Un Vaincu/Chapitre XXVI

J. Hetzel (p. 267-278).

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la vie civile. — washington college

Il existait à Lexington, en Virginie, depuis l’année 1749, un collége ou académie qui avait eu des jours brillants. Fondé par un émigrant irlandais, Robert Alexander, qui l’avait nommé Augusta Academy, ce collége était devenu Liberty Hall après les premières victoires de la République américaine ; puis, le général Washington lui ayant légué par testament cinquante mille livres sterling (1,250,000 fr.), le nom du héros national avait été, par reconnaissance, donné à un établissement dont il assurait l’avenir.

On sait avec quelle munificence sont dotées, en Amérique, les institutions qui ont pour but l’instruction, à n’importe quel degré. Washington College avait reçu d’autres legs considérables et avait pu recruter d’excellents professeurs, former des collections importantes, appeler à lui enfin tous les éléments du succès.

Mais là aussi la guerre avait passé et accompli son œuvre de désolation. Les bâtiments avaient été dévastés, la riche bibliothèque pillée ; les étudiants s’étaient dispersés, ainsi que les professeurs. Les uns et les autres avaient pris les armes et on ne savait plus ce qu’étaient devenus les survivants.

Quelques citoyens, après le grand naufrage, voulurent essayer d’en rassembler les épaves ; ils se trouvèrent en face d’une caisse vide, sans professeurs, sans élèves, sans espoir de trouver du secours au milieu de la ruine générale de la contrée.

En se débattant au milieu de ces difficultés, les administrateurs du Collège eurent une pensée dont la réalisation allait devenir leur salut. Ils imaginèrent d’appeler à la direction de l’institution, à la présidence, comme on dit en Amérique, le grand vaincu du Sud. Quatre mois après la capitulation d’Appomatox, Lee apprenait dans sa retraite qu’il avait été nommé président de Washington College[1].

Voici la réponse qu’il adressa aux administrateurs :

« 24 août 1865.
« Messieurs,

« J’ai tardé quelques jours à vous accuser réception de la lettre du 5 courant, par laquelle vous m’informez de mon élection à la présidence de Washington College, parce que je désirais réfléchir mûrement avant de prendre un parti. Je comprends la lourde responsabilité d’une telle charge, et j’ai craint de ne pouvoir en remplir les devoirs à la satisfaction du Comité et pour le bien du pays.

« L’éducation de la jeunesse demande, non-seulement un grand talent, mais encore, je le crois, plus de force que je n’en possède maintenant. Je ne me sens pas capable d’assumer la tâche de professer moi-même ; je ne pourrais me charger d’autre chose que de l’administration et de la direction générales.

« Un autre sujet m’a plongé dans de graves réflexions, et il est, je crois, digne d’attirer l’attention du Comité. Par la proclamation du gouvernement des États-Unis du 29 mai dernier, je suis exclu du bénéfice de l’amnistie[2], je reste un coupable aux yeux d’une portion de mes concitoyens. Il est à craindre que ma nomination au titre de président ne fasse rejaillir sur le Collége un sentiment d’hostilité et de défiance et que je ne me trouve ainsi être la cause du tort qui serait fait à une institution dont la prospérité doit être mon plus grand désir.

« Je crois que le devoir d’un citoyen, dans l’état actuel du pays, est d’aider de tout son pouvoir au retour de la paix et de la concorde. C’est un devoir plus strict encore pour ceux qui sont chargés de l’éducation de la jeunesse, de donner l’exemple de la soumission à l’autorité, je craindrais d’attirer sur le Collége la malveillance ou la réprobation.

« Si cependant, messieurs, vous jugez autrement, si vous pensez que mes services, au poste que le Comité me destine, puissent être utiles au Collège et au pays, je me soumettrai à votre jugement ; sinon je refuserai votre mandat.

« En vous priant d’exprimer au Comité ma reconnaissance de l’honneur qu’il m’a fait, je suis, messieurs, votre très-obéissant serviteur.

« R. E. Lee. »

Le Comité ne renonça pas à son plan, et il eut raison.

Le gouvernement fédéral eût ruiné sa popularité aussi bien dans les États victorieux que dans les États vaincus, s’il eût frappé le général Lee ; et de fait, il n’en avait nul motif. On n’ignorait pas à Washington que, du plus loyal et du plus énergique des adversaires, la paix avait fait le plus sincère et le plus soumis des citoyens de l’Union.

D’ailleurs, même aux jours de la lutte, le chevaleresque Virginien avait joui, aux yeux des Nordistes, d’une sorte d’immunité ; il n’avait pas été confondu par eux dans la foule des vulgaires rebelles, il leur apparaissait comme un nouveau Bayard égaré dans une mauvaise cause, — la cause était vaincue, le héros restait, et au nord du Potomac comme au sud, on n’allait pas tarder à se parer de sa gloire.

Le Comité de Washington College persista donc, et le 2 octobre de cette même année 1865, le général Lee fut installé dans ses nouvelles fonctions.

C’est un spectacle bien fait pour étonner nos yeux français que cette transformation d’un général en chef en éducateur de la jeunesse, et si l’on se souvient que ce général était, avant la guerre, de naissance comme de fortune, ce que nous appellerions encore volontiers « un grand seigneur », l’étonnement touche à l’incrédulité. Cependant rien n’est plus vrai, rien ne fut plus simple.

