Un Touriste suisse et son Voyage autour du monde

Un touriste suisse et son Voyage autour du Monde
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 140, 1897


UN TOURISTE SUISSE
ET SON
VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Qu’est-ce qu’un touriste ? S’il faut en croire l’Académie, c’est « celui qui aime à voyager, qui voyage pour son plaisir et son instruction. » Mais les explorateurs, eux aussi, aiment à voyager ; ils voyagent pour leur instruction et pour la nôtre, et ils y trouvent un plaisir extrême : ils sont heureux de voir ce que personne avant eux n’avait vu, plus heureux encore de prendre la mesure de leurs forces, de leur volonté et de leur courage en faisant ce que le commun des hommes est incapable de faire. Qui osera dire cependant que les Mungo-Park et les Caillié, les Barth et les Binger aient été de simples touristes ?

Si l’Académie a surfait les touristes en leur attribuant un désir de s’instruire qu’ils n’ont pas toujours, Littré, qui n’aimait pas beaucoup à sortir de chez lui, les a trop dépréciés. Il les définit dédaigneusement « des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité et désœuvrement. » Mais ils ne sont pas tous des désœuvrés ; ce sont souvent des gens très occupés, qui, ayant de temps à autre quelques mois de vacances, les emploient à se dégourdir les jambes. D’autre part, tous les voyageurs, quels qu’ils soient, sont des curieux. Le géologue qui parcourt les Alpes pour étudier la formation des glaciers a des curiosités plus vives que tel touriste, qui a fait l’ascension du mont Cervin, à la seule fin de pouvoir dire qu’il y est monté, que tel jour, à telle heure, un petit homme, perché sur une cime, s’est trouvé voisin du ciel, où il n’a rien découvert. Littré ajoute que les touristes « font une espèce de tournée dans les pays habituellement visités par leurs compatriotes. » J’en connais qui aiment à aller où personne ne va ; ils ont l’humeur solitaire et l’amour des nouveautés ; ils n’en sont pas moins des touristes. L’explorateur, le missionnaire, le voyageur de commerce et le voyageur savant se font de leur voyage une affaire ; le touriste n’est par essence qu’un promeneur : c’est là son signe distinctif. Aujourd’hui, grâce aux chemins de fer et aux transatlantiques, il ne tient qu’à lui d’aller très loin en peu de temps. Mais si longue ou si laborieuse que soit sa promenade, il n’a pas d’autre affaire que de se promener, de se donner à la fois du plaisir, de l’exercice et un peu de tourment, de tromper ses lassitudes en savourant au passage les aimables distractions que lui offrent les hasards de la route. Pour l’explorateur, le monde est un endroit où il y a des découvertes à faire ; pour le savant, c’est un cabinet d’étude ; le missionnaire voit partout des âmes à sauver, le voyageur de commerce s’occupe de recruter des chalands. Pour le vrai touriste, le monde est un promenoir.

M. Paul Seippel est un touriste suisse, qui, après s’être souvent promené sur cette terre en long et en large, vient d’en faire le tour, en commençant par l’Amérique. Il a traversé l’Atlantique à bord de la Bourgogne ; il a vu le Canada, le Saint-Laurent en débâcle, Montréal et Québec sous la neige fondante ; il a visité plusieurs villes de l’Est américain, dont les blocs numérotés et les maisons de douze étages ne lui ont pas inspiré l’envie de s’y établir ; il a parcouru, nous dit-il, « des plaines enchanteresses, où les forêts ont été remplacées par des millions d’écriteaux-réclames, célébrant en caractères gigantesques les bienfaits de la pâte pectorale Castoria et l’efficacité surprenante des pilules purgatives Bechman. » Il a fait une tournée en Californie, a remonté les côtes du Pacifique et a vu pêcher le saumon dans la Columbian-River. A Victoria, il a pris passage pour Yokohama, a séjourné deux mois et demi au Japon. Puis, se rembarquant, il a donné un coup d’œil à Shangaï, à Hongkong, à Canton, à Macao, à Saigon, à Singapour, et passé tout un hiver à Ceylan, au sanatorium de Nuwara Elliya ; il ne lui restait plus qu’à reprendre la route de Genève ; il a fait halte à Bombay, halte au Caire et s’est retrouvé chez lui un an, jour pour jour, après son départ.

