Un Socialisme chinois au XIe siècle - Wang-ngan-Ché

Un Socialisme chinois au XIe siècle - Wang-ngan-Ché
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 922-934).
UN
SOCIALISTE CHINOIS
AU XIe SIECLE

Dans ce moment où le monde, les yeux fixés sur la Russie, suit avec une inquiète curiosité les progrès du mouvement nihiliste, il nous a paru intéressant de montrer, dans l’histoire peu connue d’un empire asiatique qui renferme le tiers de la population du globe, un mouvement identique, des théories, des formules et des faits analogues. En Chine, il y a huit siècles, comme en Russie aujourd’hui, une secte, mystérieuse au début, décrétait et frappait dans l’ombre ; ses obscurs oracles prédisaient la destruction systématique universelle, le chaos et le néant, but suprême auquel tendaient ses efforts. Puis la négation impuissante et stérile aboutissait à un élan socialiste auprès duquel les tentatives faites en Europe semblent un jeu d’enfans. Les nihilistes russes et les socialistes allemands ont eu des précurseurs et des maîtres ; sous la dynastie des Song, on a proclamé en Chine des axiomes nihilistes dont l’audace dépasse de beaucoup celle des Russes de nos jours. Entre les idées socialistes de Wang-ngan-Ché, le grand réformateur asiatique, et celles des niveleurs du XIXe siècle, l’analogie est frappante ; mais le réformateur chinois a pour lui l’avantage d’être plus clair, plus logique, et d’avoir su passer, légalement et par la seule force de son génie, du domaine de la théorie à celui de la pratique.

Ses copistes l’imiteront peut-être, mais ils n’iront certainement pas plus loin et n’arriveront pas à un résultat plus satisfaisant. Les mêmes causes produiront les mêmes effets. Des siècles d’intervalle, un continent différent, une origine, des mœurs et des coutumes opposées peuvent modifier l’apparence d’une fraction de l’humanité, mais ne changent absolument rien à son fond même. Elle est en Europe ce qu’elle était en Asie, soumise aux mêmes lois primordiales, assujettie aux mêmes exigences, en proie aux mêmes besoins, mue par des passions identiques. Aujourd’hui, comme alors, il faut à l’homme la nourriture du corps et celle de l’âme ; il lui faut produire pour consommer ; il y a des riches et des pauvres, des forts et des faibles, des aspirations déçues, des ambitions inquiètes, des vertus et des vices, et des gens qui, n’ayant eu que la moitié d’un déjeuner et n’espérant que la moitié d’un dîner, envient leurs voisins plus fortunés. Cela est, nul ne le nie, mais le jour où nous serons les maîtres, cela ne sera plus, disent les socialistes. Wang-ngan-Ché l’affirmait aussi et, pour réaliser ce millénium, il ne recula devant rien. Il eut tout pour lui, le pouvoir absolu au service d’une indomptable volonté ; jamais essai ne fut tenté dans des conditions plus favorables, salué de plus d’acclamations. On pourra recommencer, on ne fera pas mieux, et le résultat n’est pas encourageant.

Examinons de près la carrière de ce hardi réformateur. Tout Chinois qu’il fût, c’était un homme de génie, mais il tenta l’impossible. Il crut qu’on pouvait changer la nature humaine, substituer des abstractions à des passions et décréter le bonheur d’un peuple en apposant sa signature au bas d’un décret. Il construisit de toutes pièces une machine savante, admirablement combinée, mais, elle eut un défaut, elle ne marcha pas ; l’inventeur avait négligé de tenir compte des lois du frottement.

L’époque où il vivait autorisait toutes les audaces. Les nihilistes d’alors avaient préparé la voie, et sur un terrain social nivelé il pensait pouvoir édifier un ordre nouveau. On a souvent et beaucoup parlé de l’immobilité de la Chine. On a représenté ce vaste empire comme hostile au mouvement, réfractaire au changement, vivant sur un fonds de traditions immuables et donnant au monde le spectacle d’un tiers du genre humain piétinant sur place dans le domaine des idées, et n’osant ni avancer ni reculer. Rien n’est plus faux. Si nous comparons une période de notre histoire à celle du Céleste-Empire, nous constatons ceci : de 420, entrée des Francs dans les Gaules, à 1648, date du traité de Westphalie, nous relevons, en Chine, quinze changemens de dynastie, quinze guerres civiles épouvantables et l’extermination de tous les membres de douze de ces dynasties. Chacun de ces changemens a bouleversé l’empire de fond en comble, fait verser des flots de sang et déterminé l’avènement d’idées nouvelles, bientôt remplacées par d’autres. Ainsi donc, en douze cent quatre-vingts ans, quinze grandes révolutions, plus d’une par siècle, voilà pour l’immobilité matérielle. Quant aux maximes, aux institutions, aux combinaisons politiques, il n’en, est pas que les Chinois n’aient essayées, et l’Europe copie ceux qu’elle raille.

