’arsenic, « une boisson plus dégoûtante, empruntée aux chameaux » et employée contre la constipation, les cautères surtout, tels sont les principaux remèdes. En chirurgie, les Arabes sont d’une ignorance absolue. Ils pratiquent peu la saignée, et c’est fort heureux, s’ils procèdent toujours comme le docteur Hannoush, que son confrère et ami M. Palgrave vit un jour employer une hachette pour saigner un malade. Aussi le voyageur anglais pousse-t-il du fond du cœur un cri d’humanité en invitant les docteurs de Paris et de Londres à aller s’établir à Hayel lorsqu’ils le pourront. Pour lui, son itinéraire était arrêté ; il ne lui était pas permis de séjourner plus longtemps dans la capitale da Djebel-Shomer, et il allait se diriger vers la ville de Riad, capitale du Nedjed et du royaume wahabite.
La route d’Hayel à Riad ne ressemble en rien à celle que les voyageurs avaient suivie depuis leur entrée en Arabie. La distance entre les deux villes est d’environ cent vingt milles. Ici, plus de déserts, plus de simoun, peu de Bédouins nomades, mais des villages se succédant à courtes distances, parfois de grandes villes, des caravanes de marchands ou de pèlerins circulant avec sécurité, de l’eau en abondance, un sol fertile, une nature verte et riante. C’est bien en vérité l’Arabie heureuse, telle que M. Palgrave nous l’a découverte et l’a décrite pour la première fois. Après six jours de marche, il passa la frontière du Djebel-Shomer et entra sur le territoire du Nedjed par la belle province du Kasim, l’une des plus riches et des plus pittoresques régions de l’Arabie. Elle forme le point culminant de la péninsule, l’arête centrale d’où le sol, par une déclivité continue, s’abaisse insensiblement d’un côté vers la Mer-Rouge, de l’autre côté vers le golfe Persique. Le sommet du plateau représente une vaste plaine dont le sol est fécondé par les pluies, qui s’emmagasinent en quelque sorte dans des puits naturels, d’où le moindre effort les fait rejaillir à la surface. Dans les vallées inférieures, l’eau du ciel, jointe aux réservoirs des plateaux, se condense et s’accumule de manière à donner naissance à des lacs, à des rivières, qui coulent parfois en torrens pour aller se perdre dans l’océan de sable qui entoure l’Arabie. Quand les géographes observent un volume d’eau, ils veulent le suivre et savoir où il aboutit, dans quel grand fleuve, dans quelle mer il se jette. En Arabie, ces patientes recherches seraient vaines. La péninsule garde pour elle toute l’eau qu’elle reçoit ; l’océan n’en prend point la moindre goutte. Les sables toujours altérés sont là pour absorber au passage le trop-plein des ondes bienfaisantes que la Providence verse sur la terre. Il existe ailleurs des fleuves dont on ne connaît que l’embouchure et qui cachent aux regards de l’homme leur source mystérieuse ; en Arabie, on voit naître les rivières ; on les voit courir à travers les vallées, puis elles disparaissent tout à coup, séchées sur place ou noyées dans le sable ; on ne sait point où ni comment elles finissent.
Pour le géographe comme pour le géologue, l’Arabie est encore à l’état de problème. La portion de sol cultivable, irrégulièrement encadrée dans le désert, occuperait, d’après l’estimation de M. Palgrave, les trois quarts de la surface, ce qui est beaucoup plus qu’on ne le suppose généralement, et nous ne sommes pas moins étonné d’apprendre que cette terre si décriée, dont on ne pouvait jusqu’ici observer que les arides contours, présente à l’intérieur les plus riches tableaux de la nature tropicale. Voici par exemple un rapide croquis de la province du Kasim : « Devant nous, dit M. Palgrave, se déployait une belle campagne, couverte jusqu’à l’horizon le plus reculé de villes et de villages, de tours, de bosquets, de cultures, dont l’aspect annonce la vie, l’abondance et le travail. La largeur moyenne de ce district populeux est d’environ soixante milles, sa longueur au moins du double. Il est situé à deux cents pieds au-dessous des plateaux voisins, qui en cet endroit se terminent brusquement et laissent la plaine inférieure se prolonger sans interruption jusqu’à la chaîne transversale du Toweyk. Ces montagnes forment la frontière méridionale du Kasim, qu’elles séparent du Nedjed proprement dit ; mais la province s’étend librement à l’ouest du côté de Médine. Cinquante ou soixante gros villages, quatre ou cinq grandes villes servent de centre au commerce et à l’agriculture du pays ; le sol fertile, partout couvert de hameaux, de puits, de jardins, est traversé par un réseau de routes qui rayonnent dans toutes les directions. De distance en distance s’élèvent de hautes tours de garde, bâties pour donner aux habitans la facilité d’apercevoir de loin la venue de l’ennemi, ce qui autrement leur serait impossible sur un sol aussi plat. Pendant plusieurs siècles, le Kasim a été, dans l’Arabie centrale, le foyer de la richesse et de la civilisation… » La relation de M. Palgrave contient nombre de passages où éclate le même sentiment d’admiration et de surprise, sentiment très vif qu’aurait bien pu cependant refroidir la préoccupation continuelle du péril auquel demeurait exposé le voyageur en visitant cette terre prohibée, car si la nature était devenue clémente et hospitalière, les habitans n’en conservaient pas moins l’instinct jaloux qui les anime contre l’Européen, et M. Palgrave ne devait pas se départir un seul instant du système de prudence qui lui avait permis de pénétrer en Arabie. Plus il avançait vers le centre, pi lis il avait à redoubler de précautions pour que sa nationalité restât tout à fait ignorée. Jouer sans relâche un rôle emprunté, ce n’était point chose facile ; jouer le rôle de docteur sans être médecin, cela ne laissait pas que d’être parfois embarrassant, même en Arabie. Ce régime de dissimulation nécessaire et continuelle était en outre très gênant pour recueillir des informations. Il y avait beaucoup de questions que M. Palgrave n’osait pas faire, parce qu’elles auraient trahi une curiosité trop indiscrète et éveillé les soupçons. Il ne pouvait prendre de notes qu’à la dérobée, et ces notes, écrites pour ainsi dire avec le crayon le plus pâle, étaient évidemment très sommaires. Quant aux observations sur la longitude, sur la latitude, sur la température, etc., qui exigent l’emploi d’instrumens de précision, il ne fallait pas y songer. Il en résulte que sur beaucoup de points le récit est incomplet, et se tient forcément à la superficie des choses. Contentons-nous des impressions du voyageur, à qui nous ne pouvions demander plus qu’il ne peut donner ; ces impressions empruntent d’ailleurs un grand intérêt à la nouveauté du sujet qui les inspire. Elles devaient être particulièrement excitées par un séjour assez prolongé dans la ville de Riad, où nous avons hâte d’arriver en négligeant les étapes intermédiaires.
