Un siècle de poésie américaine

Un siècle de poésie américaine
Van Vorst

Revue des Deux Mondes tome 38, 1907


UN SIÈCLE
DE
POÉSIE AMÉRICAINE


J. C. Stedman : An American Antholoy, 1787-1900.


Il y a abondance de documens dans le volume de M. Stedman, l’Anthologie américaine. Le fait que son auteur ne relève pas moins de cinq ou six cents noms de poètes indique suffisamment la foi qu’il a dans l’existence d’une poésie nationale aux États-Unis. Cependant M. Stedman ouvre sa préface par ce mot d’excuse : « Le lecteur comprend que ce livre ne se présente pas comme un trésor de poèmes qui soient tous dignes de survivre. » Nous sommes, bien plutôt, en face d’une suite d’exemples qui ont été choisis pour illustrer l’histoire de la poésie en Amérique au cours du siècle dernier. En tête du recueil, un frontispice groupe les portraits de ceux que M. Stedman considère comme les plus éminens poètes de son pays : Whittier, Bryant, Longfellow, Holmes, Emerson, Whitman. C’est, autant dire, une assemblée de vieillards. Les barbes sont blanches, les crânes largement dégarnis ; les fronts élevés annoncent la résolution ; sous les sourcils saillans, les yeux sont placides. Ces consciences vivent en paix. On le sent, ces hommes ont dominé la vie du haut de leurs principes rigides. Une traînée de flamme traverse cette constellation d’astres immobiles : Edgar Poë éclate parmi eux comme une comète ardente. Quel contraste entre les autres figures et cette face prématurément flétrie par cette usure que le poète lui-même baptisa « la fièvre nommée vie ! » L’intensité du regard est mise, ici, dans un cruel effet par des lignes de souffrance : elles appellent l’attention comme un cri d’angoisse, jailli au milieu des sourires indulgens de personnes mûres.


I

Pour comprendre ce qu’il y a de caractéristique dans la versification américaine, il est nécessaire de faire un retour vers les conditions de la vie et de la société, telles que, hostiles à toute beauté, à tout idéal de poésie, elles se manifestèrent dans la Nouvelle-Angle terre.

Ce fut en 1620 qu’un premier bateau de pèlerins toucha la côte d’outre-mer, en un point auquel les immigrans donnèrent le nom de Plymouth. Comme si le hasard s’était fait le complice du vertige de pénitence que ces étrangers apportaient dans leurs âmes, il se trouva que des orages les avaient poussés au Nord de leur route, vers une région dont le climat, cruellement instable, compliquait leur effort de pionniers. Ils étaient une poignée d’hommes, une centaine environ ; ils se virent cernés par les Indiens, condamnés à l’usage exclusif du poisson et du gibier, privés de lait, de viande domestique, de pain. Deux premières années de lutte les éprouvèrent au point que des amis, venus d’Angleterre pour les rejoindre, eurent de la peine à les reconnaître. Ces recrues, — dont le nombre atteignit bientôt quelques milliers, — modifièrent dans une certaine mesure l’ascétisme du milieu où ils allaient se mouvoir. Aussi, dès 1634, on voit les Puritains d’Amérique légiférer contre les tendances nouvelles. La Cour Suprême promulgue un édit qui défend, sous peine d’amende, « d’interrompre les jours de travail, de s’adonner aux fêtes, de célébrer par des réjouissances Noël et les autres anniversaires, ainsi que cela est d’usage dans d’autres pays, pour le plus grand déshonneur de Dieu et scandale du prochain. » On ordonne que « personne ne pourra fabriquer ni vendre aucun vêtement qui soit rehaussé de dentelle ou de galon d’or ; que personne ne pourra porter des capes brodées, des ceintures dorées ou argentées, des manches trop larges ni de crevés ; qu’aucune robe ne pourra être taillée avec des manches si courtes que la nudité du bras apparaisse. » Cette dernière prohibition était commentée par une clause précise : « Les femmes qui ont déjà taillé des robes avec des manches courtes ne pourront plus les porter tant qu’elles n’auront pas couvert leurs bras jusqu’aux poignets avec de la lingerie ou tout autre voile. » En cas de mariage, pendant ces premiers jours de vie coloniale, les « promises » ne reçoivent pas une bague de leur fiancé : les Puritains estiment que ce simple anneau d’or est « un cercle diabolique où danse le diable. » La loi interdit les jeux de cartes, les dés, la danse et le théâtre[1]. Afin que l’on se prépare à célébrer dignement le dimanche, il est interdit de se divertir, — voire de se promener dans les rues ou dans les champs, — après que le soleil s’est couché le samedi. Le fiancé le plus discret, l’amoureux le plus épris doit s’abstenir entre le crépuscule du samedi et l’aube du lundi de faire sa cour à l’élue de son cœur. On ne se contente pas d’interdire tout abandon aux plus innocens plaisirs : des lois positives imposent la stricte observance des commandemens religieux, sous peine d’amende à la première absence d’un service divin, et, à la récidive, d’une expiation en place publique, au pilori ou sous les verges du poste de correction, qui est dressé à la porte même de l’église. L’exemple le plus caractéristique de l’austérité qui gouverna Boston pendant le XVIIe siècle est peut-être celui du capitaine Kimble. Sa mauvaise chance voulut qu’après un voyage de trois ans à la mer, il reparût chez lui tout justement un dimanche. Dans la joie très conjugale qu’il éprouvait à surprendre son épouse sur le pas de leur logis, le capitaine prit dans ses bras Mme Kimble et l’embrassa. Le lendemain, par ordre des autorités, il fit sur le marché deux heures de pilori, en punition « de la honteuse inconvenance et de la violation du dimanche dont il s’était rendu coupable en embrassant publiquement sa femme. »

