Un Vaincu/Chapitre XVIII

J. Hetzel (p. 192-202).

xviii


le froid et la faim

En touchant la terre virginienne, Lee sut que la vie de son fils était sauvée, mais sa jeune belle-fille, malade déjà, n’avait pu supporter une pareille angoisse, elle était morte en croyant son mari condamné.

Il apprit aussi qu’un irréparable désastre avait atteint la Confédération du Sud. Vicksburg, dernière barrière qui, sur le Mississipi, s’opposât encore au libre parcours des Fédéraux, venait de succomber. Sauf en Virginie, les armées du Nord n’avaient plus aucun obstacle devant elles ; elles étaient libres de se réunir pour marcher sur Richmond, toute espérance d’un triomphe final s’évanouissait.

Le 15 juillet, un décret du président Davis appela sous les drapeaux tous les hommes valides de dix-sept à quarante-cinq ans. Aucune profession n’exempta plus du service militaire. On vit alors des milliers de femmes et de jeunes filles venir prendre dans les bureaux, les administrations, les comptoirs, la place des commis devenus soldats. Le président ordonna un jour d’humiliation et de prière que le général annonça à ses troupes par un ordre qu’il terminait ainsi :

« Soldats ! Nous avons péché contre le Dieu tout-puissant. Nous avons oublié ses miséricordes, et nous avons entretenu en nous l’esprit de vengeance et d’orgueil ; nous ne nous sommes pas souvenus que les défenseurs d’une cause juste, doivent être purs aux yeux du Seigneur ; nous avons oublié que « nos temps sont en sa main, » nous avons trop compté sur nos propres forces pour achever l’œuvre de notre afranchissement.

« Dieu est notre seul refuge. Il est notre force. Humilions-nous devant Lui. Confessons-lui nos fautes et supplions-le de nous donner un plus ferme courage, un patriotisme plus pur, une volonté plus énergique. Qu’Il veuille changer les cœurs de nos ennemis ! Qu’Il daigne hâter le temps où cessera la guerre, avec ses angoisses et ses souffrances ! Et qu’Il lui plaise enfin de nous donner un nom et une place parmi les nations de la terre ![1]. »

Meade avait trop souffert pour être en état d’inquiéter l’armée sudiste. Semaines après semaines se passèrent sans qu’on le vit paraître. En novembre seulement, il vint reprendre les positions qu’il avait occupées d’abord sur la rive nord du Rapidan. Son armée comptait soixante à soixante-dix mille hommes, celle de Lee trente à trente-cinq mille. Quelques combats peu importants occupèrent la fin de l’automne. Nous les laisserons dans l’ombre et nous reprendrons notre récit à l’entrée de l’hiver 1863-1864.

Le corps de Longstreet a été de nouveau enlevé à l’armée de Lee : il a été envoyé dans le Tennessee pour essayer d’y retarder les progrès de Sherman. Les vides laissés dans les rangs sudistes par son départ ou par la sanglante campagne de Gettysburg ne sont pas remplis.

Ce n’est pas que la population méconnaisse les suprêmes devoirs que lui impose le danger de la patrie ; loin de là, tous les citoyens sont sous les drapeaux, et dans la Virginie entière, on ne trouverait pas six cents hommes blancs qui se soient soustraits à l’appel du gouvernement de Richmond[2]. Mais l’épuisement semble arrivé à sa dernière période. Les hommes manquent, il n’y en a plus, et pour nourrir l’effectif si réduit qu’on possède encore, le pain aussi vient à manquer. Il faut disséminer à de grandes distances et exposer à tous les dangers de l’isolement les régiments dont la concentration affamerait la contrée. On demande au Sud, aux États alliés, du blé, du pain…, rien n’arrive. Le tabac remplit les fermes, les balles de coton pourrissent sous les hangars, et la Virginie meurt de faim !

Par le froid rigoureux, sous les baraques de leurs campements, les Sudistes sont réduits à des rations insuffisantes même pour des soldats assiégés : quatre onces de lard et une poignée de farine de maïs. Le général partage toutes les privations de ses hommes. Son ordinaire est, avec une galette de maïs, un chou bouilli dans l’eau salée ; il ne mange de la viande que deux fois par semaine.

Quelques personnages distingués vinrent, à la suite d’une inspection, dîner au quartier général. Ce n’était pas un jour où la viande dût paraître, mais Lee ordonna à son domestique de s’en procurer à tout prix, afin de relever le menu habituel. En effet, l’heure du dîner arrivée, on vit apporter au milieu des convives un large plat de choux orné au centre d’un très-petit morceau de lard qui figurait assez bien une île dans une mer de verdure. Le général fit les honneurs du repas avec la politesse aimable qui lui était habituelle. Il fut plusieurs fois question de partager le morceau de lard, mais chacun, sentant la valeur d’une telle friandise, refusa discrètement d’en goûter, si bien qu’il fut emporté intact.