Riad se divise en quatre parties distinctes. L’un de ces quartiers renferme le palais du roi ainsi que les habitations des hauts fonctionnaires et des gens riches, un autre est occupé par les saintes familles qui conservent la tradition de la pure doctrine wahabite, dont nous aurons à parler plus loin ; on y remarque de nombreuses mosquées, et dans l’intervalle compris entre chaque maison des oratoires, des fontaines pour les ablutions, tout ce qui peut rappeler les devoirs de la dévotion et de la prière. Le troisième quartier, sale, mal aéré, couvert de misérables maisons, est habité par la classe pauvre. Enfin le quatrième semble affecté particulièrement aux étrangers et aux Bédouins. La place du marché, qui s’étend à peu près au centre de la ville, devant le palais du roi et à proximité de la mosquée principale, est le rendez-vous de la population, qui y afflue de tous les quartiers et qui offre aux regards de l’étranger la plus curieuse bigarrure de types, de mœurs et de costumes. Les races des différentes régions de l’Arabie, les Bédouins de tous les déserts, les nègres d’Afrique, sont représentés sur la place de Riad. Quelle série de portraits pour le premier photographe qui osera visiter le Nedjed ! Quels sujets d’étude pour l’ethnographie ! Quelle mine précieuse pour le collectionneur, qui y trouverait notamment les divers modèles d’armes, sabres, yatagans, poignards, qui brillent à la ceinture de l’Arabe, sans oublier les longs fusils qui font souvent parler la poudre, car le Nedjéen est guerrier, et indépendamment des querelles particulières entre pays voisins ou des luttes qu’entretient l’esprit de propagande religieuse, il y a presque toujours quelque expédition en train contre les tribus insoumises et pillardes qui entourent le royaume wahabite.
Comme centre du commerce, le marché de Riad, qui se tient en permanence, paraît très animé et très actif. M. Palgrave s’y rendit un matin pour faire sa provision de dattes, d’oignons et de beurre. Enveloppé dans un long manteau noir, la tête couverte d’une toile qui s’attache sous le menton, un long bâton à la main, il parcourait gravement les boutiques en plein vent, où des paysans et des femmes vendaient les produits de la campagne. Il circulait au milieu des paniers de dattes rouges et jaunes, des paquets d’oignons, — les plus beaux et les meilleurs, dit-il, qu’il ait jamais vus, — et de baquets d’eau dans lesquels nageait le beurre, qui est de couleur blanchâtre et que l’on moule dans une forme ronde. Le beurre et les dattes se vendaient couramment ; mais il n’en était pas tout à fait de même de ces magnifiques oignons qui excitaient l’admiration de M. Palgrave. C’est que, selon la règle wahabite, qui, pour ce détail n’est pas absolument reprochable, l’oignon est un mets presque réprouvé. « Les dévots wahabites ne peuvent manger cet excellent légume qu’à la condition de se rincer aussitôt la bouche et de se laver les mains, surtout si l’heure de la prière approche ; sans cela, l’odeur profane obligerait les esprits célestes à s’éloigner. Heureusement la potasse abonde à Riad, et tous les habitans ne sont pas de fidèles fervens… » M. Palgrave mit de côté tout scrupule ; il acheta les oignons aussi bien que les dattes, non sans avoir à marchander beaucoup avec les dames de la halle de Riad, qui ne sont pas moins intraitables ni moins loquaces que les dames de la halle dans tous les pays.
Parmi les boutiques, M. Palgrave remarqua principalement celles des épiciers, des cordonniers, des forgerons et des bouchers. Les Nedjéens sont grands mangeurs de viande, et ils peuvent satisfaire leur appétit à peu de frais, car un beau mouton gras ne coûte pas plus de 6 fr. 25 cent., ce qui, même en tenant compte de la valeur élevée de l’argent en Arabie, est d’un bon marché extrême. Les bœufs, les vaches et le gibier de toute espèce sont en abondance dans le Nedjed. Cette facilité d’approvisionnement atteste la richesse du pays en confirmant les témoignages si favorables que nous avons reproduits sur l’état florissant de l’agriculture. Les produits du Nedjed et des districts environnans sont apportés à Riad, où ils obtiennent un débit immédiat, non-seulement pour la nombreuse population de la capitale, mais encore pour les tribus de Bédouins dont les messagers apparaissent périodiquement sur le marché. Il n’y a plus à contester ici l’exactitude des tableaux qui représentent avec les tons les plus chauds et avec les détails les plus pittoresques la physionomie d’un champ de foire arabe. Hommes et femmes aux costumes variés, bestiaux, chameaux, chevaux, chiens, tout s’y rencontre pêle-mêle, confondu et mouvementé par la lumière d’un soleil éblouissant. En lisant cette description dans le récit de M. Palgrave, on se rappelle l’avoir vue maintes fois vivante sur la toile dans ces tableaux de genre que quelques-uns de nos peintres ont ornés de toutes les grâces de leurs pinceaux. Accordons une mention honorable à ces chiens maigres et pelés qui errent çà et là, l’œil vif et satisfait, au milieu des débris épars sur le marché ; ils ramassent et dévorent tout ce qui traîne et remplissent une fonction utile : ce sont d’infatigables balayeurs préposés à la salubrité publique. Sans eux, les villes d’Arabie ne seraient que d’affreux cloaques. Les bouchers de Riad s’en rapportent aux chiens pour maintenir la propreté de leurs étaux.