Ce n’est pas par hasard que le pays qui devait être le berceau du féminisme place un nom de femme en tête de la liste de ses poètes : Miss Anna Bradstreet. Ses compositions n’ont pour nous qu’un intérêt : ce sont les premiers vers écrits en Amérique. Leur caractère est suffisamment indiqué par cet éloge d’un critique d’alors : « On est en face d’une œuvre sérieuse écrite pour les puritains, gens étrangers aux profanes amusemens du monde. Il s’agit non de fiction poétique, mais de faits solides. »

Les contemporains de miss Bradstreet qui, au cours du XVIIIe siècle, s’adonnèrent à la versification, furent en majorité des pasteurs. L’un d’eux rima la théologie de Calvin : fatalité du mal, tristesses et afflictions en ce monde, tortures des damnés. Un autre produisit une traduction métrique des Psaumes. Un troisième choisit la conquête de Chanaan comme sujet de son poème. Dans la forme, ces débutans reflétaient les poètes anglais qu’une culture incertaine leur avait donné l’occasion d’approcher. Pour le fond, on se cantonnait dans le choix d’épisodes inspirés par la discipline judaïque du Vieux Testament : la croyance en « un Dieu Vengeur, » l’épouvante de la mort, la tentation des péchés de la chair, enfin l’expiation sans pardon. Or, depuis le temps où chantait le vieil Homère, la poésie n’a point varié les thèmes qui firent immortels quelques poètes privilégiés : l’amour, la guerre, la nature ont été les sources naturelles de l’inspiration. Mais le contrôle que les Puritains exerçaient sur leurs sentimens, l’exaltation morale où ils avaient monté leurs esprits, excluaient de leurs rêves tout amour capable de rayonner en beauté. Les guerres que ces infortunés durent entreprendre durant les cent cinquante premières années de leur établissement furent de misérables luttes contre des sauvages, presque des corps à corps, que ne soutenait nul enthousiasme héroïque, mais le très rudimentaire et très prosaïque instinct de conservation. Quant à la nature, qui aurait pu se manifester à des regards contemplateurs dans une splendeur virginale, évocatrice de songes, elle apparut aux premiers pionniers comme l’ennemi le plus violent, l’adversaire le plus redoutable qui s’opposât à leurs entreprises. Et c’est pour cela que leurs premiers poèmes, au lieu de nous communiquer l’angoisse dont ils débordent, se révèlent monotones, mornes et durs.


II

On a pris l’habitude d’accoler au nom de William Cullen Bryant l’épithète de « Père de la poésie américaine. » Il doit ce titre et cette place en tête des recueils d’abord, à ce fait que ses ouvrages éveillèrent les premiers un intérêt général et durable, ensuite à la fortune qu’il eut de naître quelques années avant d’autres versificateurs dont les écrits valent les siens. Aussi bien, n’est-ce pas Bryant, mais Whittier dont l’œuvre apparaît comme nettement marquée des caractères qui sont ceux mêmes de la poésie américaine.

Bryant était né à New-York ; jeune, il avait voyagé sur le Continent. Il eut du goût pour la vie et connut des amitiés que ne soupçonna pas le quaker Whittier dont la jeunesse s’écoula loin de tout contact mondain, et qui enferma dans son cœur, comme dans un calice, toute la virginale froideur de la Nouvelle-Angleterre.

