Un Type nouveau d’unité de combat

Contre-amiral Degouy
Un Type nouveau d’unité de combat
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 614-636).
UN TYPE NOUVEAU D’UNITÉ DE COMBAT

Construirons-nous des dreadnoughts ? Il ne le semble pas. Ce n’est point que l’idée n’en soit énergiquement soutenue, en public, par certains écrivains maritimes, dans le privé par un assez bon nombre d’officiers haut gradés. Il semble que l’on entende, à quatre-vingts ans de distance, les respectables tenants de la marine à voiles, célébrer la puissance et la beauté du « trois-ponts, » célébrer aussi son endurance et son autonomie, puisque, n’empruntant qu’au vent la force motrice qui lui était nécessaire, il n’avait pas besoin de charbon comme son nouveau rival, le bateau à vapeur, et eût fort bien fait le tour du monde sans relâcher, si son poids de boulets eût été représenté par des approvisionnements en vivres, farine et biscuits, lard et « endaubage. »

Cette autonomie, d’ailleurs, précieuse faculté d’aller et devenir longtemps sans rien demander à personne, le grand cuirassé l’invoque aujourd’hui à son actif et s’en targue vis-à-vis des petits bâtiments. Et il a presque raison. Son rayon d’action dépasse encore celui de ses adversaires : cela ne durera peut-être pas beaucoup, il est vrai. Quant à son endurance à l’égard de la grosse mer et des vents violents, nul doute qu’à cet égard il ne soit supérieur et ne doive l’être longtemps aux petites unités de surface [1]. Ne parlons pas des unités de plongée qui, elles, n’ont qu’à s’enfoncer pour se rire des flots irrités. Il est vrai qu’alors elles font peu de route, tout en consommant beaucoup de leur force motrice.

Mais il y a les appareils aériens ; et ici nous entrons, non pas absolument dans l’inconnu, du moins dans le « pas assez connu, » pas assez pour qu’on puisse établir les prévisions d’un budget de constructions navales, — aéro-navales, pour mieux dire, — qui ferait état des dirigeables et des grands aéroplanes, avions ou hydravions, à titre d’éléments constitutifs de la flotte française.

Entre les prévisions budgétaires, toutefois, et les prévisions sans épithète, celles des observateurs attentifs des progrès si rapides de la navigation aérienne, la différence est grande. Le jour où l’on a vu un dirigeable traverser l’Atlantique, tous les espoirs sont devenus légitimes et le doute n’a plus été raisonnablement permis que le grand aéronef à moteur ne se place, à bref délai, dans la classe la plus élevée des engins de guerre à facultés stratégiques.

Il n’entre d’ailleurs pas dans mes intentions de discuter ici sur le fond de la question si grave dont les Chambres devront entreprendre l’examen et de montrer par exemple — pour quoi faire ; n’est-ce pas assez évident ? — qu’au moment où les concepts généraux de guerre maritime, déjà si profondément atteints par le développement du rôle des engins sous-marins, vont l’être plus encore, suivant toute apparence, par l’entrée en ligne et l’essor rapide des grands appareils aériens, il faut s’habituer à l’idée de modifications essentielles, capitales, du type de bâtiment de surface, noyau solide de la « Force navale, » l’unité de combat, le dreadnought, dont nous parlions tout à l’heure.

Malheureuse victime, pourrait-on dire de ce dreadnought, s’il était permis de railler sur un tel sujet, malheureuse victime des incessants progrès des armes offensives ! Il y a peu d’années encore et jusqu’au 22 septembre 1914 [2], en fait, le grand cuirassé semblait n’avoir à se préoccuper que du canon, et il se jugeait suffisamment défendu par sa cuirasse d’acier contre les projectiles les plus puissants. Il y avait bien déjà la torpille automobile et les mines, mais le dreadnought pensait avoir assez fait en tenant à distance les véhicules, — de surface ou de plongée, — de la première, dont la trajectoire lui apparaissait d’ailleurs aussi capricieuse que brève ; et quant aux mines, n’était-il pas interdit de s’en servir autrement que pour la défense immédiate des chenaux des ports ?

Il fallut promptement en rabattre. Les mines apparurent partout, du moins dans les mers européennes, théâtres obligés des principales opérations ; et, partout aussi, peu à peu, près des côtes comme au large, les torpilles lancées avec une parfaite justesse, souvent de loin, par l’invisible sous-marin vinrent rappeler à qui l’avait trop oublié le terrible danger que font courir au plus puissant mastodonte les armes qui s’attaquent à son « œuvre vive, » la carène plongée.

On sait assez quel fut le résultat de ces constatations. Les grandes escadres s’enfermèrent dans des rades parfaitement défendues par des batteries, par des obstructions, par des filets. Encore l’une d’elles, l’escadre autrichienne, y fut-elle attaquée avec succès par un engin de surface tout nouveau, le « tank de mer » italien. Et s’il y eut, au milieu de la grande guerre, le 31 mai 1916, une « bataille de rencontre » entre Allemands et Anglais, ceux-ci durent se déclarer hors d’état de pousser leurs avantages dès que leurs adversaires, faisant retraite en fort bonne contenance, eurent pénétré dans leur camp retranché maritime du fond de la Deutscher bucht, que la renommée, avec une évidente exagération, prétendait sillonnée d’inextricables lignes de mines sous-marines.

Mais, tandis que les rades fortifiées et barrées restaient à peu près inviolables, — exception faite pour le « tank » marin, engin de surprise, avant tout, — pour les navires de plongée et de surface, l’étaient-elles pour les appareils aériens ? Certainement non. Comment donc se fait-il que les dirigeables allemands, qui allaient presque régulièrement bombarder Londres, n’aient pas sérieusement essayé de jeter leurs bombes sur la « Grand fleet » mouillée à Scapa Flow ?

On pourrait répondre : précisément parce qu’ils bombardaient Londres, et s’en prendre de cette préférence au défaut de psychologie en même temps qu’à la systématique et froide cruauté des chefs militaires allemands. Mais il convient d’ajouter que la distance à parcourir pour atteindre la grande rade des Orcades était beaucoup plus grande, — presque le triple, — et que c’était justement par l’insuffisance du rayon d’action militaire [3] que péchaient les Zeppelins, les Langs, etc.. ; que, d’ailleurs, ces aéronefs ne furent jamais « répétés » en assez grand nombre pour qu’on les pût risquer dans une opération qui aurait certainement entraîné des pertes, tout en offrant de grandes chances d’efficacité ; enfin et surtout qu’il se produisit, vers la fin de 1917, pour les appareils aériens de bombardement de nos ennemis, ce qui s’était produit pour les sous-marins, l’arrêt de la construction provoqué par les tenaces protestations de la Wilhelm’s strasse qui, trop tard sans doute, mais du moins beaucoup mieux que le cabinet impérial et le grand Etat-major, appréciait le mal que faisaient à la cause allemande les barbares procédés de guerre employés depuis le commencement de 1915 [4].