Au milieu de cette foule d’hommes, de femmes et d’animaux qui se pressent dans les quartiers voisins du marché se détachent des figures de nègres du plus pur ébène. Les noirs sont nombreux en Arabie, d’où ils arrivent directement de la côte d’Afrique par cargaisons presque régulières qui se répandent dans les différentes régions de la péninsule. Le prix d’un nègre ordinaire sur le marché de Riad ne dépasse pas 250 francs ; plus au nord, ce prix hausse de moitié. Le régime de l’esclavage est généralement très adouci par la familiarité des mœurs arabes ; en outre les actes d’affranchissement sont très fréquens, surtout dans le Nedjed. Les nègres affranchis et leur descendance conservent la marque de leur première condition ; le préjugé de la race et de la couleur existe en Arabie comme ailleurs : il est pourtant moins exclusif. Il n’est pas rare de voir les nègres se marier dans la classe moyenne, s’enrichir par le négoce, acquérir une certaine importance dans la société libre, où ils ont su se faire place ; puis, après quelques générations, les descendans des mulâtres peuvent arriver aux dignités ; on en voit qui sont décorés des titres de cheiks ou d’émirs, qui ont à leur tour des Arabes pour serviteurs et qui ceignent fièrement sur leur riche costume l’épée à poignée d’argent. La noblesse du sang et l’admission dans les anciennes familles leurs seront toujours refusées ; mais au-dessous de l’aristocratie arabe, dont l’orgueil généalogique ne souffrirait pas le moindre mélange avec le sang noir, ils trouvent facilement à se confondre dans les rangs du peuple, ils prospèrent et se multiplient au point que dans certaines villes les descendans, d’esclaves forment le quart et le même le tiers de la population. L’esclavage en Arabie ne ressemble en rien à ce qu’il était dans les anciennes colonies européennes ; ce n’est point un instrument de rude travail, c’est une forme de domesticité douce et familière, telle qu’on la représente dans tous les récits de l’Orient. Il y a d’ailleurs entre l’Africain et l’Arabe du sud une affinité évidente, qui résulte du voisinage et des rapports anciennement établis, qui facilite, sinon la fusion complète, du moins le rapprochement étroit des deux races.
Riad ne possède que deux édifices dignes d’être mentionnés : le palais du roi et la mosquée. Le palais, dont la façade se développe sur la place du marché, est presque aussi vaste et aussi élevé que les Tuileries ; mais c’est un bâtiment lourd et massif, qui est dépourvu de toute beauté architecturale, qui ressemble plutôt à une forteresse ou à une prison qu’à la demeure d’un souverain. Le roi occupe avec ses femmes un pavillon rectangulaire, dont une seule pièce, la salle des audiences, est ouverte aux étrangers. Cette pièce mesure quinze mètres de long sur six de large. D’autres pavillons sont habités par les princes de la famille royale ainsi que par les principaux dignitaires ; ils sont amênagés et meublés avec un luxe que l’on ne s’attendrait pas à rencontrer dans ce pays, où le mobilier est en général réduit à sa plus simple expression. Une cour extérieure sert de parc d’artillerie ; on y compte une vingtaine de canons. La mosquée de Riad, située de l’autre côté de la place, forme un grand parallélogramme dont la toiture repose sur quatre piliers de bois recouverts d’une couche de terre. Le bâtiment est très bas ; il n’a de remarquable que les longues allées à colonnes qui s’étendent à l’intérieur et dans lesquelles plus de quatre mille croyans peuvent trouver place, en laissant entre chaque rang l’espace nécessaire pour que les fidèles se prosternent la face contre terre sans toucher de leur tête les talons de ceux qui les précèdent. Le sol est nu et semé de cailloux, l’austérité du culte wahabite condamnant les tapis et même les nattes. Le minaret, que proscrit également la doctrine, est remplacé par une simple plate-forme. Les règles extérieures du rite sont d’ailleurs conformes à la simplicité du monument. Les wahabites ne se croient point obligés de procéder aux ablutions avant la prière, les prières sont beaucoup plus courtes que celles des autres musulmans, l’immobilité complète n’est point observée, les fidèles en entrant dans la mosquée n’ôtent pas leurs sandales ; en un mot, les pratiques multipliées et minutieuses qui sont obligatoires à Constantinople, à Damas, au Caire, sont supprimées ou tout au moins négligées dans le culte wahabite, qui a la prétention de dédaigner les formalités accessoires pour ne s’attacher qu’à l’essence même de la foi, aux pures doctrines du Coran.
S’il ne s’agissait que de voir la physionomie d’une ville arabe, il ne serait point nécessaire de s’avancer aussi avant dans l’intérieur de la péninsule ni de courir autant de risques pour pénétrer dans la capitale du Nedjed, car il ne semble pas, d’après les récits de M. Palgrave, que Riad se distingue beaucoup des autres villes de l’Arabie. Ce qui attirait surtout le voyageur vers cette cité lointaine et ce qui mérite notre attention, c’est que Riad est le siège d’un nouvel empire qui représente en Arabie une révolution à la fois politique et religieuse et dont l’avenir agite en sens très divers les esprits qui se préoccupent des affaires d’Orient. Selon les uns, l’empire wahabite serait appelé à régénérer le mahométisme, à conquérir l’Arabie entière et, cette œuvre accomplie, à déborder sur les provinces asiatiques du vieil empire turc ; selon les autres, il ne serait qu’un accident politique et au point de vue religieux une secte éphémère, dont l’action, puissante au début, ne tardera point à s’éteindre au milieu des déserts de l’Arabie, à l’instar de ces rivières qui se perdent obscurément sous les sables et n’arrivent pas jusqu’à l’océan. Entre ces deux opinions, où est la vérité ? Il ne serait certainement pas sans intérêt de le savoir, car la question d’Orient, question européenne s’il en fut, est toujours prête à renaître, et il importe de bien connaître les élémens nouveaux qui pourraient en accélérer ou compliquer le dénoûment. Il est probable que la mission dont M. Palgrave assure qu’il était chargé, sans en révéler l’objet d’une manière précise, consistait principalement à étudier le problème du wahabisme. Nous devons donc nous y arrêter quelques instans et recueillir les rares traits de lumière que le voyageur a cru distinguer dans l’obscurité confuse qui couvre l’histoire de l’Arabie centrale.