John Greenleaf Whittier naquit en 1807 sur une ferme de la vallée du Merrimack. C’est un district du New-Hampshire qui a du pittoresque et de la beauté. Mais la terre n’y est pas clémente à ses cultivateurs ; ils doivent s’épuiser de travail afin de produire ce qu’il leur faut pour subsister. La famille Whittier habitait une petite maison de bois ; au dedans, c’était la mère qui pourvoyait à tous les besoins du ménage ; les hommes vaquaient aux travaux du dehors. Plus tard, parlant de ces années inquiètes que mena au milieu des champs sa jeunesse d’ouvrier agricole, Whittier dit : « De bonne heure la beauté de la nature fit de l’impression sur moi et, d’autre part, la beauté morale et spirituelle des saintes vies que me retraçaient la Bible et d’autres livres pieux m’inspirait le désir d’un état meilleur que le mien. » La bibliothèque des Whittier était composée en tout d’une trentaine de volumes qui traitaient uniquement de matières religieuses. Les enfans avaient introduit, dans cette rigide compagnie, un exemplaire d’Ivanhoé. Ils le lisaient la nuit, à la lueur d’une chandelle, enfermés dans un placard ; mais le sentiment de leur faute gâtait leur plaisir. La seule distraction de cette famille de Quakers ou, comme on disait, d’ « Amis, » était une lecture et une controverse quotidiennes dont les versets de la Bible fournissaient le texte. Il arriva, au cours de l’interminable hiver, que le maître d’école du district vint faire la lecture aux dames Whittier. Ainsi il fut donné au futur poète qui écoutait en rêvant, les yeux fixés sur la flamme, d’entendre pour la première fois les vers de Robert Burns. Ce fut comme un appel auquel son âme répondit, mais les vers qu’il écrivit à cette époque reflètent une crudité de pensée qui décourage de les citer. Il y a plus de profit à noter quelques traits de la vie de ce poète adolescent. Ils montrent, en effet, dans quel cercle étroit les principes d’une éducation puritaine devaient réprimer l’élan d’une semblable nature.

Whittier reçut un jour une invitation qui venait de Boston. C’étaient ses débuts dans le monde. Il se mit en route avec des vêtemens fabriqués dans la maison paternelle, qui enveloppaient de plis raides et gauches sa charpente osseuse. Son beau front était coiffé d’un chapeau de laine façonné tout exprès par sa tante, une vieille fille. Au moment des adieux, qui furent tendres et émus, la famille entière avait mis le jeune homme en garde contre les périls de la mauvaise compagnie et particulièrement contre les tentations du théâtre. Quelle ne fut donc pas l’angoisse de Whittier au cours de sa visite, lorsqu’il reconnut l’embûche que venait de lui tendre l’Esprit Malin ! Dans la maison de ses hôtes, il avait rencontré une belle dame qui, tout de suite, lui avait pris le cœur. Or, quand il vint à demander son nom, on lui dit qu’elle était actrice ! Déjà, cédant à son inclination pour la vraie poésie, il avait acheté les pièces de Shakspeare ; il estima que c’était là une infraction suffisante à son quakerisme. Il ne se contenta pas de refuser d’aller au théâtre où il aurait pu voir sur la scène l’objet de son admiration, il écourta sa visite, il retourna à la ferme afin d’échapper à la « tentation terrible. » On relève un peu plus tard, dans une de ses lettres, ce passage instructif : « J’ai toujours eu de l’inclination pour les jolies filles. Dieu veuille qu’il n’y ait pas de mal à cela ! J’aime à épier leurs gracieux mouvemens ; la clarté de leurs beaux yeux, à observer la délicate rougeur qui monte à leurs joues ; mais, crois-moi, mon cœur n’est pas touché. Il reste froid, insensible, comme un lac de Jutland éclairé par le croissant de la lune. »

La culture littéraire était classée chez les « Amis » parmi les divertissemens profanes. M. Whittier le père consentit à ce que son fils allât étudier au collège, sous cette réserve que John Greenleaf gagnerait lui-même l’argent nécessaire aux frais de son instruction. Le jeune garçon apprit à fabriquer une sorte de chausson à bon marché qui lui était payé huit sous la paire. Il pourvut ainsi aux frais de sa première année d’études. On devine ce qu’avaient pu être pendant ce temps ses souffrances. Il y fait allusion dans une lettre écrite au lendemain de cette épreuve : « Le souvenir de mon expérience de l’an dernier me hante comme un cauchemar. »