Voilà assurément une immense promenade ; mais il est modeste, il se qualifie lui-même de simple touriste ou de globe-trotter. Ce qui est certain, c’est qu’il a vu beaucoup de choses et les a bien vues. Les principaux épisodes de son excursion aux terres lointaines lui ont fourni la matière d’un volume in-quarto, élégamment illustré et très agréable à lire. Il n’a pas seulement de bons yeux, il a beaucoup de gaîté, d’humour, et il ne manque pas de philosophie. Par le temps qui court, les philosophes enjoués sont une espèce rare[1]. Cependant, on pourrait croire, à l’entendre, qu’il regrette d’être allé se promener si loin. Il prétend que les vrais voyages, les plus amusans et les plus profitables, sont ceux qu’on peut faire sans sortir de sa chambre, que si les voyageurs étaient de bonne foi, s’ils disaient tout, s’ils racontaient leurs souffrances, leurs mélancolies, leurs mécomptes, les valises à défaire et à refaire sans cesse, l’arrivée dans les banales et lugubres chambres d’hôtel, les mauvais lits, l’horripilante table d’hôte « avec ses nourritures indéterminées, nageant dans la fameuse sauce internationale, la même sous toutes les latitudes », les gens qui restent chez eux comprendraient qu’ils ont choisi la bonne part, et l’agence Cook serait près de faire faillite. Il s’est aperçu que ce vaste monde est bien plus petit qu’on ne se l’imagine, qu’on a bientôt fait d’en voir l’envers. Il a rapporté du Japon un bouddha en laque d’or, qui trône, les yeux fermés et les jambes croisées, sur une fleur de lotus épanouie. Il cause souvent avec ce dieu à la fois compatissant et superbe, qui aime à lui répéter que l’univers est une vaine apparence, un rêve, une bulle d’écume. Une des vignettes de son livre reproduit la boiserie polychrome qui orne l’écurie d’un cheval consacré au service d’un temple de Nikko. On y voit trois singes, disciples convaincus de Çakia-Mouni, qu’un arbre enveloppe de ses fleurs parfumées. L’un se bouche les yeux, le second le nez, le troisième les oreilles : ne rien voir, ne rien sentir, ne rien entendre, c’est la sagesse suprême.

Après avoir causé avec Çakia-Mouni, M. Seippel médite le chapitre XX du 1er livre de l’Imitation : — « Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre, les élémens ; or c’est d’eux que tout est fait… Laissez aux hommes vains les choses vaines. Fermez sur vous votre porte. Si vous n’étiez pas sorti et que vous n’eussiez pas entendu quelque bruit du monde, vous seriez demeuré dans cette douce paix ; mais parce que vous aimez à entendre des choses nouvelles, il vous faut supporter ensuite le trouble du cœur. » Et M. Seippel s’est promis de fermer sa porte, d’échapper, en restant chez lui, au bruit du monde et au trouble du cœur. « Il a passé, nous dit-il, les plus belles années de sa jeunesse à courir le monde presque sans interruption, pour arriver à s’avouer une bonne fois à lui-même qu’atout prendre, il n’aime pas les voyages. » Ne le croyez pas, il ment : demain il sentira le besoin de voir des visages jaunes, bruns ou noirs, et de nouveau il bouclera ses malles d’un cœur léger. « La cellule qu’on quitte peu, dit l’Imitation, devient douce ; fréquemment délaissée, elle engendre l’ennui. » Ce n’est pas la sagesse des touristes. Quand ils ont l’esprit bien fait, ils éprouvent un égal plaisir à quitter leur cellule et à la retrouver, en disant : Ouf ! m’y voilà ! et M. Seippel a l’esprit bien fait.