Le fondateur du wahabisme, Mohammed-ebn-abel-Wahab, naquit dans le Nedjed vers le milieu du siècle dernier. Il se livra d’abord au négoce, voyagea beaucoup et séjourna longtemps à Damas. Ce fut là que, dans la société des savans et des cheiks les plus renommés, son esprit, naturellement porté vers les spéculations religieuses, s’illumina tout à coup. Convaincu que les commentateurs avaient corrompu le Coran, que la foi de Mahomet était viciée par d’impurs alliages et que les pratiques religieuses avaient altéré l’œuvre du prophète, il résolut de ramener la doctrine à sa simplicité première et d’arracher son pays aux ténèbres de la superstition. Il retourna au Nedjed, cherchant un point d’appui, qu’il ne pouvait trouver que dans la force matérielle. À cette époque, l’Arabie était divisée en plusieurs états, dont les chefs n’étaient occupés qu’à se faire la guerre. Wahab essaya de prêcher, d’abord sur un point, puis sur un autre, ses idées de réforme ; après de nombreux échecs, il avisa un jeune prince nommé Saoud, qui gouvernait la place forte de Dereyah, au centre du Nedjed, reconnut en lui les qualités nécessaires pour l’exécution de ses desseins, et lui promit, pour prix de son concours armé, l’empire de l’Arabie. Saoud répondit à l’appel du nouveau prophète. Il attaqua les états voisins, devint bientôt maître du Nedjed, puis, par des annexions successives, il étendit son empire sur tout le pays compris entre la Mecque et le golfe Persique. Son règne, qui dura cinquante ans, ne fut qu’une série de guerres continuelles et toujours glorieuses. À sa mort (vers 1800), l’empire promis par Wahab était fondé. Quant à Wahab lui-même, il prêchait sans combattre ; il inspirait sans gouverner. Éloigné de toute occupation temporelle, il ne voulut accepter jamais ni pouvoir ni dignités. Il conserva jusqu’à sa mort le rôle de pontife. Il avait été l’âme, comme Saoud avait été le bras de la révolution politique qui venait de s’accomplir, et qui créait sur les ruines des anciennes principautés un vaste empire auquel son nom demeurait justement attaché.
Au milieu de ses triomphes inespérés, Saoud avait eu la prudence de ne s’attaquer ni aux districts de La Mecque et de Médine (ce qui l’eût brouillé avec la Turquie), ni aux provinces du nord-est, sur lesquelles la Perse prétendait exercer un droit de protectorat, ni au royaume d’Oman, qui occupe le sud-est de la péninsule et qui est gouverné par l’iman de Mascate. L’Arabie centrale suffisait à son ambition. Son fils Abdel-Asiz ne suivit point cet exemple de sagesse. À peine monté sur le trône wahabite, il envahit les provinces voisines de la Perse, s’empara des îles Bahrein et se jeta sur l’Oman, qu’il soumit à l’humiliation d’un tribut, en exigeant de plus (car il combattait au nom de la foi) que des mosquées orthodoxes fussent érigées à Mascate et dans les principales villes omanites. Un assassin, soudoyé, dit-on, par la Perse, l’arrêta dans le cours de ses succès. En 1806, après six ans de règne, Abdel-Asiz fut frappé d’un coup de poignard dans la mosquée de Dereyah, sa capitale. Il eut pour successeur son frère Abdallah, second fils de Saoud.
Abdallah ne songea d’abord qu’à tirer vengeance du meurtre d’Abdel-Asiz. Il ravagea les rives de l’Euphrate, couvrit le pays de ruines et de sang, puis, satisfait de ce côté, il se tourna vers La Mecque et Médine, dont le prestige tomba devant ses armes. À La Mecque, il dépouilla la Kaaba de toutes les richesses qu’y avait accumulées la piété des pèlerins ; à Médine, il viola les sépultures de Mahomet, d’Abou-Bekr et d’Omar, la doctrine wahabite condamnant la vanité des tombeaux. Tant de profanations devaient soulever la haine et l’indignation des musulmans, encore nombreux, qui, à l’intérieur même de l’Arabie, demeuraient fidèles à l’ancienne foi, et en même temps exciter le ressentiment de la Porte ottomane, qui se voyait directement atteinte dans ses intérêts politiques et insultée dans son prestige religieux par la conquête de La Mecque et de Médine. Abdallah eut donc à réprimer de nombreuses révoltes pendant que Méhémet-Ali, obéissant aux ordres du sultan, préparait une expédition contre lui.
L’armée égyptienne reprit immédiatement les deux villes saintes ; mais il fallait en outre pénétrer en Arabie pour frapper au cœur cet empire naissant qui s’était lancé si avant dans la voie des conquêtes. Méhémet voulait aller jusque dans le Nedjed et abattre la puissance wahabite, entreprise très hasardeuse, car, si le Nedjed est si difficilement abordable pour un voyageur isolé, qu’est-ce donc pour une armée ? « Le vice-roi, dit M. Palgrave reproduisant un récit arabe, réunit au Caire tous les généraux, ministres et hommes d’état du pays, afin de délibérer avec eux sur les mesures à prendre. Après leur avoir expliqué ses desseins, il leur montra une pomme qui avait été placée juste au centre d’un large tapis étendu dans la salle. « Celui de vous, ajouta-t-il, qui atteindra cette pomme et me la donnera, sans toutefois mettre le pied sur le tapis, sera commandant en chef de l’expédition. » Chacun s’exerça du mieux qu’il put, se coucha sur le sol, étendit les bras, mais en vain. Tous déclaraient la chose impossible, quand Ibrahim, fils adoptif de Méhémet-Ali, vint à son tour tenter l’épreuve. Les assistans se mirent à rire, car il était de petite taille, et personne ne doutait qu’il n’échouât. Lui cependant, sans s’inquiéter des railleurs, replia tranquillement le tapis, en commençant par les bords, jusqu’à ce que le fruit fût à sa portée. Il le prit alors, et le tendit à Méhémet, qui, comprenant l’ingénieuse allégorie, lui confia le commandement de l’armée égyptienne. » Le Nedjed était la pomme ; le tapis figurait le désert, sur lequel il ne fallait pas mettre le pied, sous peine de s’abîmer dans l’océan de sable. Ibrahim exécuta le programme qu’il avait annoncé. Débarqué, à Djeddah, sur la Mer-Rouge, il suivit autant que possible les vallées, au risque d’imposer à ses troupes de nombreux détours, côtoya le désert sans jamais s’y aventurer pour de longues marches, s’assura la soumission et l’amitié des tribus qu’il traversait en payant généreusement les vivres qui lui étaient fournis (manœuvre jusqu’alors peu pratiquée par les généraux turcs ou arabes), et arriva ainsi pas à pas aux frontières du Nedjed, où il livra à Abdallah une première bataille qu’il ne gagna, après deux jours de lutte, que grâce à la supériorité de l’artillerie égyptienne. Immédiatement il se porta sur la capitale du Nedjed, Dereyah, qui se rendit à la suite d’un bombardement. L’empire wahabite était détruit en une seule campagne. Abdallah fut envoyé en Égypte, et de là à Constantinople, où le sultan le fit mettre à mort. Ibrahim s’appliqua, une fois maître du pays, à organiser sa conquête en établissant dans le Nedjed la tolérance religieuse, singulièrement méconnue par la secte wahabite ; il se montra aussi bon administrateur que bon général, encourageant l’agriculture et le commerce et maintenant une sévère discipline dans son armée. Son premier acte avait été, il est vrai, quelque peu brutal. Jugeant bien que ses ennemis les plus redoutables étaient les docteurs de la nouvelle doctrine, il les réunit au nombre de cinq cents dans la grande mosquée de Dereyah, et les mit en présence des docteurs égyptiens qui l’accompagnaient, en les engageant à tenir un concile dans lequel se débattraient à l’amiable les questions religieuses. Le concile durait depuis plusieurs jours, et les docteurs n’étaient point encore lassés d’argumens, lorsque Ibrahim, impatienté, lâcha ses soldats dans la salle avec ordre d’exterminer les théologiens wahabites. Cette procédure à la turque rétablit quelque temps la paix dans le pays, et Ibrahim put se livrer sans obstacle aux plans de réorganisation que le fanatisme du parti hostile eût fait échouer.
