Un Témoin de la pensée européenne dans la seconde moitié du XIXe siècle

Un Témoin de la pensée européenne dans la seconde moitié du XIXe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 441-457).
UN TÉMOIN DE LA PENSÉE EUROPÉENNE
DANS
LA SECONDE MOITIÉ DU XIXe SIÈCLE

LETTRES ET DOCUMENS INÉDITS

Êtes-vous de ceux pour qui le monde intérieur existe ? Vous intéressez-vous au jeu des idées ? Aimez-vous à les suivre non seulement dans leurs subtils et sinueux méandres à travers l’histoire, mais encore, mais surtout dans leur secrète action sur les âmes et sur les consciences ? Avez-vous le goût passionné des correspondances intimes, des biographies morales écrites avec simplicité, avec bonhomie, avec conscience ? En ce cas, lisez quand il paraîtra cet aimable livre dont on a bien voulu me donner la primeur[1], et dont je voudrais essayer d’exprimer la substance dans les courtes pages qui vont suivre.


* * *

Il a pour auteur un érudit genevois qui n’est point un inconnu pour les lecteurs de la Revue, et dont toutes les publications, — les vrais lettrés le savent de longue date, — sont marquées au coin de la précision la plus scrupuleuse et de l’information tout à la fois la plus modeste et la plus sûre. M. Eugène Ritter est peut-être notre premier « rousseauiste, » et, sur une foule de points obscurs de notre histoire littéraire, il a patiemment fourni ou préparé les solutions exactes et neuves. C’est lui qui, il y a près de vingt ans, s’avisait que certaine « correspondance secrète » de Fénelon avec Mme Guyon, laquelle passait pour apocryphe, était parfaitement authentique, et sa démonstration, acceptée alors du seul Brunetière, reprise et fortifiée depuis par M. Maurice Masson, est aujourd’hui pleinement acquise à l’histoire. C’est à lui que M. Gustave Lanson dédiait naguère une très remarquable édition critique des Lettres philosophiques, — à lui « qui, par ses travaux sur Voltaire et J.-J. Rousseau, a démontré la nécessité d’une révision critique des textes littéraires du XVIIIe siècle et adonné des modèles excellens de méthode. » Je passe d’autres titres de M. Eugène Ritter à notre sympathie et à notre gratitude.

M. Ritter avait un frère qui, mort en 1908, à l’âge de soixante-dix ans, a laissé à ceux qui l’ont approché le souvenir d’un esprit extrêmement ingénieux et hospitalier, plus fin que vigoureux, plus réceptif que constructeur, d’une âme délicate, discrète et charmante. Sa vie, toute simple et tout unie, est entièrement dépourvue d’événemens extérieurs ; elle peut tenir en quelques lignes. Né à Genève en 1838, il y fit de bonnes études au Collège et à l’Académie ; il se destinait au ministère pastoral et entra à la Faculté de théologie ; mais la lecture de Vinet et surtout de Pécaut, de Sainte-Beuve et de Renan, lui ayant fait perdre peu à peu la foi au surnaturel, il renonça en 1862 à la carrière qu’il avait tout d’abord choisie. Divers préceptorats en Souabe, en Hollande, plusieurs séjours en Allemagne le firent entrer en contact avec la pensée germanique : il s’éprit vivement de Strauss. En 1866, nous le retrouvons professeur de français et de latin au collège de la petite ville de Morges, sur les bords du lac de Genève ; il y resta jusqu’en 1879. Une surdité précoce l’ayant forcé à quitter ces modestes fonctions, il se fixa d’abord à Morges, puis à Genève, et c’est là qu’il vécut dans la retraite les dernières années d’une vie qui fut assombrie par beaucoup de deuils et par toutes les misères d’une vieillesse prématurée.

Voilà sans doute une destinée bien humble et sans grand relief. Mais les existences les plus bruyantes ne sont pas celles qui recouvrent les idées les plus hautes et les sentimens les plus rares. Timide, de santé d’ailleurs chétive, peu fait pour l’effort continu et volontaire que suppose de nos jours la production littéraire, Charles Ritter a peu écrit pour le public : un millier de pages environ, calcule son frère, quelques traductions de Strauss, de Zeller, de Biedermann, de Kuno Fischer et de George Eliot, quelques articles ou notices nécrologiques ; mais il avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi, beaucoup rêvé. De plus, il aimait à écrire des lettres, et il les écrivait fort joliment. Et ses nombreux parens ou amis ne lui suffisaient pas. Quand un livre l’avait frappé, il se plaisait à en écrire à l’auteur. Et il y avait dans ces lettres tant de finesse et tant de tact, une sympathie si intelligente et si spontanée, une modestie qu’on sentait si vraie et si discrète, qu’on ne pouvait s’empêcher de lui répondre. Peu à peu, des liens d’amitié intellectuelle ou morale s’établissaient entre des correspondans parfois illustres et lui, leur admirateur lointain, parfois leur disciple ; et c’est ainsi que le petit « instituteur » de Morges s’est trouvé recevoir et collectionner pieusement nombre de lettres, souvent fort intéressantes, de Strauss et de George Eliot, de William James et de Taine, de Renan et de Scherer, de Sainte-Beuve et de Cherbuliez, de M. Paul Bourget et de M. Schuré… Ce sont ces lettres, très sobrement encadrées et annotées, que M. Eugène Ritter va publier : il réserve pour des publications ultérieures la correspondance avec Amiel, et la plupart des lettres de Strauss et de George Eliot. Dans sa crainte, peut-être excessive, de composer un volume polyglotte, c’est donc surtout le côté français de cette curieuse physionomie de son frère qu’il veut nous présenter tout d’abord. Mais, quoi qu’il fasse, ce qui ressort très nettement de ce premier livre, c’est que, conformément d’ailleurs à la vieille tradition genevoise ou vaudoise, — voyez Amiel, Marc-Monnier, Cherbuliez, Edouard Rod, — Charles Ritter a été essentiellement un esprit européen.