Il y a touristes et touristes. La plupart seraient incapables de raconter leurs souvenirs, par l’excellente raison que, n’ayant rien vu, ils ne se souviennent de rien. « Au Grand-Hôtel de Yokohama, nous dit M. Seippel, j’ai rencontré deux jeunes globe-trotters de Chicago, qui séjournaient un mois au Japon. Ils ont passé absolument toutes leurs journées dans la salle du billard, jouant à la pyramide et buvant des cocktails variés. D’autres, plus entreprenans, avaient poussé jusqu’à Mianosita où, dans une vallée dénudée, la plus triste de tout le Japon, se trouve un hôtel fort à la mode, je ne sais trop pourquoi. On est toujours sûr d’y rencontrer une collection complète de snobs internationaux, exclusivement préoccupés de s’étonner les uns les autres par l’éclat de leurs titres, par la splendeur de leurs millions ou par l’élégance de leurs cravates. En leur qualité de libres citoyens d’une grande démocratie égalitaire, nombre de touristes américains adorent ce genre de villégiature où ils ont parfois la chance de coudoyer un lord authentique. »

Ils ne sont pas à plaindre, le snobisme est une forme du bonheur. Réservons plutôt notre pitié pour les touristes mélancoliques, qui ne sont sortis de chez eux que pour changer de place et dans la vaine espérance d’en trouver une qui leur plaira. Ceux-là promènent leur incurable ennui d’un bout du monde à l’autre et sur toutes les grandes routes terrestres ou aquatiques. Ils le soumettent aux régimes les plus divers ; ils lui font voir des deux d’azur et des cieux gris ; ils lui font respirer l’air mordant des hautes cimes et humer les brises salées de l’Océan ; ils l’abreuvent de saki, lui apprennent à mâcher le bétel, à fumer l’opium ; ils le conduisent dans tous les casinos, dans tous les caravansérails, dans les maisons de thé, dans les bateaux de fleurs : il en sortira l’œil morne, le teint plombé, bâillant avec conviction, comme il bâillait dans sa cellule.

D’autres ne s’ennuient point ; quand ils font des voyages de long cours, ce qu’ils promènent dans le monde, c’est leur orgueil et leurs mépris. En se rendant de Hongkong à Singapour à bord d’un vapeur français, M. Seippel eut pour compagnon de traversée Mister Johnson qui fut pour lui, nous dit-il, une source inépuisable de joies profondes. C’était un jeune gentleman anglais, établi au Canada. Il s’était reposé deux jours à Hongkong : il projetait d’en passer quatre à Java, deux à Sydney, et de retourner directement à Vancouver. Une navigation de trois mois, neuf jours passés à terre, tel était son programme.

Nouveau marié, il voyageait avec sa jeune femme, qui souffre cruellement du mal de mer ; avant de quitter le port, elle se sent défaillir. Très unis et toujours côte à côte, ils ne se disent pas un mot. Il fume sa courte pipe, boit des whisky and sodas et lit le guide Murray. Pâle et défaite, elle souffre avec résignation, la tête enfoncée dans des coussins. Mr. Johnson voyage pour son plaisir, qui lui est plus cher que le plaisir de sa femme. En quoi consiste le plaisir de Mr. Johnson ? Il constate tout le long du chemin l’infinie supériorité de l’Anglais sur tous les peuples de la terre. Pourquoi Mr. Johnson avait-il daigné s’embarquer abord d’un steamer français ? Il se procurait ainsi l’occasion de passer à Saïgon et de s’y convaincre de visu que toute colonie française n’est que mensonge et misère. Ce qui gâta sa joie, c’est que Saigon est, au dire de M. Seippel, l’une des plus charmantes villes de l’Extrême-Orient, qu’on y trouve de larges rues, très propres et bien tenues, de jolies maisons blanches entourées de jardins, des magasins élégans et un hôtel qui n’a son pareil ni à Hongkong, ni à Singapour, ni aux Indes. Mr. Johnson y mangea des pommes frites qui lui parurent si exquises qu’après avoir nettoyé le plat, il en redemanda. Mais cette humiliation passagère et bientôt oubliée ne lui rabaissa point la crête.