Soyons assurés que, dans un nouveau conflit, si, effectivement, on s’abstenait d’employer les dirigeables à bombarder des villes ouvertes, — et même cela est douteux, ayons le courage de le dire ! — du moins n’hésiterait-on pas à faire porter leurs coups, très légitimement, sur les groupes de bâtiments immobiles au mouillage ; de sorte que telle est, pour l’avenir, la fâcheuse situation du dreadnought de 30 000 à 40 000 tonnes : à la mer, en opérations, il se sentira menacé dans ses œuvres vives et ses œuvres mortes, dans la cible verticale et dans la cible horizontale, — toutes deux très étendues [5], — qu’il offre à ses adversaires, à la fois par la mine, par la torpille, par le canon, par la bombe aérienne ; et lorsque, ayant enfin échappé à ces pressants périls, il aspirera au repos, relatif (car il faut se réapprovisionner, se réparer, etc.), de la rade-abri, il lui restera l’appréhension trop justifiée des engins de surprise en surface, tanks de mer, glisseurs et autres, que l’on ne manquera pas d’imaginer, en tout cas des appareils aériens des deux types, agissant en nombre et méthodiquement, comme il convient quand on a l’avantage de savoir exactement où trouver l’objectif que l’on vise.

Y a-t-il dans ces considérations une « force probante » de nature à dissuader certaines Puissances, comme les États-Unis, par exemple, de poursuivre l’achèvement d’ambitieux programmes où figurent des dreadnoughts de plus de 40 000 tonnes [6] ?

Ne nous en flattons pas. Outre que tout peut se discuter et que, si l’on en croit l’Écriture, Dieu a livré le monde aux disputes des hommes, il faut bien reconnaître que le pur raisonnement n’est pas le seul facteur des décisions des états-majors et des gouvernements au sujet de la constitution de la force navale. La « politique, » — intérieure et extérieure, — joue là un grand rôle. Les raisons qui font prendre à Washington, la détermination de consacrer, en très peu d’années, de trois à quatre milliards à la création d’une nouvelle flotte où des dreadnoughts, très fortement cuirassés par l’énorme firme de Bethléem, figurent pour le plus gros de la dépense, peuvent avoir des fondements de structure fort diverse. En tout cas, on déclare officiellement et sans le moindre embarras « que l’on veut avoir à bref délai une marine au moins égale à celle de la plus grande puissance navale du monde. »

Et ce franc aveu, dont « la plus grande puissance navale » en question s’accommode sans mot dire, explique suffisamment la résolution qui précède. Il est clair, en effet, que si les Etats-Unis veulent obtenir de grands résultats politiques dans un proche avenir, on n’a guère, chez eux, le temps d’entreprendre les études, les recherches, les expériences qu’exige le dessein de donner une orientation toute nouvelle à la constitution d’une force considérable. On va donc au plus pressé et on répète, — en les améliorant, sans aucun doute, mais aussi en augmentant toujours leurs dimensions, — les types actuellement existants.

A nous qui n’avons pas, pour bien des motifs, et qui d’ailleurs ne pouvons pas avoir, en raison de l’état de nos finances, les mêmes visées, il ne reste justement, si nous voulons conserver un établissement maritime qui réponde à peu près aux exigences de notre situation, qu’à entreprendre résolument et sans tarder ces études, ces recherches, ces expériences dont je viens de parler et dont on peut attendre qu’elles nous donneraient bientôt les plus précieuses indications sur le judicieux emploi de nos trop minces ressources.

Il semble donc qu’il y ait lieu de faire appel aux cerveaux inventifs et l’on parait être entré dans cette voie, à la rue Royale, puisqu’on y a récemment créé un « service de recherches scientifiques. » Idée excellente, assurément.


Estimera-t-on trop téméraire que, dans de telles circonstances, je me hasarde à reproduire ici les lignes essentielles d’un projet de bâtiment, que j’avais tracées un peu avant la dernière guerre et qui ne me paraissent pas, aujourd’hui encore, s’écarter trop des idées générales, aussi bien que des constatations exposées tout à l’heure ?

J’espère que non. D’ailleurs une conception médiocre peut en faire naître de meilleures. Le faux, même, ne peut-il pas exciter les esprits à la découverte du vrai et ne savons-nous pas que l’hypothèse est indispensable au progrès de la science ?

Je dois dire tout d’abord que si je n’ai jamais accepté la doctrine de l’absolue nécessité des très grandes « unités de combat, » si je pense que cette prétendue nécessité n’est fondée, en fait, que sur un postulatum et qu’il n’est pas démontrable a priori que, dans une bataille navale les gros l’emportent nécessairement sur les petits, — pourvu que ceux-ci soient en nombre suffisant, — je reste cependant sensible à deux arguments qui militent en faveur de ce que j’appellerai le bateau de déplacement moyen, mais, là encore, à une condition, qui est que ce bateau ne soit pas tout simplement la réduction du « dreadnought. »

Le premier de ces deux arguments m’est fourni par le souvenir d’une fort belle opération de la dernière guerre, la plus remarquable de beaucoup, — du point de vue de la stratégie, sinon de la tactique, — de toutes celles qui ont été entreprises de 1914 à 1918 : la destruction, aux Falkland, le 8 décembre 1914, de l’escadre de croiseurs de l’amiral von Spee par la force navale anglaise commandée par l’amiral Sturdee.

Je rappelle sommairement les faits.

Le 1er novembre, von Spee a détruit, au large de Coronel (Chili), la division anglaise du contre-amiral Craddock, après quoi il a franchi le détroit de Magellan et se dirige sur les îles Malouines (ou Falkland), possession anglaise qu’il compte surprendre et où il se ravitaillera, rendez-vous y étant donné à deux vapeurs charbonniers, le Baden et le Santa Isabel.

L’Amirauté anglaise a su deviner les mouvements de l’adversaire qu’elle veut, à tout prix, détruire à son tour. Elle confie au vice-amiral Sturdee deux croiseurs de bataille, trois croiseurs cuirassés et un croiseur auxiliaire, c’est-à-dire une force trois fois supérieure à celle de von Spee. Ces bâtiments appareillent de Plymouth le 11 novembre — dix jours à peine après le désastre de Coronel — suivent jusqu’aux Falkland, à bonne vitesse (ravitaillements à la mer), des routes peu fréquentées et arrivent, le 7 décembre au soir, à leur destination.

Le lendemain, 8, vers neuf heures du matin, la vigie de Sapper Hill signale l’approche des navires allemands. Les anglais appareillent aussitôt, se portent au-devant de l’ennemi, complètement surpris et qui essaie vainement de se dérober. En moins de deux heures la division von Spee est détruite, après une résistance des plus honorables. L’amiral allemand, ses officiers, ses équipages ont refusé de se rendre.