Tant qu’Ibrahim demeura chargé du gouvernement de l’Arabie, l’ordre régna dans le pays, et l’autorité égyptienne parut définitivement consolidée ; mais après lui vinrent des pachas qui, par leur incurie et par leurs violences, compromirent son œuvre. Le fils d’Abdallah, Turki, échappé aux désastres de sa famille, reparut dans le Nedjed, chassa les Égyptiens et régna plusieurs années à Riad, où il établit sa capitale. Son fils et successeur, Feysul, après maintes aventures qu’il serait trop long de raconter, repoussa les nouvelles attaques de l’Égypte, qui ne pouvait abandonner sans lutte sa récente conquête, releva le drapeau de la doctrine wahabite, et ressuscita l’empire de Saoud. Ce fut lui que M. Palgrave trouva sur le trône de Riad, redouté et respecté, possédant, soit directement, soit par droit de suzeraineté, toute l’Arabie centrale, et gouvernant une population de près de un million quatre cent mille âmes, avec un budget de trois millions de francs. — Telle est en raccourci l’histoire de la péninsule depuis le commencement de ce siècle. On y voit le prophète Wahab, le roi Saoud, fondateur d’une dynastie, le conquérant Ibrahim, trois grandes figures qui dominent la période contemporaine, et qui laisseront un souvenir durable dans les annales de l’Arabie. Le wahabisme, que l’on peut considérer comme le héros de cette histoire, s’est révélé avec éclat ; il a eu ses éclipses et ses résurrections ; il s’est étendu au point d’envahir Médine et La Mecque pour se replier ensuite vers son berceau. Il s’est mesuré avec la puissance égyptienne, tour à tour vaincu et victorieux, et il est jusqu’ici demeuré maître de la place, sous la protection du désert qui l’entoure. Doit-il encore s’épandre au dehors, recommencer l’ère des conquêtes, réapparaître dans les villes saintes du mahométisme et de là menacer l’autorité politique et religieuse de Constantinople, ce qui lui vaudrait l’honneur peu enviable d’être impliqué dans ce que nous appelons la question d’Orient, et attirerait sur lui l’attention intéressée des cabinets européens ? M. Palgrave ne s’explique pas nettement à cet égard ; il semble le craindre cependant quand il dit que « le Nedjed est susceptible d’extension territoriale et par cela même dangereux pour les nations voisines, dont il a déjà englouti quelques-unes, présageant ainsi le sort réservé aux autres, si une intervention puissante ne met obstacle à ses envahissemens. » Quelle serait dans sa pensée cette intervention puissante ?… En même temps il exprime sur les doctrines wahabites un tel mépris qu’il ne saurait logiquement leur attribuer la moindre influence sur la politique de l’Orient.
Il ne faut pas oublier que. M. Palgrave est affilié à l’ordre des jésuites ; par conséquent on lui pardonnera de ne point juger froidement la religion de Mahomet. A ses yeux, le Coran avec ses doctrines fatalistes et ses rites multipliés n’est qu’un instrument de démoralisation et de servitude : il réduit à néant la volonté, supprime la vertu, détruit la famille, absorbe toutes les forces du corps pour annuler l’influence de l’âme, et fait de l’homme un être dégradé, violent et sensuel, aveuglé par le fanatisme et incapable de progrès. Il s’est rencontré, même parmi les chrétiens, des esprits plus indulgens qui ont essayé de dégager du Coran, sinon les élémens d’une croyance religieuse, du moins certains principes de conduite morale. Quoi qu’il en soit, on voudrait pouvoir déterminer le caractère exact de la doctrine wababite, qui règne sur l’Arabie centrale, en opposition avec le mahométisme, que professent les docteurs de Constantinople et de Damas. Or, sur ce point, l’avis de M. Palgrave ressemble plutôt à un réquisitoire qu’à un éclaircissement, et sa discussion, où l’ironie et l’injure tiennent la plus grande place, ne produit pas la lumière. Autant que l’on peut en juger d’après les indices les plus apparens, le wahabisme serait le retour à la règle primitive et aux pratiques ordonnées par Mahomet, une sorte de protestation contre les commentateurs qui ont altéré les textes ; il aurait pour mission de ramener les fidèles à l’observance méconnue des lois du Coran. Wahab n’est donc pas un second prophète ; il n’est que l’écho de Mahomet, seul et unique prophète, dont la voix risquait de se perdre à travers les générations oublieuses et corrompues. De là l’austérité dans les formes du culte wahabite, le mépris des tombeaux et de tout ce qui tient à l’âme, l’horreur du luxe et des jouissances, que Mahomet n’a point permis, et, pour ne citer que deux exemples, l’interdiction absolue de la soie et du tabac, la force mise au service de la propagande, comme au temps où le serviteur de Dieu prêchait par le glaive, la guerre sainte érigée en principe et l’obéissance aveugle commandée aux croyans. Voilà quel serait le wahabisme, qui prétend infuser un sang plus jeune dans les veines du mahométisme décrépit, pour soumettre l’Orient et sans doute aussi le monde entier à la doctrine du Coran : prétention qui semble en vérité bien innocente, que ne peuvent justifier les premiers succès de la dynastie de Saoud, et qui ne saurait aboutir à une révolution religieuse, pas même en Arabie, où le wahabisme rencontre déjà de nombreux adversaires. Les observations personnelles que M. Palgrave recueillit pendant son séjour à Riad démontrent mieux que ne le feraient tous les raisonnemens, à quel point la prétendue réforme de Wahab est incapable de fonder un état politique et un système religieux. Le meilleur moyen d’apprécier des institutions est de voir les hommes et les mœurs qu’elles produisent, de même que l’on juge l’arbre par ses fruits.
