Un Vaincu/Chapitre XII

J. Hetzel (p. 122-131).

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Cependant le gouvernement de Washington, menacé par l’approche de Lee, avait su reconnaître son erreur et avait appelé de nouveau Mac Clellan au commandement en chef d’une armée fortement reconstituée. Tandis que Lee faisait le tour entier de Washington sans pouvoir attaquer la ville, que des fortifications récentes protégeaient de toutes parts, l’armée de Mac Clellan se dirigeait vers la Virginie laissée sans défense. Lee vit la menace et comprit la nécessité de se rapprocher de la frontière. Tout espoir d’un soulèvement devait être abandonné, rien ne le retenait plus, le retour était impérieusement commandé ; il jugea prudent de s’assurer le libre passage du Potomac en faisant occuper d’avance Harper’s Ferry, qui commande le fleuve.

Une forte garnison défendait la ville. Jackson, l’homme des coups de main, fut chargé de la surprendre. Il réussit à dérober à l’ennemi la première partie de sa marche ; une singulière circonstance révéla la suite des plans de Lee. Un des généraux confédérés laissa tomber de sa poche, dans une maison de Frédéricksville, l’ordre écrit indiquant la direction que chacun des corps d’armée devait suivre. Le papier fut ramassé et aussitôt porté à Mac Clellan. Celui-ci se trouva ainsi connaître tous les détails du plan de campagne de son adversaire, et fit immédiatement acheminer des secours sur Harper’s Ferry.

On comprend quel fut l’étonnement de Lee en s’apercevant que ses intentions étaient devinées. Ses forces étaient diminuées par l’absence du corps de Jackson, il résolut de les concentrer à l’abri des collines qui bordent le Potomac.

Ce fut une sage mesure, car le 14 septembre, l’armée de Mac Clellan, forte de 87,000 hommes[1] attaquait celle de Lee réduite par l’absence du corps de Jackson à environ 20,000 hommes.

Pendant cinq heures de combat, Lee maintint ses positions à force de bravoure. Il avait eu le bras démis peu de temps auparavant et avait dû faire dans une voiture d’ambulance presque toute la dernière campagne, mais l’appel du canon l’avait remis à cheval.

Le 15, il reprit son mouvement de retraite ; sa résistance[2] avait donné à Jackson le temps d’enlever Harper’s Ferry, d’où il emmena onze mille huit cents prisonniers et quatre-vingts pièces de canon. Le 16, Jackson rejoignit Lee et les deux généraux se préparèrent à soutenir une redoutable attaque.

En effet, le 17 au matin, toute l’armée fédérale se précipita sur les Confédérés[3].

La marche rapide de ces derniers autour de Washington avait semé les routes de traînards et d’éclopés qui plus tard rejoignirent les rangs, mais manquaient alors à l’appel. Mac Clellan connaissait l’infériorité numérique de ses adversaires, il savait que le Potomac, fort large à cet endroit, coulait derrière eux et leur barrait la retraite. Il la tenait donc enfin, cette occasion chauve que tant de généraux n’ont jamais pu saisir ! Ce redoutable lutteur qui, naguère, lui avait arraché Richmond, qui lui avait infligé sept défaites successives, était en son pouvoir ; lui, Mac Clellan, allait précipiter les Confédérés dans le fleuve et venger ainsi, avec ses échecs personnels, l’affront que la campagne de Maryland venait d’infliger au drapeau fédéral. Ses troupes sentaient comme lui la faveur des circonstances et leur ardeur était extrême.

La bataille dura quatorze heures avec un acharnement inouï.

Pendant quatorze heures, les Confédérés soutinrent l’attaque furieuse d’une armée trois fois plus nombreuse sans céder un pouce de terrain, sans que nul désordre se produisit dans leurs rangs. Il semblait que le courage impassible et serein du chef eût pénétré les soldats, le Potomac pouvait rouler ses ondes derrière eux, ils savaient bien qu’avec Lee à leur tête, Mac Clellan lui-même ne les y jetterait pas.

Mais la bataille fut sanglante.

Un vaste champ de blé, exposé de toutes parts au feu des batteries, fut pris, perdu, puis repris quatre fois. Il resta couvert de morts. Un affluent du Potomac, l’Antietam, coulait près du champ de bataille ; la possession de son large pont était convoitée par les deux partis. Cinq fois, Fédéraux et Confédérés se l’arrachèrent. « Mettez votre dernier homme au pont ! si le pont est perdu tout est perdu, » écrivait à la fin de la journée Mac Clellan à son lieutenant Burnside qui venait de s’en rendre maître, et à qui appartint la gloire de le garder. Les adversaires se montrèrent dignes les uns des autres.