Le touriste de race, le seul qui ait des yeux, le seul qui écrive des livres, est un tout autre homme que les ennuyés, les snobs et les Johnson. Il n’est pas très curieux de science, il ne se pique pas d’être profond en géographie, érudit en histoire, et s’il s’occupe dans l’occasion d’étendre ses connaissances, ce n’est point là son objet principal. Il est avant tout un impressionniste ; ce qu’il va chercher dans les terres lointaines, ce sont certaines vibrations de ses nerfs et de son cerveau, qu’il n’eût point connues s’il n’avait jamais quitté sa cellule. Tant vaut l’homme, tant valent ses impressions ; pour qu’elles nous intéressent, pour qu’elles méritent d’être notées, il faut que l’impressionniste soit quelqu’un, qu’il ait une façon personnelle de sentir, de voir et de rendre ce qu’il a vu ; il faut surtout qu’à une sensibilité délicate il joigne une imagination vive, facile à ébranler. M. Seippel doit être content de la sienne ; elle a des ailes frémissantes de libellule qui s’envole pour se poser et ne se pose que pour s’envoler de nouveau. Très peu de chose suffit pour la faire vibrer, tout prétexte lui est bon. À Macao, il a passé des heures de rêverie délicieuse dans le jardin abandonné où Camoëns composa les Lusiades, et qui est devenu un bois sacré, dans lequel éclate toute la splendeur de la végétation tropicale. Il a ressenti dans ce désert fleuri une impression indéfinissable que ne lui avaient jamais donnée les pays exotiques ; il s’est persuadé sans peine que le jardin de Camoëns avait la majesté d’un sanctuaire. Étrange action d’un nom sur un cerveau de poète ! — « Au fait, nous dit-il, avez-vous lu les Lusiades ? Moi non plus, je l’avoue. » Non seulement il n’avait pas lu les Lusiades, il n’avait que des notions assez vagues sur le héros du poème, sur Vasco de Gama, à qui il fait doubler le cap Horn. Mais qu’importe ce détail ? Un nom et un jardin lui avaient pris le cœur, et il a vibré.

Les voyageurs graves ne s’embarquent jamais pour les terres lointaines sans s’y être au préalable savamment préparés. Ils ont lu tout ce qui se peut lire, compulsé les auteurs, dépouillé les documens, dressé la liste des questions à élucider, des problèmes à résoudre. Le voyageur impressionniste prépare, lui aussi, sa promenade, mais tout autrement : il tâche de se représenter les pays qu’il ira voir, et il aura la joie de comparer ses imaginations aux réalités et de se servir des réalités pour se procurer d’autres images et d’autres rêves.


Il fait du miel de toute chose.