Par scrupules d’honorabilité, tourmens de conscience, Whittier trouvait moyen d’aggraver les conditions d’une lutte qui était faite pour tuer eu lui toute sensibilité. Il dépensait son ardeur au profit de causes telles que la défense de la liberté, dont il fut un des champions les plus passionnés au cours de la guerre contre l’esclavage. Son étroitesse d’esprit le limitait dans le choix de ses sujets comme dans sa vie. S’il eut jamais le désir de visiter l’Europe, ce fut pour voir « les montagnes de la Suisse, » et encore estimait-il que celles du New-Hampshire « devaient les valoir. » Il condamnait toute musique. En ce qui concerne les belles-lettres et le succès que l’on en peut espérer, il déclara qu’il eût préféré laisser après soi une mémoire semblable à celles d’honorables médiocrités comme Howard, Wilberforce ou Clarkson, que l’immortelle renommée de Byron. Il ne déserta jamais cette vie d’action vers laquelle les nécessités impérieuses d’un pays qui se crée orientent tout véritable Américain. Pour sa muse, il s’estima longtemps quitte envers elle parce qu’il avait mis en vers les légendes des Indiens (Mogg Megone), les chroniques des Quakers (Cassandra Southwick), des épisodes de la vie coloniale (The Witch of Whenham, Tent on the Beach, Skipper Ireson’s Ride), des incidens de la guerre de l’Indépendance (Barbara Fritchie, Lafayette). Il écrivit des vers sur la Charité, sur la Béatitude, sur des controverses théologiques (Myriam). Il dota l’Amérique patriote et industrielle d’une ode à William Penn et d’un recueil de Chansons des Métiers. Lorsqu’il se décida enfin à tirer de son propre fonds le sujet d’un poème, — son œuvre maîtresse, — Snow Bound (Prisonniers de la Neige), il avait soixante ans. Du sommet où l’avait porté son long effort, la nature et le monde lui apparurent dans un vêtement de blancheur et de pureté immaculées. Cette candeur n’est peut-être pas le moins caractéristique des traits qui précisent cette figure d’un poète américain de la première heure.

S’il y eut des velléités d’amour, des élans de tendresse dans la vie de Whittier, l’âme du poète leur imprima le sceau du quakerisme ; l’aspiration sentimentale se mua en sacrifice mélancolique. Les rares poésies où l’amour est effleuré, comme à la dérobée, sont tristes. Était-ce à l’amour lui-même ou à quelque fiancée enlevée dans sa fleur que Whittier adressait ces vers : « Dieu ait pitié de nous tous qui évoquons en vain les rêves de la jeunesse. Car, de tous les mots douloureux que disent la langue ou la plume, le plus triste est encore : Cela aurait pu être. » Ce qu’il y a de certain, c’est que les biographes de Whittier ferment l’histoire de sa vie sans une allusion à une seule aventure de cœur. Évidemment, dans les strophes A ma camarade de jeux, il y a l’évocation d’un attachement de jeunesse dont le souvenir est trop émouvant pour qu’il puisse être ressuscité sans un tremblement de voix, mais c’est tout : « Les fleurs neigeaient sur nos pieds, les oiseaux du verger chantaient clair, et j’ai senti que c’était le jour le plus doux, le plus douloureux de l’année. Ma petite camarade a quitté sa maison. Fidèlement les années ont égrené leurs saisons, mais elle n’est pas revenue. Les nénuphars s’épanouissent sur l’étang, l’oiseau bâtit dans l’arbre. Je vois ses traits, j’entends sa voix… Te souvient-il de moi, ô petite camarade des jours dorés ? Toujours les sapins de la forêt de Ramoth sanglotent comme la mer, le sanglot de la vague d’oubli qui, entre elle et moi, roule. »

Tout le charme de Whittier, toute sa grâce, nous les trouvons dans une ballade intitulée : Paroles aux abeilles. Le rythme est vraiment musical, cette fois, et le poète retrace avec un art achevé une scène de la vie campagnarde dans la Nouvelle-Angleterre : « Voici l’endroit… A travers la colline court le sentier que j’avais pris. On voit encore la brèche dans le vieux mur et le gué à fleur de ruisseau. Là est la maison avec la grille aux barreaux rouges et les hauts peupliers, la longue ligne brune des étables et l’enclos du bétail, et les blancheurs des cornes qui remuent au-dessus du mur. Ici, les ruches alignées dans le soleil, et là-bas, le long du ruisseau, ces pauvres fleurs que la mauvaise herbe étouffe : pensées, jonquilles, roses et œillets. Une année vient de se traîner comme une tortue, pesante et lente, et la même rose fleurit et la même eau dit les choses de l’an passé. Le même parfum de trèfle m’arrive avec la brise et le brûlant soleil de juin heurte aux arbres ses ailes de feu ; il se couche, comme alors, sur la ferme de Fernside. Je me rappelle comment, avec une précaution d’amoureux, de mon habit du dimanche j’arrachais les petites bourres, comme j’aplanissais mes cheveux et rafraîchissais dans l’eau mon front et mes lèvres. Il y avait un mois que nous nous étions quittés… une année pour l’amour ! Enfin, j’ai aperçu à travers les hêtres la petite barrière rouge et la margelle du puits. Maintenant, tout cela je le vois : l’averse des rayons sur les feuilles, l’incendie du soleil aux vitres de ses fenêtres, la foison des roses à l’abri du toit. Rien n’est changé que les ruches des abeilles. A leurs pieds, le long du mur du jardin qui les protège, la fillette de la ferme va et vient ; triste, elle chante et habille chaque ruche d’un lambeau noir J’écoute en tremblant… Le soleil d’été me fait froid comme de la neige, car je comprends qu’elle parle aux abeilles d’une âme partie pour le voyage que nous ferons tous. Et je pense : « Aujourd’hui ma petite Marie pleure sur un mort : sans doute, c’est l’aveugle, son grand-père, qui oublie les souffrances de la vieillesse dans le dernier sommeil. » Mais son chien gémit d’une voix sourde… Au seuil de la porte, le menton posé sur sa canne, le vieil homme est assis… Et la fillette continue de chanter aux abeilles qui entrent et sortent de la ruche. Et la chanson qu’elle dit résonnera à jamais dans mes oreilles : « Restez chez vous, chères abeilles, ne volez pas au dehors ! Notre maîtresse Marie est morte, elle est partie loin de nous ! »


