Un Tour de Naturalistes dans l’Extrême Nord

Un Tour de Naturalistes dans l’Extrême Nord
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 814-843).
UN
TOUR DE NATURALISTES
DANS L’EXTREME NORD

Nord-Fahrt entlang der norwegischen Kueste nach dem Nordkap, den Inseln Jan Mayen und Island, von Dr Berna, erzaehlt von Carl Vogt, 1863[1].

Quel est le naturaliste qui n’a pas fait le rêve d’une expédition scientifique entreprise par quelques amis, les uns zoologistes, les autres botanistes ou géologues, accompagnés d’un médecin et d’un dessinateur, embarqués sur un navire marchand sans sabords et sans canons, commandé par des officiers sans épaulettes, et surtout sans instructions officielles? Le rêve se réaliserait souvent, si un personnel scientifique suffisait pour l’accomplir; mais ce qui fait défaut, c’est un homme assez intelligent et assez instruit pour concevoir l’expédition, et assez riche pour pouvoir suffire aux frais considérables qu’elle nécessite. Cet homme si rare s’est trouvé. Le docteur Berna, citoyen de la ville libre de Francfort, désireux de visiter l’extrême Nord, s’est associé le professeur Charles Vogt, de Genève, connu dans le monde savant comme zoologiste et géologue, M. Gressly, paléontologiste dont les travaux ont tant contribué aux progrès de. la géologie stratégraphique, M. Hasselhorst, peintre, et M. le docteur Hertzen, fils du célèbre exilé russe, rédacteur de la Cloche. Un brick, le Joachim-Hinrich, avec huit hommes d’équipage et commandé par le capitaine Stehr, a été frété à Hambourg et pourvu de tout le matériel nécessaire pour un voyage dans les mers boréales. Le 29 mai 1861, le navire levait l’ancre dans le port de Hambourg et se faisait touer par un bateau à vapeur jusqu’à Glueckstadt: de là il descendit lentement le cours de l’Elbe et passa la nuit à Cuxhaven, petit port situé à l’embouchure même du fleuve, dans la Mer du Nord. Le lendemain, le navire gagna le large et reconnut de loin l’île anglaise de Helgoland. La mer étant calme, on mit la drague à la traîne; quand on la releva, le sable qui la remplissait provenait évidemment de l’île de Helgoland. Composé de grès vert et d’autres couches crétacées, cet îlot est sans cesse rongé par les eaux de la mer, car la craie qui le compose ne renferme pas ces silex qui, s’accumulant au bas de la falaise, formeraient, comme sur les côtes de Normandie, d’Angleterre et de l’île de Rügen, une digue qui brise la lame et protège les terrains plus meubles contre l’action destructive des vagues. Aussi pourrait-on presque calculer l’époque à laquelle l’île de Helgoland, incessamment rongée par la mer, disparaîtra totalement de la surface des flots.


I. — LES CÔTES DE NORVEGE.

Le 1er juin 1861, les voyageurs aperçurent la côte de Norvège, semblable à une longue ligne sinueuse : ils se trouvaient dans les eaux de Stavanger et résolurent d’aborder pour se faire une idée de la pêche du hareng, qui a lieu principalement dans ces parages. La petite ville de Stavanger est située au fond d’une baie sinueuse et profonde. Ces baies s’appellent en norvégien des fiords. L’entrée de ce fiord était obstruée par des îlots bas, arrondis et dépourvus de verdure : semblable à un lac, le fiord se prolongeait dans l’intérieur des terres, il était bordé par des montagnes couvertes de neige, et dont les glaciers semblaient descendre jusqu’à la mer; mais ces montagnes n’avaient pas les formes pittoresques des Alpes ou des Pyrénées, surmontées de pics, d’aiguilles ou de dômes s’élançant résolument dans le ciel. Semblables à de longs sarcophages couverts de linceuls blancs, ces massifs uniformes se prolongeaient au loin comme le profil d’un immense plateau; çà et là seulement la ligne était interrompue par une découpure, indice de l’origine d’une haute vallée. Bientôt plusieurs embarcations accostèrent le navire; elles étaient montées par des pêcheurs qui venaient offrir du poisson et demandaient en échange non de l’argent, mais du pain. Les voyageurs débarquèrent ; la chasse, la pêche, occupèrent les zoologistes; le peintre prit des vues du pays; le géologue détacha de ces rochers les premiers échantillons du granit norvégien. Impatiente de gagner Bergen, l’expédition ne resta que deux jours à Stavanger.

Bergen est la ville la plus commerçante de la Norvège; elle compte vingt-cinq mille habitans, dont les occupations se rattachent plus ou moins à la pêche et au commerce du poisson. Bergen est une colonie commerciale de Hambourg, et n’a d’autre raison d’être que de se trouver au centre des pêcheries du nord et du sud de la Norvège. Deux poissons, le hareng et la morue, occupent exclusivement une véritable flotte de bateaux pêcheurs échelonnés depuis le sud de la Norvège jusqu’au Cap-Nord. Le hareng, suivant la croyance de ceux mêmes qui le poursuivent, habiterait les profondeurs des mers polaires, d’où il émigrerait à certaines époques fixes. Longeant d’abord la côte du Groenland, la masse se diviserait en deux armées à la hauteur de l’Islande : la première, s’avançant dans l’ouest, se répandrait le long des côtes de l’Amérique septentrionale, de l’Ecosse, de l’Angleterre, de l’Irlande et du continent européen ; l’autre armée se dirigerait droit vers le Cap-Nord, descendrait le long des côtes de la Norvège, pour s’engager ensuite par le Cattegat dans la Mer-Baltique. L’œuvre de la reproduction accomplie, les harengs retourneraient dans l’Océan-Glacial, après avoir payé le tribut d’un sur dix individus aux pêcheurs de toutes les nations qui les attendent à leur passage. Voilà le roman, voyons l’histoire. Le hareng n’habite pas dans les mers polaires; il se tient dans les profondeurs des mers circonscrites par les rivages où il fraie. On le pêche toute l’année avec des lignes de fond dans le Molde-Fiord par exemple, et en juillet il est très gras, et ne contient ni laitance ni œufs. L’hiver est la saison de la ponte; mais elle avance ou retarde suivant des circonstances qui n’ont pas encore été bien éclaircies. C’est au mois de février qu’on pêche ce poisson entre Stavanger et Hoegesund. Les femelles sont remplies d’œufs, les mâles de laitance, et quatre mille bateaux, occupant vingt mille hommes, se livrent à cette pêche. Tantôt les poissons nagent si près de la surface et en bancs si serrés, qu’on voit la mer, sur de grands espaces, scintiller du reflet de leurs écailles. D’autres fois ils se tiennent à une certaine profondeur; mais les pêcheurs voient flotter à la surface une substance huileuse : c’est la bile des milliers de poissons déchirés par des espèces voraces qui les poursuivent sans relâche, sans compter les dauphins, les marsouins et les phoques, qui en font un carnage épouvantable. Leur plus grand ennemi cependant est la petite baleine (Balaenoptera musculus) dont les pêcheurs saluent l’apparition avec joie, parce qu’elle pousse les bancs de harengs dans les fiords, et s’oppose à leur sortie jusqu’à ce que le dernier soit pris ou dévoré. Il est assez singulier que les pêcheurs norvégiens considèrent comme un auxiliaire l’immense cétacé qui engloutit chaque jour des milliers de ces harengs dont son apparition signale la présence.

A Bergen, l’expédition lut accueillie, comme partout en Norvège, avec la plus franche cordialité; mais l’été si court des régions boréales nécessitait un prompt départ, et les voyageurs se remirent en mer pour visiter le fiord de Molde, qui dans le nord passe pour l’un des plus pittoresques de la Norvège. Toutefois, pour des yeux habitués aux paysages grandioses de la Suisse, les lignes uniformes de la Norvège ont peu d’attrait, quoique le Molde-Fiord rappelle sous beaucoup de rapports les aspects pittoresques du lac des Quatre-Cantons. Parfois il se rétrécit au point qu’on se figure en avoir atteint l’extrémité; puis deux rochers semblent s’écarter, le navire, toué par un petit remorqueur attaché au service du fiord, s’engage dans l’étroit passage, la baie s’ouvre de nouveau, entourée de vertes prairies, parsemée de petites maisons rouges, surmontée de grandes montagnes chargées de glaciers. Devant Naes, le navire laisse tomber ses ancres, on touche aux hauts plateaux de la Norvège, et je m’efface volontiers ici devant M. Charles Vogt, dont je croirai souvent utile dans le cours de cette étude de reproduire fidèlement le récit.

« Devant nous était une presqu’île basse d’où s’élevait un groupe de collines herbeuses qui nous dérobaient la vue des montagnes dominées par le double sommet du gigantesque Romdalshorn. Vers l’est, l’œil plongeait dans une baie tranquille, l’Iis-Fiord, au fond duquel les montagnes se rapprochaient pour former une gorge parcourue par une petite rivière sinueuse dont la source était au pied des glaciers qui descendaient jusque dans la vallée.

« Nous nous hâtons de prendre terre pour faire une promenade au-delà de Naes, dans une autre vallée d’où sort le fleuve du Romsdal. De tous côtés s’élèvent des montagnes de schiste et de gneiss dont les couches presque verticales se terminent en pointes et en pyramides rappelant les formes des aiguilles de Chamounix ou de la chaîne du Valais. Nous atteignons la grande route qui passe sur des monticules séparés par des fonds tourbeux où végètent des bouleaux nains, tandis que les collines elles-mêmes sont couvertes de prairies. Le trèfle d’eau (Menyanthes trifoliata) fleurit dans les eaux stagnantes, tandis que les myosotis et d’autres fleurs des prairies nous rappellent notre patrie. Le Romsdal-Elf[2], contrarié par la marée montante; coule à peine, et des mouettes, des corbeaux et des oiseaux de rivage animent ses bords sablonneux. L’autre rive forme la limite d’une surface presque unie qui s’étend en pente douce jusqu’au pied des contre-forts de la vallée. La forme des collines attire notre attention ; elle nous rappelle ces contours arrondis, ces roches moutonnées par l’action des anciens glaciers que la Suisse nous offre à chaque pas. Où l’eau séjourne, on doit trouver une couche imperméable qui l’empêche de s’infiltrer dans le sol. Nous examinons le terrain de plus près, et sous la tourbe qui le revêt nous découvrons une argile fine, d’un gris bleuâtre, contenant des parcelles de mica, semblable en tout à la boue que produit, en usant la pierre, la meule du rémouleur. Nous suivons le lit d’un petit ruisseau, et nous trouvons que la couche d’argile recouvre immédiatement les inégalités de la roche, et s’est accumulée principalement dans les dépressions. Près du fleuve, la roche s’avance en surplombant, et forme une grotte humide et fraîche où les troupeaux viennent chercher un abri pendant la chaleur du jour. Les branches pendantes des bouleaux et des aunes qui couronnent le rocher, les racines tortueuses qui sortent des fissures et semblent chercher dans l’air l’aliment que la pierre leur refuse, les lichens et les mousses vertes, ornemens du rocher, comme la barbe au menton d’un vieillard, l’ombre profonde de la grotte, tandis que la rivière et les montagnes brillent aux feux du soleil, tout excite notre enthousiasme d’artiste, et chacun se promet de revenir le lendemain avec ses toiles et ses pinceaux.