C’est ainsi qu’en use M. Seippel. Avant de voir l’Extrême-Orient, il l’avait vu en pensée, et comme il n’a pas l’esprit chagrin, il a eu peu de mécomptes ; les réalités lui ont paru le plus souvent aussi belles ou plus belles que ses songes. Il a décrit amoureusement le jardin des vieux Bouddhas, où il a fait la connaissance d’une gentille petite mousmé et d’un vieux bonze shintoïste. Il a raconté avec autant de charme que de verve son arrivée dans l’île de Ceylan par une pluie battante, la promenade nocturne qu’il fit au clair de l’une dans la jungle qui borde le lac de Kandy, les émotions qu’il ressentit dans cette forêt étrange, encore toute chaude de soleil, où des essaims de lucioles tourbillonnaient en gerbes d’étincelles jusqu’à la cime des arbres, où de confus murmures sortaient des profondeurs, où pullulaient « ces plantes lascives qui sécrètent des venins puissans comme des philtres, et qui, prêtresses de l’amour, ouvrent dans les retraites des bois sacrés leurs corolles impudiques et s’offrent au vent qui passe. » Enveloppé de tièdes effluves, le corps baigné de sueur, il se laissa prendre, enlacer, il s’abandonna aux dangereuses voluptés de la grande et redoutable Maya. Ne sachant plus s’il dormait, s’il veillait, il se mêla au grand tout, il cessa d’exister comme un être à part, il sentit s’évanouir son moi. Heureusement il l’a retrouvé depuis et c’eût été dommage qu’il le perdît à jamais : c’est un moi aimable, gracieux, récréatif avec lequel il doit s’amuser souvent. Les touristes ne sont que des passans ; mais un passant qui a l’esprit vif et prompt, le goût et le don d’observer, ne se borne pas à voir ; il commente ses impressions, il réfléchit, et je serais surpris si les réflexions de M. Seippel n’étaient pas justes. En visitant la cité du Lac Salé, il a constaté la déchéance du mormonisme ; il remarque à ce sujet « que si Brigham Young n’a rien fondé de durable dans l’ordre spirituel, c’est l’inévitable sort de toutes les doctrines sans idéal. » Il a visité aussi à deux heures de chemin de fer au sud de San-Francisco, dans la riante vallée de Santa-Clara, l’université récemment créée par un millionnaire américain, feu Leland Stanford, ancien gouverneur de la Californie, lequel a consacré à sa fondation trente millions de dollars. Les bâtimens sont luxueux, l’installation est magnifique ; mais, dans cette université bisexuelle, il n’y a guère que les étudiantes qui étudient ; les étudians sont plus friands de sport que de science. Eclairage, chauffage, ventilation, la spacieuse bibliothèque ne laisse rien à désirer, à cela près que les casiers vides y sont plus nombreux que les livres. Sur les 23 000 numéros du catalogue, 10 000 sont classés au chapitre : Chemins de fer ; on y trouve une collection complète de vieux indicateurs, documens précieux pour l’étudiante qui voudrait faire une thèse sur la marche comparative des trains dans le monde entier. Le musée est une extravagante collection de croûtes, acquises et pieusement admirées par M. Stanford. La salle d’honneur contient ses reliques, enfermées en des châsses de verre, et particulièrement deux de ses parapluies, l’un en alpaga, humble témoin de ses laborieux commencemens, l’autre en soie croisée, à pomme d’or, symbole des grandeurs où il était parvenu. En sortant de la Stanford University, M. Seippel a écrit sur son calepin : « Rien ne peut s’improviser dans l’ordre de l’esprit uniquement à coups de dollars. » Cette réflexion très judicieuse consolera les idéalistes qui n’ont qu’un faible espoir de devenir millionnaires.

Il a vu des fils et des filles du Nippon s’en aller tout nus par les routes, et il s’est étonné que le Japonais unît souvent l’ingénuité paradisiaque de la tenue à l’extrême raffinement des manières. Cela prouve, selon lui, que le sentiment de la pudeur est en tout pays en raison inverse de la hauteur moyenne du thermomètre, que, très puissant dans les régions du Nord, il s’évapore sensiblement au soleil du midi et disparait sous les tropiques. Il se plaint que ces mêmes Japonais rient de tout, que pour nos oreilles, leur rire sec et nerveux sonne faux et à la longue nous devient insupportable. Il affirme que la glande lacrymale doit être atrophiée chez eux, qu’il n’a pas vu une larme au Japon, « une vraie, non, pas même dans les yeux des jolis bébés. » Il se plaint aussi qu’au contact des Européens, ce peuple ingénieux, merveilleusement doué pour les arts, mais trop imitateur, est en voie de perdre son génie propre, de le remplacer par le génie de la contrefaçon, « que, comme les Belges, il fabrique des allumettes suédoises, mais qu’on n’y trouverait plus un artiste capable de faire une belle boîte en laque d’or. » Il lui reproche enfin de manquer des qualités nécessaires au grand commerce, d’être à cet égard très inférieur à ses rivaux du Céleste-Empire, de n’avoir pas cette bonne foi élémentaire qui est le fondement du crédit ; il affirme que dans les affaires, au dire des négocians de l’Extrême-Orient, la parole d’un Chinois établi et connu vaut mieux qu’un engagement en bonne et due forme, signé et paraphé d’un Japonais. Il ajoute que ces pauvres Chinois, si dédaignés aujourd’hui, ont sans doute leurs petits travers, mais que la Chine est un pays où l’on respecte les mères et les morts, que cette vertu rachète bien des défauts.