Non pas, bien entendu, que toute l’Europe pensante se soit comme donné rendez-vous dans son cabinet de travail : ni la faiblesse de sa santé, ni l’exiguïté de ses moyens, ni la modestie de ses ambitions morales ou littéraires ne lui eussent permis d’affecter ce rôle, — qui devient au reste de jour en jour plus difficile à soutenir, — de lecteur averti dans le dernier détail de tout ce qui se publie d’intéressant ou d’important en Europe. Il ne semble pas s’être beaucoup préoccupé de l’Italie, de l’Espagne, de la Russie. De l’Allemagne même et de l’Angleterre, il ne connaît bien que certains coins et certains auteurs, et je ne relève dans ses lettres aucune allusion à Moehler ou à Nietzsche, à Newman ou à Ruskin. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’était pas l’homme d’un seul livre, ni d’une seule langue, ni d’une seule nation, qu’il avait une tendance naturelle à regarder par-delà et par-dessus les frontières de sa petite patrie, et que le point de vue « européen, » qui trop souvent nous coûte un peu à adopter, à nous autres Français, lui était comme instinctif et familier. Des livres qui lui tombaient sous la main il retenait, pour les étudier de plus près, pour leur vouer une sorte de culte pieux, ceux qui répondaient particulièrement à ses dispositions intimes ; et ces livres-là, quelle qu’en fût la langue originelle, lui devenaient aussitôt très chers ; il brûlait de les faire mieux connaître, d’entrer en relation avec leurs auteurs. Détail assez touchant et qui le peint tout entier ; il avait été si séduit par les premiers romans de George Eliot qu’il s’était mis à l’étude de l’anglais, afin de pouvoir lire dans le texte même les œuvres de celle qu’il appelait « sa sainte, » et, en 1877, il fit exprès le voyage d’Angleterre pour lui rendre visite. Sainte-Beuve avait été « sa première passion littéraire, son premier amour, et il aimait en lui le poète au moins autant que le critique. » En 1869, à la veille d’un premier voyage à Paris, il écrivait ceci à sa tante : « C’est un de mes rêves les plus anciens qui se réalise ; car je ne vais pas voir seulement Paris, je vais voir M. Sainte-Beuve : une idolâtrie que tu connais. Mes traductions m’ont mis en rapport avec lui ; il s’y est intéressé, il m’a procuré un éditeur, il a eu toutes les bontés imaginables pour son admirateur inconnu, si bien que dans quelques jours j’oserai sonner, en tout espoir d’un bon accueil, au n° 11 de la rue Montparnasse. » Deux jours après, Sainte-Beuve mourait : Charles Ritter était en route ; il apprit la nouvelle à Neuchâtel. « Il en fut si frappé, nous dit son frère, qu’il ne voulut pas aller plus loin, » et qu’il rentra immédiatement à Morges. — On n’a plus aujourd’hui de ces ferveurs d’admiration délicate et profonde pour nos gloires littéraires. J’avoue que des traits de ce genre me touchent plus que je ne saurais dire, et que je plains ceux qui seraient tentés de sourire de la jeunesse de cœur qu’ils manifestent de la part d’un homme de plus de trente ans.

On entrevoit déjà l’orientation naturelle de la pensée de Charles Ritter, et vers cruels « demi-dieux » le portaient ses prédilections les plus intimes. Sorti incroyant d’une crise religieuse qui, quoique bien juvénile, semble avoir été, sinon très longue, tout au moins assez douloureuse, il n’en était pas sorti irréligieux. Qui donc a dit fort justement, — n’est-ce pas M. Lanson, à propos de Rousseau ? — que le protestantisme, précisément parce qu’il présente bien des nuances, bien des accommodemens, bien des moyens termes, enfante rarement chez ceux qui s’en affranchissent l’anticléricalisme violent et sectaire qui trop souvent caractérise les évadés du catholicisme ? Charles Ritter avait gardé de sa foi première et de ses études théologiques un goût passionné de la vie intérieure, des préoccupations morales intenses, un profond respect et une sympathie sincère pour tous les modes de la croyance, une curiosité presque nostalgique des choses religieuses : du vase vide il continuait à respirer le parfum. Et les livres qui l’attiraient le plus, c’étaient ceux qui posaient sous sa forme moderne ou sous sa forme historique le problème religieux : le Port-Royal de Sainte-Beuve, les Origines de Renan, les écrits de Strauss, certaines études de Scherer, les romans de George Eliot, voilà quels étaient ses livres de chevet ; il sympathisait, comme on le voit, tout particulièrement avec ceux dont l’histoire morale n’était pas sans analogie avec la sienne ; et peut-être, tout au fond de lui-même, leur savait-il un gré infini d’avoir passé par les mêmes crises que lui, et d’en être sortis comme lui. On s’aime toujours un peu dans les autres, et l’on n’admire bien que ceux qui ont le bon goût de nous ressembler.