Rarement résultat plus décisif n’a couronné une opération mieux conçue, ni mieux conduite. Rarement, dis-je, et pourtant il faut bien reconnaître que la Fortune de la guerre n’est point si capricieuse. Elle punit toujours toutes les fautes et récompense le plus souvent les conceptions judicieuses exactement réalisées.

Mais pour obtenir justement cette exacte réalisation, il faut des instruments appropriés. Les croiseurs employés par l’amirauté, — les croiseurs de combat, surtout, bâtiments puissants et rapides à la fois, — convenaient parfaitement à la mission qui leur était confiée. Des bâtiments légers de surface, quel que fût leur nombre, y auraient-ils été aussi bien adaptés ? Il est permis d’en douter, quand on sait combien il était difficile, en 1914, d’obtenir de ces navires — petits croiseurs et « destroyers » — autonomie et endurance. Quant aux navires de plongée, il aurait certainement fallu les remorquer pendant la plus grande partie du trajet. Ne disons rien des appareils aériens, encore dans l’enfance, on peut l’affirmer, à l’automne de 1914.

En définitive, une force navale composée de ces divers éléments aurait certainement manqué les Allemands aux Malouines.

En serait-il de même aujourd’hui ? Probablement.

En sera-t-il de même demain et dans un prochain avenir ? Ce n’est plus aussi probable. Gardons-nous de juger de la capacité de rendement, de l’efficacité d’engins nouveaux sur ce qu’ils sont aujourd’hui. Méditons toujours le mot bien connu de Franklin sur les aérostats de 1784 : « l’enfant qui vient de naître... »

Quoi qu’il en soit et comme, après tout, nous ne pouvons pas fixer d’avance, avec exactitude, la marche du progrès, il convient de se demander s’il ne faudrait pas avoir quelques bâtiments d’un tonnage relativement élevé, susceptibles de rendre, grâce à leurs facultés de l’ordre stratégique, des services analogues à ceux que nos Alliés ont obtenus de l’escadre Sturdee, en 1914.

Et voilà un premier argument.

Le second ne repose pas, comme celui-ci, sur l’enseignement qui découle de faits de guerre précis et récents. Il s’agit plutôt d’une appréciation de l’ordre théorique et, en somme, d’un postulatum corollaire de celui dont il était question tout à l’heure.

Il faut, dit-on, « un gros » à la force navale en action et, de même qu’une armée à terre n’est complète et ne fournit un bon rendement que si elle a un « gros » d’infanterie autour duquel se groupent cavalerie, artillerie, appareils aériens, tanks ou chars d’assaut, etc. etc., de même on ne saurait concevoir une armée navale qui ne comprendrait que des croiseurs légers, des destroyers, des sous-marins, des dirigeables ou des hydravions, enfin des tanks de mer et des « glisseurs. »

Sans doute, on a le droit de faire des réserves sur ce genre de raisonnement qui ne procède que par affirmation et de se méfier d’arguments qui débutent par la formule chère à toutes les routines : « on ne saurait concevoir... » Rien ne prouve, au demeurant, que l’on ne puisse, un jour ou l’autre, constituer une armée sans « gens de pied » proprement dits, avec de la cavalerie seule — que l’on appellera, si l’on veut, infanterie montée — appuyée toujours, bien entendu, sur la troisième, la quatrième et la cinquième armes. Des armées de cavaliers, on en a déjà vu, dans les fastes de la guerre. Le bolchéviste Budieny vient encore de nous en montrer une et qui ne laissait pas d’être redoutable, pendant la ruée moscovite en Pologne.

Mais, en laissant de côté le point de vue purement tactique de la question, il reste pourtant quelque chose dont il faut tenir compte, dans la théorie de la nécessité d’un « gros. » Réduisons d’ailleurs ce « gros » à sa plus simple expression et examinons s’il ne conviendrait pas de donner au chef, — à tout le moins, — d’une grande réunion de bâtiments légers de surface et de plongée, appuyés d’appareils aériens, un navire d’assez fort tonnage.

Dans les flottes actuelles, les officiers généraux, commandants en chef ou en sous-ordre, sont embarqués, — « ont leur pavillon, » — sur des cuirassés d’escadre ou des croiseurs cuirassés, toutes unités munies des meilleures armes offensives et défensives, et présentant, en outre, des commodités d’installation et de logement qu’il serait absurde de refuser, — comme certains échauffés le proposent, — à des hommes qui ne sauraient être de la première jeunesse, mais surtout qui ont un Etat-major, beaucoup de cartes de grandes dimensions, de nombreux et indispensables documents, des archives, des appareils et instruments spéciaux.

A la vérité, les capitaines de vaisseau chefs de division, placés à la tête de groupes d’unités légères, n’arborent pas leur » marque distinctive » autre part que sur l’une de ces unités. Ils ne descendent pas, toutefois, au-dessous du croiseur léger. Or, le croiseur léger, — l’expression est anglaise et allemande, — ne déplace pas moins de 5000 ou 5 500 tonnes. C’est donc un bâtiment de dimensions un peu supérieures à celles de nos anciens croiseurs cuirassés du type « Chanzy » et où il est encore possible d’organiser, en faveur du chef de groupe, un suffisant « confort militaire » .

Eh bien ! j’estime qu’il est tout à fait désirable que le commandant en chef et même les chefs de groupe de la « flotte moderne, » — on me pardonnera d’employer ce qualificatif de moderne : il ne s’agit pas tant « d’anticiper » que d’abréger le discours, — puissent disposer, eux aussi, de bâtiments d’un tonnage très supérieur à celui des « destroyers, » des grands sous-marins et même des petits croiseurs de surface qui composeront la force navale placée sous leur autorité.

Supposons que la flotte en question « je consens d’ailleurs fort bien qu’on l’appelle flottille ; ce sera, en tout cas, une très grande flottille) soit partagée en quatre groupes, un de petits croiseurs, un de grands sous-marins, deux de destroyers [7] : cela exige quatre unités relativement lourdes, destinées à porter les chefs de groupe, ou chefs d’escadrille. Ajoutons-y celle qui portera le commandent en chef : ça fera cinq. Et si l’on veut, par respect pour la tradition, arriver jusqu’à six, rien de plus aisé que de justifier cette addition. Ne nous faut-il pas prévoir le groupe des navires de surface, navires spéciaux dont le type reste encore à déterminer [8], qui serviront de transports et de ravitailleurs aux appareils aériens, aux avions et hydravions, du moins ?...

Assurément ; et voilà donc un chef de groupe de plus, investi, au demeurant, d’importantes fonctions ; car une « force aérienne » bien organisée, bien exercée, composée d’un nombre suffisant d’unités puissantes, sera l’un des meilleurs atouts mis à la disposition du commandant en chef de la flotte moderne. Or, il faut que le chef de ce dernier groupe monte une unité toute différente des transports spéciaux qu’il devra défendre, au besoin, navires rapides, certes, mais qui seront toujours faiblement armés et protégés.