Pendant son séjour dans l’île de Ceylan, lorsqu’il habitait le district des planteurs de thé, il a vu deux Anglais, tannés par le soleil des tropiques, couperosés par le whisky, grisonnans, mais solides, jouer le golf avec passion, avec sérieux et avec méthode. Chaque jour, à la même heure, qu’il fît beau, qu’il ventât ou qu’il plût à torrens, il les a vus se mettre en tenue, pantalons courts, bas longs, gilets dédiasse tricotés, et jouer leur partie plusieurs heures durant, sans jamais ouvrir la bouche, sauf pour murmurer dam ! quand ils donnaient un faux coup de crosse. Son esprit s’est ouvert : il a reconnu que travail, politique ou sport, le caractère distinctif des Anglais est de se mettre tout entiers dans tout ce qu’ils font, que cette persévérance de volonté, ce sérieux dans les petites choses comme dans les grandes, cette attention concentrée est le secret de leur puissance colonisatrice et de la prospérité de leur colossal empire. Mais il a constaté aussi à Saigon que, tandis que la Grande-Bretagne traite ses sujets comme des êtres de caste inférieure, avec une morgue hautaine, le joug des Français paraît plus léger, plus doux aux peuples qu’ils gouvernent : « Moins pratique sans doute, mais plus aimable, dit-il, est le génie de la France. Qu’elle conserve, au prix de généreux sacrifices, son rôle en Extrême-Orient, afin qu’un sourire vienne parfois diminuer la distance effroyable qui sépare les hommes blancs des hommes jaunes ! » Voilà des impressions qui ont leur prix, et quoi qu’en dise le glorieux inconnu qui a écrit l’Imitation, il est bon quelquefois de s’échapper de sa cellule.

M. Seippel, qui n’a point de prétentions, ne se flatte pas d’avoir pénétré tous les secrets de l’âme japonaise, de l’âme chinoise. Il faudrait, pour cela savoir le chinois et le japonais, et ce n’est pas une petite affaire. D’ailleurs, sût-on les langues, les sentimens de l’homme jaune sont une énigme difficile à déchiffrer ; nous avons déjà tant de peine à déchiffrer la nôtre ! Les passans ne voient que la façade de la maison, les dedans leur restent inconnus ; mais, toutes les fois qu’il a trouvé une fenêtre ouverte, M. Seippel a regardent les croquis d’âmes qu’il a rapportés sont finement touchés et font honneur à son crayon.

Au mont Nikko, dans un cimetière de héros qu’un vieux bonze a converti en jardin, lieu de solitude et de silence, il avait fait amitié avec une petite Japonaise au cœur compatissant. Elle s’appelait Oharou, c’est-à-dire Printemps. Elle s’était donné la tâche de raccommoder un petit bouddha, très petit, qui avait perdu sa tête. Ayant ramassé la boule de pierre, elle la remit en place, en la fixant avec des bandelettes de toile. Pour s’assurer que le bouddha malade n’aurait pas froid pendant les longues nuits pluvieuses, elle l’emmaillota de langes blancs ; mais elle désirait aussi qu’il eût bonne tournure, et elle l’avait affublé d’une ceinture avec un grand pouf derrière le dos, tout pareil à celui qu’elle portait elle-même. Mlle Printemps pensait que le bouddha si bien soigné ne serait pas un ingrat, que dans une prochaine existence sa garde-malade serait une grande princesse. Elle avait des manières très distinguées ; elle marchait les pieds en dedans et savait faire de belles révérences, touchant le sol du bout de son nez. Elle offrait à M. Seippel des azalées tardives, qu’elle allait à son intention cueillir dans la montagne ; en retour, il lui donnait des gâteaux, qu’il n’achetait pas toujours ; il les volait quelquefois à son hôtel : les grandes amitiés font commettre de grands crimes. Il trouvait Oharou exquise, tout en se plaignant qu’elle mêlât à ses grâces printanières trop de cérémonies. Elle avait huit ans ; il aime à croire que leurs rendez-vous ne l’ont pas compromise. Jolie silhouette, jolie matière à mettre en vers !