Dans cette ardeur d’affranchissement intellectuel où se reconnaissent tous les jeunes esprits qui découvrent la critique et la science, et qui s’essaient à penser, Charles Ritter s’était du premier coup porté jusqu’à l’extrême-gauche du protestantisme libéral. Strauss lui fut une révélation. « Je serais livré, écrivait-il au mois d’août 1864, je serais livré à la folie des gémissemens et à la vanité de l’ennui, si je n’étais plongé tout entier dans mon cher Strauss, qui est décidément devenu, depuis que je l’ai visité au mois de mars dernier, depuis surtout que j’ai entendu M. Kuno Fischer me parler de lui, le plus vif de mes enthousiasmes littéraires. » Et il rend compte ainsi à un ami de sa visite au grand homme. « Je l’ai trouvé bienveillant et affable, humain et bon, digne sans hauteur et simple sans sécheresse. Je voudrais te peindre, telle qu’elle m’est apparue après un long commerce intellectuel, cette nature fière et ferme, prudente et ardente, cet esprit qui manie, mieux qu’aucun de nos contemporains, la raillerie et la satire, et ce cœur qui bat sympathiquement pour tout ce qui est humain ; l’écrivain qui a tracé les portraits de Justinus Kerner, de Schubart et de Frischlin avec tant de piété et d’amour, avec fermeté cependant et sans faiblesse ; et celui qui a lancé dans le monde tant de pages étincelantes d’esprit et d’ironie… Qui donc a dit que de voir de trop près les objets de son culte, cela était mortel aux religions littéraires ? J’ai fait l’expérience opposée, et il n’est aucune de mes admirations qui surpasse aujourd’hui celle que j’ai pour Strauss. » Cet enthousiasme n’était pas platonique : Charles Ritter a traduit en français plusieurs des opuscules, essais et discours de Strauss. Après sa mort, il rêva même d’écrire sa biographie ; mais diverses raisons l’en empêchèrent, celle-ci entre autres qu’ « après avoir subi pendant plusieurs années l’influence presque exclusive de cet éminent esprit, » il avait « prêté l’oreille à d’autres voix. » « Je suis devenu, ajoutait-il, très sensible à certaines lacunes de son grand talent, à certaines étroitesses de sa pensée, à certaines faiblesses de son œuvre. Mais comment dire ces choses-là en présence de la famille et des amis ? Ma piété personnelle pour ce grand écrivain m’a longtemps voilé ces vérités fâcheuses : elle me dit aujourd’hui que ce n’est pas à moi de les proclamer. » Ce sont là des scrupules qui font honneur à celui qui les éprouve.

Chose assez curieuse, ce furent ses traductions de Strauss qui mirent Charles Ritter en relation avec la plupart des grands écrivains dont les noms figurent dans sa Correspondance. Il avait, nous l’avons dit, un culte pour George Eliot, qu’un article de Scherer, dans le Temps, lui avait révélée à vingt ans : « Je suis très fier, je vous assure, lui écrivait Scherer, de vous avoir inspiré le désir de lire George Eliot, et de vous avoir ainsi conduit à apprendre l’anglais… Je n’oublierai jamais, pour ma part, le bonheur (le mot n’est pas trop fort) que m’a procuré Middlemarch pendant les quinze jours que j’ai mis à le lire, et qu’il me procure encore lorsque je reviens en esprit à ces scènes si frappantes, à ces réflexions si profondes. » Quand parut en 1872 sa traduction des Essais et Mélanges de Strauss, Charles Ritter l’envoya avec une lettre, sans doute très admirative, à la célèbre romancière. Celle-ci lui répondit :


Soyez assuré d’avoir été bien inspiré en m’écrivant : je suis quelquefois inquiète sur la portée de mes talens, quand je songe qu’il y a si peu de lecteurs attentifs et judicieux. Une sympathie comme la vôtre est pour moi un des meilleurs encouragemens : elle me montre qu’il y a dans mes livres assez de vérité humaine pour qu’ils puissent faire impression sur des esprits qui appartiennent à d’autres pays.

Je suis contente que vous ayez fait plaisir à M. d’Albert Durade en donnant votre suffrage à ses traductions ; mais je vous avoue que j’aime surtout à savoir que vous avez lu mes livres en anglais. Je vois à votre style que vous devez sentir que la meilleure traduction laisse toujours échapper certaines nuances, ce quelque chose d’incommunicable qu’il y a chez les auteurs vraiment originaux.

Dans le volume que vous m’avez envoyé, j’ai lu plusieurs morceaux intéressans. Ce que Strauss a dit de son père et de sa mère donne beaucoup à penser : on voit dans son récit quelles pénibles épreuves entraîne un mouvement d’opinion, même dans la calme Allemagne. Jugez de ce qu’elles sont, dans notre société anglaise, si rigidement orthodoxe.


Et une correspondance s’engagea entre l’écrivain anglais et son admirateur passionné. Et comme l’admiration, chez Charles Ritter, avait tout naturellement une certaine chaleur communicative, et prenait volontiers la forme de la propagande, il composa et publia d’abord en 1875, puis, à ses frais, avec quelques développemens, en 1877 et en 1878, une sorte d’Esprit de George Eliot, comme eussent dit nos pères, des Fragmens et Pensées extraits et traduits de ses œuvres. On devrait bien réimprimer ce charmant petit volume : M. Edouard Schuré et Edmond Scherer le goûtaient fort, et Renan aussi : « J’ai reçu et lu avec bonheur, écrivait ce dernier, ces belles pages de George Eliot que vous avez traduites de façon si exquise. Vous excellez à rendre, en une langue à la fois poétique et claire, cette haute philosophie de l’âme qui n’a ni race ni nationalité. » Et Charles Ritter ne s’en tenait pas là : il sollicitait de Taine, qui se dérobait, un article sur l’auteur d’Adam Bede ; il pressait Scherer de faire publier dans le Temps des traductions de ses romans. « Mon cher ami, je le crains bien, lui répondait Scherer, George Eliot, c’est un culte que vous et moi devons renfermer dans notre cœur. J’en sais pourtant deux ou trois ici qui sont les dévots de cette religion. » Scherer était trop pessimiste, et j’aime mieux en croire sur ce point James Darmesteter, qui écrivait à Charles Ritter : » George Eliot est un de ces esprits qui réunissent et relient par un lien magique tous ceux qui l’ont une fois approchée. » Et il ajoutait : « Des grands écrivains du siècle, il n’en est guère que deux que j’aurais désiré vivement de connaître dans leur intimité, et autrement que par leurs œuvres : George Eliot, et un autre esprit bien différent, Sainte-Beuve. »