Six unités de tonnage moyen, dotées de moyens d’action sérieux, à tous égards, n’est-ce pas là « un gros » déjà respectable ?


Il ne s’agit plus que de définir le type de ces unités nouvelles, de ces « unités de combat de la flotte moderne. »

Définir un type, c’est-à-dire fixer, au moins en gros, les facultés et aussi la forme, en même temps que le déplacement, d’un bâtiment que l’on compte reproduire à plusieurs exemplaires, cela suppose la détermination préalable des services qu’on en attend.

Rappelons donc, tout d’abord, la substance des observations et des considérations qui ont été soumises, plus haut, au lecteur.

Nous voulons un bâtiment de tonnage moyen, — nous essaierons de ne pas dépasser 15 000 tonnes, les « dreadnoughts » arrivant aujourd’hui à 40 000, — ayant de l’autonomie et de l’endurance ; capable d’agir au loin, s’il le faut, encore que les mers d’Europe soient ses ordinaires théâtres d’opérations ; suffisamment protégé et armé pour jouer le rôle de chef, — donc, éventuellement, de défenseur, — d’une fraction, au moins, de la flottille, mais dans les limites qu’imposent les exigences de l’autonomie et de la vitesse, grandes mangeuses de tonnage, si je puis m’exprimer ainsi ; dans les limites, aussi, qui résultent de la faculté de plonger que nous assurerons à notre nouvelle unité de combat ; capable, d’ailleurs, de vives allures en surface, la vitesse en plongée ou demi-plongée dépassant un peu celle que l’on attribue d’ordinaire aux sous-marins ; susceptible, en outre, par son habitabilité, par ses dispositions intérieures et extérieures, de fournir à un Etat-major général toutes les facilités indispensables à l’exercice de ses difficiles fonctions.

Enfin nous n’oublierons pas, — et il convient d’insister sur ce point, — qu’à cette grande flottille ou « flotte moderne » , à qui la soudaineté dans ses attaques fournira ses meilleures chances de succès, il faut donner des chefs de file, des guides, qui, malgré leurs dimensions, puissent toujours être rangés au nombre des « engins de surprise. » Et cela suppose tout de suite des formes spéciales, des facultés particulières, en tout cas, revenons-y, celle de se dissimuler en plongeant sous l’eau, si besoin est.

« Hé quoi, dira-t-on, — car ce sera sans doute la première objection, — un sous-marin de 15 000 tonnes ! Est-ce possible ?... »

C’est parfaitement possible. Avant la guerre, déjà, des ingénieurs étrangers d’une haute valeur technique avaient proposé des unités de plongée de 6 000 tonnes au moins.

En 1917, un de nos officiers du génie maritime, depuis longtemps spécialisé dans la construction des sous-marins, se faisait fort de nous donner le « cargo » sous-marin de 8 000 à 10 000 tonnes que l’intensité de l’action des unités de plongée allemandes faisait vivement désirer, au moins pour le transport de matières spéciales, de métaux rares, d’objets confectionnés précieux pour les opérations de guerre qu’il y avait grand intérêt à soustraire à la destruction. Depuis, tous les techniciens reconnaissent que l’on ne voit guère de limites au tonnage des bâtiments à qui l’on prétend conférer l’avantage éventuel de l’invisibilité.

Je répète, au surplus, que les 15 000 tonnes proposées constituent un maximum qui ne sera peut-être pas, probablement pas atteint. 12 000, 13 000 tonnes suffiront sans doute.

Mais cette question de déplacement nous ramène à la première des conditions énumérées ci-dessus : une suffisante autonomie pour le cas d’opérations au grand large.

Au temps où le charbon avait le monopole de ce que j’appellerai « la fourniture de l’énergie, » au temps où cette énergie était mise en œuvre par un type d’appareil moteur qui apparaît, aujourd’hui déjà, comme bien barbare, la machine à vapeur, chaudières comprises, cette condition de la pleine efficacité du navire de guerre et de son complet rendement était peut-être celle qui donnait à l’ingénieur le plus de soucis. On en tombera d’accord si l’on se rappelle que, dans le devis général des poids d’un croiseur de 12 500 tonnes [9], environ, il fallait attribuer au combustible et aux appareils mécaniques « moteur et auxiliaires) 6 000 tonnes, au moins, soit près de 50 pour 100 du déplacement, alors que la coque n’en absorbait que 4 700 (38 pour 100) et l’armement offensif et défensif, 625 (5 pour 100).

La substitution du combustible liquide au combustible solide et celle des moteurs à combustion interne aux moteurs à vapeur changent fort heureusement et dans de singulières proportions les données du problème à résoudre pour doter d’un armement convenable et d’une carène très compartimentée, — — sans parler d’une carapace dont nous parlerons tout à l’heure, — notre nouveau type d’unité de combat. Et il serait certainement possible de réduire de moitié l’énorme « pourcentage » de 50 pour 100 indiqué tout à l’heure si nous n’avions pas admis a priori, et comme principe essentiel, que ce bâtiment serait, au besoin, un sous-marin.

Pourquoi donc ? ..

Parce que, pour naviguer en plongée, il sera contraint de faire appel à un moteur spécial, ne produisant pas de chaleur et n’exigeant pas d’évacuation. Ce moteur est toujours, — ou presque, toujours, — jusqu’ici, celui qui emprunte son énergie à la décharge des accumulateurs de l’électricité, chargés, pendant la navigation en surface, au moyen d’une dynamo actionnée par le moteur à combustion interne.

Or les accumulateurs sont fort lourds. A ce point même qu’ils absorberaient aisément le bénéfice réalisé par la substitution du moteur de surface à combustion interne à la machine à vapeur. Et il ne nous resterait que celui qui résulte de l’emploi du combustible liquide [10], ce dont nous ne nous contenterions pas aisément.

Mais, d’une part, on est entré dans la voie de l’allégement des accumulateurs et, de l’autre, on étudie avec bon espoir de réussite la solution si désirable du moteur unique, pour la navigation en surface et la navigation en plongée. Nul doute que, d’un côté ou de l’autre, on n’arrive à des résultats satisfaisants avant que puissent aboutir les propositions que j’ai entrepris de faire ici au sujet du nouveau type de bâtiment de combat.

En attendant, nous ne tablerons, dans notre comparaison avec le croiseur de surface de 12 500 tonnes, que sur une économie de 9 p. 400 du déplacement total, économie faite sur le combustible (15 p. 100 au lieu de 24 p. 100) [11], qui n’absorbera ainsi, sans que le rayon d’action soit diminué, que 1850 ou 1900 tonnes au lieu de 3 000.