Beaucoup moins poétique est la figure de M. Nitchipoura, homme universel, jurisconsulte, agitateur politique, littérateur, journaliste, jadis chef de bureau au ministère de la guerre, aujourd’hui guide-interprète, en la compagnie duquel M. Seippel a passé trois mois. Ce petit Japonais vif, nerveux, au teint blafard, aux petits yeux noirs très lui-sans, à la bouche sans lèvres, à la physionomie futée et chafouine, a beaucoup de monde et une courtoisie qui ne se dément jamais. Il faut lui en savoir gré, car sa tête est chaude, son humeur bouillante, et dans ses emportemens il reste toujours poli, comme on ne l’est qu’au Japon. Selon les occurrences, ce guide-interprète fait tous les métiers. Le plus souvent il montre le pays aux globe-trotters ; quand il est de loisir, il tient une école à Tokio, ou il travaille dans le bibelot, la commission, l’expédition, l’exportation, ou il compose des vers, des contes badins, des romans, quelquefois aussi de virulens articles qui lui ont valu plusieurs mois de prison, mais ne l’empêchent point de conserver des attaches officielles. Ce guide accompli a le génie de l’emballage, personne ne l’égale dans l’art de plier un veston pour le mettre dans une malle, et du même coup, nourri de bonne littérature, esprit très orné, habile à pousser un argument et à narrer une aventure, possédant l’histoire et les légendes, sa conversation est fort instructive. Mais il ne faut pas croire tout ce qu’il dit ; c’est un hâbleur, un gascon : il y en a beaucoup dans son pays. Il dirait volontiers comme ce missionnaire jésuite qui avait perdu la foi et continuait d’affronter la mort pour convertir les sauvages : « Vous n’avez pas d’idée du plaisir qu’on goûte à persuader aux gens ce qu’on ne croit pas soi-même. »

Fervent conservateur, M. Nitchipoura demande l’expulsion de tous les étrangers, dont il vit ; chaud patriote, il déteste les Russes, qui ont obligé le Japon à évacuer la Corée, lui ont enlevé le morceau de la bouche. Il médite de partir un de ces jours à la conquête de la Russie, et comme M. Seippel lui rappelait la mésaventure de Napoléon Ier : « Précisément, répliqua-t-il sans sourciller, nous éviterons ses fautes et n’irons à Moscou qu’en été. »

Personne n’est parfait ; M. Nitchipoura a ses faiblesses. Il aime trop l’eau-de-vie de riz ; quoique époux et père, il se complaît dans la société des mousmés d’humeur facile et des danseuses ou gueschas, dont la vertu n’est point farouche. Il a la passion du jeu et s’entend à corriger la fortune. Un jour qu’il avait bu beaucoup de saki : « Je suis très fort pour tricher, » disait-il avec un sourire de fatuité. On trouve toujours son maître ; un soir deux tricheurs encore plus forts que lui le dépouillèrent de tout son argent. Il ne se fâcha pas, il ne se fâche jamais ; il les contemplait avec une mélancolique admiration, et quand on se sépara, on se lit d’interminables révérences, en se promettant de recommencer avant peu cette petite fête.

Courtois envers les hommes, M. Nitchipoura, à la fois shintoïste et bouddhiste, est infiniment poli pour tous les dieux ; il rend des soins même aux plus petits, à ceux dont on rencontre les chapelles au bord des routes et dans l’épaisseur des bois. Il porte dans sa poche des étiquettes gommées sur lesquelles il inscrit de courtes prières, qu’après les avoir soigneusement léchées, il applique sur la figure du dieu des fontaines, du dieu du mariage, du dieu des médecins, du dieu des marchands et des voleurs. Que leur demande-t-il ? c’est un secret entre eux et lui. M. Seippel suppose qu’il les adjure de le préserver du choléra, dont il a une peur bleue, puis de lui accorder d’heureuses digestions, des espèces sonnantes, la bienveillance des petites gueschas, les faveurs de la dame de pique japonaise et l’extermination des étrangers : « Je me suis pris parfois, ajoute M. Seippel, à regarder fixement, avec une soudaine inquiétude, ce petit homme toujours prêt à se casser en deux devant moi, avec les démonstrations d’une déférence exagérée. Et je me disais : Qu’est-ce donc en réalité que ce magot-là ? Il me semble que plus je le fréquente, moins je le connais… Ah ! que je voudrais pouvoir ouvrir cela et regarder dedans ! » Il a quitté le Japon sans avoir ouvert M. Nitchipoura et pénétré son secret. Après cela est-il prouvé que M. Nitchipoura ait un secret ?