Pour un homme de devoir tel qu’était Lee, ce qui pouvait convenir ou non à son rang ou à son grade importait peu quand il s’agissait d’obéir à la loi que lui dictait sa conscience : Servir son pays… Toute autre voix se taisait devant celle-là. Il avait cru le servir, il avait voulu le défendre, et le sang versé, les ruines accumulées lui répétaient qu’elle était perdue, cette cause de l’indépendance virginienne à laquelle il s’était dévoué. Maintenant une voie nouvelle s’ouvrait à lui, voie modeste, peut-être difficile à suivre, peut-être impossible, qu’importe ?… il y entrait avec la généreuse ardeur d’un patriotisme que rien ne pouvait lasser.

Les critiques ne manquèrent point, il s’entendit blâmer par ses amis eux-mêmes. « Qui peut vous décider à vous mettre sur le dos une affaire ruinée ? » lui disait-on. Il répondait : « J’ai une mission à remplir ; » et quand on le pressait de questions : « J’ai vu, disait-il, tomber sous mon drapeau un grand nombre de jeunes gens du Sud, je veux employer ma vie à faire de ceux qui restent des hommes de devoir. »

L’avenir montrera si ses nobles et patients efforts ont réussi. Ce que nous savons, c’est qu’il devint l’idole de ses élèves, comme il avait été naguère celle de ses soldats. Tandis que son nom attirait professeurs et élèves, que son talent organisateur rendait à l’institution, dès la seconde année, son ancien éclat, et peu après la faisait parvenir à une perfection professionnelle si incontestable que les États du Nord y envoyaient leurs enfants[3], Lee enseignait par son exemple et par ses paroles ces grandes leçons de foi et de patriotisme qui trop souvent paraissent dans les livres froides et décolorées.

C’était une leçon que la soumission chrétienne d’un si énergique soldat ; que la manière dont il concentrait toutes ses pensées, toute son activité, sur ses devoirs présents ; c’était une leçon que l’abnégation avec laquelle il refusait, pour rester à son humble tâche, tout ce qui pouvait tenter une ambition légitime, et quand la Virginie pacifiée réclama l’honneur de subvenir magnifiquement à tous ses besoins, ce fut une leçon que de lui voir préférer gagner lui-même et péniblement son pain de chaque jour[4].

Enfin ce fut une leçon, la plus haute de toutes et peut-être la plus difficile à comprendre, que de le voir, quand le moment fut venu, signer, l’un des premiers, la demande d’amnistie au gouvernement des États-Unis.

Cet acte de soumission ne devait rien changer à son sort, et l’accomplir était une cruelle humiliation pour un homme aussi convaincu de la justice de sa cause ; cependant, comme il importait à la pacification des esprits et aux intérêts des Sudistes, privés de leurs droits civils tant qu’ils n’avaient pas été amnistiés, qu’une solennelle démarche fût faite, Lee se dévoua. Ajoutons que le pardon lui fut refusé, à lui, mais l’œuvre de l’apaisement n’en était pas moins commencée et par les mêmes mains qui avaient été les dernières à lâcher l’épée.

Lee avait conservé de sa vie militaire l’usage de s’adresser par des ordres du jour à la jeune population de Washington College.

Ses élèves savaient quel chagrin lui causerait une mauvaise action de leur part et la seule crainte de faire peser un souci de plus sur ce front vénérable suffit bien souvent à les maintenir dans le bon chemin ; cependant il se trouva quelquefois de jeunes têtes folles qui abusèrent de la liberté extrême dont jouissent les étudiants en Amérique. Nous avons déjà vu avec quelle délicatesse le général Lee savait exprimer le reproche ; voici un des ordres du jour amenés par une escapade de jeunes gens :

« Washington College, 26 novembre 1866.

« La Faculté appelle l’attention des étudiants sur les désordres qui ont troublé les rues de Lexington pendant les nuits de vendredi et de samedi. Ils n’ont pu, la Faculté le pense du moins, être une cause de plaisir pour personne, de sorte qu’ils n’ont aucune excuse. On prétend que des étudiants de ce Collége ont eu l’intention de troubler le repos et la paix d’une ville où toutes les portes leur sont ouvertes et dont les habitants ne négligent rien pour contribuer à leur bien-être et à leur plaisir.

« Il est superflu d’insister sur l’inconvenance d’une pareille conduite, dont la cause ne peut être qu’un excès de légèreté et un manque de réflexion. La Faculté en appelle donc à l’honneur des étudiants et au sentiment de leur dignité, afin que des faits semblables ne se renouvellent pas. Elle a la ferme confiance que la pensée des égards qu’ils se doivent à eux-mêmes, à leurs parents et à l’Institution à laquelle ils appartiennent, leur enseignera mieux que de plus longs reproches, quelle conduite doit toujours tenir un galant homme.

« Le Président du Washington College,
« R. E. Lee. »

C’est une part de la justice de Dieu que tout effort pour le bien porte avec lui sa récompense. Le général Lee goûta les fruits de son travail, il sentit qu’il était béni, qu’il prospérait, et il put écrire un jour à l’un de ses vieux compagnons d’armes : « Je fais mon bonheur des devoirs de la vie civile. »

  1. Aujourd’hui Washington and Lee Institution.
  2. C’est-à-dire privé des droits civiques. Il en était de même pour tout individu ayant prêté aide ou secours à la cause confédérée. C’est ainsi que le champ fut laissé libre aux aventuriers du Nord.
  3. En 1870, Washington College comptait déjà cinq cents élèves. Il est maintenant dirigé par le général Custis Lee, fils aîné de celui dont nous racontons la vie.
  4. Une des offres qu’il refusa fut un traitement de 350,000 francs pour la simple présidence honoraire d’une compagnie financière. Il n’accepta pas même pour mistress Lee une pension de 15,000 francs que voulait instituer le Comité du Collége.