III

William Cullen Bryant débuta à dix-huit ans comme l’auteur d’un petit poème, Thanatopsis, qui, du jour au lendemain, lui donna de la notoriété en Angleterre et en Amérique. Cependant, ce ne furent ni l’amour ni la nature qu’il choisit comme « leit motiv » de ses inspirations : ce fut la mort, — non pas le squelette que l’on place dans la salle du festin pour exciter l’ardeur des convives, mais la mort envisagée comme le témoin tragique qui guette notre fin, qui, en pleine vie, dresse devant nous le spectre lugubre, la minute du passage dans un autre monde où il y aura des comptes à rendre ; la mort infinie, terrible, éternelle, auprès de laquelle toute réalité du temps s’évanouit.

Voici comment s’ouvre le poème Thanatopsis : « Quand les amères pensées de la dernière heure s’abattent sur l’âme comme un fléau ; quand les funèbres images de l’agonie, le cercueil avec son linceul, la nuit oppressante, la demeure étroite, te font frémir et étreignent ton cœur, va sous le ciel ouvert, écoute les enseignemens de la nature, tandis qu’autour de toi, du sol et de ses eaux, de la profondeur de l’éther, s’élève une parole calme. Des quatre coins de la terre, cette parole dit que tout doit mourir. »

Si l’on songe d’autre part qu’un garçon de seize ans écrivit comme conclusion de son poème les vers qu’on va lire, si l’on songe que, encore aujourd’hui, de l’autre côté de l’Océan, tous les petits écoliers les récitent par cœur, on comprend mieux comment la même éducation, la même tradition, la même inspiration qui donnaient à l’esprit américain sa belle qualité morale, ont limité et entravé son génie poétique : « Vis de telle sorte que lorsque tu seras appelé à rejoindre l’innombrable caravane, en route vers le mystérieux royaume où chacun prendra sa place dans les demeures silencieuses de la mort, tu n’avances pas comme l’esclave de la mine, que l’on pousse dans la nuit vers sa fosse ; mais approche-toi de la tombe, calme et soutenu par ta foi sans défaillance, tel un dormeur qui, sur sa couche, enroule son drap autour de soi et s’allonge pour des rêves réconfortans. » M. Stedman juge Thanatopsis en ces termes : « D’autres adolescens ont montré dans leurs essais poétiques une précocité égale, mais pas un homme de cet âge n’a composé un poème qui ait exercé une influence si haute et si durable sur la littérature d’une nation. »

William Cullen Bryant, qui naquit en 1794, a publié des vers pendant soixante-dix ans. Même après une lecture très attentive et entière de son œuvre, il est impossible de dire à quelle époque de sa vie le poète a été jeune. A vingt-sept ans, il épousa miss Fairchild, à qui il a dédié plusieurs poèmes composés au cours des cinquante années de leur paisible union : « O la plus belle des filles de notre campagne ! La forêt profonde, là où nul n’a laissé sa trace, est moins vierge que l’on sein. » Si l’on ajoute à ces vers de petites pièces comme la Vie future, dans laquelle le poète exprime l’espoir que sa femme lui apparaîtra dans la sphère des corps glorieux telle qu’il l’a connue, — comme la Vie qui est, une douce oraison de gratitude adressée à Dieu après une sérieuse maladie de la « très chère épouse, » — on aura tout le bouquet de poésies que Bryant ait jamais adressées à une femme.

Ceux qui ont voyagé à travers les États du Nord de l’Amérique y ont admiré la beauté de l’automne et ont remarqué la faillite du printemps. A peine les neiges d’hiver sont-elles fondues que la subite ardeur du soleil appelle les fermiers à leurs jardins et à leurs champs. C’est l’histoire des poètes américains. D’un saut ils passent de l’inexpérience indifférente à la fièvre de la vie active, et c’est seulement à la minute où leur flamme décroît comme un été mourant de la Saint-Martin, — l’ « Indian Summer » d’outre-mer, — qu’ils se prennent à rayonner, pour la première fois, dans des rêveries d’automne.