Voilà pour l’autonomie, au sujet de laquelle, à titre de dernier mot, je rappellerai encore les facilités que les bâtiments utilisant le pétrole, — ou le mazout, — trouvent à se ravitailler à la mer, sur « rendez-vous » donnés à l’avance, ou indiqués par la T. S. F., au moyen des « tanks » pétroliers [12].

Passons à l’endurance qui ne demandera que de brèves constatations, car un navire de 12 000 tonnes, au moins, est toujours, quel qu’il soit, assuré de tenir la mer. Que s’il tombe sur une véritable tempête, celui-ci aura la précieuse ressource de s’immerger en attendant l’embellie. On sait que l’agitation des eaux n’est que superficielle, si fort que soit le vent. Une immersion de 8 à 10 mètres vous fait retrouver le calme, compte tenu des mouvements rythmiques, dans le sens vertical, qui résultent des changements de pression dus aux dénivellations de la surface de l’eau. Mais ces mouvements sont doux et de faible amplitude.

En surface, d’ailleurs, notre type nouveau n’aura que de faibles roulis, en raison de sa largeur et de la saillie de sa carapace sur le plan général du bordé des œuvres vives. De même, le tangage sera amorti par les formes des deux extrémités, l’arrière étant en voûte, pour abriter les hélices propulsives, et l’avant étant muni, comme nous allons le voir, d’un large « éperon horizontal. »

Nous voici à la protection et à l’armement.

La protection, d’abord, en faveur de laquelle nous emprunterons une bonne part (5 p. 100) de l’économie faite tout à l’heure[13] ; car cette carapace en dos d’âne, dont je viens de parler, aura un poids considérable, que justifie, au demeurant, la nécessité de défendre notre unité de combat nouvelle contre les bombes des appareils aériens, d’une part ; contre les gros projectiles de l’adversaire, de l’autre, pendant une « marche d’approche, » que nos facultés d’engin de surprise rendront d’ailleurs assez brève.

Observons, à ce sujet, que les méthodes générales de combat qui découlent de ce caractère particulier de notre bâtiment, — et, en somme, du caractère de notre nouvelle force navale, toute d’offensive, — conduiront presque toujours cette unité à présenter les formes fines et fuyantes de son avant à ses adversaires, tandis qu’elle leur refusera le travers. Ce travers ne laissera cependant pas d’être suffisamment défendu par la carapace, puisque celle-ci offre, de ce côté-là encore, des surfaces fuyantes dont l’effet sera d’autant plus marqué que, tirés d’assez près, les projectiles ennemis n’auront, au point d’impact, qu’un angle très faible par rapport à l’horizontale.

La carapace s’enfoncera d’ailleurs de 80 à 90 centimètres au-dessous de la flottaison normale et, comme il a été dit plus haut, aura une saillie très notable au delà de la muraille de l’œuvre vive. Cette dernière sera donc défendue dans une assez large mesure contre les obus.

Le sera-t-elle contre les torpilles automobiles ? Et contre les mines ?

Évidemment non, pas plus que ne le sont et ne le seront peut-être jamais les coques des « dreadnoughts », malgré les plus savants compartimentages, — que nous appliquerons, du reste, à notre unité. Mais il n’en est pas moins vrai que celle-ci bénéficiera, par comparaison avec les très grands cuirassés, d’une forte immunité relative résultant de la faiblesse, — relative aussi, — de ses dimensions, de son tirant d’eau, de son déplacement.

Il est clair qu’un bâtiment de 12 à 13 000 tonnes, long de 110 à 120 mètres, large de 25 ou 30, profond de 10 mètres, dont 5 m,50, seulement, de tirant d’eau moyen, est beaucoup moins exposé aux coups des armes sous-marines qu’un autre ayant les caractéristiques suivantes : longueur : 210 mètres ; largeur : 32 mètres ; tirant d’eau : 9 m, 50 ; déplacement : 33 000 tonnes [14].

La « grandeur » a des avantages, c’est certain. Elle a aussi de graves inconvénients, auxquels il faut toujours revenir quand il s’agit du rôle des bâtiments de guerre de fort déplacement dans les opérations actives. Quoi qu’on en ait pu dire pour expliquer l’attitude de ceux-ci pendant presque toute la durée du dernier conflit, il faut bien constater que leur grandeur, justement, les a trop souvent retenus au rivage. Une activité beaucoup plus grande aurait certainement exercé une influence sensible sur la durée de la guerre.


Voyons maintenant l’armement offensif, dont nous majorerons le poids, — par rapport à celui de l’armement offensif dans notre devis de croiseur de surface, qui est de 2 pour 100 du déplacement total, — des 4 pour 100 qui nous restent sur l’économie de 9 pour 100 réalisée par l’emploi du combustible liquide. Nous disposerons ainsi de 6 pour 100, soit 750 tonnes environ.

Que peut-on donner à notre unité de combat, en artillerie et en torpilles, avec ces 750 tonnes ?

Certainement une « batterie » de 20 tubes — 16 sur les lianes, 2 à l’avant, 2 à l’arrière — et une autre, d’un nombre presque égal de canons de 100 millimètres, environ, pour la défense contre les « destroyers » , torpilleurs, avisos, sous-marins, etc. [15]. Mais pourrait-on pousser plus loin et attribuer à ce bâtiment, dont l’armement essentiel est, visiblement, constitué par la torpille automobile, une bouche à feu de très gros calibre, pièce courte, énorme obusier, lançant des projectiles très fortement chargés en explosif et destinée à agir dans des circonstances spéciales ?

Examinons cela.

Quelles sont, d’abord, les circonstances que nous visons ici ?

J’ai dit déjà que l’armement de la nouvelle unité comportait un éperon d’un genre particulier, l’éperon horizontal [16], dont nous déterminerons précisément le rôle tout à l’heure. Quelles que soient les modalités de la mise en jeu de cette dernière arme, — arme de contact, — trop longtemps négligée, il est clair que son emploi suppose que notre bâtiment, après avoir exécuté sous l’eau une bonne partie de sa « marche d’approche, » émerge et se dirige, en surface, à son allure maxima (ou en demi-plongée, avec, naturellement, une vitesse un peu moindre), droit sur le grand cuirassé qu’il prétend attaquer. Dans ces conditions, plus il se rapproche, plus devient justifiée l’action de la grosse pièce, plus efficace devient son intervention, avant l’attaque à l’éperon et même après l’attaque à l’éperon, si celle-ci ne réussit pas. Une grande partie des œuvres mortes de l’adversaire peuvent être détruites, le blockhaus de commandement paralysé, ainsi que les « passages » de munitions des œuvres de gros calibre au voisinage des points d’impact des obus-torpilles de notre gros obusier. Peut-être même l’un de ces projectiles atteindra-t-il les soutes, par les monte-charges ; et alors c’est la catastrophe de la Queen Mary, le grand croiseur de combat anglais à la bataille du Jutland

Mais tout cela, c’est affaire de poids disponible. Les 750 tonnes ne suffiraient pas ; et il faudrait quelques centaines de tonnes de plus. Peut-être les trouverions-nous dans les 38 pour 100 attribués, il y a vingt-cinq ans, à la coque du croiseur de large... 38 pour 100, en effet, c’est beaucoup. Il est vrai que si ce croiseur, peu cuirassé, était très soigneusement compartimenté et « cellule, » si je puis créer ce mot, notre nouvelle unité de combat ne le sera guère moins. Mais, depuis un quart de siècle, on a réalisé de grands progrès dans les aciers qui, pour la même résistance, ont vu sensiblement diminuer leur poids.