« Mais d’autres phénomènes attirent nos regards. Quelques rochers nus s’avancent vers le fleuve; ce sont les plus belles surfaces polies et striées par d’anciens glaciers qu’on puisse imaginer. La roche est un gneiss grisâtre à feuillets très contournés, entre lesquels se montrent des nids d’amphibole et de mica. Les surfaces sont usées, arrondies, avec des stries rectilignes, perpendiculaires aux feuillets du gneiss et dirigées en ligne droite vers le Romdalshorn et la gorge qui s’ouvre à sa base. Nous remarquons aussi ces cannelures en forme de coups de gouge qu’on observe souvent dans les Alpes : elles sont parallèles aux stries et perpendiculaires à la ligne de plus grande pente. On ne saurait donc les attribuer à l’action des eaux pluviales. Ces stries se prolongent dans le lit du fleuve, dont le courant, contrarié par la marée, ne paraît exercer aucune action sur les roches encaissantes. Pour la première fois nous reconnûmes en Norvège ces traces incontestables de l’ancienne extension des glaciers qui sont si évidentes dans les Alpes, les Pyrénées et les Vosges. Semblable à un rabot gigantesque, le glacier du Romdalshorn s’est avancé dans cette vallée usant, polissant les rochers, quel que fût le sens de la stratification ou la dureté des matériaux, car l’amphibole et le mica, qui se laissent entamer avec un canif, étaient usés au même niveau que les bandes de quartz et de feldspath qui les entouraient. En aval de cette dalle polie, nous en découvrîmes d’autres sous le gazon ou sous la couche d’argile, et avec la longue-vue nous pûmes suivre les roches moutonnées jusqu’au pied du Romdalshorn. »

MM. Vogt et Gressly exposaient à l’envi à leurs amis la théorie de l’ancienne extension des glaciers, dont tous deux, à la suite de Charpentier et d’Agassiz, avaient préparé le triomphe définitif. Le lendemain, ils constatèrent un fait d’un autre genre, mais non moins curieux. A la surface du fiord l’eau était parfaitement douce, tandis qu’à une certaine profondeur (1m, 50 environ) c’était de l’eau salée. L’eau douce, plus légère, amenée par la rivière, se maintenait à la surface de l’eau salée, comme l’huile se maintient à la surface de l’eau. Aussi la drague ramenait du fond des oursins, des coquilles marines et des poissons de mer. Au contraire, les algues et autres plantes marines du rivage ne présentaient qu’une végétation misérable, l’eau douce, qui est hostile à leur croissance, remplaçant pendant l’été l’eau salée. Celle-ci redevient prédominante en hiver, lorsque les ruisseaux et les rivières, produits de la fonte des neiges, s’arrêtent ou gèlent, et que les vents viennent bouleverser les eaux tranquilles du fiord et mêler l’eau salée du fond avec l’eau douce de la surface.

Afin d’avoir une idée des hauts plateaux de la Norvège, les voyageurs résolurent de traverser le Dovrefield[3] et de gagner ainsi Drontheim, tandis que le brick viendrait les rejoindre par mer. Après de longues négociations, un marchand de Naes leur loua quatre carrioles qui, attelées de chevaux de poste, devaient les transporter à travers la montagne. Nous ne les suivrons pas de station en station jusqu’à celle de Jerkind, au pied du Sneehaetten, un des sommets les plus élevés de la Norvège. Les montagnes de ce pays ne ressemblent en rien aux Alpes ni aux Pyrénées. Elles forment un plateau uniforme, ondulé, parsemé de marais et de lacs, élevé de 1,000 à 1,500 mètres au-dessus de la mer. Quelques sommets dominent ce plateau, le Sneehaetten est du nombre.

« Le paysage (c’est M. le professeur Vogt qui parle) est grandiose, mais profondément mélancolique. Sur le premier plan, les maisons qui composent la station postale de Jerkind, groupées sur la pente qui descend vers un fond tourbeux; au-delà les rangées de collines que nous avions traversées dans la matinée. De l’autre côté s’étendent de longues lignes grises parallèles : ce sont les ondulations du plateau, qui s’élèvent peu à peu jusqu’au pied du Sneehaetten. Les taches de verdure qui se montrent dans les dépressions du plateau sont peu à peu remplacées par des flaques de neige qui deviennent de plus en plus grandes. Enfin, à l’horizon, les sommets du Sneehaetten et du Skreahoeg, couverts d’une neige éblouissante. L’aspect n’en est pas imposant : la base de la montagne se confond avec le plateau, et le sommet est trop uniformément rectiligne. L’ensemble toutefois est remarquable. Le Sneehaetten forme comme un immense amphithéâtre, un cirque, un cratère de soulèvement, dont la paroi occidentale, celle qui regarde Jerkind, se serait écroulée. Le fond du cratère est complètement rempli de neige, et les ombres projetées sur sa surface immaculée prouvent que les parois sont verticales : au dehors, l’inclinaison n’est pas forte, et d’une manière générale le Sneehaetten ressemble à un cône creux et tronqué.

« Un troupeau de rennes avait été signalé dans la montagne ; M. Berna, accompagné de M. Hertzen, de son chasseur bohémien et de deux Norvégiens, résolut de les poursuivre. Après une course de quatre heures à cheval, pour arriver au pied de la montagne, on se mit en marche : tantôt il fallait sauter de ploc en bloc, puis marcher dans la neige, recouverte d’une mince croûte de glace qui se brisait sous nos pas et nous écorchait les jambes. Tout à coup Érick le Norvégien se blottit derrière un bloc de pierre et nous fait signe de l’imiter: il avait aperçu un petit troupeau de rennes et nous désignait de la main la direction dans laquelle ils se trouvaient ; mais les yeux d’un Norvégien pouvaient seuls les apercevoir. Le pelage des rennes est gris, comment les distinguer des blocs gris au milieu desquels ils étaient couchés ? En se servant de sa longue-vue, M. Berna craignait de trahir sa présence. Il s’agissait de s’approcher des rennes en se tenant sous le vent et sans éveiller leur attention. On résolut de faire le tour de l’escarpement au pied duquel ils étaient couchés, de gagner la crête et de les ajuster du haut de ce rempart naturel. La manœuvre fut bien exécutée, et nous vîmes réunis cinq rennes : un mâle, la tête ornée de son bois majestueux, deux femelles et deux petits. Pendant deux heures, les chasseurs ne bougèrent pas, espérant voir arriver les rennes à portée de fusil ; patience inutile, les rennes avaient flairé l’ennemi, et le mâle s’enfuit vers un petit lac gelé : la glace se rompt sous lui, il plonge dans l’eau, cherchant à se cramponner avec ses pieds de devant. Les chasseurs accourent sur la neige, espérant le tirer dans cette position ; mais avec un élan que la peur avait rendu irrésistible l’animal remonte sur la glace et disparaît en faisant des bonds prodigieux, suivi du petit troupeau, qui, immobile auparavant, le regardait avec anxiété pendant qu’il se débattait dans le lac. En quelques instans, les rennes étaient arrivés à l’autre extrémité de l’amphithéâtre, où ils semblaient de petits points noirs semés sur un champ de neige. »

Les chasseurs ne désespèrent pas, ils recommencent à sauter de bloc on bloc, à marcher dans la neige fondante jusqu’à l’endroit où ils avaient quitté les chevaux, remontent le flanc méridional de la montagne au pied de laquelle les rennes étaient enfouis dans la neige, de telle façon que la tête, les bois et l’échine étaient seuls visibles : on comprend que des animaux qui s’enterrent dans la neige pendant l’été supportent parfaitement les froids les plus intenses de l’hiver norvégien. Ils se trouvaient si bien qu’ils négligeaient leurs précautions ordinaires. M. Berna tire et manque : les rennes se dégagent de la neige et se mettent à fuir en courant au petit trot, sans témoigner la moindre frayeur. Ce trot modéré des reines, s’éloignant majestueusement sur la glace, parut une insulte aux chasseurs. M. Berna se reprochait d’avoir tiré de trop loin, lorsque le Norvégien Erick, en promenant ses regards autour de lui, aperçut un point gris qu’il déclara n’être autre chose qu’un renne étranger au troupeau précédent. Rampant le long d’un torrent desséché, les chasseurs arrivèrent à portée de carabine du renne isolé ; il tint bon, un coup de fusil à balle le fit tomber sur ses genoux, et un second coup chargé aplomb l’acheva ; c’était une vieille femelle dont le bois commençait à poindre. Les Norvégiens dépouillèrent l’animal, l’enveloppèrent dans sa peau et le cachèrent sous des pierres, afin de venir le chercher avec un cheval. Il était tard, mais grâce au jour perpétuel les chasseurs arrivèrent à Jerkind après minuit, sans hésiter sur la direction qu’ils devaient suivre. Le crépuscule et l’aurore confondus à l’horizon éclairaient leur marche.

Une journée de repos était nécessaire ; mais le lendemain la caravane se remit en route et arriva deux jours après à Drontheim, l’ancienne capitale de la Norvège. Nous ne nous y arrêterons pas avec eux : cette jolie ville a été souvent décrite, et le lecteur doit être impatient de suivre l’expédition dans le nord de la Norvège, que nous connaissons sous le nom de Laponie, tandis que dans le pays il prend le nom de Finmark. Le navire s’était trouvé au rendez-vous. Après être sorti du fiord de Drontheim, il contourna l’archipel de Loflbden, célèbre par ses pêcheries de morue. C’est là que le Joachim-Hinrich coupa le cercle polaire, et les voyageurs aperçurent pour la première fois, le 5 juillet, le soleil de minuit : moment solennel pour les touristes dont l’imagination a longtemps caressé le rêve d’un voyage dans les contrées boréales ! À neuf heures du soir, l’astre est si près de l’horizon que dans nos latitudes moyennes il serait couché en moins d’une demi-heure ; mais, au lieu de plonger dans l’Océan, il semble glisser à sa surface, que son disque effleure à minuit, pour se relever peu à peu à mesure que l’aiguille marque sur le cadran les heures du matin. Pendant que le soleil rase l’horizon, le ciel se teint des couleurs les plus vives et les plus variées, surtout quand il est nuageux, et la lenteur avec laquelle l’astre se meut dans le ciel permet au peintre de fixer sur la toile ces effets de lumière qui sont si fugitifs dans nos latitudes moyennes.