Au milieu du XIe siècle, la Chine était en pleine crise. La dynastie des Heou-Tcheou venait de s’écrouler après avoir exercé le pouvoir quarante années. Elle était remplacée par celle des Song, renversée en 479, et qui reparaissait après une éclipse de six cents ans. Le Xe siècle avait été fertile en catastrophes ; six dynasties successivement renversées ; des ruines partout, le désordre dans les esprits, les Tartares dans l’empire, le scepticisme religieux et politique à son apogée. La Chine, partagée en plusieurs camps ennemis, était en proie à la guerre civile ; tout était remis en question dans des pamphlets, des libelles et des placards, où l’on prêchait l’anarchie sociale, le nihilisme dans toute sa pureté.

Les nihilistes modernes ne dépasseront pas les Chinois du XIe siècle. Ces Asiatiques ont dit le dernier mot de la théorie ; on ne pourra, dans cet ordre d’idées, que les copier… et encore. Ils en sont arrivés à proclamer qu’il n’y avait rien, ni esprit, ni matière, que l’existence n’était qu’une hallucination fantastique, une fable du néant, un rêve sans objet et sans réveil. On croyait vivre, aimer, souffrir ; il n’en était rien. Non-seulement on l’a affirmé, mais des millions l’ont cru, et ces troupeaux humains se sont rués en tous sens poursuivant leur soi-disant rêve au milieu des ruines dont ils jonchaient le sol.

Que voulaient-ils ? ou plutôt que voulaient leurs chefs ? La destruction de tout ce qui était, plus tard on verrait. Faire table rase, quitte à construire un nouvel édifice social et à s’entre-tuer pour savoir qui l’édifierait et quelles proportions on lui donnerait. Mais, avant tout, niveler. Si l’égalité dans la fortune était impossible, l’égalité dans la misère était chose facile ; si l’on ne pouvait faire les pauvres riches, on pouvait rendre les riches pauvres. Chez tous les peuples, chez toutes les races, ce rêve absurde d’une impraticable égalité a hanté les cerveaux faibles et fourni aux ambitieux sans scrupules un levier puissant pour soulever les masses.

Ils aspiraient au retour impossible à un état de nature chimérique. Ce n’était pas la liquidation sociale que poursuivaient les meneurs, mais la suppression totale, absolue de l’ordre social. En déchaînant les appétits brutaux de la populace, en lui donnant pourpoint de départ et pour justification une théorie philosophique qui substituait le rêve à la réalité, ils se rendaient bien compte que la réalité reprendrait ses droits, mais d’ici-là leur but, espéraient-ils, serait atteint, et il ne resterait plus trace d’institutions, de lois, de coutumes et de gouvernement. Cette réaction violente et brutale provenait d’un état de décomposition tel que ce qui n’existait pas semblait préférable à ce qui était. « La société, disaient-ils, repose sur la loi, et la loi c’est l’injustice et la chicane, — sur la propriété, et la propriété, c’est l’injustice et la concussion, — sur la religion, et la religion n’est que mensonge, — sur la force, et la force n’est que tyrannie. »

Un pareil ébranlement devait fatalement aboutir à une catastrophe sans nom ou se modifier. L’humanité ne recule pas, quels que soient les temps d’arrêt qu’elle subisse dans sa marche, et à quelques obstacles qu’elle se heurte. Le mouvement nihiliste se transforma. L’homme ne reste jamais longtemps dans la négation absolue ; il la traverse, mais pour arriver à une affirmation. Sa nature le ramène forcément à la réalité, et son corps ne peut pas plus subsister sans nourriture que son cerveau fonctionner sur l’idée abstraite du néant. Une formule socialiste devait être et fut le terme de cette étrange convulsion.

Les élémens incohérens qui s’agitaient au hasard n’attendaient qu’un homme pour se personnifier en lui et lui apporter le puissant concours de leur force aveugle. Wang-ngan-Chéfut cet homme.