Il en résulte que nous pourrions probablement descendre, pour le poids général de la coque du navire considéré jusqu’à 35 pour 100, ce qui nous procurerait à peu près 350 tonnes et rapprocherait le pourcentage d’ensemble de l’armement offensif des 10 pour 100 du déplacement total qu’on lui attribue sur les plus grandes unités.

Une objection, toutefois, se présente à l’esprit : l’éperon horizontal ne laissera pas d’être lourd. Sur quel chapitre de nos dépenses de poids ferons-nous figurer celui-ci ? Coque, ou armement ? En ce qui touche la coque, cela parait difficile, en raison de la réduction de pourcentage que nous venons de lui faire subir. En ce qui touche l’armement, ce serait regrettable ; il faudrait probablement sacrifier le gros obusier.

Heureusement, nous ne sommes pas à bout de ressources. Notre devis-type admettait 7 pour 100 du déplacement total pour l’équipage, les vivres, les approvisionnements de toute espèce. Or, l’équipage du croiseur du large d’il y a vingt-cinq ans était fort nombreux. Outre que le personnel mécanicien et chauffeur, indispensable avec les anciennes machines, y figurait avec un fâcheux avantage numérique, on devait prévoir des équipes complémentaires pour l’armement des prises. Il n’en est plus de même en ce moment, où l’on se bornerait à remplacer le capitaine et un ou deux officiers de pont du « cargo » ou du paquebot capturé, par des officiers embarqués en surnombre sur notre unité nouvelle, — qui ne procédera à la chasse des « marchands » ennemis que très exceptionnellement [17]. Et en fin de compte, on bénéficiera toujours de la diminution considérable d’effectif technique qui résulte de la substitution du moteur, — ou des moteurs, — à combustion interne, aux anciennes machines à vapeur, qui exigeaient quantité de chauffeurs.

Nous pouvons donc escompter de ce côté-là, encore, une économie de 1 à 2 pour 100 (le poids des vivres et, en quelque mesure, des approvisionnements généraux s’atténuant en même temps que celui du personnel embarqué), que nous attribuerons à l’éperon horizontal et, après, s’il y a lieu, à l’armement en artillerie.

L’éperon horizontal ! Voilà encore une conception qu’il faut que je défende d’avance, car on ne manquera pas d’y opposer force arguments... Arguments qui, je puis le prévoir, ne tiendront pas assez compte de la profonde différence de structure des deux types d’éperon et surtout de celle des deux modes d’utilisation, la mise en jeu de l’éperon horizontal ne ressemblant pas du tout à celle de l’éperon vertical.

Commençons par donner une idée du premier, que je comparerai, — grossièrement, — à l’extrémité d’une lame de glaive antique, très large, épaisse, mais relativement affilée, que l’on insérerait dans une étrave, elle-même un peu saillante, à laquelle ce couteau plat se raccorderait par deux fortes nervures, l’une supérieure, l’autre inférieure.

Le tranchant et la pointe, — celle-ci un peu émoussée, bien entendu, — de cet éperon, auraient leur saillie à 1 m. 50 ou 1 m. 80 environ, au-dessous de la flottaison, c’est-à-dire à une distance de la surface telle que le contact avec la coque du navire attaqué se produisît généralement au-dessous du can inférieur de la ceinture cuirassée du dreadnought

Je viens d’écrire : le contact ; c’est qu’en effet il ne s’agit plus ici de choc et d’attaque perpendiculaire, ou à peu près perpendiculaire. Le choc était dangereux pour l’éperon vertical, qui se faussait, — quand il ne se brisait pas, — ce qui entraînait de dangereuses déliaisons de l’avant de l’abordeur ; de sorte qu’on avait pu dire, avec quelque exagération, que ce mode d’attaque était aussi funeste à l’assaillant qu’à l’assailli.

Ajoutons que la manœuvre à exécuter pour obtenir le choc nécessaire, — ne fût-ce que pour rompre les plaques de cuirasse de flottaison, — était fort délicate, difficilement réalisable avec les vitesses des bâtiments modernes et que l’on s’exposait, sinon pendant la marche d’attaque, du moins après un coup manqué, à recevoir les torpilles de l’adversaire, sans parler d’une grêle de projectiles de tous calibres, atteignant quasi à coup sûr la haute superstructure du cuirassé assaillant.

Le tableau change du tout au tout lorsque cet assaillant est notre unité nouvelle à éperon horizontal.

Comme je le disais plus haut : ce n’est plus d’un choc perpendiculaire sur le flanc de l’adversaire qu’il s’agit, mais d’un contact qui, aussi oblique qu’on le suppose, n’en déchirera pas moins la coque plongée du navire atteint, et le paralysera pour longtemps s’il ne le coule pas sur place.

La seule condition de réussite d’un tel coup est évidemment, — notre unité étant, par hypothèse, manœuvrée avec habileté, commandée avec vigueur et décision, — que la vitesse de l’assaillant soit sensiblement supérieure à celle du navire attaqué. Et sans doute on ne peut pas affirmer, a priori, que le nôtre aura cette supériorité de marche. Je reconnaîtrai même qu’à moins d’augmenter son déplacement de 3 à 4 000 tonnes, il est probable que les grands « croiseurs de bataille » le primeraient, à la condition, toutefois, qu’au moment de l’attaque à fond, ils fussent eux-mêmes en pleine possession de toute leur vitesse. Or, je le répète et m’excuse d’y insister, le bâtiment proposé est un engin de surprise. En plein jour, c’est-à-dire dans les circonstances défavorables pour lui, il apparaîtra soudainement à la surface de la mer à une distance telle qu’il la puisse rapidement franchir sous le feu de l’adversaire qu’il attaque, telle aussi que ce dernier, marchant le plus souvent à vitesse réduite ou moyenne, n’ait pas le temps de passer à sa pleine « allure vive. » Il faut un bon moment à ces énormes masses pour prendre toute leur vitesse...