Quelques jours après, par le travers de l’archipel de Loffoden, la mer était calme, lorsque nos voyageurs furent surpris par un bruit semblable à celui d’une forte averse de pluie. A quelque distance du navire, la mer frisait comme si elle était plissée par une brise locale. On approche, et l’on aperçoit un bouillonnement au milieu duquel se jouent des points les uns blancs comme l’argent, les autres complètement noirs. De temps à autre, un jet brillant s’élance de la surface et retombe en faisant jaillir l’eau autour de lui. C’est un banc de morues vertes qui jouent à la surface de l’eau et luttent contre les mouettes qui se précipitent sur elles du haut des airs. Ces bancs sont toujours accompagnés de cétacés, tels que des dauphins, des marsouins et des baleines. L’une d’elles donna un curieux spectacle à l’équipage. On entendait de temps à autre des détonations semblables à des coups de canon. Le navire se rapproche du bruit, et on aperçoit une baleine colossale qui se livrait à des exercices gymnastiques. De cinq en cinq minutes environ, sa nageoire caudale, dont la largeur, suivant l’estime du capitaine, n’était pas moindre de 10 à 12 mètres, sortait lentement de l’eau, devenait verticale, se balançait de droite à gauche pour se donner de l’élan, puis frappait un tel coup sûr la surface de l’eau, que celle-ci jaillissait en l’air, et produisait en retombant de grandes ondulations concentriques et circulaires qui s’étendaient au loin sur la mer. A peine la queue avait-elle disparu, que la tête se montrait à une certaine distance et lançait un jet d’eau semblable à celui des bassins de nos jardins publics; puis tout rentrait dans le calme pour recommencer quelques minutes après. Était-ce un combat ou un jeu? La dernière supposition est la plus probable. Le calme empêcha d’approcher assez pour s’en assurer. Toutefois les combats ne sont pas rares, et le naturaliste norvégien Daniellsen a eu la chance d’assister à la lutte de deux espadons contre une baleine : celle-ci succomba, percée de coups.

Tromaoe est le premier port où le navire aborda après avoir dépassé l’archipel de Loffoden. La ville est située sur une île près de La côte; elle est le centre d’un grand commerce de poissons. Déjà le célèbre géologue de Buch, qui visita la Norvège au commencement du siècle, avait observé avec surprise que la ville est bâtie sur un banc de sable émergé, car toutes les coquilles qui sont ici à sec se retrouvent dans la mer à l’état vivant. Il y a plus : le rivage présente deux lignes horizontales superposées qui indiquent évidemment d’anciens niveaux de la mer, et prouvent que la côte s’est soulevée. Ces lignes d’ancien niveau de la mer se voient également en Écosse, où elles ont été l’objet d’une étude sérieuse de la part de M. Charles Darwin. Celles des fiords les plus septentrionaux de la Norvège ont été mesurées et poursuivies sur un espace de près de vingt lieues par Auguste Bravais, dont la science déplore la perte récente. Tout démontre que la côte de Norvège, comme celle de Suède, se soulève lentement, mais inégalement, au-dessus du niveau de la mer. Le soulèvement va en augmentant à mesure qu’on s’enfonce dans l’intérieur des terres ; ainsi, près de Hammerfest, le point le plus septentrional de la Laponie, ces lignes, qui ont l’apparence de terrasses, sont : l’inférieure à 14m, 1, la supérieure à 28m, 6 au-dessus du niveau de la mer. Près de Bossekop, au fond du Kaa-Fiord, les mêmes terrasses s’élèvent à 27m, 7 et 67m, 4 au-dessus du même niveau; mais, dans l’espace limité que l’œil peut embrasser, ces terrasses semblent parfaitement horizontales. Dans un rapport lu à l’Académie des Sciences le 31 octobre 1842, M. Élie de Beaumont avait fait ressortir toute l’importance des observations de Bravais pour la physique terrestre et la géologie. M. Vogt y voit la preuve d’un gonflement lent, mais continu, des roches qui forment la charpente de la presqu’île scandinave. En effet, si le soulèvement de la côte était dû à une force agissant de bas en haut au-dessous de l’écorce terrestre, les lignes d’ancien niveau de la mer devraient rester parallèles entre elles, même en exécutant le mouvement de bascule produit par une plus grande intensité de la force vers l’intérieur des terres. Or c’est ce qui n’est pas : les terrasses divergent comme les rayons d’un éventail qui se rencontreraient en mer à une certaine distance de la côte. M. Vogt croit donc à un gonflement lent et continu de la masse par suite de l’infiltration des eaux dans les parties supérieures; ces infiltrations amènent dans l’intérieur des substances dissoutes qui agissent sur les parties solides, et donnent sans cesse lieu h. de nouvelles cristallisations. Qui dit cristallisation dit augmentation de volume, et par suite gonflement de la masse totale. M. Vogt, considérant toutes les roches granitiques de la Norvège comme le résultat de la transformation de roches de sédiment en roches cristallines, trouve dans cette transformation même la cause du soulèvement de la côte scandinave. Nous ne le suivrons pas dans le développement de ses idées : elles nécessitent, pour être comprises, des connaissances spéciales en géognosie; mais nous les recommandons à l’attention des géologues qui ont médité sur la grave question des soulèvemens et du métamorphisme des roches.

C’est à Tromsoe que les voyageurs virent pour la première fois des Lapons nomades dans une vallée qui se termine par une haute montagne appelée le Tromdalstind. Cette gracieuse vallée est restée dans mes souvenirs, car c’est sous l’ombrage des bouleaux, des aunes et des sorbiers des oiseleurs que je vis également dans mon voyage en Laponie le premier troupeau de rennes. Quelques Lapons sédentaires habitent ce lieu pendant l’été, et leurs troupeaux paissent à l’entour; mais la domesticité de ces animaux n’est jamais parfaite : ils errent à leur fantaisie et suivent aveuglément le chef qui les conduit. Le Lapon les surveille et les maintient à l’aide de chiens dressés à cet effet, et qui se paient souvent jusqu’à 250 fr. Le prix d’un renne est de 30 francs, et comme les troupeaux se composent souvent de mille à douze cents têtes, il n’est pas rare de voir des Lapons, vivant sous la tente ou dans leurs bouges en terre, dont la fortune s’élève à 30,000 ou 40,000 francs.

Un troupeau de rennes en marche est un des spectacles les plus curieux que l’on puisse voir. Qu’on se figure des animaux de la taille du cerf, et dont les têtes sont ornées de bois majestueux, se pressant tumultueusement sur les pas du chef qui les conduit. Un bruit semblable à celui de la grêle frappant des vitres, ou mieux de milliers d’étincelles électriques produit par le jeu de leurs articulations, accompagne leur marche. Craintifs et farouches, ils ne se laissent approcher que par leurs maîtres, qui eux-mêmes sont obligés, pour les prendre, de se servir d’un laço comme celui des cavaliers du Brésil ou des pampas de Buenos-Ayres. Quand le laço est enroulé autour des cornes, on précipite l’animal à terre, et alors celui-ci ne bouge plus et se laisse traire. Indocile et peureux, le renne est un mauvais animal de trait, car, sous l’impulsion du conducteur, il s’élance impétueusement sans obéir toujours à la main qui cherche à le diriger. Le petit traîneau qu’il emporte derrière lui vient-il à chavirer, l’animal continue toujours sa course, ou se retourne et frappe son conducteur avec ses cornes, si celui-ci le contrarie trop vivement. Aussi, malgré sa vitesse, qui est considérable, car il peut faire jusqu’à 120 kilomètres en un jour, le renne est-il peu employé, et les voyageurs qui ont fait en traîneau des excursions en Laponie pendant l’hiver en parlent comme d’un mode de voyager des plus pénibles et des plus dangereux. La véritable valeur du renne consiste dans sa chair, qui est une des plus saines et des meilleures qui existent. Une famille de Lapons vit sur son troupeau, qui lui fournit à la fois le vêtement et la nourriture. Les cornes et les peaux qui ne sont pas employées par les propriétaires sont achetées par les marchands norvégiens.

MM. Vogt et Berna ne montèrent pas sur le Tromdalstind ; c’est dans leur récit une lacune que je puis remplir en racontant l’ascension que je fis de cette montagne avec M. Raoul Angles le 7 juillet 1838. Arrivés au fond de la vallée, nous commencions à gravir une pente assez raide. Les bouleaux devenaient de plus en plus rares. Enfin nous arrivâmes à une zone où tous étaient morts, quoique debout. L’un d’eux portait un énorme champignon amadouvier. Je considérai ce point comme étant la limite au-dessus de laquelle le bouleau commun ne peut pas s’établir d’une manière permanente. Nous étions à 365 mètres au-dessus de la mer. A peine la région du bouleau blanc avait été dépassée que nous rencontrâmes celle de son congénère, le bouleau nain, accompagné du genévrier rabougri des montagnes. A 555 mètres, nous trouvâmes de grandes flaques de neige. Toutefois elles n’étaient pas continues, et, dans les îles qu’elles laissaient entre elles, le saule à feuilles réticulées, la dryade à huit pétales et le silène sans tige couvraient le sol d’un tapis de verdure et de fleurs. Nous atteignîmes bientôt une zone de rochers confusément entassés sur lesquels végétaient un grand nombre de lichens. Le Cetraria nicalis le Clatonia uncialis ressemblaient à des rognons ou à des aiguilles de soufre d’une belle couleur jaune, qui contrastait avec la teinte noire de la roche qu’ils tapissaient.

A 780 mètres, nous dépassâmes la limite du genévrier; l’andromède à tige carrée et le saule réticulé végétaient encore à l’abri de gros blocs tapissés des plaqués rouges du Solorina crocea. Enfin à 845 mètres nous trouvâmes la limite extrême du bouleau nain et du saule réticulé. A partir de ce point, nous ne quittâmes plus la neige. Environnés de nuages épais, qui nous permettaient à peine, de voir à quelques pas en avant, nous montions en quelque sorte au hasard pour atteindre un sommet invisible. Quelquefois nous nous trouvions, tout à coup au bord d’un escarpement de glace dont la base se perdait au milieu des nuages et semblait plonger dans le vide. Alors nous nous détournions de notre direction pour en prendre une autre qu’il fallait encore abandonner.