Né en 1027, il reçut une excellente éducation et se consacra de bonne heure à l’étude de l’histoire. Le champ était déjà vaste, la période historique remontant à la dynastie Hia, 2,207 ans avant l’ère chrétienne. Ses observations et ses recherches pouvaient donc s’étendre sur une période de trente-deux siècles : au delà commençait la fable. Les historiens de son temps, aussi bien ses adversaires que ses panégyristes, s’accordent à vanter son savoir, sa prodigieuse intelligence et son éloquence remarquable. Il possédait au plus haut degré le don de persuader ; plus tard il y joignit l’art de contraindre. Ses mœurs étaient irréprochables, sa volonté opiniâtre, et sa puissance de travail surprenante. Un exemple en donnera l’idée. A l’époque où, jeune encore, il coordonnait son nouveau système. social, il se heurta à une difficulté. Il prétendait mettre d’accord ses théories avec les cinq livres sacrés et les quatre livres classiques sur lesquels reposaient les institutions qu’il voulait détruire pour leur en substituer d’autres naturellement tout opposées. Il eut la patience d’annoter d’un bout à l’autre ces volumineux ouvrages et de joindre, à chaque texte qui le gênait, un commentaire spécial, puis, cela ne suffisant pas, il composa un dictionnaire universel dans lequel, modifiant le sens des caractères réfractaires, il leur en attribuait un autre qui cadrait avec ses vues et permettait d’interpréter les auteurs dans le sens de ses désirs.

Signalé à l’attention publique par la manière brillante dont il avait passé ces examens littéraires que la tradition chinoise multiplie à l’entrée des carrières publiques, il était en outre déjà célèbre comme le précurseur d’un nouveau système et comme un implacable adversaire des théories nihilistes. A la cour même, son nom n’était pas inconnu et, dans le désarroi général, quelques-uns des hommes alors au pouvoir estimaient qu’il serait utile de s’adjoindre ce nouveau lettré dont l’influence sur les masses grandissait chaque jour et que des disciples enthousiastes et nombreux proclamaient seul capable de résoudre le problème social. Présenté à l’empereur Chen-Tsoung et admis à exposer ses théories, Wang-ngan-Ché sut séduire sans effrayer. Orateur habile et réformateur convaincu, il exposa au souverain quelle gloire serait la sienne si l’humanité lui devait son bonheur. La tâche était facile ; les traditions avaient fait leur temps, une ère nouvelle commençait ; il fallait abandonner complètement les vieux erremens, diriger ce courant qui menaçait de tout emporter, édifier un nouvel ordre social ; la suppression de la misère dépendait de la volonté de l’empereur, s’il osait vouloir, elle cesserait d’exister.

Cette première entrevue fit une favorable impression sur Chen-Tsoung. Elle fut suivie de plusieurs autres, dans lesquelles Wang-ngan-Ché développa ses plans avec un art infini, se jouant d’obstacles dont en réalité il ignorait la force ; d’autant plus dangereux qu’il était plus sincère et qu’il mettait au service d’une idée fausse, mais séduisante, l’ardeur d’une conviction profonde. Dans l’entourage impérial, un seul homme résistait, mais c’était un redoutable adversaire.

Ssé-ma-Kouang, conseiller intime de l’empereur, son premier ministre, avait pour lui l’autorité de l’âge, de l’expérience, des services rendus et d’une réputation de sagesse méritée. Lettré distingué, cet homme d’État a laissé une trace profonde dans l’histoire littéraire de la Chine. On a de lui un délicieux petit poème intitulé Mon Jardin, dans lequel il décrit son palais d’été, ces sentiers sinueux, ces allées fuyantes, cet habile arrangement de la nature auquel on a donné depuis, et à tort, le nom de « jardin anglais » et qui devrait porter celui de « jardin chinois. » Quelques fragmens aideront à comprendre le caractère et la nature de l’homme qui allait entamer avec le hardi réformateur une lutte redoutable. Après la peinture poétique d’une-journée passée à errer dans son parc, il termine ainsi : « Les rayons obliques du soleil mourant me surprennent assis sur un tronc d’arbre, épiant en silence les inquiétudes d’une hirondelle voletant autour de son nid, ou les ruses d’un milan pour surprendre sa proie. La lune déjà levée me trouve encore en contemplation. Le murmure des eaux, le bruissement des feuilles agitées par le vent, la beauté d’un ciel pur me plongent dans une douce rêverie ; la nature entière parle à mon âme ; je m’égare en l’écoutant, et la nuit me ramène lentement au seuil de ma demeure.