La nuit, en tout cas, pour peu qu’elle soit bien combinée, la surprise sera complète et le succès des plus probables pour l’attaque oblique à l’éperon horizontal, — ce qui, bien entendu, n’empêchera pas d’user, vis-à-vis de l’adversaire, des torpilles de l’avant, ainsi que des obus à grande capacité de l’obusier monstre.

Ne disons rien de l’attaque au mouillage. Il est évident que, là, l’effet de surprise aurait son rendement maximum. Il faudrait seulement qu’au préalable la route de notre unité de combat eût été draguée ou au moins reconnue par des sous-marins spéciaux, de peur des mines que la flotte ennemie aura disposées peut-être en avant de son ancrage. Quant aux obstructions, voire aux filets, notre bâtiment n’en aura cure. Sa masse, d’une part, certaines dispositions particulières pour ses hélices, de l’autre, lui permettront de passer outre.

Mais si j’ai insisté tout à l’heure sur le fait que nous avons là un engin de surprise, encore est-il nécessaire que je complète mes explications sur ce point en faisant remarquer les facilités que le tracé des œuvres mortes, — en surface, — du navire considéré donne à l’application de cet art du « camouflage » qui a pris, pendant la dernière guerre, une si grande extension.

Il faut dire d’abord que ce qui révèle, du plus loin, un navire à vapeur, c’est sa fumée. Si peu qu’il en émette, si bien que sa chauffe soit conduite, des guetteurs exercés en verront toujours assez pour annoncer sa présence, alors que le corps du bâtiment, — et même sa mâture, — ne sont pas encore hors de l’eau. Mais notre nouvelle unité n’a rien de semblable à craindre. Mue par des machines qui ne laissent s’échapper au dehors ni fumée, ni vapeur, elle ne pourra être décelée qu’au moment rigoureux où elle se profilera sur l’horizon.

Mais, là, elle bénéficiera de la forme de ses œuvres mortes, — à supposer qu’elle n’ait pas encore pris sa plongée, — et de l’absence de cheminée aussi bien que de mâture. L’avant et l’arrière se raccordant insensiblement avec le plan d’eau et la hauteur de la partie médiane du bâtiment ne dépassant guère quatre mètres, ce long fuseau peint en gris verdâtre assez clair, avec des couches de couleurs plus vives disposées en ondulations, afin de rompre la ligne générale de la coque, échappera longtemps à. l’exploration des meilleures lunettes.

Et il s’agit ici du plein jour. Sous la lumière indécise de l’aube et du crépuscule, l’invisibilité restera beaucoup plus longtemps acquise. La nuit, elle sera complète et peut-être, — cela dépendra du temps, — ne sera-t-il pas nécessaire, pour surprendre l’ennemi, de faire sous l’eau une partie de la marche d’approche.

Autre chose : si l’on veut bien me concéder ce que je viens d’exposer là, peut-être se réservera-t-on de m’opposer qu’en fin de compte et comme il n’est pas possible d’admettre que le « contact » se produise sans que l’assaillant ait été aperçu, au moins à quelques centaines de mètres, torpilles et projectiles partiront aussitôt à son adresse.

A son adresse, soit. Mais ce qu’on adresse n’atteint pas toujours. Le trouble d’une attaque soudaine, inattendue, la nuit, surtout, ne favorise guère d’exactes visées. Admettons toutefois quelques coups « au but. » S’agit-il de torpilles ? Outre que la cible se présentera fort mal, — en pointe, — pour un engin qui en définitive, ne prétend pas à la même justesse que les obus tirés de près, il est à peu près certain qu’elles glisseront sans exploser sur des « œuvres vives » (carène plongée) dont les formes seront aussi effilées, aussi effacées que celles des œuvres mortes.

S’agit-il, au contraire, des projectiles ? J’ai eu déjà l’occasion d’observer qu’eux aussi, ces obus ricocheront, s’ils ne glissent pas, sur la carapace épaisse, qui se présentera sous l’angle le plus défavorable à leur action. Je vais plus loin : j’admets que l’explosion se produise. On sait par des expériences concluantes que, dans de telles conditions, les effets ne peuvent en être désastreux. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que le projectile eût pénétré, au préalable. Le pis que l’on puisse craindre, c’est que les plaques de la carapace soient enfoncées ou profondément déliées au point d’impact et dans ses environs. Évidemment, c’est une avarie sérieuse, d’autant que des éclats peuvent atteindre, par exemple, le poste de commandement, si bien protégé qu’on le suppose, ou la batterie des canons moyens, ou encore une partie quelconque de l’organisme du gros obusier, — si, décidément, on jugeait avantageux qu’il y en eût un. Mais qui a jamais pu créer un engin de guerre absolument invulnérable et prétendre sérieusement qu’on puisse se battre sans courir de risques ?…

Ce que j’ai dit de la finesse, du « fuyant » des formes du bâtiment proposé peut faire craindre que l’habitabilité y soit médiocre, alors que j’avais justement posé en principe que cette faculté ne devait pas être négligée. Il faut s’entendre. L’unité en question n’est évidemment pas de celles dont l’amiral Krantz pouvait dire : « c’est un beau logement d’amiral et rien de plus… » Mais il est certain aussi que dans la maîtresse partie d’un bâtiment de 13 000 à 15 000 tonnes, de 30m de large et de 10m de creux, on trouvera toujours l’espace suffisant pour loger d’une manière décente un officier général et pour donner à son État-major, réduit à quatre officiers au plus, les commodités de travail dont je parlais plus haut.

C’est à l’emploi des moteurs à combustion interne que l’on devra cet avantage, bien que, — disons-le pour en finir avec notre description, — on doive admettre, pour le moment, une certaine multiplicité de ces moteurs, actionnant chacun une hélice. Il ne serait pas possible, en effet, dans l’état actuel de la construction des moteurs du type Diesel, d’obtenir avec deux ou trois seulement de ces appareils les 65 000 ou 70 000 chevaux ; nécessaires pour donner à notre coque, en surface, une vitesse de 30 nœuds qui apparaît, en ce moment, indispensable, si l’on veut obtenir des résultats tactiques intéressants, aussi bien que la faculté de diriger réellement, en toute circonstance, des flottilles rapides.

Je passe, naturellement, sur bien des détails. Ainsi je ne mentionne que pour mémoire l’avantage de doter notre bâtiment, — pour le cas où il agirait isolément, — d’au moins deux avions de reconnaissance. On se rappellera peut-être que, dans cette Revue, le 1er avril 1918, je demandais, avec le plein assentiment de principe de techniciens autorisés, que chaque grand sous-marin eût son avion. J’ai su, depuis, que les Allemands avaient eu cette idée et en avaient, trop tard du reste, poursuivi la réalisation.