Le guide, aussi embarrassé que nous, marchait silencieusement à quelques pas en arrière. Un chien qui nous avait accompagnés volontairement, la tête basse et la langue pendante, semblait regretter amèrement d’avoir suivi des promeneurs aussi entreprenans. Plusieurs fois nous fûmes tentés de renoncer à atteindre cette cime, qui semblait s’élever à mesure que nous nous rapprochions; mais, pour des coureurs de montagnes, un sommet est un ennemi qu’on n’a vaincu qu’en lui mettant le pied sur la tête : aussi nous gravissions courageusement les nouvelles pentes de neige qui se déroulaient devant nous, quoique nous fussions enveloppés de nuages de plus en plus épais. Enfin nous entendîmes la voix de M. Angles qui nous appelait joyeusement : il se trouvait, près d’une pyramide de pierres sèches sur un mamelon étroit que rien ne dominait; c’était le sommet du Tromdalstind. Je suspendis mon baromètre à mon bâton de voyage; la colonne mercurielle n’avait plus que 652 millimètres de longueur. Le thermomètre marquait 1 degré au-dessous de zéro. Nous étions à 1,234 mètres au-dessus du niveau de l’Océan. Privés de l’admirable vue que nous aurions. eue sur les montagnes et sur la mer, si le ciel fût resté serein, nous nous assîmes sur les pierres. Le chien se coucha à nos pieds, et nous dînâmes avec un appétit inconnu dans les régions inférieures de l’atmosphère. Une bouteille de vin de France fut vidée à la santé de tous les voyageurs, et laissée sous la pyramide avec nos noms et la date de notre ascension. Nous redescendîmes rapidement, mais la vallée nous sembla d’une longueur désespérante. Enfin nous parvînmes de nouveau au bord de la mer, et le canot qui nous avait amenés nous déposa sur l’embarcadère de Tromsoe. Nous y restâmes encore le lendemain, et nous eûmes toute la journée la satisfaction tardive et dérisoire de contempler la cime du Tromdalstind, qui se détachait sur l’azur d’un ciel sans nuages. Le jour suivant, nous partîmes pour Kaa-Fiord.

MM. Berna et Vogt suivirent un autre itinéraire, ils se dirigèrent vers le Lyngen-Fiord, où ils trouvèrent encore des Lapons, visitèrent un glacier et se livrèrent au plaisir de la chasse de divers oiseaux aquatiques. La conquête de faire d’un aigle perchée au sommet d’un rocher est un récit pathétique et pittoresque qui doit intéresser à la fois les ornithologistes et les chasseurs romantiques, dédaigneux du gibier de nos plaines cultivées. Je suis de leur avis. Dans ces chasses classiques, c’est aux chiens bien dressés que revient en définitive tout l’honneur. L’homme ne fait que tuer, affaire d’habitude, non d’intelligence.

Une visite à l’île Loppen, rocher isolé sur la mer, non loin de la côte norvégienne, donnera au lecteur l’idée d’un de ces îlots où les oiseaux marins, huîtriers, lummes, mouettes, guillemots, cormorans, pingouins, macareux, hirondelles de mer, eiders, etc., viennent pondre pendant l’été. Les escarpemens des rochers, formés d’assises superposées en retrait les unes derrière les autres, semblables aux galeries d’une salle de spectacle, sont couverts de femelles accroupies sur leurs œufs, la tête tournée vers la mer, aussi nombreuses, aussi serrées que des spectateurs le jour d’une première représentation. Devant le rocher, les mâles forment un nuage d’oiseaux volant au-dessus de la mer et plongeant pour chercher les petits crustacés qui sont la principale nourriture des couveuses. Décrire le bruit, les cris, l’agitation, le tourbillonnement de ces milliers d’oiseaux de taille, de couleur, d’allure, de voix si diverses, est complètement impossible. Le chasseur, étourdi, ahuri, ne sait où tirer dans ce tourbillon vivant; il est incapable de distinguer et encore moins de suivre l’oiseau qu’il veut ajuster. De guerre lasse, il tire au milieu du nuage, le coup part; mais alors le scandale est au comble, des nuées d’oiseaux perchés sur les rochers ou nageant sur l’eau s’envolent à leur tour, se mêlent aux autres; une immense clameur discordante s’élève dans les cieux. Loin de se dissiper, le nuage tourbillonne encore plus, les cormorans, immobiles auparavant sur les rochers à fleur d’eau, s’agitent bruyamment, les hirondelles volent en cercle autour de la tête du chasseur et le frappent de l’aile au visage. Toutes ces espèces si variées, réunies pacifiquement sur ce rocher isolé au milieu des vagues de l’Océan-Glacial, semblent reprocher à l’homme de venir troubler jusqu’au bout du monde la grande œuvre de la nature, celle de la reproduction et de la conservation des espèces animales. J’ai vu ce spectacle sur les escarpemens calcaires de l’île de l’Ours (Cherry-Island des navigateurs anglais), îlot solitaire situé entre la Norvège et le Spitzberg, où l’affluence est encore plus grande, car l’île n’est visitée que de loin en loin par quelque pécheur aventureux qui vient y traquer les phoques et les morses poursuivis vainement par lui dans les fiords du Spitzberg. On a dit que le Nord était la grande officine des nations qui doivent périodiquement fondre sur celles du Midi et les renouveler. Espérons qu’il n’en sera plus ainsi pour l’honneur de la civilisation ; mais le Nord sera toujours la grande officine des oiseaux : c’est là que se reproduisent ces milliers d’espèces aquatiques qui, précurseurs de l’hiver, animent. dès l’automne les plages de l’Océan, et peuplent les marais, les fleuves et les étangs de l’Europe. Peu soucieux de ces grandes harmonies, le marchand norvégien s’établit sur une de ces îles et les exploite comme une ferme. Industrieux, mais prévoyant, il détruit avec méthode, sans excès; mais rien de ce qui peut se vendre ne lui échappe. Il recueille les œufs, qui sont mangés comme ceux de nos poules, prend les oiseaux au filet et les débite frais ou salés. Ces oiseaux, dont le goût huileux serait insupportable pour nos palais délicats, sont une friandise pour de pauvres pêcheurs qui vivent de poissons toute l’année. Le duvet fin qui revêt le corps de toutes ces espèces est vendu comme édredon. Sur l’île Loppen, au dire du régisseur, la chasse n’avait pas été heureuse au printemps, et cependant on avait tué six mille oiseaux; il portait le revenu de l’île à 30,000 francs en moyenne, et ce bénéfice expliquait l’élégant aspect de l’habitation du propriétaire, l’une des plus agréables de la Norvège septentrionale.

Malgré la brume et le calme, les voyageurs arrivèrent le surlendemain à Hammerfest : c’est la dernière ville de l’Europe. Située sur l’île de Qualoe sous le 70° 30’de latitude au fond d’une baie magnifique où toutes les flottes européennes pourraient tenir à l’aise, elle est le centre du commerce de la Norvège avec la Russie. Comme tous ceux de la côte, son port ne gèle jamais. Cette circonstance explique la convoitise avec laquelle la Russie, depuis Pierre le Grand, poursuit l’absorption de la Norvège septentrionale. En vertu des traités de 1815, la Laponie russe se prolonge jusqu’aux sources du fleuve Muonio, qui se jette dans le golfe de Bothnie ; elle atteint presque à la côte occidentale près du Kaa-Fiord : c’est une épine enfoncée dans le corps de la Norvège. Celle-ci comprend le danger, car tout le monde connaît les traditions surannées de cette politique qui se figure que la puissance d’un pays est proportionnelle à sa surface, tandis que l’expérience nous apprend qu’elle réside dans ses institutions, la richesse de son territoire, l’intelligence de ses habitans et la concentration de ses forces. La France est plus puissante que la Russie ; l’Angleterre considère l’empire des Indes comme un legs onéreux de la fausse économie politique du siècle dernier. Hammerfest possède cependant un monument qui fait le plus grand honneur à deux souverains de la Russie, Alexandre Ier et Nicolas Ier et au roi de Suède Oscar Ier. C’est une colonne en granit de Finlande portant un globe terrestre : cette colonne marque l’extrémité septentrionale de l’arc du méridien qui s’étend de Hammerfest jusqu’au Danube à travers la Norvège, la Suède et la Russie. Cette triangulation, la plus longue qui ait été faite sur le globe terrestre. « Nécessité la coopération d’un grand nombre de géomètres et un travail incessant de trente-six années comprises entre 1816 et 1852 ; c’est M. Struve, directeur de l’Observatoire de Poulkova, qui a dirigé cette immense entreprise scientifique. Lorsqu’elle fut terminée, des astronomes séjournèrent pendant plusieurs années dans une petite maison pour déterminer avec la dernière rigueur la latitude et la longitude de l’extrémité de ce méridien. La France n’est pas restée complètement étrangère à cette grande opération. En 1838, le roi Louis-Philippe, qui avait visité la Laponie dans sa jeunesse, envoya dans le Nord une commission scientifique : elle parcourut la Norvège, la Suède, l’Islande, les Feroë, et aborda le Spitzberg pendant deux étés consécutifs. Dans l’hiver qui les séparait, quelques membres de la commission, MM. Bravais et Lottin, lieutenans de vaisseau de la marine française, et MM. Lilihoeck et Siljestroem, le premier officier de la marine suédoise, le second physicien, élève de Berzélius, hivernèrent sur le continent à Bossekop, un peu au sud de Hammerfest, et y élevèrent un observatoire dont la position fut également déterminée par une longue série d’observations. Ces deux stations astronomiques reliées entre elles seront pour les siècles futurs des points de repère précieux dans tous les travaux qui auront pour objet la détermination de la figure du globe terrestre. Ce n’est pas le seul service que la commission du Nord en 1838 ait rendu à la science dans ces parages éloignés. L’observation continue et rigoureuse des aurores boréales suivies chaque nuit pendant tout un hiver date de cette expédition. Le magnétisme terrestre a été étudié par elle dans toutes ses branches, ainsi que la météorologie, la physique du globe et l’histoire naturelle. Pourvus par la générosité du gouvernement de cette époque de tous les instrumens les plus perfectionnés, les jeunes voyageurs qui firent partie de cette commission abordèrent toutes les questions dont les savans scandinaves poursuivent aujourd’hui l’étude avec tant de succès[4].

De Hammerfest, l’expédition allemande alla visiter le Cap-Nord, c’est-à-dire le promontoire le plus septentrional de l’Europe : il forme l’extrémité de l’île Mageroe: c’est le but final de tous les touristes que le bateau à vapeur de Drontheim transporte à Hammerfest : le trajet ne peut se faire qu’en canot et devient très long, si l’on est contrarié par le vent. En tout cas, la vue du Cap-Nord n’est point une déception; cette masse imposante de rochers escarpés d’une teinte sombre est digne de terminer ce grand promontoire de l’Asie qu’on nomme l’Europe, et dont les habitans, supérieurs en intelligence au reste des hommes, tendent à envahir le monde.