« Mes amis viennent parfois charmer ma solitude, me lire leurs ouvrages et entendre les miens. Le vin égaie nos frugals repas, suivis de sérieux entretiens, et tandis que la cour, que je fuis, sourit à l’énervante volupté, prête l’oreille à la calomnie, forge des fers et tend des pièges, nous, ici, nous invoquons la sagesse et lui offrons nos cœurs. Mes yeux se tournent toujours vers elle ; mais, hélas ! pourquoi ses rayons ne m’éclairent-ils qu’à travers des ombres vaporeuses ? S’ils brillaient purs et sans nuages, où trouverais-je ailleurs une retraite, un temple plus à mon gré ? Ici je vivrais heureux… mais que dis-je ? Je suis père, époux, citoyen ; mille devoirs me réclament. Non, ma vie, tu n’es pas à moi. Adieu, cher jardin ; adieu, doux asile. Les soucis de l’état, le bien de la patrie, me rappellent à la ville. Garde, moi absent, tous tes charmes ; je reviendrai te demander encore de soulager les chagrins qui m’attendent et de guérir mon âme des atteintes auxquelles je vais m’exposer[1]. »

Ne croirait-on pas lire une page de l’antiquité et l’invocation d’un sage ? Il l’était en effet, et sa vie entière fut celle d’un homme de bien. Les principaux épisodes de sa lutte avec Wang-ngan-Ghé nous montreront plus en relief cette figure originale d’un ministre conservateur, patriote sincère, poète à ses heures de loisir, courageux à l’occasion, philosophe toujours.

Les sophismes brillans du novateur n’étaient pas de nature à le séduire. Il avait trop l’expérience des hommes et des affaires pour prêter une oreille crédule à des projets dont seul alors il mesurait la gravité. Agé de cinquante-sept ans, il avait traversé des jours difficiles, lutté avec énergie contre les doctrines nihilistes au début du nouveau règne, et, par ses sages conseils, conjuré à plusieurs reprises un effondrement redoutable. M. Abel Rémusat a publié sur cet homme d’état une notice biographique d’où nous extrayons le parallèle suivant entre son antagoniste et lui :

« Chen-Tsoung, en montant sur le trône avait voulu s’entourer de tout ce que l’empire renfermait d’hommes éclairés ; dans ce nombre, il n’était pas possible d’oublier Ssé-ma-Kouang. Cette nouvelle phase de sa vie politique ne fut pas moins orageuse que la première. Placé en opposition avec un de ces esprits audacieux qui ne reculent, dans leurs plans d’amélioration, devant aucun obstacle, qui ne sont retenus par aucun respect pour les institutions anciennes, Ssé-ma-Kouang se montra ce qu’il avait toujours été, religieux observateur des coutumes de l’antiquité et prêt à tout braver pour les maintenir.

« Wang-ngan-ché était ce réformateur que le hasard avait opposé à Ssé-ma-Kouang comme pour appeler à un combat à armes égales le génie conservateur qui éternise la durée des empires et cet esprit d’innovation qui les ébranle. Mus par des principes contraires, les deux adversaires avaient des talens égaux ; l’un employait les ressources de son imagination, l’activité de son esprit et la fermeté de son caractère à tout changer, à tout régénérer ; l’autre, pour résister au torrent, appelait à son secours les souvenirs du passé, les exemples des anciens et ces leçons de l’histoire, dont il avait toute sa vie fait une étude particulière. » Le torrent l’emportait. Le novateur avait pour lui l’opinion publique et la séduction qu’il exerçait sur l’esprit du souverain. La cour se faisait l’écho des acclamations extérieures ; les ambitieux saluaient dans ce nouveau venu un soleil levant et le désarroi des esprits était tel que les plus graves personnages se ralliaient à ce fanatique, — qui ne doutait de rien et semblait posséder les secrets de l’avenir. Chen-Tsoung ne tarda pas à lui confier le pouvoir. Ssé-ma-Kouang vaincu dut abdiquer ses fonctions, mais conserva celles de membre du conseil de l’empire, bien résolu à attendre l’heure favorable pour entrer en lutte avec son heureux rival.

A la suite du réformateur marchait toute une phalange de disciples, hommes jeunes, lettrés, imbus des préceptes du maître, avides de nouveautés hardies et auxquels il inspirait un dévoûment sans limites. Il leur ouvrit les portes de l’administration, les appela aux emplois les plus élevés, leur confia la direction des provinces, la magistrature, l’enseignement, l’armée et commença l’exécution de ses plans.

S’il pouvait, comme il l’affirmait, rendre à la Chine l’abondance et la prospérité, il n’était que temps. L’année 1069 s’annonçait désastreuse. Des maladies épidémiques, des tremblemens de terre, une sécheresse effroyable, la famine, sévissaient dans les provinces les plus populeuses ; la misère était à son comble. Loin de diminuer son prestige, ces calamités l’augmentaient ; plein de confiance en lui-même, il annonçait le remède prochain.