Aucune difficulté sérieuse, par conséquent, pour assurer à notre très grand « sous-marin occasionnel » le bénéfice d’appareils aériens qui permettront à cet engin de surprise d’éviter souvent d’être surpris lui-même en l’avertissant en temps utile. Sur sa carapace, au demeurant, on trouvera encore de la place pour fixer un ou deux glisseurs-Lambert armés de torpilles, — engins si utiles pour franchir les défenses fixes d’un port, base d’opérations ou refuge de force navale ; et peut-être aussi, un tank de mer comme celui avec lequel deux hardis officiers italiens réussirent à pénétrer dans la rade de Pola et à y couler le dreadnought autrichien « Viribus Unitis. »

Quant aux mines automatiques, le bâtiment que je propose en aura certainement une notable quantité. Rien de nouveau, de ce côté-là. Les pré-dreadnoughts et tous les croiseurs en avaient déjà, il y a quelque vingt ans au moins. Ces engins, toutefois, ont singulièrement grandi et progressé. Il en est de même des moyens employés pour les mouiller en marche, opération courante aujourd’hui et que l’on estimait fort dangereuse autrefois.

Je ne chercherai pas à terminer cette brève étude du type que je livre, — ingénument, peut-être, — à la critique en célébrant l’invention, l’invention, en soi, et en insistant sur la nécessité de créer des engins nouveaux, si l’on veut utiliser des ressources financières médiocres, à la création de la force navale nouvelle dont nous ne pouvons nous passer, puisqu’aussi bien celle avec laquelle nous avons fait la guerre se révèle à la fois insuffisante en nombre et de conception trop ancienne. Je pense avoir dit, à cet égard, le nécessaire au début de cet article...

Le seul point que je crois devoir signaler maintenant, est qu’il faut se hâter. C’est devenu, malheureusement, une banalité que de reconnaitre la précarité d’une paix que l’on avait cru quasiment éternelle, dans l’ivresse du triomphe d’il y a trois ans. L’espoir de conserver longtemps encore ce bien précieux de la paix reste cependant parfaitement permis, d’autant mieux que le monde est doté aujourd’hui d’un organisme qui se fortifie peu à peu, — moralement, du moins, et peut-être n’est-ce pas assez..., dans l’exercice de la mission qu’on lui a confiée de prévenir les conflits armés.

Oserai-je dire qu’au nombre de ceux de ces conflits futurs que nous sommes obligés de prévoir, il en est un — un conflit essentiellement maritime — où notre pays pourrait, appuyant ainsi l’action bienfaisante de la Société des nations, jouer un rôle pacificateur, un rôle d’arbitre puissant et de médiateur armé, s’il savait se créer rapidement une force navale bien moderne et fondée sur les dernières découvertes de la science, qui apparaîtrait à chacun des deux grands rivaux comme l’indispensable complément de la sienne ?...


Contre-amiral DEGOUY.

  1. Jusqu’au moment, sans doute, où on aura suffisamment étudié la question de répartition des poids à bord du petit bâtiment, question d’une capitale importance, quand il s’agit de l’endurance en mer agitée.
  2. Date de la destruction des trois croiseurs cuirassés anglais, Hogue, Cressy, Aboukir, par un seul sous-marin allemand.
  3. Il ne faut pas oublier qu’une croisière militaire aérienne suppose l’impossibilité de se réapprovisionner en cours d’opérations et la nécessité de prévoir un supplément de combustible pour le cas où l’on serait « chassé » à l’atterrissage de retour et, donc, obligé de reprendre le large.
  4. Ce n’est point là, du reste, la seule cause de l’arrêt dont je viens de parler. A la lecture de l’ouvrage, si rempli d’enseignements et de renseignements, du général Ludendorf, on s’aperçoit que le G. E. M. avait dû, en 1917, puiser assez indiscrètement dans le réservoir des ouvriers des arsenaux et des établissements maritimes, de l’État ou privés.
  5. De 8 000 à 9 000 mètres carrés pour la cible horizontale, chez les plus nouvelles unités. C’est un chiffre qui fait réfléchir.
  6. On étudie, paraît-il, à Washington, les plans d’un colossal mastodonte de 60 000 tonnes. On estime, en effet, qu’il faut ajouter 18 ou 20 000 tonnes de déplacement aux dreadnoughts de 40 à 42 000, actuellement en construction, pour les défendre efficacement contre les bombes des appareils aériens et contre les mines sous-marines.
    Et l’on voit bien par là « qu’il n’y a pas de raison pour que ça finisse, » si l’on peut dire, puisque la puissance et le nombre des engins offensifs ne cesseront pas de s’accroître.
  7. Les tanks et glisseurs, employés dans des circonstances spéciales, ne seront pas endivisionnés. D’ailleurs, des dispositions peuvent être prises pour qu’on les embarque à bord des croiseurs légers, par exemple.
  8. On utilise en ce moment, pour le rôle dont il s’agit, le « Béarn » , dreadnought dont la construction est restée inachevée.
  9. J’avais déjà étudié cette question dans ce recueil même, il y a un peu plus de 25 ans. Il n’était question alors, bien entendu, que de croiseurs de surface (voir la Revue de juin 1895 : « Croiseurs et éclaireurs »). Cet article est reproduit dans les « Études sur la marine de guerre » éditées en 1898 par Berger-Levrault.
  10. Voir la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1920 : » Le pétrole et la Marine. »
  11. Le rendement du combustible liquide étant évalué à 1,6 du rendement d’un poids égal de charbon.
  12. Revue des Deux Mondes du 1er avril 1920 : « Le pétrole et la Marine. »
  13. 8 p. 100 en tout — près de 1000 tonnes — du déplacement total, la protection figurant déjà, dans le devis du croiseur de 12 500 t. qui nous sert de terme de comparaison, pour 3 p. 100 du déplacement total.
  14. Caractéristique du croiseur de bataille Hood (marine britannique).
  15. Si l’on jugeait à propos de donner à notre navire le moyen de se défendre, en surface, contre les « croiseurs légers, » il faudrait — en réduisant le nombre total des bouches à feu — lui donner quelques pièces de 14 centimètres, peut-être de 16 centimètres.
  16. Au moment où j’établissais l’avant-projet du bâtiment qui nous occupe, j’ignorais que l’éminent ingénieur Laubeuf avait déjà proposé l’éperon horizontal. dont on verra plus loin la description. J’ai été, en tout cas, très heureux de cette rencontre avec le créateur du type si intéressant des submersibles.
  17. J’effleure ici une question des plus intéressantes, celle du traitement qu’il conviendra de faire subir, désormais, aux navires de commerce dont on se sera emparé. Personne ne soutiendra que l’on puisse conduire la guerre « commerciale » (appellation défectueuse, en soi, mais commode), comme l’ont fait les Allemands. Mais, d’autre part, il faut convenir que les anciennes règles du droit maritime international, s’inspirant surtout des intérêts d’une grande Puissance maritime et commerçante, faisaient trop bon marché des droits de l’ordre militaire des capteurs.