La vue de ce promontoire fameux ne produisit pas sur nos voyageurs l’impression profonde qu’il a laissée dans mes souvenirs. Chacun n’a-t-il pas éprouvé par lui-même combien le beau ou le mauvais temps, la fatigue, la faim, la soif, l’entourage, et surtout les dispositions de l’esprit, modifient les impressions que nous recevons des objets extérieurs? Les plus vives étant en général les meilleures, le lecteur me pardonnera si je substitue le récit de mon voyage au Cap-Nord à celui de M. Vogt.


II. — LE CAP-NORD.

C’est le 13 août 1838 que je partis de Hammerfest pour le visiter. Deux embarcations contenaient la plupart des officiers de la corvette la Recherche, qui avait amené à Hammerfest et devait conduire au Spitzberg les membres de la commission scientifique du Nord. En sortant du port, nous entrâmes immédiatement dans le large canal compris entre les îles de Qualoe et de Soroe, et nous ne tardâmes pas à nous trouver presque en pleine mer. L’air était calme, et même trop calme, car nous n’avancions qu’à force de rames, et tandis que la légère barque norvégienne glissait légèrement sur les eaux, la lourde chaloupe de la corvette avait peine à la suivre. Le soir, nous débarquâmes à Rolfsoe : c’est une île habitée seulement par quelques pêcheurs. Nous y passâmes quelques heures pour laisser reposer les rameurs fatigués, et j’eus le temps d’y ramasser quelques plantes de nos plaines et de nos montagnes, qui atteignent dans cet îlot leur limite septentrionale.

En quittant Rolfsoe, nous nous dirigeâmes vers l’est pour traverser le Havoe-Sund, étroit chenal qui sépare l’île de Havoe de la dernière pointe du continent européen. Un marchand, M. Ulich, dont le père avait reçu le roi Louis-Philippe pendant son voyage en Laponie, demeure seul sur cette île solitaire. Sa maison, blanche avec des contrevents verts, est entourée de prairies et assise sur une petite éminence qui domine le rivage. De nombreux magasins bordent la mer, et les navires des pêcheurs viennent y débarquer leur poisson et prendre en échange des denrées de toute sorte. A l’entrée du détroit se trouve une jolie église où des prédicateurs ambulans célèbrent le culte luthérien pour les habitans d’alentour. Ceux-ci viennent en bateau des points les plus éloignés de l’archipel, assistent à l’office divin, causent de leurs affaires, et malheureusement aussi s’enivrent de liqueurs fortes. Ces églises et ces maisons de marchands, isolées sur une île éloignée ou sur un promontoire désert, surprennent toujours le voyageur qui visite la Norvège pour la première fois. On ne comprend pas à quel commerce peut se livrer un marchand qui habite la solitude; mais ce marchand est, comme l’église, le centre commun de ces populations éparses. Les Lapons, pasteurs et nomades, errant pendant l’été sur la côte et dans les îles voisines avec leurs troupeaux de rennes, lui apportent les peaux et les cornes des animaux qu’ils ont sacrifiés pour se nourrir. Des Lapons sédentaires et pêcheurs, habitant au fond d’un fiord reculé, où ils vivent du produit de leur pêche, en vendent le surplus. Les Queens, ou métis de Lapons et de Finlandais, servent d’ouvriers. Les Russes qui viennent d’Archangel faire la pêche dans les eaux du Spitzberg et du Cap-Nord, et les Norvégiens qui se livrent à la même industrie trafiquent avec lui. Ces marchands, dispersés sur la côte, achètent le poisson en détail et l’envoient aux négocians de Hammerfest et de Bergen, qui expédient des cargaisons de morue sèche dans toutes les parties du monde. De son côté, le négociant de l’île de Havoe pourvoit aux besoins des pauvres populations qui l’environnent, et leur vend tous les objets nécessaires à leur vie nomade.

M. Ulich n’avait rien négligé pour embellir sa, solitude; il cultivait un petit jardin où il me montra des choux frisés, des choux-raves fort beaux, des pois qui avaient 3 décimètres de haut et donnent quelquefois des gousses mangeables, des carottes dont les racines atteignent la grosseur de l’index, des betteraves qui acquièrent le même volume, des laitues, du cresson et des choux-fleurs qui réussissent tous les six ans environ. On ne s’en étonnera pas quand on saura que la température moyenne de l’année est à 1 degré centigrade au-dessous de zéro; les températures des différentes saisons sont approximativement les suivantes :

Hiver — 8°
Printemps — 5°
Eté + 6°
Automne. + 2°

En hiver, le thermomètre descend quelquefois à — 15°, mais rarement au-dessous; en été, le maximum est en général de +15°. La plus grande amplitude de l’oscillation thermométrique est donc de 30 degrés centigrades.

En face de la maison de M. Ulich s’élève un promontoire; c’est le plus avancé du continent européen. Le sommet est à 316 mètres au-dessus de la mer, mais il n’a ni la majesté ni la célébrité de celui qui porte le nom de Cap-Nord, et qui termine l’île Mageroe, la plus septentrionale de l’Europe. Sur les pentes de ce Cap-Nord continental, j’observai les plantes des environs de Hammerfest : des bouleaux blancs rabougris, le bouleau nain en abondance et quelques bouquets du saule des Lapons. Au sommet se trouve un signal circulaire, formé de pierres entassées, et qui ressemble à la base d’une tour. Les plantes phanérogames avaient disparu de ce cap battu sans cesse par les vents qui viennent l’assaillir librement de tous les points de l’horizon; mais la terre était littéralement blanche de lichens : ils envahissaient tout le terrain et même les branches desséchées des arbustes qui avaient essayé de s’y établir. Cet aspect me rappela le beau tableau par lequel Linné termine ses prolégomènes de sa Flore de Laponie. « La dynastie des palmiers règne sur les parties les plus chaudes du globe, les zones tropicales sont habitées par des végétaux frutescens; une riche couronne de plantes entoure les plages de l’Europe méridionale, des troupes de vertes graminées occupent la Hollande et le Danemark, de nombreuses tribus de mousses se sont cantonnées dans la Suède; mais ce sont les algues blafardes ou les blancs lichens qui végètent seuls dans la froide Laponie, la plus reculée des terres habitables. Les derniers des végétaux couvrent la dernière des terres. »

En sortant du détroit de Havoe, nous passâmes près d’une île peu élevée, la verte Maasoe, autrefois habitée, maintenant déserte, et nous allâmes coucher le soir dans une petite baie de l’île Mageroe, appelée Giestvaer, où demeurent un pauvre marchand et quelques pécheurs. Nous y passâmes une partie de la nuit et repartîmes le lendemain pour le Cap-Nord. Nous découvrîmes bientôt les Stappen, noirs écueils qui s’élèvent comme des tours au sein des flots. De nombreux oiseaux de mer, des mouettes, des goélands, des stercoraires, volaient à l’entour ; ces derniers, vrais forbans de l’air, font la chasse aux oiseaux plus faibles qu’eux, les forcent à rendre gorge et à rejeter les poissons et les crustacés dont ils se sont nourris. Au moment où l’animal fatigué les laisse échapper, le stercoraire se précipite sur cette proie dégoûtante et la saisit avant qu’elle tombe à la mer. Plusieurs fois nous fûmes témoins de ces combats où la victime semble payer un tribut pour échapper aux poursuites d’un solliciteur importun. Cependant le vent fraîchissait et soulevait les vagues de l’Océan-Glacial; cette mer houleuse et tourmentée nous annonçait le voisinage de ce promontoire redouté des navigateurs qu’on appelle le Cap-Nord, et qu’on pourrait appeler aussi le cap des tempêtes. En effet, dans ces parages, jamais la mer n’est tranquille, même dans les temps les plus calmes, car les houles de toutes les tempêtes engendrées sur l’Atlantique, l’Océan-Glacial et la Mer-Blanche viennent expirer au pied de cette jetée, qui s’avance dans l’Océan entre les vastes continens de l’Amérique et de l’Asie septentrionale. Le vent contraire nous forçait à louvoyer, et longtemps nous eûmes sous les yeux le spectacle imposant et sévère de cette masse de rochers. Allongée comme une proue de navire, elle semble aller au-devant des flots impuissans de la mer, qui se brisent contre elle depuis l’origine des âges. Enfin nous courûmes une dernière bordée, et vînmes mouiller à l’est du Cap-Nord, dans une petite baie à laquelle sa forme a fait donner le nom de baie de la Corne, Hornvig.

Combien je fus agréablement surpris, en descendant à terre, de me trouver au milieu de la plus riche prairie subalpine qu’il soit possible de voir! L’herbe haute et touffue me venait aux genoux, et je rencontrais à l’extrémité de l’Europe les fleurs que j’avais admirées si souvent dans les Alpes de la Suisse; c’étaient elles, aussi vigoureuses, aussi brillantes et plus grandes que dans leurs montagnes[5]. Adroite se dressait la masse imposante du Cap-Nord, noire, escarpée, inaccessible. Devant nous, une pente raide, mais verdoyante, permettait d’atteindre au sommet en contournant la base de la montagne. Je recueillais avec ardeur toutes les plantes qui s’offraient à ma vue; il me semblait qu’elles avaient un intérêt particulier comme étant pour ainsi dire les plus robustes et les plus aventureuses d’entre leurs sœurs européennes[6]. Je me plaisais à retrouver parmi elles des végétaux des environs de Paris; ils me semblaient dépaysés comme moi sur ce noir rocher battu par les flots. J’étais tenté de leur demander pourquoi elles avaient quitté les bords des champs cultivés et les ombrages paisibles du bois de Meudon, où elles reçoivent les hommages des botanistes parisiens, pour vivre tristement parmi des étrangers. Néanmoins les plantes alpines étaient en majorité. Au haut de la pente, je me trouvai sur un plateau nu, dépouillé, parsemé de flaques d’eau. Vers l’intérieur des terres, ce sont des plans successifs, de grandes ondulations de terrain uniformes, peu accidentées, séparées par des lacs ou des bas-fonds marécageux : tout est froid, immobile, désolé. Tandis que le calme régnait dans la belle prairie que j’ai décrite, un vent du nord furieux balayait le plateau du cap et nous empêchait de marcher. Nous avançâmes néanmoins et parvînmes jusqu’à l’extrémité. Jamais je n’oublierai la sombre grandeur du spectacle qui s’offrait à mes yeux. Devant nous s’étendait l’Océan-Glacial, dont les limites sont au pôle, s’agitant au-dessous d’une épaisse couche de nuages qui semblaient peser sur lui; à gauche, une pointe de terre longue et basse bordée d’écume; à droite, quelques îlots sans nom. Quand je m’avançais sur les bords du précipice qui termine le cap, je voyais la mer se briser au pied de l’escarpement à une profondeur de mille pieds au-dessous de moi. De cette hauteur, les vagues énormes venues en ligne droite du Groenland, du Spitzberg ou de la Nouvelle-Zemble ne formaient qu’un petit liséré d’écume, comme feraient les rides d’un petit lac poussées doucement vers le rivage par le souffle du vent.