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le culte de la grande romancière n’a pas eu, dans les pays de langue française, de dévot plus fervent que Charles Ritter : « George Eliot, écrivait-il à M. Schuré, George Eliot est le peintre incomparable de la vie moyenne, de cette humanité ordinaire qui, je le crains, vous semble plate et peu intéressante… Pour moi, cher ami, le sentiment qu’elle m’Inspire a quelque chose de religieux. « Je prête l’oreille aux sons que rendent les âmes saintes avec plus de respect qu’à la voix du génie : » cette belle parole de l’abbé Gerbet me revient souvent à la mémoire quand je lis George Eliot ; car chez elle on entend ces deux sons, ces deux voix. » Écoutez encore en quels termes il parle d’un portrait de son héroïne, exécuté par le peintre d’Albert Durade : « Depuis que j’ai vu Mme Lewes (avril 1877) [la date exacte de cette visite ne sortira jamais de sa mémoire], j’ai pris ce portrait en très haute estime. Après vingt-sept années, — car il a été fait en 1850, — il était encore ressemblant pour l’ensemble des traits. Et quelle belle tête ! Quels beaux yeux ! Quel franc, doux et profond regard ces yeux-là jettent sur le monde ! Toutes les fois que je vais voir M. d’Albert Durade, je fais des vœux pour qu’il me reçoive dans son atelier, et qu’il me fasse attendre un bon quart d’heure, que je passe en contemplation devant ma sainte. » Et quand elle meurt, le 22 décembre 1880, il écrit à Renan : « Vous restez seul aujourd’hui, cher et illustre maître, des trois ou quatre écrivains de nos jours auxquels m’attachait une admiration passionnée, puisqu’elle vient de disparaître à son tour, la femme de génie qui a écrit les plus beaux romans du siècle. » Et lui, si peu journaliste, il écrit sur elle deux articles de journal : « Il est des plus modestes, disait-il du dernier, mais en somme il rend bien ma pensée, c’est bien mon hommage personnel à ce divin génie, et j’ai eu du plaisir à y travailler. »

Hélas ! la désillusion est toute proche. Elle lui vint de la lecture de la Vie de George Eliot par son second mari, M. Cross. En lisant cette Vie, il a eu « la sensation d’un homme qui tombe du troisième étage dans la rue. » Mais laissons-lui raconter tout au long sa déconvenue à un ami :


J’ai sous les yeux deux lettres commencées à votre adresse, l’une le 20 de ce mois, l’autre le 28. Et la seconde, non terminée, n’avait pas moins de huit pages ! La première fois, j’ai été interrompu, et je n’avais d’ailleurs écrit que peu de lignes. Mais la seconde fois, si je n’ai pas terminé et mis sous enveloppe, c’est qu’en me relisant, j’ai été trop mécontent de moi. Je m’étais laissé entraîner à un si violent réquisitoire contre George Eliot, que j’ai rougi en le relisant… Bref, j’ai annulé une lettre où je ne parlais pas avec assez de respect d’une personne que j’ai trop aimée, que j’admire encore trop profondément, pour ne pas regarder comme une profanation toute parole trop libre à son sujet.

Le fait est que plus je relis ces volumes de M. Cross, plus je les médite, et plus je vois disparaître cette auréole de sainteté dont j’avais entouré la tête de George Eliot. Je voyais en elle, jusqu’ici, une grande âme religieuse, égale aux plus grandes du passé, et seulement plus éclairée. Elle m’apparaissait dans le groupe glorieux des saints et des saintes de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance. Mais tout ce qu’il y a encore d’un peu dur et barbare dans l’hébraïque, d’un peu étroit et incomplet dans le Nouveau Testament, avait fait place à une religion plus pure, plus libre, plus haute. Je voyais dans les livres de George Eliot les fragmens d’un nouvel Évangile.

Quelle n’a pas été ma déception, en voyant dans ces volumes de M. Cross une dame très intelligente, — très affectueuse, bien qu’un peu froide avec ses amis, — une femme de lettres, active et consciencieuse, une personne des plus instruites et des plus distinguées ; mais plus rien du tout de la grande âme religieuse, vivant pour l’humanité, pleine de tendresse et de bon secours pour les misères individuelles, pleine de sollicitude pour les grands intérêts collectifs de notre race ; plus rien de Celle à qui j’avais voué un vrai culte !


Et la vivacité saignante de son « grand amour déçu » est telle qu’il va jusqu’à comparer — et « préférer hautement » — sinon comme auteur, tout au moins comme femme, George Sand à George Eliot. « Oh ! qui me rendra, soupire-t-il ailleurs, mes douces illusions d’autrefois, et cette ravissante auréole de sainteté qui entourait pour moi la tête de George Eliot ! » A un ami qui plaidait en faveur de l’ancienne idole les circonstances atténuantes, et qui disait : « George Eliot a mis toute son âme, toute la sève de sa pensée dans ses œuvres admirables ; elle vivait dans un monde idéal. Pendant ce temps, le monde extérieur a eu la moindre part de ses pensées, et il n’est pas étonnant que sa correspondance nous paraisse aride, » Charles Ritter répondait, non sans finesse et sans profondeur :


Votre argument ne me semble pas décisif. Prenez George Sand, prenez Vinet, prenez Sainte-Beuve, — trois natures bien dissemblables ! Eh bien ! ces trois grandes âmes [Sainte-Beuve, une grande âme ! ? ] avaient aussi leur « monde idéal, » et leur œuvre immense à faire. Cela n’empêche pas que leur correspondance, à tous trois, les montre sous le jour le plus aimable : comme des humains actifs, serviables et tendres. Et on n’a pas du tout cette impression en lisant les lettres, parfois admirables, mais en général si froides, si personnelles même, de George Eliot.

