J. Hetzel (p. i-vii).

À MES FILS


J’aime, vous le savez, ce qui fait rêver au bien ; j’aime les braves gens, je crois qu’il y a toujours à gagner en la compagnie des nobles âmes, — aussi, vous l’avez sans doute deviné, le vaincu dont je veux vous parler a été un homme de cœur, un de ceux dont il faut sauver de l’oubli le bienfaisant et pur souvenir.

Et cependant, lors de la guerre qui déchira l’Amérique, ce vaincu, vous le verrez, en défendant sa terre natale, a combattu pour le Sud la terre de l’esclavage…

Mais vous verrez avec quelle conviction profonde d’obéir au devoir, avec quelle douleur aussi, il fit le choix redoutable qui décidait de sa vie.

Pour lui, pas plus que pour tout autre Américain, la guerre n’avait, à son début, l’abolition de l’esclavage pour principal motif. Non, il n’était pas un esclavagiste, celui qui, dès longtemps, avait affranchi tous les esclaves de ses domaines ; mais, petit-fils par alliance de Washington, élevé dans la foi aux principes sur lesquels avait été fondée l’Union des États, il était convaincu que dans une contrée aussi vaste que l’Amérique, il était nécessaire que la vieille indépendance des États fût maintenue. Elle devait servir de garantie contre les empiétements possibles du pouvoir central. La défendre était, à ses yeux, défendre le droit, la loi, la liberté, et il prit les armes.

Je lisais dernièrement un mot triste, mais vrai, et il ramenait ma pensée à la crise douloureuse que traversa le général Lee, combattu par deux devoirs contraires : « La chose la plus difficile en temps de révolution, ce n’est pas de faire son devoir, c’est de le connaître[1]. » Si mon héros se trompa, ce fut avec une loyauté qui n’a jamais été méconnue et à laquelle ses adversaires eux-mêmes ont su rendre hommage, quand ils l’appelèrent d’un nom glorieux, doux à des oreilles françaises, celui de Bayard de l’Amérique.

Tel qu’il fut, je tiens à vous le faire connaître. Je crois bon, par ce temps d’universelle intolérance, de vous montrer que même sous un drapeau dont la couleur ne serait jamais la nôtre, peuvent marcher des hommes à la hauteur desquels il n’est pas aisé d’atteindre.

Partout où Dieu les a suscités, les grands caractères ne sont-ils pas d’ailleurs notre bien à tous ? Sommes-nous trop riches que nous puissions impunément laisser échapper du souvenir les exemples qui vivifient ? Quel que soit le nom donné parmi nous à la cause que le général Lee a servie, vous verrez que, pour lui, c’était la cause de son pays, et vous le jugerez digne d’être connu de ceux qui souhaitent de toute leur ardeur voir revivre parmi nous les deux grands sentiments qui rendent des héros aux nations attristées : l’amour du devoir et celui de la patrie.

Si vous concluez du récit que vous allez lire, que ces deux sentiments n’ont leur force entière et leur entière beauté que dans les âmes croyantes, qui appuient sur leurs espérances du ciel leurs vertus de la terre, vous aurez conclu comme moi. Et si, en mesurant ce que peuvent accomplir des hommes qui se dévouent, l’espérance pour notre pays vous devient plus facile, si vous revenez à votre tâche plus forts et plus dévoués, notre temps, mes enfants, n’aura pas été perdu.

Dites-vous bien qu’ils doivent porter leurs fruits, nos souvenirs amers. Tout a changé autour de nous, pourrions-nous rester tels que par le passé ? On se souciait trop peu parmi nous, et cela depuis longtemps, des devoirs envers la patrie. La France ne semblait plus qu’un pays charmant où il faisait bon vivre, et l’on se croyait quitte envers elle quand on avait payé les impôts qui, à leur tour, payaient l’armée.

Maintenant, nous avons reçu les leçons de la souffrance. Nous sommes à l’heure des résolutions viriles, du travail patient. Dès aujourd’hui, tout enfant, en France, doit avoir devant les yeux, dans son esprit, au fond de son cœur, la pensée qu’il n’appartient plus à son bon plaisir, mais à un devoir formel et sacré. Ce devoir n’a rien à faire avec la haine et il repousse la vengeance ; ce devoir est d’aimer notre pays d’un amour dévoué, agissant, de cet amour par lequel on vit, pour lequel on meurt. — Consolez la France, rendez-lui cette douce gloire que les mères veulent recevoir de leurs enfants ; rendez-lui la couronne, toutes les couronnes qu’elle portait jadis au milieu des nations. Refaites-la paisible, savante, puissante, riche même si vous voulez, et demandez à Dieu qu’il la rende croyante et juste !

Rien de ce que vous ferez pour valoir mieux, pour savoir plus, pour accomplir davantage ne sera perdu, un jour viendra où elle recueillera le fruit de tous vos efforts. L’enfant qui s’applique aux éléments des sciences, celui qui plie sa langue aux rudes inflexions d’un idiome étranger, le jeune homme qui s’impose les patientes recherches, les hautes études, tous ceux-là, — qu’ils le sachent bien, — travaillent pour la patrie.

Le jour où le vaincu dont je veux vous parler, sentit, après quatre ans de lutte, que son épée brisée s’échappait de ses mains, il ne fléchit pas, — la Virginie vivait encore, — il fallait travailler pour elle. La défaite ne lui enseigna ni la haine, ni la colère, elle ne lui mit au cœur qu’une ardeur plus grande, un dévouement plus pur, plus profond.

Et Robert Lee, l’héritier de Washington, le glorieux commandant en chef des troupes confédérées, voulant mettre ses dernières forces au service de son pays, se fit directeur d’un collège : — « J’ai vu, dit-il, un grand nombre de jeunes gens du Sud tomber sous mon drapeau, je veux employer ma vie à faire de ceux qui restent des hommes de devoir. »



  1. Saint-René Taillandier, Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1874.