Le sommet le plus élevé du Cap-Nord est, d’après nos observations, à 308 mètres au-dessus de la mer; il est surmonté d’un petit rocher sur lequel les voyageurs gravent leur nom. J’y lus avec respect celui de Parrot, célèbre par ses voyages dans les Alpes, l’Ararat et le Caucase. Même ce dernier rocher n’est pas dépourvu de toute végétation; de petites plaques circulaires de parmélies et d’umbilicaires noires comme la roche s’étaient attachées à elle, et une petite mousse microscopique (Orthotrichum floerkianum) se cachait dans les fentes. Sur le plateau, il y avait aussi quelques plantes souffreteuses, dépouillées par les vents, couchées sur le sol ou cherchant un abri derrière les plis du terrain qui pouvaient les protéger contre les rafales continuelles qui balaient le Cap-Nord.


III. — L’ILE JAN MAYEN.

Revenons à l’expédition de M. Berna pour visiter avec elle une île qui, presque toujours bloquée par les glaces et enveloppée de brumes, a été rarement abordée et à peine décrite. C’est l’île Jan Mayen. Située entre le Spitzberg et l’Islande, elle a été vue pour la première fois en 1611 par un capitaine hollandais qui lui a donné son nom, puis revue de loin en loin par les baleiniers de la même nation qui fréquentaient ses parages pendant le XVIIe siècle. Elle s’étend du nord-est au sud-ouest, n’a guère que dix lieues de long et jamais plus de trois lieues de large : elle est comprise entre 70° 49’ et 71° 8’ de latitude. Scoresby, le grand navigateur des mers polaires, la visita pour la première fois en 1817. Le trait caractéristique de Jan Mayen, c’est le volcan appelé Beerenberg, qui s’élève à 2,290 mètres au-dessus de la mer. Sa forme est celle d’un cône tronqué, et ses flancs sont couverts de coulées de laves alternant avec des glaciers qui descendent jusqu’à la mer. La plage est couverte de bois flottés qui viennent y échouer, apportés par le courant du gulf-stream. Scoresby fit l’ascension d’un petit volcan auquel il donna le nom du navire qu’il commandait, l’Esk de Withby. En 1633, sept matelots hollandais voulurent hiverner dans cette île; mais tous succombèrent au scorbut : le dernier mourut le 30 avril 1634. C’est la destinée invariable de tous ces courageux Hollandais qui essayèrent de passer l’hiver dans ces latitudes. Toutefois l’hivernage serait possible dans de bonnes conditions hygiéniques, avec l’usage de conserves et l’abstention complète de viandes salées. Le journal météorologique de ces braves marins ne s’arrête que le 30 avril, lorsque le dernier, d’une main déjà glacée par la mort, laissait échapper la plume : il nous apprend qu’outre un froid très intense, ils eurent à souffrir des vents violens et de tempêtes hibernales. La première neige datait du 28 août, et il en tombait encore au commencement d’avril. La mer est obstruée par les glaces dès le mois d’octobre. Les ours blancs arrivent en novembre, et ces visites se répètent jusqu’au mois de mars. Pendant ce mois, les baleines sont très communes autour de l’île. Le dernier jour d’avril, le temps fut magnifique. Au-dessous de cette note est le mot... mourir.

La visite de lord Dufferin en 1856 n’a rien ajouté à nos connaissances sur l’île Jan Mayen. Lord Dufferin se trouvait en Islande en même temps que le prince Napoléon. La Reine-Hortense donna la remorque au yacht du lord et s’avança jusque dans le voisinage de l’île Jan Mayen; mais, sa provision de charbon étant épuisée, elle fut forcée de revenir. Lord Dufferin s’approcha de l’île à travers les glaces et les brumes, entrevit un sommet pendant quelques minutes, parvint à prendre terre, mais fut obligé de se rembarquer au bout d’une heure, parce que les glaces flottantes menaçaient de lui fermer le passage pour retourner à son bord.

Les volcans de Jan Mayen ont donné des preuves de leur activité. Un bourgmestre de la ville de Hambourg, Anderson, raconte, dans un ouvrage publié en 1746, qu’un baleinier du Groenland, appelé Jacob Jacobsen, fut arrêté par des vents contraires en vue de l’île, le 17 mai 1732, et vit des flammes s’échapper des flancs de la montagne avec accompagnement d’éclairs et de tonnerres. Ces explosions durèrent vingt-quatre heures; rien ne sortit par le cratère principal. La fumée, résultat des explosions, se maintint jusqu’au 21 du mois. La brise s’étant levée, le navire mit à la voile; mais, au grand effroi de l’équipage, le pont se couvrit d’une couche de cendres apportées par le vent; les voiles se teignirent en noir, et comme de nouvelles cendres se succédaient sans cesse, l’équipage travailla pendant cinq heures à nettoyer le pont. Un autre baleinier, Alicke Payens, ayant entendu parler de cet événement, s’approcha de l’île, y débarqua, et la trouva couverte d’une couche de cendres où il enfonçait jusqu’aux genoux; mais l’éruption avait entièrement cessé. En avril 1818, le capitaine Gilyott, commandant le Richard de Hull, vit des nuages de fumée, éclairés par une lueur, s’élever de l’île. Enfin Scoresby, le plus grand observateur qui ait parcouru les mers polaires, passant près de Jan May en le 20 avril de la même année, remarqua des nuages de fumée qui s’élevaient de trois en trois minutes dans le voisinage du petit volcan auquel il avait donné le nom de son navire. « Je crus d’abord, dit-il, que c’étaient des feux allumés par des naufragés, mais je m’assurai que c’était une petite éruption volcanique dont la fumée montait à environ 1,300 mètres au-dessus de l’île. » Scoresby avait en outre reconnu la nature volcanique des roches qui composent cette île et noté quelques plantes boréales qui y végètent. Tel était l’ensemble de nos connaissances sur cette île, qui excitait vivement la curiosité de nos voyageurs, précisément à cause des difficultés que les glaces ont si souvent opposées aux navigateurs qui ont voulu l’explorer.

Parti de Hammerfest pendant un orage, phénomène des plus rares dans le nord, le Joachim-Hinrich se dirigea vers le nord-ouest; des calmes, des brumes, rendirent sa navigation d’autant plus difficile qu’on ne peut pas faire le point quand le soleil ne se montre pas et que l’approche des glaces est toujours périlleuse. Or on devait s’attendre à trouver l’île entourée de sa ceinture habituelle. On naviguait donc avec prudence, prenant fréquemment la température de la mer, qui baisse à l’approche des côtes et des banquises, et en effet l’eau devenait de plus en plus froide. On nota également l’apparition des macareux, qui ne s’éloignent pas beaucoup de la terre. L’impatience des voyageurs était au comble, lorsque le 10 août, à quatre heures, pendant que tout le monde était à table, le capitaine, resté sur le pont, s’écrie : « Jan Mayen ! montez vite! » On se précipite, et on aperçoit à travers une éclaircie du brouillard une coupole de neige; un instant après, on distingue une arête neigeuse interrompue par quelques pointes de rochers, puis tout s’évanouit dans la brume. Enfin le rideau se lève, et un immense massif apparaît aux yeux des heureux voyageurs ; il leur semblait revoir le groupe majestueux de la Jungfrau, tel qu’on l’embrasse du haut de la Wengern-Alp, quand ses blanches cimes s’élèvent, resplendissantes de clarté, au-dessus des brouillards de la vallée. Rien ne saurait peindre la joie des voyageurs ni la satisfaction du capitaine, qui avait su trouver, malgré la brume, le calme et les vents contraires, cet îlot perdu au milieu de la mer glaciale.

« Le 20 août (dit M. Vogt, dont nous ne craignons pas de reproduire le récit avec tous ses détails), à deux heures et demie du matin, le capitaine nous réveilla. Il faisait un froid très vif, car le thermomètre marquait seulement 3 degrés au-dessus de zéro ; mais la vue était magnifique. La pleine lune se couchait dans le sud- ouest, et au nord-est l’aurore annonçait le lever du soleil. Entre les deux astres, l’immense montagne, parfaitement claire, s’élevait dans un ciel sans nuages. Le brouillard avait disparu, sauf quelques petits flocons qui se dissipaient à vue d’œil. L’aspect du Beerenberg est celui de l’Etna, mais plus grandiose, parce que sa base est moins large et ses pentes latérales plus rapides. Ce que nous prenions hier pour des pointes isolées, ce sont les bords du cratère chargés de masses de neige énormes et découpés en dentelures, entre lesquels sont de profonds ravins. Il est probable que le cratère lui-même est rempli de neige. Les glaciers descendent jusqu’à la mer, où ils forment des escarpemens de 300 mètres de haut. Plusieurs d’entre eux sont recouverts de sable, de cailloux, de blocs et de cendre ; d’autres sont plus propres à la surface, mais aucun d’eux n’est parfaitement blanc, quoique la neige les recouvre jusqu’à leur base. Les glaciers remplissent les ravins, dont les crêtes surplombent ; on voit distinctement qu’elles sont formées de couches de lave superposées. Ces laves se terminent à la mer par des escarpemens stratifiés horizontalement, contre lesquels la mer se brise en formant de véritables jets d’eau. La partie moyenne de la montagne est occupée par un immense glacier, interrompu seulement çà et là par des arêtes rocheuses. Nous étions tous le crayon ou le pinceau à la main, lorsque le soleil se leva et illumina tout le côté oriental de la montagne. Au bout de quelques heures, nous essayâmes d’aborder. On arma le grand canot, dans lequel nous pûmes tous prendre place. Nous ramons pendant une heure, et au bout de ce temps la terre ne nous paraît pas plus rapprochée qu’au moment où nous quittions le navire. Enfin, au bout de deux heures, nous touchons la côte. Devant nous se dressent des murailles composées de couches compactes de lave grise semblables aux marches d’un gigantesque escalier ; entre elles des magma de roches brisées décomposées, tantôt rouges comme du cinabre, tantôt noires ou de couleur terreuse. D’innombrables oiseaux sont alignés sur ces gradins naturels. Des pointes de rochers se dégagent de la masse de lave et se dressent comme des doigts gigantesques. Le capitaine déclare qu’il est impossible d’aborder au pied de ces falaises; nous longeons pendant trois heures la côte sans trouver un point où nous puissions mettre pied à terre. Nous passons devant les deux grands glaciers; ils se réunissent en arrivant à la mer, qui les démolit sans relâche. Nous voyons des glaces détachées du glacier flotter à la surface de l’eau, et porter des pierres et du sable incrustés dans leur épaisseur. Nous les accrochâmes avec les gaffes pour choisir les échantillons de roches. Un morceau de glace fut même déposé dans le canot afin de le fondre à bord et de recueillir le résidu de la fusion.

