Un Village espagnol d’autrefois – La Alberca

Maurice Legendre
Un Village espagnol d’autrefois – La Alberca
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 691-696).
UN
VILLAGE ESPAGNOL D’AUTREFOIS
LA ALBERCA

Le roi Alphonse XIII vient de visiter la contrée la plus mystérieuse et la plus désolée de son royaume, le pays de las Hurdes. Il n’est pas possible de concevoir un voyage plus différent de l’ordinaire déplacement officiel d’une Majesté. A las Hurdes, il n’y a point de routes ; des sentiers, presque toujours fort étroits et parfois obligés d’emprunter des pentes abruptes, sont le seul lien, ténu et lâche, qui relie entre eux et rattache au reste du monde les villages et les hameaux perdus dans les ravins de trois vallées rocheuses.

Dans ce pays où les nouvelles ne peuvent parvenir, le souverain s’est engagé. Il vient se rendre compte de la possibilité de sauver de la misère tragique une population de plusieurs milliers d’âmes. Sous le soleil torride des vallées encaissées et des croupes sans arbres, il s’avance à cheval, accompagné d’une escorte réduite où figurent, entre autres personnes, deux hommes qui ont beaucoup fait pour décider le Roi à ce voyage : le député du district, comte de Romilla, qui appartient à l’illustre famille des Alcalâ Galiano, et qui en maintient fidèlement la tradition de haute culture et d’amitié pour la France ; et le docteur Gregorio Marañon, dont les admirateurs étrangers (c’est-à-dire des spécialistes du monde entier) ne se figurent pas que ce membre de l’Académie de médecine de Madrid n’a que trente-deux ans.

Aux villages (si l’on en excepte un ou deux de la périphérie), point de beaux costumes ni de pavoisements : la grande majorité des habitants sont en haillons ; et comment pavoiserait-on, quand les taudis n’ont point de fenêtres ? Pourtant c’est une fête unique, sans commune mesure de joie avec ce que les pauvres habitants connaissent. Ils entourent leur Roi, ils lui baisent les mains ; ils lui racontent leur immense misère. Le Roi parle aux uns et aux autres ; il interroge ceux qui ont été soldats au Maroc ; il distribue aumônes et remèdes. Le voici à Ladrillar qui soulève la paupière d’une enfant dont le docteur Varela lui a expliqué le mal : l’enfant sera envoyée à Madrid et opérée, aux frais du Roi. A Fragosa, il entre dans la cabane de Juan Crespo, que le paludisme a conduit, tout jeune, aux portes de la mort. « Maintenant, je mourrai sans regret ; j’ai vu mon Roi, « dit Juan Crespo. (On n’apprend pas ces phrases-là à las Hurdes, ni rien qui les suggère.) Souvent, près du village, le Roi s’assied sur la roche, au bord du chemin ; il a de bon matin lancé son veston à un homme de sa suite ; il se repose un moment en fumant une cigarette, ou il se restaure tout en conversant avec les pauvres gens qui se pressent autour de lui. Le matin, il va faire sa toilette au ruisseau qui est la seule gaîté, heureusement intarissable, de chaque vallée.

Au cœur du pays, il a été rejoint par l’admirable évêque de Coria qui, plusieurs fois déjà a parcouru à cheval cette région déshéritée de son diocèse. Le rapide voyage, dont le caractère est complété par l’arrivée de l’évêque, passe sur le pays comme une grande vague d’espérance.

Le retentissement de cet acte royal a été très grand en Espagne, en dépit d’un luxe de précautions policières où la volonté royale n’était sans doute pour rien, et qui ajoutait aux difficultés naturelles de l’information. Peut-être ce zèle policier est-il pour quelque chose dans le pessimisme des commentaires par lesquels un assez grand nombre de publicistes ont remplacé les récits du voyage qu’ils n’avaient pas été à même de faire. On a beaucoup écrit, au cours du voyage, que la très heureuse initiative royale était d’autant plus importante qu’il y a partout en Espagne des pays assez semblables à ceux de las Hurdes. Assurément chacun connaît des pays plus ou moins misérables : mais que n’a-t-on permis aux gens de faire des comparaisons ? En généralisant encore, et non sans verser dans la politique ou même dans la philosophie politique, on a voulu voir dans le cas de las Hurdes un raccourci du cas de l’Espagne elle-même : canton abandonné des gouvernements et de l’administration, sans communications, sans ouvertures sur le dehors... On devine comment ce thème peut être développé.

Et il y a beaucoup de vérité dans tout cela. Mais il n’y a pas toute la vérité. L’Espagne est le pays des contrastes. Et le voyage royal s’est terminé par le plus magnifique et le plus réconfortant des contrastes.