Ssé-ma-Kouang tenta un nouvel effort. A son instigation, les censeurs s’autorisèrent des malheurs publics pour inviter, suivant l’usage, le souverain à examiner s’il n’y avait pas dans sa conduite quelque acte répréhensible, et, dans le gouvernement quelques abus à réformer qui eussent provoqué la colère divine. Chen-Tsoung, se conformant aux traditions, crut devoir témoigner de sa douleur en se renfermant dans son palais et en interdisant les fêtes. Ce n’était pas l’avis de Wang-ngan-Ché, qui n’avait pas été consulté. La question était purement religieuse, et l’empereur se conformait aux rites établis, mais le nouveau ministre n’entendait pas qu’aucune mesure fût prise en dehors de lui ; il devinait d’où partait le coup, et, jaloux de son autorité, décidé à l’affirmer et à rompre en visière avec des traditions qui pouvaient, à un moment donné, ramener l’empereur sous une influence qui lui était hostile, il convoqua le conseil de l’empire. Ssé-ma-Kouang y assistait, l’empereur présidait. Dans un discours audacieux, le ministre demanda à Chen-Tsoung de revenir sur sa décision : « Ces calamités qui nous poursuivent, dit-il, ont des causes fixes et invariables ; les tremblemens de terre, les sécheresses, les inondations, la famine n’ont aucun rapport avec les actions bonnes ou mauvaises des hommes. Espérez-vous donc changer le cours des choses ? Espérez-vous que la nature s’impose pour vous d’autres lois ? — Bien à plaindre, répliqua Ssé-ma-Kouang, sont les souverains lorsqu’ils ont à leurs côtés des hommes qui osent affirmer de pareilles maximes et détruire en eux la crainte de la colère céleste. Quel frein pourra donc les retenir et les arrêter dans leurs désordres ? Maîtres absolus du monde, quel usage ne feront-ils pas de leur autorité le jour où ils penseront pouvoir tout faire impunément ? Ils se livreront sans remords à tous les excès et leurs sujets les plus dévoués n’auront plus aucun moyen de les faire rentrer en eux-mêmes. »

Le novateur l’emporta. Chen-Tsoung revint sur sa résolution, et, cédant aux volontés de son ministre, exila les principaux chefs du parti religieux. Ssé-ma-Kouang voyait se briser entre ses mains l’arme sur laquelle il comptait le plus. Abandonnant la cour, il se retira dans son palais d’été, laissant le champ libre à son adversaire.

Désormais tout-puissant, Wang-ngan-Ghé se mit à l’œuvre. Proclamant l’état souverain, seul propriétaire et universel exploitant, il décréta l’établissement de tribunaux d’agriculture, un par distrait, chargés de répartir annuellement entre les cultivateurs les terres labourables, de décider du genre de culture qui convenait à chacune et de distribuer les grains nécessaires pour les ensemencer. Le produit appartenait à l’état, qui devait en régler le partage proportionnellement aux besoins et au chiffre de la population. Pour se procurer les sommes nécessaires à la mise en œuvre de ce projet et pour supprimer graduellement l’inégalité des fortunes et des conditions, Wang-ngan-Ché décida que les tribunaux imposeraient une taxe spéciale sur les riches ; les pauvres étaient exempts. Les magistrats désigneraient, sans appel, qui était riche et qui était pauvre. L’état avait seul qualité pour fixer journellement le prix dès denrées. En cas de disette ou de mauvaise récolte sur tel ou tel point, le grand tribunal agricole siégeant à Péking, et duquel relevaient tous les autres, était investi des pouvoirs nécessaires pour faire affluer dans les districts éprouvés le surplus des grains des provinces mieux favorisées. Les rapports des tribunaux d’agriculture devaient tous aboutir à ce tribunal suprême qui, ainsi tenu au courant des besoins de chacun des districts, avait mission d’y pourvoir. De cette façon, disait l’édit, il n’y a plus de famine à redouter et les subsistances se maintiendront toujours à un prix modique. Dans les années prospères, on mettra de côté dans d’immenses magasins répartis sur toute la surface de l’empire une portion de la récolte pour parer au déficit d’une année universellement mauvaise. La misère cesserait ; il n’y aurait plus de pauvres en ce sens que la nourriture de chacun serait assurée. Quant à l’état, unique détenteur, il résultait des statistiques qu’il réaliserait chaque année des bénéfices considérables qui devaient être affectés à de grands travaux d’utilité publique.