Au lendemain du jour où il avait publié Thanatopsis, Inscription pour le portail d’une forêt et la Fontaine, Bryant décida d’exercer la profession d’avocat. Dix ans après, on le trouve à New-York, directeur du journal l’Evening Post. Le milieu de sa vie appartient à la politique et aux débats de l’actualité. Sa muse, indulgente lui donne le loisir d’amasser une grosse fortune. Dans tout cela, vie ou vers, pas un élan de passion ou de tendresse, pas un cri irrésistible d’angoisse ou de joie. Seule la nature et ses spectacles eurent le pouvoir d’arracher cet esprit pondéré à ses occupations ordinaires et de l’inspirer. Les descriptions de la terre américaine que Bryant a laissées sont les meilleures qu’on ait écrites dans le Nouveau Monde. C’est le pays lui-même avec son immensité, la solitude de l’Ouest, l’étendue de sa prairie, la force démesurée de ses eaux géantes, la fatalité capricieuse de ses vents et de ses orages, qui vit dans l’œuvre du poète : l’Hudson, la Prairie, l’Hurrican, l’Orage de neige. C’est, d’autre part, l’âme des premiers pionniers qui s’attriste et s’épouvante dans des vers comme la Chute d’eau, la Mort et la Fleur, la Gentiane, l’Hymne de la Forêt.

Malheureusement, ces premières productions ne trouvèrent pour se produire qu’un moule de banalité. Si elles avaient eu la chance de s’essayer dans des formes et des métriques hésitantes, comme durent en improviser ailleurs un Chaucer et un Charles d’Orléans, il y aurait eu harmonie entre la pensée de ces pionniers et l’expression par où ils la traduisaient. Au contraire les jeunes Américains, dont les sentimens se précisaient à peine, n’avaient à leur disposition d’autre truchement qu’une langue portée à son point de perfection par des chefs-d’œuvre déjà produits. Cette anomalie, peut-être unique dans l’histoire littéraire, a pesé d’un poids fâcheux sur des poètes de culture supérieure dont l’originalité perdit à n’être point obligée de se façonner une langue personnelle.


IV

Whittier et Bryant étaient d’origine anglo-puritaine. Entre eux et les poètes américains qu’on allait voir sortir d’une société en formation, se place un groupe de Bostoniens qui firent effort pour propager dans les États-Unis la culture anglo-saxonne. Le plus illustre est Longfellow.

À dix-neuf ans, l’auteur d’Evangeline était nommé professeur à Harvard. Il en partit pour voyager dix ans à travers l’Europe. Les nombreuses traductions, — de Dante, de Heine, de Michel-Ange, de Lope de Vega, — que nous devons à des études sérieuses, prolongées par l’écrivain hors de son pays, ont du prix sans doute, mais cet exercice assouplit jusqu’à l’amollir le style de Longfellow et en fît l’instrument d’une besogne parfaite plus que d’une œuvre originale. Longfellow, qui est né la même année que Whittier, prend, en face de ce poète du quakerisme, figure de décadent. Les longues narrations en vers où il traite des sujets purement américains deviennent, par l’insuffisance de la forme, prétentieuses et insipides. C’est à une épopée finnoise qu’il emprunte le mètre de son Hiawatha, le poème des légendes indiennes ; mais ni l’étrangeté du rythme, ni l’exotisme du sujet ne dérobent l’invention à l’empreinte vertueuse dont l’auteur marque tout ce que touche son talent. Son héros, Hiawatha, est un Peau-Rouge et tout ensemble un puritain. De la première expédition que cet Indien entreprend pour se venger du mal fait à sa mère par Mudgekeewis « accessible au remords, » jusqu’à l’heure de sa conversion et jusqu’à son départ en habit de missionnaire (conclusion de l’histoire), — ce sauvage apparaît dominé, non par ses propres instincts, mais par les intentions du poète. Le mérite de cette composition réside, en fin de compte, dans le pittoresque du cadre, dans la bizarrerie des traditions recueillies par l’écrivain. Evangeline et Miles Standish, les deux longs poèmes qui, pendant un demi-siècle, ont contribué à faire de Longfellow l’écrivain le plus populaire de son pays et le plus généralement connu au dehors, n’échappent pas au défaut de banalité où tombe Hiawatha. Tous les deux sont écrits en hexamètres d’une impeccable correction dont le poids fait descendre les inspirations naïves du poète au niveau du médiocre.

Miles Standish, capitaine de Plymouth, une figure très en vue dans l’histoire de la Nouvelle-Angleterre, forme le dessein de se marier. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, » dit l’Écriture. « Son courage, qui ne recule ni devant les balles, ni devant la bouche d’un canon, » fond dans le tremblement à la seule pensée de courtiser une femme. Quand il a arrêté son choix sur Priscilla, une aimable enfant de Plymouth, il lui députe, pour plaider sa cause, le jeune John Alden. Priscilla s’éprend de cet amoureux par procuration qu’on lui envoie. Elle répond à Alden : « Pourquoi ne parlez-vous pas pour vous-même, John ? » Banale jusqu’ici, l’histoire devient caractéristique par le supplice de séparation que ces deux jeunes gens sont d’accord pour s’imposer. Ils obéissent à un scrupule de loyauté envers Standish ; ils s’éloignent l’un de l’autre pendant des années ; ils ne veulent connaître d’autre douceur que les blessures de leur sacrifice, jusqu’à ce que la mort de l’officier vienne libérer leurs consciences. Il semble que Longfellow ait, par la suite, éprouvé quelque remords d’avoir ainsi rapproché deux amoureux. Il fit amende honorable dans Evangeline : c’est après les années de deuil qui sont la trame de ce poème, que son héroïne vieillie, en cheveux gris, couverte du voile des sœurs de charité, reçoit, à la fin, dans ses bras, son fiancé Gabriel, seulement pour lui fermer les yeux.