Il semble que, dans ses rapports avec les écrivains français, Charles Ritter ait été plus heureux, et qu’il n’ait pas connu de leur part les désillusions intellectuelles ou morales, — et même religieuses, — qu’il a fini par emporter de son long commerce avec George Eliot et avec Strauss. Ce fut ce dernier qui lui servit encore d’introducteur. En 1867, il avait envoyé à Sainte-Beuve sa première traduction des Monologues théologiques de Strauss : le critique remercia sur une carte de l’envoi de « ces précieuses méditations. » Un peu plus tard, des félicitations adressées à propos du fameux discours au Sénat sur « le diocèse » de la libre pensée valurent au jeune approbateur inconnu une véritable lettre de doctrinaire militant : « Il faut obéir aux différens âges, et tâcher de donner son fruit en chaque saison. Le goût nous le conseillerait, quand la conscience ne nous le dirait pas… On fera ce qu’on pourra, afin de ne point manquer à la charge qui nous incombe et à l’estime des honnêtes gens. » Charles Ritter lui ayant alors envoyé sa traduction de Deux discours de Strauss, Sainte-Beuve l’engagea vivement à extraire de l’œuvre « plus morale qu’exégétique » du théologien allemand « un volume exquis, et qui aurait dès lors son succès. » Il s’entremit auprès de l’éditeur Michel Lévy, parla du projet à Renan qui l’approuva fort et promit une préface, et le traducteur se mit à l’œuvre. Heureux de servir d’intermédiaire et de trait d’union entre les principaux maîtres de sa pensée, il envoyait à Sainte-Beuve la photographie de l’illustre exégète. « Le docteur Strauss, lui disait-il, lisait l’automne dernier les Causeries du Lundi : « C’est une lecture, m’écrivait-il, dont on ne peut s’arracher, et dans laquelle on ne sait jamais si on est plus charmé ou plus instruit. » Et Sainte-Beuve n’était pas en reste d’éloges : « Jamais, déclarait-il, vous ne m’en direz assez sur Strauss, un des plus beaux caractères de la sagesse moderne. » La mort de Sainte-Beuve ne devait rien changer aux sentimens de pieuse admiration que Charles Ritter professait pour l’auteur des Lundis : tout au plus faisait-il des réserves, en les mettant d’ailleurs au compte de son « calvinisme, » sur l’inspiration du Clou d’or ; mais il demeurait constamment fidèle à la mémoire du critique, rappelant à Scherer tel article de lui-même oublié sur le Port-Royal et obtenant qu’il fût inséré dans un prochain recueil, préparant des conférences sur l’écrivain mort depuis quinze ans, relisant jusqu’au bout son œuvre : il y avait telles pages de Sainte-Beuve sur Mme de Charrière qu’il « ne pouvait guère relire sans larmes. » Ce sont là de ces hommages comme les écrivains les plus avides de gloire n’en sauraient souhaiter de plus beaux.

Mais de tous les écrivains avec lesquels Charles Ritter est entré en relation, je crois bien que celui qu’il a le plus complètement aimé et admiré, c’est Ernest Renan. Il l’avait suivi d’œuvre en œuvre avec une ferveur croissante. Les Études d’histoire religieuse n’avaient pas peu contribué à le détacher de ses croyances dogmatiques ; la Vie de Jésus avait été pour lui, comme pour tant d’autres esprits de cette génération, un événement capital. Il adressa à Renan ses premières traductions de Strauss ; grâce à Sainte-Beuve, des rapports s’établirent régulièrement entre eux à propos du volume de Mélanges de Strauss que Charles Ritter devait traduire et Renan préfacer. « Croiriez-vous, écrivait ce dernier, que tel est le fossé qui sépare la France de l’Allemagne, qu’à l’heure qu’il est, je n’ai pas encore été en relation personnelle avec lui (Strauss) ; c’est pourtant, je crois, l’homme de ce siècle pour lequel j’ai le plus d’admiration et de sympathie. » Strauss, de son côté, avait des sentimens analogues pour Renan. M. Schuré, qui lui avait rendu visite, écrivait à Charles Ritter : « Nous avons parlé de Renan : il en parlait avec admiration, je dirais presque avec respect. Il m’a dit : « Renan a compris et dépeint le sentiment religieux de Jésus avec une merveilleuse intuition. » Et là-dessus, Charles Ritter imaginait toute une suite de relations entre les deux écrivains : « J’aime à penser, écrivait-il à Renan, qu’à propos de cette publication faite sous votre patronage, des rapports directs s’établiront entre vous et lui. J’aimerais surtout que vous pussiez le voir, le connaître personnellement, lui parler et l’entendre… Que de fines et belles discussions on se plaît à rêver dans une telle entrevue ! » Et Renan lui répondait : « J’ai toujours vivement regretté de n’avoir pas de rapports avec M. Strauss… Vous nous aiderez à nous mettre en rapport, assurez-le de ma part, en attendant, qu’il n’a pas au monde un admirateur plus sympathique que moi. »