« La journée s’avançait, et le brouillard commençait à se montrer. Le nombre des oiseaux était vraiment incroyable, et leur insolence sans égale. Ils semblaient vouloir abattre à coups d’ailes nos bonnets et nos chapeaux. Le capitaine indigné jette son fusil, et, armé d’une gaffe, se met à frapper de droite et de gauche, comme Roland furieux sur les moutons. Quelques procellaires furent assommées et recueillies par les matelots. Nous regagnâmes le bord pénétrés de froid, mais décidés à recommencer. »

Sans aller jusqu’à l’île Jan Mayen ou sans aborder le Spitzberg, le lecteur peut se faire une idée de ces glaciers et des glaces flottantes. Au fond du Valais, un immense glacier, celui d’Aletsch, descend des cirques de la Jungfrau. Un petit lac, appelé Moeril, se trouve sur le bord du glacier, qui surplombe ses eaux tranquilles. Des blocs de glace se détachent de la masse principale, tombent dans l’eau, flottent à sa surface ou viennent échouer sur ses bords. C’est la miniature du spectacle dont les voyageurs du Joachim-Hinrich ont joui sur les côtes de Jan Mayen et que j’ai admiré dans les baies de Bell-Sound et de Magdalena-Bay au Spitzberg; mais laissons encore la parole à M. Vogt.

« Le lendemain, le navire avait dérivé vers le sud; nous prîmes le petit canot, M. Berna et moi, parce que l’abordage devait être plus facile qu’avec une lourde chaloupe. A peine avions-nous quitté le bord que le Beerenberg se découvrit; un grand glacier semblable à celui d’Aletsch en Valais, semblait couler du haut de la montagne; il était accompagné de deux moraines latérales, et sa moraine terminale le séparait de la mer. Nous approchons de la côte, cherchant un point où nous puissions l’aborder; mais partout le flot brise contre la moraine, et le ressac est des plus violens. Je crois apercevoir un ruisseau qui tombe dans la mer, nous espérons pouvoir accoster sur ses rives : vain espoir! ce ruisseau, qui ne coule que quelques heures pendant la journée, est barré par une digue de cailloux que les vagues ont élevée devant lui et dans laquelle il se perd. Cependant une petite baie demi-circulaire se montre dans la coulée de lave dont les deux bords s’avancent dans la mer et amortissent un peu la violence du flot. La baie est remplie d’un sable noir formant un talus assez escarpé. Nous risquons l’abordage; on enlève le gouvernail, on tourne l’avant du canot vers la terre, et, faisant force de rames, on lance l’embarcation vers la terre. A peine a-t-elle touché, que nous sautons sur le sable pour nous atteler à l’amarre. Nous luttons contre la mer qui pousse et retire alternativement le canot; enfin nous l’emportons, l’embarcation est sur le sable, et nous donnons à cette petite anse le nom de baie gymnastique, afin de transmettre aux navigateurs futurs le souvenir de nos exploits. Sur le sable, nous trouvons des algues rejetées par la mer et du bois flotté, des troncs de hêtre de la grosseur de la cuisse, des branches et de l’écorce de bouleau, un tronc de sapin, en un mot des bois provenant des côtes d’Ecosse ou de Norvège. Nous nous dirigeons vers la montagne, nous apercevons une piste de renard, et le timonier, qui s’était écarté, se trouve en face d’un individu tout blanc qui le regarde avec étonnement, puis s’éloigne au petit trot. Nous avançons sur la coulée de lave; on ne saurait rien imaginer de plus triste, de plus désolé: des scories bizarrement contournées, tantôt noires et dégradées comme de vieilles ruines, tantôt rouges comme les tuiles brisées d’un fourneau démoli; puis des cheminées surmontant des cavités, témoins des explosions qui se sont produites dans la coulée, des morceaux de laves qui se sont solidifiées en conservant les formes de leur état liquide, des blocs enchâssés dans des masses spumeuses, le tout entremêlé de sables noirs, gris, jaunes, verts et rouges, ravinés par les neiges fondantes ou tourmentés par les vents; puis des argiles jaunâtres, du kaolin ou terre à porcelaine blanche, résultant de la décomposition des laves brune ou rouge dont elle est entremêlée. Rien de vivant que çà et là une petite plante rabougrie ou une graminée microscopique qui enfonce ses longues racines dans le sable, ou bien une mousse ou un lichen appliqué sur les scories. Point d’animaux; seulement quelques os d’oiseaux, reste des repas d’une mouette, ou le crâne d’un phoque dépecé par un renard.

« Nous dépassons la crête du courant de lave, et nous trouvons abrités sous la pierre une espèce d’oseille[7], quelques saxifrages et la renoncule glaciale, plus loin, sur une pente tournée vers le sud, le cochléaria, une saxifrage violette[8], et même un saule nain[9] rampant sur le sol. Combien ces pauvres petites plantes ont l’air souffreteux ! Elles se collent aux rochers, se cachent entre les pierres pour s’abriter contre le froid et jouir pendant quelques mois de la lumière du soleil ; tout le reste de l’année, elles sont ensevelies sous le linceul de neige et de glace qui ne disparaît que sur quelques points privilégiés. En nous séparant, M. Berna et moi, nous découvrons deux cratères, l’un très petit, circulaire, situé presque au niveau de la mer, l’autre ayant au moins 150 mètres de profondeur sur 300 mètres de diamètre. Ses bords se composent de débris et de cendres, percés çà et là par des couches de lave. Évidemment ce cratère n’a pas émis de coulées, mais seulement lancé des pierres et de la cendre, puis il s’est effondré, et ce que nous voyons, c’est le résultat de cet effondrement. De ce point, la vue embrassait toute l’île : au nord-est, la blanche coupole du Beerenberg, qui commençait à se voiler de nuages ; au nord-ouest, l’île dans toute sa longueur et au-delà la pleine mer brillante à l’horizon sous la bande de brume sombre qui descendait sur elle, puis la côte se prolongeant au loin avec ses écueils, ses pointes, ses étranglemens, représentant ce qu’elle est en réalité, une longue coulée de lave ; nulle part, quelque loin que la vue pût s’étendre, une seule de ces glaces flottantes qui ont arrêté lord Dufferin, le prince Napoléon et tant d’autres voyageurs. Sur la côte sud-ouest, un long cordon littoral sépare la mer d’une lagune d’eau douce qui s’étend entre les dunes et les rochers de l’île. À l’extrémité de cette lagune, une presqu’île ; à nos pieds la baie gymnastique le petit cratère circulaire, les falaises le long de la mer, le grand glacier du sud, et au loin les promontoires orientaux de l’île, admirablement éclairés et contrastant avec les teintes sombres répandues sur toute la partie méridionale. Je pris quelques relèvemens à la boussole, Berna esquissa la vue générale, et cela fait nous redescendîmes en hâte, car le vent était glacial. Nous arrivâmes, en suivant nos propres traces, à la baie gymnastique, où un bon dîner répara nos forces épuisées. Quelques heures après, nous étions de retour à bord. »

Jan Mayen n’est pas le seul point sur le globe où le feu et la glace se soient pour ainsi dire combattus sur le même terrain. L’Islande est couverte de volcans éteints chargés de glaciers qui descendent jusqu’au bord de la mer. Quand ces volcans entrent en éruption après une longue période de tranquillité, les laves incandescentes, coulant sur la glace, la fondent rapidement, et donnent lieu à des inondations terribles, dont les Islandais ont conservé le souvenir ; mais, quand les éruptions ont cessé et que les laves se sont enfin refroidies, la glace reprend possession de son empire, de même qu’un homme fort et calme reprend avec le temps tous les avantages qu’un ennemi bouillant et impétueux lui a ravis dans un premier moment de surprise. Quelquefois même la lave est impuissante pour fondre la glace, et l’on cite non-seulement en Islande, mais encore sur l’Etna, des couches de glace conservées sous des courans de lave refroidis; mais le plus souvent le feu est d’abord vainqueur, la glace disparaît, et la montagne, blanche de la veille, est sillonnée de laves incandescentes qui deviennent noires par le refroidissement. Pendant longtemps encore, grâce à la température élevée qu’elles conservent, les masses de neige qui pendant l’hiver ensevelissent tout le pays d’alentour, fondent à leur surface, dont la couleur sombre contraste avec le blanc linceul qui recouvre l’Islande tout entière. Peu à peu néanmoins le refroidissement devient complet, les neiges se transforment en glaciers : ceux-ci, semblables à des fleuves gelés, descendent lentement dans la plaine, et y déposent les blocs, les cailloux et le sable qui sont tombés sur eux des escarpemens de la montagne.