Après Longfellow, les auteurs les plus distingués de cette pléiade bostonienne furent Olivier Wendell Holmes et James Russell Lowell. Le père et le grand-père de Holmes étaient des prédicateurs. « Et moi aussi, a-t-il dit lui-même, j’aurais pu être pasteur comme les autres, si un certain pasteur de ma connaissance (son père) n’avait, à mes côtés, vu et décrit le monde avec les yeux et la langue d’un entrepreneur de pompes funèbres. » Holmes a dit ailleurs par quels tourmens de conscience fut travaillée sa jeunesse : « La doctrine de la chute de l’homme, avec ses conséquences, n’était pas seulement gravée comme un article de charte dans le cerveau de tout enfant de la Nouvelle-Angleterre, mais elle débordait sur sa conception générale de l’univers. Les premières années d’éveil de la raison s’écoulaient dans une angoisse que dominait l’épouvante de la damnation éternelle. »

Il n’existait à Boston aucun mouvement artistique. Ceux-là seuls tenaient une plume à qui leur profession ménageait quelque loisir. Lowell était avocat ; Holmes prit son doctorat après qu’il eut achevé ses études à Paris. Elevé dans la rigidité que l’on sait, il se donna avec une heureuse surprise aux façons de vivre et de penser des Parisiens. Au travers du parallèle que Holmes établit entre sa ville natale et la capitale de la France, on voit combien la société de Boston était fruste au début du XIXe siècle. Il dit dans une lettre datée de 1833 : « La vérité est que je vis à Paris comme si j’y étais né. Comment ai-je jamais pu dîner à deux heures ? Comment ai-je jamais pu porter à ma bouche autre chose qu’une fourchette en argent ? Comment ai-je jamais supporté de souper sans nappe ? Pour ce qui est de ces nappes et de ces fourchettes d’argent, les restaurans les plus ordinaires de Paris, ceux que tous fréquentent, les considèrent comme la pure nécessité et il en va de même avec une foule de détails où il nous semble à nous autres que s’affiche le luxe. » Quelques mois plus tard, on peut relever, dans une de ses lettres à sa mère, un passage qui nous montre ce jeune Bostonien s’affranchissant par petites secousses de son horreur congénitale du théâtre : « Je suis, dit-il, allé pour la seconde fois voir Mlle Mars dans Tartuffe. » Après s’être exprimé avec sympathie sur le goût que Paris a des spectacles, sur la beauté de la mise en scène, il termine sa lettre par ces mots : « Je n’ai aucune raison de supprimer cette page sur les théâtres ou d’y rien effacer. Là où vit une société vraiment formée, le théâtre doit exister et il est un bienfait. Je vous prie d’excuser ces remarques d’à côté et de ne pas employer à les réfuter toute votre prochaine lettre. » Plus tard il sentit croître encore son exaspération contre la lamentable étroitesse d’esprit de Boston et il écrivit : « Rien que de respirer cet air de science concentrée qu’est l’atmosphère de Paris, produit de l’effet sur quiconque a vécu là où la stupidité est tolérée, où la médiocrité est applaudie, où la vertu est déifiée. »

En greffant ainsi de nouvelles boutures sur la vieille écorce puritaine, Holmes donna aux belle-lettres américaines une élégance qui, jusque-là, leur avait manqué. Il écrivait à la requête de comités d’études historiques ou d’associations de centenaires. C’était, à toutes les dates de commémoration, une mode de demander un poème à ce docteur accompli : il finit par devenir le poète-lauréat de Boston. On retrouve dans des pièces comme Parson Turrell’s Legacy et le One Hoss Shay, des traces de cet esprit qui éclate dans les œuvre en prose de Holmes, particulièrement dans The Autocrat of the Breakfast Table et légitime la prétention où fut l’Amérique d’avoir donné le jour à un humoriste. Pourtant, la part la plus importante des poèmes de Holmes est représentée par les soliloques en vers d’un étudiant qui s’arrête sur les sujets favoris de ses pensées. Telles les lignes écrites après une lecture de Wordsworth ou de Moore, les poèmes médicaux comme le Stethoscope Song, des compositions comme Dorothy Q. et Bunker Hill où le poète enchâsse de jolis souvenirs sur la guerre de l’Indépendance. La pièce la Dernière feuille est de qualité spéciale dans l’ensemble de son œuvre. Dans ces quelques vers à propos d’un vieillard, son inspiration se hausse à peindre la vieillesse elle-même : « Maintenant il marche dans les rues ; il regarde tout ce qu’il rencontre, morne et indifférent, et il agite sa faible main comme s’il disait : « Ils sont partis ! » Son nez est pincé, et descend sur son menton comme un bâton ; il a une bosse dans le dos, un craquement mélancolique dans son rire. » Après ces publications, l’ « humour, » — un luxe interdit jusque-là à l’égal de tous les autres, — devient à la mode. Considéré par ses compatriotes comme le prototype de la distinction littéraire, Holmes, le premier, eut le mérite de détendre dans un demi-sourire les faces immobiles des Bostoniens.