Le Roi est sorti du pays de las Hurdes par la célèbre vallée de las Batuecas, où les Carmes ont transformé le désert en. un paradis terrestre. Assurément, ce paradis ne peut admettre qu’un très petit nombre d’élus ; mais, en quittant las Batuecas, le roi arrivait à la Alberca, qui a près de trois mille habitants, et c’est là que le contraste avec les pays qu’il venait de parcourir tient du prodige. Le portillo de la Cruz, que l’on franchit à plus de douze cents mètres d’altitude entre las Batuecas et la Alberca, sépare vraiment deux mondes.

La Alberca a conservé, toutes pures, les traditions saines et raffinées d’une antique civilisation chrétienne. Là aux jours de fête, une grande allégresse déborde sans trouble et sans obstacle. Les maisons du village, dont les charpentes de bois bruni et dont les tuiles panachées de lichens décorent avec les fleurs des balcons en encorbellement, les rues étroites et montueuses, les costumes, les danses, et toutes les réjouissances, ont une délicieuse saveur d’autrefois. On mène encore à la Alberca la vie de travail calme et d’espérance sereine et confiante que nous nous plaisons à imaginer comme ayant été celle de nos pères. Situé au pied de la montagne de France (Peña de Francia), au sommet de laquelle se dresse le sanctuaire de Notre-Dame de France, le village a pour grandes fêtes les fêtes de la Vierge, et avant toutes, l’Assomption. En cette solennité, où l’orientale Elche célèbre dans sa cathédrale un « Mystère », la Alberca représente, sur la place de l’Église, un auto sacramental, dont l’origine remonte vraisemblablement à l’époque du protestantisme.

Je revois, très proche dans ma mémoire, le jour où j’eus la révélation de ce spectacle, que j’ai revu depuis, non avec la même surprise, mais avec le même plaisir. Du porche de l’église, aux places que la courtoisie de la municipalité a réservées à mes amis et à moi, nous dominons la foule mouvante et pressée, toute constellée des beaux foulards rouges, verts, jaunes et bleus, des femmes. Un personnage s’avance sur l’estrade abritée d’un grand vélum attaché aux fenêtres de deux maisons. Vêtu de la cape, coiffé cavalièrement, il débite en guise de prologue, arpentant la scène, quelques critiques sans méchanceté à l’adresse des gouvernements et quelques doléances sur la lourdeur des impôts. La foule manifeste son assentiment avec d’autant plus de force qu’elle attend depuis longtemps.

Puis commence la petite pièce traditionnelle en son fond, mais légèrement remaniée chaque année par un habitant du village.

Un bon et honnête chrétien, vêtu de peaux hirsutes, figure le diable ; ce diable est à cheval sur une sorte de monstre en bois mal équarri, et dont la croupe ne saurait se recourber en replis tortueux : du fond de la scène, il glisse en descendant sur une poutre, laborieusement. Alors des pétards, plantés un peu partout sur le dragon, fument, fusent, et, en éclatant, couvrent de leurs débris l’esprit du mal qui est obligé de mettre ses mains devant ses yeux. D’ailleurs imperturbable sous son poil, le diable persuade à un gentilhomme protestant de détourner de la foi deux gentilshommes catholiques. Une discussion morale et théologique commence, et, quoique l’un des deux catholiques résiste, on ne sait trop comment elle tournerait si la Vierge n’intervenait (figurée par une petite fille dressée sur un piédestal), et si le protestant, soudain foudroyé mystérieusement, ne se repentait pour mériter le pardon que lui octroie la Vierge.

L’auto est terminé ; la municipalité fait offrir à ses hôtes du vin et des biscuits ; puis commence une grande pièce, qui change chaque année, et qui est, cette fois. Les deux vice-rois de Sicile. Le public, ceux surtout qui sont trop loin pour bien entendre, a quelque peine à se mettre au silence ; et, soudain, le souffleur jaillit de son trou : « Si le public ne se tait pas un peu, la pièce ne va pas continuer longtemps ! » et l’autorité du souffleur fait plus d’impression que l’autorité trop discrète de l’adjoint, qui, près de nous, a déjà fait une menace semblable. Le souffleur a d’ailleurs un grand rôle, un rôle grandissant à mesure que la pièce est plus près de finir. Aux dernières scènes, il souffle jusqu’à des exclamations d’horreur ; les acteurs l’entendent, sans cela l’horreur ne suivrait pas d’assez près l’horrible. C’est avec ce naturel qu’est jouée la pièce, sans rien de cette recherche qui presque toujours conduit au ridicule.

L’après-midi de ce jour-là commence une autre représentation où ce sont encore les gens du village qui sont acteurs : c’est la course de taureau, la capea, sur la grande place publique. À la fin de l’après-midi, a lieu le bal en plein air.

Ainsi finit, à l’Assomption, par une fête religieuse suivie de saines et pittoresques distractions, l’année de la Vierge.

Le samedi suivant, l’année de la Vierge recommence, par une messe que l’on appelle la messe des étoiles ou la messe des pétards. Cette messe se dit, en effet, avant l’aurore et les fidèles qui s’y rendent lancent, avant d’entrer dans l’église, quelques fusées qui éclatent dans le ciel nocturne. Cette année, pour la messe des étoiles, le bon tio Ignacio est venu par le jardin nous réveiller en frappant aux volets. Il était enveloppé de sa grande cape et, sur le chemin de l’église, il a sorti de son manteau des fusées qu’il avait réservées pour nous.