La caravane avec laquelle M. Palgrave était venu à Riad comprenait un ambassadeur persan avec sa suite, chargé de réclamer auprès du roi Feysul contre les exactions et les avanies dont les pèlerins de la Perse avaient été victimes en traversant le Nedjed. Il s’y était joint deux habitans de La Mecque, qui ne se donnaient d’autre profession que celle de mendians ambulans, quêtant l’aumône sous l’invocation de Dieu et de Mahomet. C’était donc, avec M. Palgrave et son acolyte, qui se présentaient comme originaires de Syrie, sollicitant la permission d’exercer la médecine, une véritable avalanche d’étrangers qui fondait tout d’un coup sur Riad. Importuné par l’arrivée de cet envoyé persan, dont les griefs étaient légitimes, plein d’horreur pour ces gens de La Mecque, qui professaient sans doute des doctrines impures, peu édifié sur l’authenticité de ces Esculapes syriens, qui n’avaient que faire dans sa capitale, Feysul prit peur ; il rêva trahison, embûches, assassinats, toutes choses que peut assez raisonnablement soupçonner un souverain arabe, et il partit pour la campagne, laissant à ses ministres le soin de veiller au salut de l’état et de sa personne. Disons tout de suite qu’on se débarrassa promptement des Mecquains, qui n’étaient que de pauvres diables faciles à éconduire ; l’envoyé persan, après des négociations assez longues, obtint la promesse d’une indemnité et d’un meilleur traitement pour ses nationaux, la cour de Riad ne voulant point se brouiller avec la Perse. Quant à M. Palgrave, il va nous apprendre comment il réussit à résider quelque temps dans la capitale du Nedjed et à en sortir sain et sauf.
On lui dépêcha d’abord plusieurs espions qui, sous prétexte de l’interroger sur des maladies plus ou moins imaginaires, vinrent successivement lui faire subir des interrogatoires très serrés sur ses antécédens et sur le but de son voyage. Cette première épreuve ne lui fut pas, à ce qu’il paraît, des plus favorables ; Feysul tint conseil, et les avis s’ouvrirent. Enverrait-on les étrangers dans l’autre monde ou les inviterait-on simplement à repasser la frontière ? Telle était l’alternative peu rassurante qui fut longuement discutée. On se décida pour l’expulsion. Heureusement les ministres nedjéens ne sont point incorruptibles. Deux livres de bois de senteur, parfum très rare et très prisé en Arabie, furent offertes discrètement aux principaux dignitaires, qui ne surent point résister à la tentation, et qui firent modifier le premier arrêt de Feysul. M. Palgrave, éclairé sur l’intégrité des ministres wahabites, fut autorisé à exercer la médecine à Riad ; il avait sa patente, mais tous les regards de l’espionnage demeuraient braques sur lui.
Les consultations et les drogues du docteur étranger obtinrent à Riad le même succès qu’à Hayel. La renommée ne tarda pas à proclamer par toute la ville les heureuses cures qui s’opéraient dans la modeste maison où M. Palgrave avait établi son officine, et bientôt riches et pauvres affluèrent. Souvent même le médecin daignait se déranger et faire des visites à domicile, visites peu rétribuées, même chez les gens riches, car l’Arabe est décidément très avare et ne se sépare pas volontiers de son argent ; mais ce n’était point pour recueillir de gros honoraires que M. Palgrave s’était voué à la guérison des malades de Riad : s’il réclamait, s’il insistait pour être payé, c’était afin d’avoir tout à fait l’air d’un médecin et d’un médecin arabe ; autrement on se fût défié de sa générosité, et il eût justifié les soupçons qu’avait éveillés son apparition très inattendue au milieu des états du Nedjed. Il mettait du reste à profit la ladrerie de ses cliens, qui, pour avoir moins à payer, se montraient plus aimables, plus communicatifs, chantaient ses louanges, lui conciliaient l’estime publique et lui procuraient à la fois de belles relations et les moyens de pénétrer plus avant dans les particularités, de ce monde wahabite qu’il était venu étudier. Au bout de quelques jours, M. Palgrave avait pour cliens et pour amis le grand trésorier du roi, le chapelain, le cadi, arrière-petit-fils du prophète Wahab ; à cette liste honorable ne tarda pas à se joindre le premier ministre Mahboud ; enfin le fils aîné du roi, le fier Abdallah, voulut le voir et le manda au palais. Évidemment la médecine n’était qu’un prétexte pour les entretiens fréquens et prolongés auxquels était convié le docteur, et qu’il provoquait lui-même en abordant, selon l’occasion et suivant les personnages, les sujets les plus délicats en matière de doctrines et de pratiques wahabites. Quant au roi Feysul, il ne l’aperçut qu’une fois dans une grande revue de troupes commandées par Saoud, son second fils. Saoud était suivi d’une escorte de 200 cavaliers ; le reste de ses hommes, au nombre de deux mille, était monté sur des chameaux. « Le vieux roi Feysul, aveugle, décrépit, obèse, avait cependant un air imposant avec sa longue barbe blanche, son large front, sont attitude soucieuse, son costume d’une austère simplicité ; l’épée ornée d’une garde d’or qui pendait à sa ceinture était le seul luxe qu’il se fût permis. Près de lui se tenaient les ministres, les officiers du palais, une foule de nobles et riches citoyens. Le défilé des troupes commença. Enveloppé d’un magnifique cachemire et d’un manteau brodé d’or, Saoud, en uniforme de hussard, marchait à la tête de ses cavaliers. Ceux-ci portaient, comme leur chef, un costume aux couleurs éclatantes ; ils avaient la lance sur l’épaule, le sabre battait à leur côté, un mousquet pendait à leur selle, et le poignard effilé de l’Harik complétait cet attirail imposant… » Feysul ne jouait là qu’un rôle de comparse, M. Palgrave avait déjà pu observer que le vieux roi ne régnait plus que de nom ; les politiques de Riad, prévoyant sa fin prochaine, oscillaient entre son fils aîné Abdallah, tout imbu des doctrines du wahabisme, et le jeune Saoud que nous venons de voir brillant d’or et de soie à la tête de ses vaillantes troupes, et peu disposé à pratiquer l’austérité orthodoxe. Les deux frères ennemis représentaient les deux principes qui divisent l’Arabie. Lors du séjour de M. Palgrave à Riad, l’orthodoxie dominait avec son régime d’espionnage et de rigorisme impitoyable, qui ne pouvait produire que l’hypocrisie et le mensonge dans toutes les classes de la population.