Le lendemain on ne le vit pas reparaître, et le général demanda ce qu’il était devenu. Le domestique fut obligé d’avouer que ne trouvant rien à acheter dans le camp pour le dîner de la veille, il avait dû emprunter ce morceau de lard à un courrier « et, ajouta-t-il, puisque les invités n’en avaient pas voulu, il fallait bien le rendre à l’homme de qui il venait. »

Si tels étaient les régals des chefs, on peut imaginer quel était l’ordinaire des soldats et l’on s’étonne de ne rencontrer, en feuilletant les publications du temps, aucune trace d’une plainte de leur part.

Mais leur général ne croyait pas au-dessous de sa dignité d’adoucir leurs privations en leur témoignant qu’il les appréciait, et de soutenir leur moral en éveillant en eux les hautes pensées.

« Le commandant général, dit-il dans un ordre du 22 janvier 1864, croit devoir à l’armée de lui assurer que la réduction temporaire des rations est nécessitée par des circonstances plus fortes que le pouvoir de ceux qui sont chargés des approvisionnements. Aucun effort n’a été épargné pour fournir aux besoins de l’armée qui sont, avec sa sécurité et son bien-être, les objets de la constante sollicitude du général. Il espère que les privations actuelles ne seront pas de longue durée, mais l’histoire de l’armée a montré déjà qu’aucun sacrifice ne peut être trop grand pour son patriotisme.

« Soldats ! vous suivez la route par laquelle vos pères ont marché jusqu’à l’indépendance, à travers les souffrances, les privations, et le sang répandu : vous n’êtes pas indignes d’eux.

« Continuez à imiter, comme vous l’avez déjà fait, leur valeur sous les armes, leur patience dans les épreuves et cette puissante volonté d’être libres qu’aucun revers ne peut ébranler, qu’aucune tentation ne pourra séduire, qu’aucun danger ne fera céder… »

Un tel langage retentissait au delà même des rangs de l’armée, et le pays tout entier affermissait sa résolution en en recueillant l’écho.

La reconnaissance pour le persévérant dévouement du général, l’enthousiasme pour son chevaleresque caractère, étaient devenus les sentiments unanimes de la nation. Il n’était pas une famille, peut-être, qui ne sût par un fils ou par un frère ce que Lee était dans son camp ; de sorte qu’au sentiment de l’admiration pour le chef qui était seul ou presque seul l’espoir du pays, se joignait celui d’une gratitude personnelle, intime, si l’on ose ainsi parler, de chacun pour les mille preuves de vigilante affection reçues par des êtres aimés.

On dit qu’il est très-rare de rencontrer un homme supérieur, ce qu’on appelle un grand homme, qui ait conservé la vertu charmante de la bonté, et soit resté, à travers la vie, entièrement estimable. C’est une gloire pour un pays que de croire qu’un tel caractère peut exister et de l’honorer quand il l’a reconnu.

On connaissait le général pour un tacticien de premier ordre, on admirait son intrépidité calme et l’absence de toute forfanterie dans le plus brillant courage ; mais ce qu’on aimait davantage encore en lui, c’était l’homme privé, le cœur généreux et tendre qui, passionné pour sa famille, avait su l’offrir à la patrie, et qui de même, en dépit de sa sollicitude pour ses soldats, mettait, au jour du danger, leur honneur à plus haut prix que leur vie.

Enfin, si le peuple du Nord avait su apprécier en Lincoln un homme de foi, celui du Sud savait vénérer en Lee un chrétien digne de ce nom. Il y a dans les convictions sincères, fortes et cependant modestes, une puissance de vérité qui s’impose. Lee était de ceux qui parlent peu, même de ce qui leur remplit le cœur, et dont les sentiments concentrés conservent toute leur énergie. Quand le mot devoir s’échappait de ses lèvres, on savait que sa pensée montait plus haut encore que l’expression et s’en allait chercher la volonté divine aux pieds de Dieu même. Certes, il avait une âme naturellement vaillante et sereine, mais par sa richesse de cœur, il avait aussi tout ce qu’il faut pour bien souffrir, et quand vint pour lui l’heure des douleurs plus qu’ordinaires, la force que Dieu donne à ceux qui croient quand même en sa bonté put seule le préserver du désespoir.

Du moins le général Lee ne devait jamais souffrir de l’ingratitude de ses concitoyens.

On se souvient que mistress Lee, chassée par la marche de l’ennemi d’abord d’Arlington, converti en cimetière, puis de la Maison Blanche, livrée aux flammes, s’était réfugiée à Richmond. Ses filles s’y consacraient à toutes les œuvres féminines de la charité ; quant à elle, quoique paralysée, elle eut, par ses conseils, la meilleure influence sur les mesures prises en faveur des malades et des blessés.

Touché de la noble constance de mistress Lee, en même temps que désireux de donner au général un témoignage de la reconnaissance publique, le conseil municipal de Richmond vota l’achat, aux frais de la ville, d’une maison qui serait affectée à la résidence de sa famille.

Le général déclina l’offre du Conseil, mais obtint que les fonds destinés à l’achat projeté, seraient consacrés au soulagement des victimes de la guerre plus dénuées que sa femme et ses enfants.

  1. General order, n° 83, 13 août 1863.
  2. Huit mois en Amérique, Ernest Duvergier de Hauranne.