On devine qu’il est facile de puiser dans le trésor des traditions de la Alberca. Pour la visite royale, fête extraordinaire, les préparatifs avaient été faits sous la direction de l’actuel gouverneur civil de Madrid, don Eloy Bullon, député du district auquel appartient la Alberca (nous sommes ici dans la province de Salamanque et non plus, comme à las Hurdes, dans celle de Cacerès.) Don Eloy Bullon, qui est connu des historiens de la philosophie par un livre extrêmement suggestif sur les Précurseurs espagnols de Bacon et de Descartes, connaît admirablement et sait aimer sa petite patrie comme la grande. Il avait tout réglé pour que le roi pût goûter sous ses divers aspects le charme du village d’autrefois qui est si vivant. Dans le projet primitif, le Roi devait passer une nuit à la Alberca, où une maison lui avait été réservée sur la place de l’Église ; là l’attendaient, avec des meubles anciens de la région, de beaux portraits de la Reine et des enfants royaux, et aussi un très bon portrait d’Alphonse XII. Mais Alphonse XIII, séduit par les délices du bain dans la rivière des Batuecas et par la plénitude du repos que promet et que donne la légendaire vallée, ne se laissa point entraîner par le gouverneur civil de Madrid qui était allé à sa rencontre. Il y gagna du moins d’arriver à la Alberca dans toute la splendeur d’une matinée de juin. Les Albercanos, en masse, avaient harnaché chevaux et mules de leurs plus riches harnais, et, avec une profusion de grelots et de rubans, ils s’étaient portés à la rencontre du souverain. Dans les rues étroites étaient dressés de nombreux arcs de triomphe et l’on écrasait sur les petits pavés pointus des plantes aux arômes subtils. Aux fenêtres pendaient les admirables étoffes brodées où l’on voit des fleurs et des animaux merveilleux, et où des générations de grand mères ont mis tout le génie de leur longue patience et toute leur poésie.

A l’église, où la piété des siècles passés a entassé les riches ornements, un Te Deum fut chanté. Puis eut lieu le banquet qu’offrit don Eloy Bullon dans la grande salle de l’école publique, qui donne sur la plaza Mayor, aujourd’hui plaza de Eloy Bullon. A la droite du Roi était l’alcade du village. Du balcon de l’école, on avait un spectacle magnifique, celui de la foule ; c’est de là que, plus tard, le Roi devait voir danser, à l’ancienne mode, jeunes filles et jeunes gens. Un groupe de jeunes filles qui lui furent présentées, portait des costumes particulièrement somptueux. Coiffées de merveilleux foulards ou de fines dentelles, croisant sur leurs corsages de velours des châles de Manille, elles ont quatre ou cinq jupes de fort drap, superposées, qui forment une sorte de cloche d’une ligne ferme et simple ; dans la danse lente, que les danseurs dansent en se faisant face, sans se tenir, cette cloche, gracieusement, oscille, cependant qu’aux oreilles des paysannes se balancent de longs pendants filigranes, et qu’un bruissement d’or et d’argent court dans les innombrables colliers qu’elles ont au cou et sur la poitrine. Certaines d’entre elles portent sur elles des livres d’argent, en énormes chapelets où les gros grains ciselés alternent avec des pièces qui ressemblent aux tours du jeu d’échecs. Une délégation de jeunes filles offrit à Sa Majesté l’une des plus riches étoffes qui pendaient aux fenêtres ; et, au nom de la population, l’alcade lui remit, pour la Reine, un très antique couvre-lit brodé de soie aux mille couleurs. Puis ce furent des fleurs par brassées.

C’est ainsi que les Princes sont reçus, par leurs fidèles sujets, dans les contes de fées. Mais les visions de contes de fées durent peu. Le moment du départ vint trop tôt : les gens du pays ne comprenaient pas pourquoi leur Roi ne suspendait pas la marche du temps. « Ne vous en allez pas aujourd’hui. Sire, dit une femme en écartant la foule pour s’approcher de lui ; nous voulons vous fêter comme vous le méritez. — Hélas ! répond le Roi, je ne peux pas faire autrement que de m’en aller. — Comment, reprend la femme, s’il y a quelqu’un qui peut agir à sa volonté, n’est-ce pas le Roi ? »

Cela tendrait à prouver que, à la Alberca, les femmes ne sont pas mûres pour la politique et que l’essence du régime constitutionnel leur est inconnue. Mais l’admirable civilisation qui survit à la Alberca est bien digne de ne jamais périr. Et s’il est vrai qu’il y a un peu partout sur le territoire et dans la structure organique de l’Espagne quelque chose de ce qui caractérise las Hurdes, il y a aussi, très profondément, quelque chose de ce qui fait l’enchantement de la Alberca.


MAURICE LEGENDRE.