Dans les quelques jours qu’ils passèrent devant l’île Jan Mayen, M. Berna et ses compagnons ne négligèrent aucune occasion d’étudier les particularités et les sites de cette terre lointaine. Dans une de ces excursions, ils débarquèrent vers le milieu de l’île : le rivage était couvert d’une telle quantité de bois flotté qu’on aurait pu en charger un navire. C’étaient en général des billes telles qu’on les coupe dans les montagnes pour les jeter dans les torrens, qui les entraînent ensuite dans la mer. Ces bois doivent provenir de la Norvège, soit que le gulf-stream les pousse directement au nord-ouest, sait qu’ils longent d’abord les côtes occidentales du Spitzberg pour revenir, entraînés par le courant polaire, échouer à l’île Jan-Mayen. On voyait aussi des indices muets de plus d’un naufrage, des avirons, des bordages, des mâts, et une barrique de vin portant la marque d’une maison de Bordeaux. Elle servit de table aux voyageurs pendant qu’un bon feu flambait à côté. Évidemment la banquise a occupé pendant de longues années cette portion du rivage, le sable s’est accumulé contre la glace, et celle-ci, en fondant, a formé la lagune. Aussi ce lac n’est-il indiqué sur aucune des cartes de Jan Mayen. Après de longues recherches, les explorateurs allemands découvrirent un gué dans cette lagune; ils le traversent, franchissent une légère éminence, et se trouvent sur la côte septentrionale de l’île, dans la baie que Scoresby a appelée Marie Muss. tandis que celle où ils avaient abordé porte le nom de Baie du bois flotté. C’est ici que les renards qui habitent l’île viennent pendant l’hiver dévorer les débris de phoques, de morses ou de baleines que la mer leur apporte : pendant l’été, les oiseaux leur offrent une abondante nourriture. On ne revint que le soir; mais les matelots qui étaient restés au bord de la mer avaient eu aussi leurs aventures : une lame avait remis le grand canot à flot, et il s’éloignait du rivage. Heureusement leurs cris et leurs signaux furent remarqués à bord, et on envoya la chaloupe pour ramener l’embarcation. Trois renards bleus s’étaient approchés des matelots. qui furent obligés de les écarter des provisions en leur jetant des morceaux de bois : aucun des hommes n’avait de fusil. Les renards s’éloignaient lentement, à regret, et, ayant trouvé le paletot que le capitaine avait jeté à terre pour grimper après une mouette, ils s’amusèrent à le déchirer, et l’imprégnèrent d’une odeur qui rappela pendant bien longtemps à son propriétaire le souvenir des renards bleus de Jan Mayen.

Les voyageurs du Joachim-Hinrich avaient l’intention d’aborder la pointe sud de l’île; mais le lendemain les brouillards revinrent, le vent tourna au nord-est, ce qui ne leur permit pas de contourner la côte, et, à leur grand regret, ils durent faire leurs adieux à l’île Jan Mayen et mettre le cap sur l’Islande. Cette dernière île se rattache au Groenland, et par conséquent à l’Amérique plutôt qu’à l’Europe : elle a déjà été décrite par un grand nombre de naturalistes allemands, anglais et français. Il suffira de recommander aux géologues les idées émises par M. Vogt sur les formations volcaniques de l’Islande, qu’il rapproche de celles de Jan Mayen. Nous signalerons aussi aux gens du monde le récit de la visite aux Geysers, la description de la vallée de Thingvalla, de Reikiavik, etc.

L’expédition de MM. Berna, Vogt et Gressly à l’extrémité septentrionale de l’Europe a compté, on a pu le voir, bien des journées utilement remplies pour la science. Parmi les résultats qui ont couronné ces louables efforts, il en est quelques-uns que sans doute l’on voudra connaître. Je citerai en première ligne la distinction du granité éruptif et du granité stratifié. M. Vogt considère le granité stratifié comme une roche métamorphique, c’est-à-dire comme une transformation par des actions chimiques séculaires de couches sédimentaires, — grès, calcaires, argiles en assises cristallines qui conservent encore les formes caractéristiques des montagnes secondaires. Ces vues entièrement nouvelles lui ont été inspirées par l’étude des côtes de la Norvège depuis Stavanger jusqu’au Cap-Nord : elles ne seront pas admises d’emblée par les géologues, mais elles éveilleront fortement leur attention, car elles sont d’accord avec les résultats auxquels l’analyse a conduit des géologues chimistes tels que MM. Seheerer, Ebelmen, Henri Deville, Daubrée, Delesse, etc. À ce métamorphisme, M. Vogt rattache le soulèvement de la péninsule scandinave, soulèvement lent, mais continu, dont les traces existent sur les côtes de la Mer du Nord comme sur celles de la Baltique. L’exhaussement de la côte suédoise est mesuré avec le plus grand soin par une commission de l’Académie des sciences de Stockholm. Les observations de MM. Vogt et Gressly, si familiers tous deux avec les phénomènes des glaciers de la Suisse et les traces évidentes de leur ancienne extension dans les plaines environnantes, confirment ce que j’avais déjà soutenu il y a quinze ans[10]. « La presqu’île scandinave, disais-je alors, a été jadis couverte de glaciers, comme l’est actuellement le Spitzberg. Ces glaciers descendaient jusqu’à la mer, et les blocs erratiques des plaines de l’Allemagne, tous d’origine suédoise, ont été transportés par des glaces flottantes, car à cette époque ces plaines étaient une vaste mer qui venait battre le pied des montagnes du Harz et du Thuringer-Wald. » M. Vogt rattache très ingénieusement la disparition des glaciers à l’apparition du gulf-stream. Tant qu’un continent occidental, dont l’Atlantide de Platon nous a gardé le souvenir, unissait l’Irlande à l’Espagne et aux Açores, les eaux chaudes sorties du golfe du Mexique, arrêtées par ce barrage, ne pouvaient atteindre les côtes de Norvège : de là un climat plus rigoureux, et par suite l’extension des glaciers. La géologie, la zoologie et la botanique sont d’accord pour prouver l’ancienne existence et la disparition relativement récente de ce continent.

L’exploration de l’île Jan Mayen, si rarement visitée, la description de ses volcans, l’étude minéralogique de ses laves, l’énumération de ses plantes, ajoutent un chapitre tout entier à la description du globe. Dans un coup d’œil d’ensemble enfin, l’historien de l’expédition, M. Vogt, embrasse à la fois les formations volcaniques de l’Islande et celles de l’île Jan Mayen. Cette généralisation le conduit à des conséquences presque toutes nouvelles, et par suite en opposition avec les idées généralement reçues sur les formations volcaniques.

Après la géologie, c’est la zoologie qui recueillera le plus de fruit de cette excursion d’été dans les régions polaires. Une foule d’animaux marins de la classe des mollusques et des zoophytes ont été recueillis et conservés, ou disséqués et dessinés par les naturalistes ou par M. Hasselhorst. Les animaux vertébrés, — les harengs et les morues parmi les poissons, les baleines et les dauphins parmi les cétacés, — ont spécialement fixé, on a pu le voir, l’attention des voyageurs. Tous les cétacés dits souffleurs émettent par leurs narines un jet d’eau. La nature de ce jet d’eau et le mécanisme par lequel il est produit ne sont point complètement connus. Les observations faites par M. Vogt sur ceux de ces animaux qu’il a pu approcher en mer faciliteront certainement la solution du problème. Enfin ce qu’on ne saurait trop louer, c’est le talent avec lequel les montagnes, la végétation, les habitans, les animaux, la physionomie du pays en un mot, sont décrits et rendus. Humboldt le premier sut allier le charme pittoresque à la précision scientifique, et nous donner des Tableaux de la nature d’autant plus beaux qu’ils sont plus vrais, M. Vogt en Allemagne, et M. de Quatrefages en France, l’ont suivi dans cette voie qu’on aurait tort d’abandonner. C’est au prix de semblables efforts que les gens du monde peuvent aborder le sanctuaire de la science : la rendre accessible est presque un devoir pour ceux qui la connaissent et qui l’aiment; ses progrès seront en raison du nombre et du zèle des travailleurs voués à son service. Puisse l’exemple de M. Berna devenir contagieux parmi nous! J’aurais alors atteint le but de cette étude, où j’ai voulu montrer quels souvenirs de pareilles expéditions, entreprises sur une échelle modeste, laissent après elles : on voit combien elles peuvent servir la science, qui, dans ses libres allures, est souvent gênée par les prescriptions officielles des missions gouvernementales. Le voyageur partant pour des contrées lointaines ne sait ni ce qu’il verra ni ce qu’il fera, et devant la nature toutes les prévisions conçues dans le cabinet s’évanouissent comme de vains projets impossibles à réaliser. De là les avantages inappréciables de la liberté, car elle permet de tenir compte de l’imprévu et de se livrer aux recherches qui seront à la fois les plus fécondes et les plus séduisantes pour les savans associés dans une œuvre commune. La liberté malheureusement est incompatible avec ces voyages officiels auxquels le temps est strictement mesuré. L’ère de ce genre de voyages, comme celle des circumnavigations hâtives, doit être regardée comme définitivement close. Le monde est connu: il n’y a plus de grandes terres et bien peu d’îles nouvelles à découvrir. Les phénomènes les plus frappans, les animaux et les végétaux les plus communs ou les plus remarquables ont été recueillis et décrits. Les expéditions de Cook, de La Pérouse, de Duperrey, de d’Urville, de Belcher et de James Ross resteront comme des modèles accomplis des voyages de découvertes. Maintenant un examen plus minutieux, une exploration plus attentive peuvent seuls augmenter la somme de nos connaissances et la richesse de nos collections. Des voyages limités, des séjours prolongés fourniront désormais à la géographie, à la météorologie, à la physique du globe et à l’histoire naturelle les matériaux qu’elles réclament. Ce nouveau genre d’exploration a été inauguré par les hivernages de Ross et de Parry dans l’Amérique septentrionale, et par celui de la commission scientifique française de 1838 à Bossekop, dans le Kaa-Fiord, en Laponie.


CHARLES MARTINS.

  1. Voyage de M. le Dr Berna dans le Nord, le long de la côte norvégienne jusqu’au Cap-Nord, à l’île Jan Mayen et en Islande, etc., raconté par M. Ch. Vogt, 1 fort vol. in-8o avec cartes et dessins.
  2. Elf, fleuve, rivière, en norvégien.
  3. Field, montagne en norvégien.
  4. Les résultats de l’expédition française sont consignés dans un ouvrage de quinze volumes, accompagné de plusieurs atlas, publié par ordre du roi Louis-Philippe et distribué généreusement à un grand nombre de bibliothèques publiques. Le prix élevé de cet ouvrage l’empêche malheureusement d’être ’à la portée de toutes les bourses. Aussi les faits qui y sont consignés ne sont-ils pas connus comme ils devraient l’être, et les travaux des premiers voyageurs scientifiques qui aient séjourné en Laponie ne sont-ils pas rappelés avec cette justice impartiale dont les savans français et suédois de l’expédition ont donné l’exemple dans la publication dont je parle.
  5. Je nomme ici les principales pour les amateurs de botanique : Trollius europœus, Bartsia alpina, Archangelica officinalis, Alchemilla alpina, Geranium sylvaticum. Viola biflora, Hieracium alpinum, Oxyria reniformis, Arabis alpina, Polygonum viviparum, Phleum alpinum, Poa alpina.
  6. Je citerai Cerastium arvense, Capsella bursa-pastoris, Veronica serpyllifolia, Taraxacum dens-leonis, Solidago virga-aurea, Rumex acetosa, Chœrophyllum sylvestre, Spirœa ulmaria, Parnassia palustris, Anthoxanthum odoratum.
  7. Oxyria reniformis.
  8. Saxifraya oppositifolia.
  9. Salix arctica.
  10. Bulletin de la Société géologique de France, 2e série, t. IV, p. 1113; 1848.