Après avoir ainsi réglé cette question, la première de toutes pour un empire de trois cent millions d’habitans, Wang-ngan-Ché proclamait que « le plus essentiel des devoirs d’un gouvernement, c’est d’aimer le peuple et de lui procurer les avantages de la vie, qui sont l’abondance et la joie. Pour atteindre ce but, il suffirait d’inspirer à tous les règles invariables de la rectitude, mais, comme il ne serait pas possible d’obtenir de tous l’observation exacte de ces règles, l’état devait, par des lois sages et inflexibles, fixer la manière de les observer[2]. » Suivant lui, l’amour du gain, du luxe, des jouissances matérielles était le principal obstacle à l’observation de ces règles invariables de la rectitude. En supprimant la cause, on devait supprimer l’effet. La cause, c’était la richesse. Les taxes nouvelles en auraient promptement raison ; mais il ne suffisait pas de l’abolir, il fallait l’empêcher de se reconstituer ; or le négoce, la banque, l’industrie, l’usure, la créaient. Wang-ngan-Ché supprima le négoce, la banque, l’usure et l’industrie. L’état en aurait le monopole, et, grâce à ce monopole, réaliserait lui seul tous les bénéfices répartis en des millions de mains. Or, l’état représentant tous les habitans, tous auraient leur part de cette prospérité collective. Nul ne serait riche, mais personne ne serait pauvre ; tous étant égaux, l’envie, la haine, les mauvaises passions, disparaissaient comme par enchantement, et les règles invariables de la rectitude s’imposaient sans effort dans un empire régénéré.

Qui pourrait s’en plaindre ? qui en souffrirait ? Les usuriers, les accapareurs, ceux qui s’enrichissent des malheurs publics et dévorent les travailleurs. N’était-il pas temps de mettre un terme à leurs exactions ? Si, dans ce moment, les provinces du centre souffraient de la disette, qui en était cause ? Les récoltes étaient abondantes dans le nord, mais les capitalistes les accaparaient et faisaient hausser le prix des grains. Ils alléguaient, il est vrai, la difficulté des transports, les risques qu’ils couraient sur le parcours au milieu de populations affamées qui pillaient les convois ; mais si les transports étaient lents et difficiles, cela tenait au mauvais état des routes et des canaux. La taxe imposée sur les riches permettrait de les réparer ; quant aux violences dont on se plaignait de la part des masses qui mouraient de faim, elles cesseraient du jour où les règles invariables de la rectitude seraient comprises et observées.

Ainsi donc l’état souverain, capitaliste unique, seul cultivateur, fabricant, négociant, décidant des aptitudes de chacun, les utilisant et les rémunérant ; l’égalité dans la médiocrité, plus de riches ni de pauvres : comme conclusion une loi morale nouvelle ; comme sanction la toute-puissance collective supprimant l’individualité.

Et ce n’étaient pas là de pures spéculations écloses dans un cerveau d’idéologue, mais bien des réalités immédiatement appliquées et maintenues avec une invincible opiniâtreté. L’empereur en était devenu l’adepte le plus fervent. Il avait délégué toute autorité à Wang-ngan-Ché, et ce dernier en usait avec toute l’intrépidité d’un sectaire convaincu. D’une extrémité de la Chine à l’autre, ce fut un concert de louanges et d’admiration. Les riches se taisaient, ils étaient en minorité et n’avaient qu’une préoccupation : se cacher dans la foule et se faire oublier, si possible. L’impôt qui pesait sur eux était calculé de façon & ce qu’en moins de cinq ans il ne leur restât rien.

Dans ce silence des intérêts lésés et des classes menacées, une seule voix se fit entendre ; c’était encore et toujours celle de Ssé-ma-Kpuang. Du fond de sa retraite, il adressa à l’empereur une supplique remarquable, dans laquelle, passant en revue les mesures décrétées et appliquées, il exposait avec une rare modération et un réel courage les résultats auxquels elles devaient aboutir. Après avoir examiné et condamné hautement, au nom du bon sens, le rôle de l’état unique exploitant, il critiquait ainsi, au nom de l’expérience, les mesures agraires : « On prête au peuple les grains qu’à doit confier à la terre, et le peuple les reçoit avec avidité, j’en conviens ; mais en fait-il toujours l’usage pour lequel on les lui livre ? C’est avoir bien peu d’expérience que de le croire ; c’est connaître bien mal les hommes que de les juger ainsi. L’intérêt présent est ce qui les touche d’abord ; ils ne s’occupent pour la plupart que des besoins du jour. Il en est bien peu qui se mettent en peine de prévoir l’avenir, »