Comme la nuit commençait à tomber, le général Lee rencontra son plus jeune fils, Robert, un enfant de seize ans. Il était noir de poudre et parut, à l’œil observateur de son père, un peu abattu, ou bien fatigué. Parti le matin avec quatre canons et une compagnie d’artilleurs, il ramenait un seul canon, les autres avaient été démontés, et sept hommes seulement survivaient de sa vaillante troupe.

« Comment cela va-t-il, Robert ? lui cria le général.

— Assez bien, père, répondit l’enfant qu’un regard jeté sur son père sembla ranimer.

— Alors, mon garçon, retourne au feu et chasse-moi ces Yankees. »

Et suivi de ses sept hommes, Robert s’en alla remettre en position sa dernière pièce de canon.

Le jour suivant se leva sur un effroyable carnage. Vingt-cinq mille hommes jonchaient le champ de bataille, et les deux armées, également épuisées, restaient dans leurs positions de la veille ; Mac Clellan était incapable de reprendre l’offensive[4], Lee méditait sa retraite.

Dans la nuit du 19, il abandonna les hauteurs qu’il avait pu conserver jusque-là. Lentement, sûrement, il traversa le fleuve dans le plus bel ordre, et avec le butin de Jackson, son propre matériel et tous ses blessés, il se retrouva sur la terre de Virginie[5].

Un des officiers de son état-major a conservé le souvenir d’un fait, dans cette nuit du 19 septembre, fait bien simple, mais qui servira à caractériser le général Lee.

Après avoir traversé le Potomac, il avait laissé sur la rive sud du fleuve vingt-cinq à trente canons de campagne avec quelque infanterie pour les garder ; soldats et canons devaient s’opposer au passage des Fédéraux s’ils essayaient de suivre son armée. Pour lui, il avait marché au milieu des troupes. Vers le matin, souffrant encore de son bras démis, il s’étendit sous un pommier et s’endormit dans son manteau. Ses officiers se couchèrent autour de lui ; on ne savait où prendre les bagages, personne n’avait soupé, mais une certaine fierté soutenait le moral de chacun, on se disait que du moins aucun trophée n’était resté aux Fédéraux, et l’on avait le sentiment d’avoir fait de son mieux. Le silence s’était établi depuis une heure à peine, quand l’officier à qui la garde du passage du fleuve avait été confiée arriva à toute bride, demanda le général, le réveilla lui-même en sursaut, et lui annonça que l’ennemi s’était emparé des positions de la rive sud et avait pris tous les canons.

« Tous ? demanda Lee.

— Tous, général, je le crains. »

« Tandis que je me redressais indigné, raconte l’officier témoin de cette scène, et que je prenais le parti de m’éloigner pour ne pas trahir mes sentiments, le général ne montrait aucune colère, il n’articula même pas un reproche que je pusse entendre. Plus tard, nous apprîmes que la bravoure d’un officier en sous-ordre avait sauvé les batteries, et que le récit du commandant n’était heureusement pas exact. »

La bataille d’Antietam[6] valut à Mac Clellan le surnom de Napoléon américain. L’émotion causée par l’expédition de Lee en Maryland avait été si grande que la joie de ce qui sembla une délivrance fut générale et enthousiaste. Cependant, une fois le premier moment de soulagement passé, on sentit un vif désappointement de ce que Lee et son armée avaient pu rejoindre la Virginie.

Du côté du Sud, la retraite des Confédérés, malgré la mauvaise influence qu’elle pouvait exercer sur les négociations avec l’Europe, ne fut pas considérée comme une défaite. En somme, les prises faites à Harper’s Ferry compensaient, et au delà, les pertes éprouvées.

Le général Lee fut accueilli non comme un vaincu, mais comme le sauveur de l’armée. Cette belle défense de un contre trois l’avait grandi aux yeux de sa patrie, la joie de le retrouver effaça les regrets. Toujours vigilant, intrépide et calme, il allait continuer l’œuvre de la défense avec cette patience dans la résistance, cette persévérance contre les impossibilités elles-mêmes qui appartiennent à ceux-là seulement pour lesquels se dévouer vaut réussir.

  1. 87,164 combattants (rapport du général Mac-Clellan).
  2. À Boonsboro.
  3. 33,000 y compris le corps de Jackson.
  4. Le lendemain matin, je trouvai que nos pertes avaient été si grandes, et qu’il y avait dans quelques corps une telle désorganisation, que je crus imprudent de renouveler l’attaque. (Mac Clellan, Rapports.)
  5. Les Confédérés avaient perdu huit mille hommes, les Fédéraux douze mille.
  6. Elle est appelée bataille de Sharpsburg par les écrivains sudistes.