Le catéchisme wahabite proscrit absolument l’usage du tabac. Fumer, c’est plus qu’un délit, c’est un péché, un péché mortel, puni sur cette terre de la bastonnade en attendant les supplices éternels. En 1854, le choléra s’abattit sur le Nedjed et y fit, à Riad surtout, de nombreuses victimes. Les théologiens ne manquèrent point d’attribuer le fléau à la vengeance céleste. Feysul fut effrayé : il convoqua son ministère, et l’on décida solennellement que la corruption s’était infiltrée avec le tabac parmi le peuple. Pour dissiper à tout jamais la fumée néfaste, on créa un conseil de vingt-deux membres, choisis parmi les plus fervens wahabites, qui eurent pour mission de rechercher et de châtier sur l’heure les délinquans. Par la même occasion, ces nouveaux fonctionnaires, auxquels on donna le nom de zélateurs, avaient à s’assurer si les habitans de Riad remplissaient leurs devoirs religieux, s’ils allaient cinq fois par jour aux prières, s’ils se conformaient aux règles qui proscrivent l’usage de l’or et de la soie, le chant, le jeu, les sorties nocturnes, la lumière après l’office du soir, etc. Les zélateurs se mirent en campagne, et ils exercèrent leur police d’abord à Riad, puis dans les districts environnans. M. Palgrave raconte comment ces fougueux adeptes de Wahab arrivent inopinément à la porte d’une maison, se font ouvrir d’autorité, inspectent et fouillent toutes les salles, pour voir s’il n’y a pas quelque feuille de tabac, quelque lambeau d’étoffe de soie. Il raconte aussi comment les habitans de Riad se tiennent à toute heure sur leurs gardes, par quelles supercheries puériles et excusables ils cherchent à échapper à l’œil des zélateurs, avec quelle joie ils savourent en cachette le tabac et les autres plaisirs illicites après la prière du soir et pendant la nuit, par quelles fraudes ils échappent au danger de l’appel nominal qui se fait régulièrement dans les mosquées. Il en résulte une lutte continuelle entre les zélateurs et la population, qui, sous peine d’amende ou de coups de bâton, est bien obligée de courber la tête devant eux. Les péchés ne se commettent pas moins ; mais ils se cachent. La corruption, si activement pourchassée, n’en est que plus profonde. Ce qui est surprenant, c’est que le règne des zélateurs ait si longtemps duré ; mais Feysul ne plaisantait pas sur ce chapitre, il avait peur du choléra. Le parti wahabite est tout puissant ; le peuple, habitué à l’obéissance passive, n’a pour se défendre que l’hypocrisie, et il en use largement.
Un jour que M. Palgrave dissertait théologie avec un noble wahabite, ancien zélateur et très versé dans la doctrine, il osa l’interroger sur la question des péchés. Il apprit d’abord que le premier des grands péchés consiste à rendre les honneurs divins à une créature, — ce qui n’est autre chose que le polythéisme, — et que le péché qui vient immédiatement après est l’usage du tabac. Fumer cela s’appelle boire la honte ; le tabac, c’est la honte. — Et le meurtre, l’adultère, le faux témoignage et les autres crimes du même ordre ? — Pour ces péchés, Dieu est miséricordieux. — Ainsi donc il n’y a que deux péchés graves ; le reste est véniel et peut être pardonné ? — Précisément. — Mais d’où vient cette sévérité pour le tabac ? demanda timidement M. Palgrave tout en protestant de son horreur personnelle pour la plante maudite. — Le wahabite répondit que le tabac est une substance enivrante et à ce titre contraire à l’esprit de Mahomet. Il ajouta que, selon les paroles du prophète, on ne doit rien boire ni manger qui ait été brûlé ou cuit à la flamme, et que l’action de fumer est comprise dans cette interdiction. — Ces raisons pouvaient être aisément contestées ; mais M. Palgrave dut renoncer à en obtenir de plus solides. Dans sa pensée, l’interdiction du tabac ne fut pour Wahab qu’un moyen de créer parmi ses disciples un signe de ralliement par lequel on pût les reconnaître d’une manière certaine. De plus le tabac comme le vin étant un élément social et civilisateur qui rapproche les hommes, cela suffit pour qu’il soit également prohibé. M. Palgrave développe cette thèse avec des argumens assez ingénieux, fondés sur le caractère général de la religion musulmane. J’avoue cependant que ces argumens, ne m’ont point paru beaucoup plus décisifs que ceux de l’ancien zélateur. Il est un fait, c’est que le tabac est absolument interdit dans le Nedjed, et que cette interdiction très étrange figure en tête des articles de foi du catéchisme wahabite. Laissant de côté les motifs, nous pouvons dire que la conséquence est très rassurante pour ceux qui redoutent l’expansion de la secte nouvelle et qui rêveraient d’une invasion arabe. Au temps où nous sommes, une religion et un gouvernement qui défendent de fumer n’iront jamais bien loin.
Le docteur partageait ainsi son temps entre les consultations médicales et les dissertations théologiques. Il trouvait cependant quelques heures de trêve, et il en profitait pour faire quelques excursions dans les environs de la capitale. Sa promenade favorite était celle qui le conduisait aux écuries royales, où l’héritier du trône, Abdallah, lui avait donné ses entrées, faveur exceptionnelle que M. Palgrave devait à une circonstance toute fortuite. Pendant qu’il rendait visite à Abdallah, on vint avertir le prince que l’une de ses jumens, blessée d’une morsure à l’épaule, se trouvait gravement malade, et que les vétérinaires du haras craignaient de ne pouvoir la sauver. Abdallah offrit cette cure à M. Palgrave, qui se garda bien de refuser. En Arabie, la vie d’un cheval est estimée au moins autant que celle d’un homme, et le médecin ne déroge pas en acceptant l’office de vétérinaire. M. Palgrave, qui a des prétentions au sport comme tout bon Anglais, fut amplement récompensé de cet acte de déférence. Il y avait dans les écuries une collection de trois cents chevaux d’une beauté admirable. Les hanches bien pleines, les épaules merveilleusement dessinées, le dos souple et légèrement cambré, la tête large au sommet et très mince vers les naseaux, l’oreille petite et très fine, les yeux intelligens et doux, les jambes brillantes, presque métalliques, la queue finement rejetée en arrière et décrivant une courbe gracieuse, la robe soyeuse, la crinière longue sans être trop touffue, tout enfin dans ces nobles bêtes était d’une perfection adorable. La couleur dominante était le gris ou l’alezan doré ; il y a aussi le bai clair, le blanc, le noir, le gris de fer ; il n’existe ni bai brun, ni pie, ni pommelé. M. Palgrave s’extasie devant l’élégance, l’harmonie de formes dont il a eu les types sous les yeux ; il ne trouve pas assez d’adjectifs pour exprimer ses sensations sportiques. Le haras royal est certainement ce qu’il a vu de plus beau dans le Nedjed.