Hélas ! les événemens publics ne tardèrent pas à changer la nature des relations qui s’annonçaient si cordiales entre les deux philosophes. Strauss venait d’envoyer son Voltaire à Renan quand la guerre éclata. Renan lui répondit fort amicalement pour lui exprimer toute sa douleur d’une guerre qu’il considérait comme fratricide. Strauss, avec le manque de tact qui l’a plus d’une fois caractérisé, répondit dans la Gazette d’Augsbourg par une « lettre ouverte » qui, traduite en français par Charles Ritter, — probablement sur la prière de Renan, — parut dans le Journal des Débats avec une réponse de ce dernier. De plus en plus indélicat, violent et infatué, Strauss publia dans la Gazette d’Augsbourg une nouvelle lettre à Renan, et crut devoir joindre la prose de Renan à la sienne dans une brochure qui fut mise en vente « au profit d’un établissement d’invalides allemands. » Renan répondit, comme l’on sait, par une Nouvelle Lettre à M. Strauss. Quels furent, dans cette affaire, dont il avait été comme la cause occasionnelle, les sentimens de Charles Ritter ? Avec une discrétion dont nous ne pouvons que le louer, M. Eugène Ritter ne nous le dit pas (« mon frère, nous déclare-t-il, n’aimait pas à en parler, ») mais il est facile de les deviner ; et qu’il ait, moralement, beaucoup souffert de cette douloureuse guerre, c’est ce qui n’est point douteux. « Notre sœur Marthe, — écrit incidemment M. Eugène Ritter, — était partie pour Paris avec un enthousiaste élan, pour y être infirmière. Elle a rempli ces fonctions à l’ambulance Chaptal, au boulevard des Batignolles, pendant le premier siège. Nous avons d’elle beaucoup de lettres de cette époque, venues par ballon. » Un Français qui ne relèverait pas avec émotion ce trait touchant de bravoure et de charité féminines, et qui n’y insisterait pas plus que n’a cru devoir le faire le trop modeste M. Ritter, risquerait, je pense, qu’on l’accusât de manquer de cœur, ou de gratitude.

Tous ces événemens avaient retardé la publication du volume traduit de Strauss. Renan y mit la Préface qu’il avait promise. « Mon premier moment de loisir, à mon retour, écrivait-il en novembre 1871, a été pour écrire ces quelques pages, où j’insiste uniquement sur ce précepte essentiel, que les déchiremens de la politique ne doivent pas nuire aux relations scientifiques et philosophiques. » « Je suis fier, lui répondait Charles Ritter, que mon modeste travail soit l’occasion d’une si noble parole de paix[2]. » Et il continuait, comme par le passé, à donner à Renan des nouvelles de Strauss qu’il allait voir de loin en loin, et avec lequel il était resté en correspondance.

Renan avait pris en amitié cet aimable, fin et discret disciple. Il l’avait vu à Paris un peu avant la guerre, en 1870. Il disait de lui à M. Schuré : « C’est le plus vrai tempérament de philosophe que j’aie rencontré ; il est charmant ; et, avec cela, beaucoup de tête. » Quand le hasard des vacances le conduisait en Suisse ou à proximité de la Suisse, il l’engageait à le venir voir, « causer à loisir des choses divines et humaines ; » et c’étaient là pour l’excellent homme des heures inoubliables de véritable ivresse intellectuelle : Renan lui donnait toute la fête de son esprit ; il lui parlait de ses projets, de ses livres, lui en confiait parfois les épreuves, s’intéressait enfin avec une réelle bonté aux travaux personnels de son interlocuteur, l’encourageant à écrire et à publier. Peu difficile d’ailleurs à satisfaire, Charles Ritter le quittait chaque fois plus ébloui, plus reconnaissant, plus riche d’idées et de souvenirs qu’il portait et revivait en lui-même délicieusement jusqu’à une entrevue nouvelle. Renan prit assez vite l’habitude de lui envoyer tous ses livres ; et à chaque fois c’était, pour l’humble et lointain ami, une lettre à écrire de gratitude émue, et d’intelligente et fine admiration. Évidemment, Renan a pris plaisir à se sentir ainsi aimé, approuvé et compris ; et qu’il ait déployé, pour entretenir ce culte fervent et discret tout ensemble, quelque innocente coquetterie, c’est ce dont il n’était pas incapable. Mais qui lui en fera un reproche, parmi ceux qui aiment à être aimés, et qui ont besoin, pour vivre et pour agir, de se sentir comme enveloppés dans une atmosphère de sympathie indulgente ? Et quel écrivain ne serait pas infiniment flatté de s’entendre dire certaines choses comme cet aimable lettré savait en écrire ?


J’ai voulu lire dernièrement Lanfrey, qui m’a paru violent, échauffé. Comme je regrettais, en le lisant, cette pure lumière élyséenne qui brille dans vos écrits ! Largior hic campos

Tant que vous resterez au milieu de nous, il y aura encore quelque consolation à vivre, puisque les plus hautes et les plus fines pensées de notre époque auront encore un interprète digne d’elles…

Je vous ai vu cette fois plus longuement, plus intimement, au milieu de votre famille et de vos amis ; l’image de vous qui vit en moi, cette image où quelques traits manquaient encore, est désormais parfaite et accomplie. Oui, dans mes heures tristes, je pourrai désormais évoquer une si chère image ; vous m’apparaîtrez tel que je vous ai vu au milieu des vôtres : « noble et vénérable, puissant et doux, travaillant sans trêve, calme dans la poursuite du vrai, sérieux et ferme, mais l’amour dans le cœur et la bienveillance sur les lèvres. » C’est à peu près en ces termes que Zeller parle de Baur…

Vous savez, cher maître, ce que vous êtes pour moi ; ou plutôt, vous ne le savez pas tout à fait, ne pouvant assister à ma vie intérieure où vous tenez une si grande place.