Entrant ensuite dans le détail des faits, il démontrait sans peine que les cultivateurs commençaient par prélever sur les grains qu’on leur remettait ce qui était nécessaire à leur nourriture et à celle de leur famille, chose assez naturelle pour des gens qui mouraient de faim ; puis ils en vendaient ou en échangeaient une partie pour se procurer les objets dont ils manquaient, le surplus seul, c’était peu de chose, les dernières récoltes le prouvaient, était confié à la terre. Ce système, que l’on préconisait si fort, n’était pas nouveau, et l’on pouvait facilement se rendre compte des résultats qu’il avait donnés là ou on l’avait essayé : « Je suis natif de la province de Chensi, disait-il en terminant, j’y ai passé la première partie de ma vie et j’ai vu de près les misères du peuple. Eh bien, j’ose affirmer que de dût parties des maux qu’il souffre il faut en attribuer au moins six à cette coutume que l’on prétend étendre à l’empire entier. Qu’on interroge, qu’on fasse une enquête sincère, et l’on saura le véritable état des choses[3]. »

A la voix de Ssé-ma-Kouang, les timides reprirent courage et l’on vit alors, disent les annales de cette époque, tous les personnages les plus distingués de l’empire par leur expérience, leur talens et leurs dignités se présenter alternativement pour entrer en lice, prier, supplier l’empereur ; puis, changeant de ton, se porter accusateurs et demander la condamnation de celui qu’ils appelaient le perturbateur du repos public.

Ssé-ma-Kouang avait, on le voit, l’âme fortement trempée. Il le fallait pour donner ainsi le signal de l’attaque contre un rival tout-puissant. Les annales de l’empire chinois abondent en récits tragiques qui nous montrent qu’en perdant le pouvoir, la plupart des hommes d’état perdaient aussi la vie et que le maître du jour ne tolérait pas l’existence de celui de la veille. Wang-ngan-Ché reçut de l’empereur même les nombreuses suppliques de ses adversaires et l’assurance d’une confiance inaltérable. C’était leur vie remise entre ses mains, et l’on s’attendait à de terribles représailles. Il n’en fut rien. Le ministre se contenta de sourire de ces efforts impuissans ; calme et imperturbable, il poursuivit son œuvre, brisant les résistances, destituant tous ceux qui ne lui apportaient pas un concours absolu, mais s’abstenant systématiquement de toute cruauté. Cette longanimité encouragea ses ennemis ; à la cour même, des murmures se firent entendre, et l’empereur, un instant ébranlé, convoqua le conseil : « Pourquoi tant vous presser ? lui dit froidement Wang-ngan-Ché ; attendez que l’expérience vous ait instruit du bon ou du mauvais résultat de ce que nous avons établi pour le plus grand avantage de l’empire et le bonheur de vos sujets. Les commencemens de tout sont difficiles et ce n’est qu’après avoir vaincu les premières difficultés qu’on peut espérer retirer quelques fruits de ses travaux. Soyez ferme, et tout ira bien. Vos grands, vos mandarins, sont soulevés contre moi ; je n’en suis pas surpris. Il leur en coûte de se tirer du train ordinaire pour se faire à de nouveaux usages. Ils s’accoutumeront peu à peu et, à mesure qu’ils s’accoutumeront, l’aversion qu’ils ont naturellement pour tout ce qu’ils regardent comme nouveau se dissipera d’elle-même et ils finiront par louer ce qu’ils blâment aujourd’hui[4]. »

Loin de diminuer son autorité, cette tolérance dédaigneuse et philosophique contribua à l’accroître. Chaque nouvelle tentative de ses adversaires le grandissait aux yeux de ses partisans, qui le pressaient toutefois de se débarrasser de ceux qui conspiraient sa perte. « On mesure les tours par leur ombre et les hommes d’état par leurs envieux, » répondait-il. A un de ses confidens qui lui objectait que sa chute entraînerait la ruine de l’empire et que ses idées périraient avec lui, il disait : « Toutes les vieilles erreurs sont condamnées à disparaître ; après cent millions de difficultés, de subtilités, de sophismes, de mensonges, la plus petite vérité est encore tout ce qu’elle était. »

L’organisation agricole et industrielle de Wang-ngan-Ché n’aboutissait qu’à des résultats médiocres, les prédictions de Ssé-ma-Kouang se réalisaient, la misère persistait à se jouer des efforts du hardi novateur. L’empereur lui restait fidèle, attendant patiemment d’année en année l’avènement du millénium constamment annoncé par son ministre et constamment ajourné par les événemens. Les masses, toujours déçues, ne se décourageaient pas et persistaient dans la foi que leur inspirait cet homme vraiment extraordinaire, dont l’assurance imperturbable en imposait au souverain et qui faisait partager son inébranlable fanatisme à tout un peuple affamé.