Pendant le jour, les chevaux sont laissés en liberté dans une grande cour ; le soir, on les rentre à l’écurie, où ils ont chacun leur stalle. Jamais on ne les attache par le cou : une des jambes de derrière est entourée, à la hauteur du paturon, d’une chaîne légère, qui est fermée par un cadenas et que l’on relie à une corde fixée dans le sol par une cheville de fer. Les chevaux vifs et ardens ont une jambe de devant retenue de la même manière. Ce mode d’attache est adopté dans toute l’Arabie. Il est inutile d’ajouter que les chevaux sont traités avec une grande douceur, sans que les soins dont ils sont l’objet leur enlèvent aucune de ces qualités fortes et rustiques qui leur donnent tant de prix. La vigueur, la dureté à la fatigue, la sobriété des chevaux arabes sont justement renommées. La race du Nedjed est classée au premier rang. D’après M. Palgrave, il n’existe point dans le pays plus de cinq mille chevaux de sang pur, et ces magnifiques animaux n’appartiennent qu’aux chefs et aux Arabes opulens. Pour les posséder, il faut ou les recevoir à titre de don, ou les obtenir par héritage ou les conquérir par les armes. Le cheval nedjéen n’est pas une marchandise ; on ne le rencontre point dans le commerce, il ne s’achète pas à prix d’argent. Rien n’égale à cet égard la jalousie nationale. Lorsque par hasard un intérêt politique conseille au roi d’envoyer au sultan, au shah de Perse et au vice-roi d’Égypte quelques échantillons de la race du Nedjed, on ne se dessaisit jamais d’une jument, et l’on choisit l’un des moins beaux étalons du haras. Quant à l’Europe, elle ne connaît point encore le cheval nedjéen.
En ouvrant à M. Palgrave l’accès des écuries royales, Abdallah lui avait donné la plus grande marque d’amitié et de confiance dont un Arabe soit capable. Par malheur et peut-être à cause de la faveur dont il commençait à jouir, le docteur entendait l’orage gronder autour de lui. Les wahabites pur sang et les envieux étaient las de sa présence. L’animosité qui régnait entre les deux fils du roi, Abdallah et Saoud, et qui divisait la cour en deux camps, rendait la situation encore plus difficile. Vers la fin de novembre, Abdallah, qui avait paru prendre goût aux études médicales, s’avisa de demander à M. Palgrave diverses drogues et particulièrement de la strychnine. Son intention n’était point douteuse. Il connaissait la puissance foudroyante de ce poison, et, d’après divers indices, il était aisé de juger du premier coup qu’il voulait tout simplement s’en servir contre son frère Saoud. Le docteur résista. En Arabie comme ailleurs, on risque beaucoup à résister aux princes. Supplications, menaces, périls à ébranler le plus intrépide, rien ne put déterminer M. Palgrave à se rendre même indirectement complice des vengeances d’Abdallah. Il ne lui restait plus qu’à faire ses malles, sans demander ses passeports, et à partir au plus vite, ce qu’il fit le 28 novembre 1862 sous la conduite d’un Arabe qui lui avait toujours été fidèle et qui l’avait guidé avec beaucoup d’habileté à travers les mille écueils de la capitale wahabite. Encore quelques jours, et il serait resté à Riad beaucoup plus longtemps qu’il ne sied à un voyageur.
Voici donc M. Palgrave obligé de poursuivre, plus promptement qu’il ne l’eût désiré, ses pérégrinations à travers l’Arabie. Pendant cinq mois encore, il parcourt la péninsule dans la direction du sud-est. Il visite successivement les villes d’Hobbouf et de Katif, dans la province de l’Hasa, les îles Bahrein, les états de Katar et d’Oman, qui bordent le golfe Persique. Après avoir séjourné à Mascate, capitale de l’Oman, il traverse le golfe et aborde à Ormuz, qui ne conserve plus que les ruines de l’ancienne splendeur portugaise. Il opère enfin son retour sur Bassorah, et son voyage si aventureux se termine par un naufrage, non point de ces naufrages qui ornent un récit et le complètent par l’agrément d’une innocente émotion, mais un vrai naufrage, dans lequel il faut nager tout de bon. Cette dernière partie de l’exploration de M. Palgrave n’est pas moins intéressante que la première ; mais elle comprend des pays mieux connus, qui sont pour la plupart ouverts au commerce européen, et que les simples touristes pourraient visiter assez facilement. Nous devons d’ailleurs nous borner, et il nous suffit d’avoir suivi le courageux explorateur dans ces régions de l’Arabie centrale, qui pour l’Europe sont encore des terres vierges, que le fanatisme religieux et politique, secondé par la nature, entoure d’épais voiles.
D’après la relation de M. Palgrave, le centre de l’Arabie n’est point ce que nous pensons. Le désert n’y règne pas en souverain maître. Quand on a franchi les espaces désolés où s’agitent les sables et le simoun, on retrouve le sol cultivable, les plaines fertiles, une population assez compacte, des villes, de nombreux villages. Inclémente pour certains points, la nature a répandu sur d’autres l’abondance et la splendeur de ses dons. Par-delà le désert, l’image de la civilisation apparaît ; le Bédouin nomade fait place à des agglomérations de tribus, à des nations qui ont une histoire, une littérature, des croyances religieuses, de même que le stupide chameau cède le champ au noble cheval du Nedjed. M. Palgrave nous a révélé, avec Niebuhr, ces existences cachées, dont les géographes auront désormais à tenir compte. A-t-il réussi à déterminer avec la même rectitude le caractère des institutions politiques et religieuses de l’Arabie ? Doit-on se fier à ses opinions sur le wahabisme, sur la condition présente de cette étrange doctrine, sur les destinées que l’avenir lui réserve ? Ici le doute peut être permis. On n’étudie pas à la course et d’un regard superficiel de telles questions. La sincérité du voyageur n’est point en cause ; mais sa compétence est discutable. Quoi qu’il en soit, les faits qui ont été observés de bonne foi ont dès à présent, pour l’examen de ces graves problèmes, une valeur propre qu’il serait injuste de méconnaître. M. Palgrave a ouvert et frayé la route au profit des explorateurs qui seront tentés de le suivre et d’ajouter quelques chapitres à ce livre si instructif et si amusant, que l’on peut considérer comme le premier guide du voyageur en Arabie.
C. LAVOLLÉE.