Je suis, cher maître, cher et grand poète, une des âmes qui ont salué avec le plus de joie vos premiers chants ; je voudrais entendre encore les derniers, je voudrais être un des amis, un des fidèles des dernières heures, comme j’ai eu le privilège d’être un de ceux des premières…


Quand Renan, ses Origines du Christianisme une fois finies, se fut plongé dans son Histoire du peuple d’Israël, il renonça à peu près à la correspondance ; ce fut à Mme Renan que Charles Ritter écrivit désormais, et ce fut Mme Renan qui lui répondait régulièrement et longuement : on n’a rien cru devoir publier de ces lettres intimes. Quelque opinion qu’on puisse avoir sur la personne et l’œuvre de Renan, il est à son honneur d’avoir conservé jusqu’au bout, inentamée, vivace et sans nuage, une amitié comme celle de Charles Ritter.

Les rapports de ce dernier avec Taine, dont il était « un des plus anciens admirateurs, » ont été plus fugitifs, mais nous ont valu de l’auteur de l’Intelligence plusieurs intéressantes lettres que l’on trouvera d’ailleurs, — sauf un court billet, — dans sa Correspondance, et qui renferment de curieux juge mens sur George Eliot et Tourguenef, Strauss et Sainte-Beuve. Charles Ritter entrevit Taine un jour à Menthon-Saint-Bernard, et put un peu l’entretenir de « sa sainte. » Taine parla « avec admiration » de Middlemarch, mais en vint bien vite à Flaubert et à Tourguenef : Terres vierges lui paraissait « le dernier mot de l’art. » « Je soupçonne, ajoute finement son timide interlocuteur, en rendant compte de cet entretien à un ami, je soupçonne ce grand esprit de Taine, d’avoir moins de goût que votre humble serviteur pour ce qui est doux, simple et idyllique. »

Esprit souple et curieux, Charles Ritter ne s’était point confiné, comme tant d’autres, dans l’étude et l’admiration exclusives des écrivains de sa propre génération. Il suivait avec attention le mouvement philosophique et littéraire en Allemagne et en France, en Suisse et en Angleterre. « Vos écrits, cher maître, écrivait-il en 1879 à Renan, ceux de l’école anglaise actuelle, ceux de Schopenhauer et de Hartmann, ceux du grand théologien zurichois (Biedermann), toutes ces influences ont trop agi sur moi pour que je sois aujourd’hui le disciple docile de Strauss, que j’étais il y a quelques années. » Il semble que Schopenhauer, en particulier, ait exercé une assez forte action sur sa pensée. Un peu plus tard, on le voit s’intéresser, sans grande illusion d’ailleurs, aux généreuses initiatives de M. Paul Desjardins. Et vers la fin de sa vie, il se décide à entrer en relation avec M. Paul Bourget : à ce propos même, on peut regretter qu’il n’y soit pas entré plus tôt, et que la publication du Disciple, par exemple, n’ait point provoqué entre l’écrivain et son lecteur un échange de lettres que nous aurions été heureux de posséder. Ce fut la lecture de l’Étape qui, « à un âge où de telles lettres n’ont plus la grâce et l’excuse de la jeunesse, » ; détermina Charles Ritter à écrire à M. Bourget. Il veut « lui payer un tribut de reconnaissance pour tout ce qu’il lui doit depuis vingt ans de vives lumières sur une foule de sujets, et de profondes, de bienfaisantes impressions morales. »


… Cette haute estime est devenue une véritable prédilection, depuis que votre talent toujours plus fort, votre âme mûrie et rassérénée vous ont dicté ces œuvres accomplies qui s’appellent les Voyageuses, les Recommencemens, les Drames de famille, et surtout le magnifique roman que vous venez d’achever. Il me semble que l’art ne peut aller plus loin, l’art qui puise ses inspirations aux plus hautes sources du cœur et de la vie morale. Non pas que je sois converti aux doctrines que vous proposez… Le mélancolique agnosticisme de vos jeunes années, cher poète, me paraissait, me parait encore plus près de la triste et inflexible vérité que le dogmatisme de vos œuvres récentes. Mais ce dogmatisme est si évidemment sincère, et de plus si éloquent, qu’il impose le respect. Et quand il aboutit à des créations telles que le professeur Monneron et votre délicieuse Brigitte, ce respect devient de l’admiration, et les objections font place à des larmes involontaires.


La réponse de M. Bourget n’est pas moins intéressante :


L’Étape ne vaut que par la naïveté (si vous me permettez ce mot dans le sens où le prennent les peintres) avec laquelle elle a été écrite. C’est ma pensée dans sa simplicité entière. Qu’elle intéresse des sensibilités aussi nobles que celle dont je trouve les signes dans votre lettre, c’est pour moi la seule preuve que ce livre n’est pas absolument manqué. Je n’ai eu aucunement l’intention de faire une œuvre de combat, mais seulement de donner une illustration de quelques idées qui me sont chères.

Il ne me semble pas qu’il y ait contradiction entre l’agnosticisme et ces idées, du moins si l’on prend le mot agnosticisme dans son sens strict. Le début des Premiers Principes de Spencer enfermait ce développement. C’est de là que je suis parti en 1878 pour arriver âmes conceptions actuelles, et je n’ai pas l’impression que j’aie rien à rejeter dans la thèse spencérienne. L’inconnaissable étant reconnu comme le dessous de la réalité, il est réel, et Dieu est affirmé par cela seul comme l’inconcevable principe de l’intelligence, de l’amour et de la volonté. S’il existe, intelligence, amour et volonté, son action doit se reconnaître dans l’humanité. Le Christianisme me paraît porter la marque de cette action divine. Voilà tout ce qu’il y a dans l’arrière-fond de l’Étape comme mysticisme et comme loi de sociologie, l’affirmation que l’unité sociale est la famille, et qu’elle a quelques conditions, dont l’une est le temps.