Dans ce curieux et paradoxal empire, il put, pendant des années, poursuivre son œuvre de réorganisation, modifier et changer tout, résoudre à sa guise les problèmes qui intéressent le plus la vie de chacun, bouleverser tout un ordre matériel, social, religieux même ; mais le jour où il osa porter une main téméraire sur la corporation des lettrés, l’orage gronda avec violence et faillit l’emporter. C’était peu de chose, semble-t-il, que de changer la forme ordinaire des examens de littérature et d’imposer, pour l’explication des livres classiques, les commentaires et le dictionnaire dont il était l’auteur ; ce fut cependant ce qu’il entreprit de plus audacieux. La tradition à laquelle il s’attaquait comptait vingt-deux siècles d’existence ; la corporation des lettrés était, par le nombre de ses membres et leur influence, une puissance redoutable. Les examens littéraires ouvrent seuls, en Chine, l’accès aux fonctions publiques. Beaucoup franchissent le premier degré, mais fort peu parviennent aux grades supérieurs. Le plus grand nombre des lettrés végètent comme ils peuvent, attendant longtemps une place obtenue rarement. Le travail manuel leur est odieux, ils exploitent leur demi-savoir ; écrivains publics, maîtres d’école, commentateurs en droit, instigateurs de procès, ennemis nés des mandarins dont ils surveillent les agissemens et qu’ils s’appliquent à prendre en faute pour se faire acheter leur silence, ils forment une classe à part et mènent une existence indéfinissable. Mais, au milieu de leur misère, ils se considèrent comme les représentons et les gardiens de la tradition littéraire. Toucher aux quatre livres classiques et aux cinq livres sacrés, modifier l’interprétation des textes et le sens des deux cent quatorze caractères primitifs, c’était de toutes les innovations la moins admissible.

Wang-ngan-Ché tint bon et imposa une fois encore sa volonté ; mais la mort de l’empereur Chen-Tsoung le surprit au moment de ce dernier et difficile triomphe. L’impératrice régente, effrayée des clameurs de ses ennemis, découragée par l’insuccès de ses plans, l’abandonna et rappela Ssé-ma-Kouang, qu’elle nomma successivement précepteur du jeune prince et premier ministre. C’est au moment de quitter sa retraite et de se rendre à la cour que Ssé-ma-Kouang écrivit ses adieux à son jardin. Rappelé au pouvoir, il se montra aussi généreux envers son adversaire que celui-ci l’avait été pour lui, mais Wang-ngan-Ché ne survécut que peu à sa disgrâce. Son système s’écroulait de toutes pièces, son successeur se hâtait d’en effacer jusqu’aux dernières traces. L’âge le pressait ; deux ans après la mort, de Wang-ngan-Ché, Ssé-ma-Kouang mourait comblé d’honneurs, laissant dans l’histoire la réputation d’un sage, d’un homme de bien et d’un ministre habile.

Pas plus en Chine qu’ailleurs les réformes radicales et les réactions violentes ne résistent à l’épreuve du temps. Des essais de Wang-ngan-Ché, il n’est presque rien resté ! Quant à ses axiomes de l’état souverain, seul exploitant, capitaliste unique, — quant à ses théories sociales que l’on nous a vantées depuis comme le merveilleux résultat des progrès de la raison humaine, l’expérience en a été faite en Chine, dans les conditions les plus favorables, par un homme convaincu, capable, tout-puissant, disposant à son gré des ressources du plus vaste et du plus populeux empire du monde. Le temps ne lui a pas plus fait défaut que l’audace, le pouvoir et l’énergie ; pendant quinze années, il a poursuivi le succès de ses plans. Quel conquérant, quel chef d’école pourrait rêver un pareil concours de circonstances, opérer sur un aussi vaste théâtre et disposer en maître des destinées de trois cent millions d’êtres humains ? Ce qu’il y avait de vrai, de pratique dans ses idées, a survécu ; mais le fond même de l’œuvre, l’utopie séduisante, le rêve, la chimère d’un esprit généreux et faux s’est évanoui, et de si prodigieux efforts, de si grands bouleversemens, des espérances si hautes ont abouti à l’application d’une ou deux idées de détail, qui étaient déjà en germe et dont le temps eût amené la réalisation. Wang-ngan-Ché a dit vrai : « Toutes les erreurs n’ont qu’un temps ; après cent millions de difficultés, de subtilités, de sophismes, de mensonges, la plus petite vérité est encore ce qu’elle était. »


C. DE VARIGNY.

  1. Mémoires sur la Chine, t. II, p. 645.
  2. Huc, Empire chinois, t. II, p. 74.
  3. Abel Rémusat, Mémoires sur la Chine, t. X, p. 48.
  4. Huc, Empire chinois, t. II, p. 79.