Le Japon qui rit toujours, M. Nitchipoura qui triche, hâble, pérore, prie et ne sait pas pleurer avaient inquiété M. Seippel. Il s’est calmé, il s’est apaisé, il s’est rassuré en rencontrant au Caire, dans l’université musulmane de la grande mosquée El Azhar, la florissante ou la fleurie, l’Islam personnifié par un vieux cheik blanchi dans le professorat, coiffé d’un beau turban, assis sur ses talons, adossé à une colonne, tenant d’une main son Coran, de l’autre caressant sa barbe de fleuve. Ce docteur austère, grave et doux, révélait les mystères du Livre unique, source de toute science, à une jeunesse attentive, qui, accroupie à ses pieds sur les dalles du sacré parvis, buvait ses paroles et ses oracles avec autant de recueillement que dans le désert les chameaux boivent l’eau des puits. Il lisait un verset, le commentait savamment, le rapprochait du contexte, citait ses autorités, résumait les controverses, exposait les objections, les écartait par l’autorité du prophète.

Touchait-il à un point délicat, il baissait le ton, assourdissait sa voix, qui n’était plus qu’un murmure ; ses yeux semblaient dire : « Écoutez-moi, c’est le fin du fin ! » Et ses disciples redoublaient d’attention ; on entendait voler les mouches : — « O mon vieux maître, s’écrie M. Seippel, comment te remercier des bonnes heures que j’ai passées à entendre tes paroles dont je ne comprenais point le sens, mais dont la mélopée lente et grave endormait en moi les pensées inquiètes ? De ta voix, de ton geste, de ton visage aux rides paisibles se dégageait, par je ne sais quel phénomène de suggestion, une impression calmante… l’impression de la sécurité. Tes confrères européens ne sont point des gens rassurans. Ils ne sont jamais certains de ce qu’ils disent, ou ne disent jamais ce qu’il faudrait savoir pour vivre en paix. Ils nous apprennent à répéter sans cesse : Qu’est-ce que la vérité ? Mais toi, tu la tiens entre tes mains ; elle est tout entière dans ton livre. »

Et voilà les impressions variées, qu’un touriste capable d’en avoir recueille abondamment le long de son chemin. Quoi qu’il en dise, M. Seippel est enchanté d’avoir fait le tour du monde ; s’il affecte de rabaisser le métier de touriste au long cours, c’est qu’il veut s’en réserver le bénéfice ; il crache dans le plat pour en dégoûter les autres. Ce ne sont pas seulement les curieux tels que lui qui devraient en tâter. Il faut recommander les pérégrinations lointaines aux paresseux dont cet exercice dégourdira l’indolence, aux cerveaux moisis qu’il rafraîchira, aux routiniers à qui les choses insolites causeront de salutaires étonnemens.

Je ne vois guère que le sceptique qui n’ait rien à gagner à se faire globe-trotter. La diversité des mœurs, des coutumes, des principes de conduite, le spectacle des contradictions humaines réjouiront sa malignité. Il reviendra de son pèlerinage avec quelques doutes de plus, et il a déjà assez de souris dans son grenier ; celles qu’il pourrait rapporter de chez les hommes jaunes achèveraient de manger le peu de grain qui lui reste. Tout au contraire, l’intolérant se trouvera bien d’avoir vu une fois au moins l’envers de ce globe. Il fera connaissance avec le bonze shintoïste du jardin des Bouddhas et au retour avec la barbe blanche du vieux cheik de la mosquée El Azhar. Il verra que ce cheik comme ce bonze ont soumis leur raison superbe à ce qu’ils considèrent comme une sagesse divine, et qui n’est à ses yeux qu’une ridicule extravagance. Mais après avoir constaté que très convaincus, très sûrs de leur fait, ils se servent de leurs erreurs, de leurs chimères pour vivre sagement et honnêtement, s’il n’apprend pas à se défier de ses propres certitudes, il apprendra du moins à devenir plus indulgent aux certitudes d’autrui, ce qui est la première des vertus sociales.


G. VALBERT.


  1. Terres lointaines, voyage autour du monde, ouvrage illustré de 17 planches hors texte et de 153 vignettes ; Lausanne, 1891, E. Pavot, libraire-éditeur.