Je me rends bien compte que les violences des partis rendent presque intenable la position d’analyste indépendant que j’ai prise. Mais c’est un grand encouragement de sentir que l’on est suivi et compris par des âmes d’élite…


Nouvel échange de lettres après Un divorce. Nous n’avons pas colles de Charles Ritter. Voici quelques fragmens de celles de M. Paul Bourget :


Vous avez, me semble-t-il, raison, monsieur, de préférer l’Étape au Divorce. Du moins, s’il n’y avait pas de la fatuité à se juger soi-même, et surtout à attacher de l’importance à des ouvrages destinés sans doute à sombrer dans l’immense abîme de l’avenir, — debemur mord nos nostraque, — du moins je penserais comme vous. Dans le premier de ces deux livres l’auteur avait devant lui tout un milieu ; dans le second, il n’a qu’un cas. Ce même Goethe insistait toujours sur « l’importance du sujet. » C’en est une toute petite preuve après des milliers d’autres…

… Oui, je voudrais que l’audiatur et altera pars fût toujours ma devise, Mais c’est vrai que j’ai souvent trouvé bien peu de compréhension de cet effort chez ceux qui m’ont jugé. Je m’en console, quand je rencontre des sympathies aussi inattendues que la vôtre. Je me dis que le sort commun de tous les indépendans a toujours été d’être attaqués, et qu’après tout, la mesure n’a pas dépassé pour moi ce qu’il faut accorder à la Némésis.

Vous nommez, monsieur, parmi mes ouvrages, ceux qui ressemblent le plus à mon rêve d’art : du pathétique qui fasse penser. C’est une combinaison qui n’est pas aisée. Elle est, à mon goût, la plus humaine. J’aime cela dans Shakspeare, dans Balzac, dans certaines choses de Tourguenef, comme Fumée et Pères et Enfans. C’est ce que je trouve dans Virgile et dans certaines pages grecques que je mets au-dessus de tout, comme le chœur d’Agamemnon où Eschyle parle d’Hélène, comme la scène célèbre d’Antigone. J’ai cherché à réaliser cette sorte de beauté, quelquefois avec un sentiment bien profond d’appartenir à des temps trop troublés, et d’en être le fils trop ressemblant, pour pouvoir égaler jamais les Maîtres. Mais il faut ne rien écrire, ou le faire « avec une belle espérance, » comme Marc-Aurèle disait qu’il voulait sortir de la vie…


Tel que nous connaissons maintenant Charles Ritter, nous pouvons être assurés que de telles lettres durent lui faire infiniment de plaisir.

Il y a dans le Port-Royal de Sainte-Beuve, à propos du bon Lancelot, une page exquise sur les natures qu’il appelle secondes, et qui, nées « avec toute sorte de délicatesses, » « ont besoin de suivre et de s’attacher. » Charles Ritter en était, de « ces âmes doucement et fermement acolytes » qui ne remplissent jamais tout leur mérite, et que la vie offusque et recouvre, quand elle ne les accable pas. Dans cette ville de Genève, véritable carrefour de l’Europe, et où tous les courans de la pensée du siècle viennent naturellement aboutir, il a pris de bonne heure l’habitude de s’ouvrir aux différentes influences qui soufflaient des quatre coins de l’horizon ; s’il ne les a pas dominées, il les a reflétées avec une fidélité singulière ; il a modestement, à sa façon, servi d’intermédiaire entre la pensée française et, la pensée germanique… Et puis, par-dessus tout, ce fut une âme charmante, finement enthousiaste et tendrement mélancolique, une âme d’idéaliste et de poète même qui vaut d’être connue pour elle-même et d’échapper à l’oubli. Son frère m’en voudrait si je le félicitais trop vivement de nous l’avoir fait mieux connaître. Mais il me permettra bien en terminant de lui redire au nom de tous ses lecteurs ces paroles si justes dans leur sobre émotion que lui adressait M. Bourget :


Comme vous avez raison d’élever un monument de cette sorte à M. Ritter ! Cette piété fraternelle touche en moi une corde profonde. Votre frère aura été dignement enseveli dans le témoignage de ceux, comme moi, qui l’ont connu parle meilleur de lui. Il n’aura pas été abandonné ; on n’aura pas pu dire de lui le vers si triste :


Nudus in ignola, Palinure, jacebis arena !


Non, on ne pourra pas dire cela.


VICTOR GIRAUD.

  1. Charles Ritter, ses amis et ses maîtres, choix de lettres, 1839-1905 (Sainte-Beuve, Ernest Renan, H. Taine, Victor Cherbuliez, Paul Bourget, D. Strauss George Eliot, William James), introduction et notes, par M. Eugène Ritter, 1 vol. in-16 ; Paris, Fischbacher, et Lausanne, Payot.
  2. Le livre a paru en 1872 sous ce titre : Essais d’histoire religieuse et Mélanges littéraires, par D.-F. Strauss, traduit de l’allemand par Charles Ritter, avec une introduction-par Ernest Renan, 1 vol. in-8, Michel-Lévy. La Revue en a rendu compte dans sa livraison du 1er novembre 1872. — Les deux lettres de Renan à Strauss, la seconde, admirable de douce ironie, ont été recueillies dans la Réforme intellectuelle et morale.