James Russell Lowell suivit cette impulsion en publiant les Papiers de Biglow. On a pensé qu’ils étaient le commencement d’une littérature nationale parce que, d’un océan à l’autre, cet essai unit le pays entier dans un seul éclat de rire. Après trois générations, ces pages, où des opinions personnelles sur la guerre du Mexique et autres débats politiques se présentent en dialecte, ont perdu leur charme d’actualité. Et pourtant, grâce aux traits comiques par lesquels Lowell s’est efforcé d’y peindre le caractère américain, elles demeurent la partie la plus originale de son œuvre. Pour le reste, son gracieux talent fait de lui un poète anglais de second ordre.


V

L’intérêt éveillé par les œuvres en prose d’Edgar Allan Poë a franchi les limites de la littérature américaine : c’est le public universel qui a salué en lui les dons du génie. La connaissance familière que l’on a de l’écrivain et de ses contes, grâce à des traductions et à des critiques comme celles de Baudelaire et de Arvède Barine, ne s’étend pas à son œuvre poétique. L’existence écourtée et pleine de tourmens à laquelle le condamnèrent les circonstances et son tempérament passionné fut sans doute fort différente des vies méritoires d’un Longfellow ou d’un Whittier. Le trait commun est la sonorité mélancolique.

Le désordre de Poë, désordre moral et matériel, dans sa conduite et dans ses affaires, désordre dans sa destinée elle-même, le harassa et le tua à trente-huit ans. Personne ne sait au juste s’il est né à Boston ou à Baltimore. L’heure qui précéda sa mort, il la passa dans un ruisseau d’où on l’emporta, inconnu, à l’hôpital de Richmond pour y rendre son dernier soupir. Fils d’un gentleman américain, qui avait du sang latin dans les veines, et d’une actrice anglaise, à deux ans il resta orphelin sans un sou vaillant. Un riche marchand l’adopta et l’éleva dans la prodigalité du luxe, pour le déshériter, à vingt ans, en lui laissant, pour toute dot, des goûts extravagans et les habitudes de la richesse d’autrefois. Il avait passé en Angleterre ses premières années d’école : il entra à l’Université de Richmond et s’en fit expulser. Même sort à l’Académie militaire de West-Point. Il servit dans l’armée comme simple soldat, voyagea deux fois à travers l’Europe et finalement, à vingt-deux ans, recourut pour vivre à ses dons d’écrivain. Avant cette date, il avait publié un volume de vers dont il disait qu’ils étaient « le champ de son choix. » La poésie, en effet, dont il se plaignait d’être constamment détourné par la nécessité de recourir à sa plume comme à l’outil du gagne-pain, est pour lui « non un moyen, mais une passion. » Ces vers de début n’ont rien de remarquable ; mais ce sont les premiers (Tamerlan et Araal) où un poète américain ait exprimé son adoration pour une femme.

Le père de Poë et toute sa lignée paternelle étaient originaires de Baltimore. Ces États du Sud, colonisés par des catholiques qui vivaient tranquilles dans leur foi religieuse, étrangers à l’austérité puritaine et gratifiés d’un climat délicieux, étaient autrement prêts que le Nord à engendrer un amoureux de la beauté. L’Amérique connut enfin dans Poë un poète qui osa prononcer le mot de « passion » et vivre selon ses exigences. « La poésie, dit-il, si ce n’est par rencontre, n’a rien à voir avec le Devoir et avec la Vérité. Je fais de la Beauté le royaume de la poésie. » Et ailleurs : « Il n’y a pas de doute que l’amour soit le plus pur et le plus sincère de tous les sujets poétiques. » A travers la poésie du Nord, la puritaine passe intangible comme une vierge de glace. Elle a sur elle le froid d’une dalle. Dans les fragmens mélodieux et trop rares que Poë a donnés au monde, il y a une femme, la femme d’amour, brûlante de l’ardeur qu’elle inspire elle-même et dont l’image se transfigure en beauté. Poë a aimé. Peu importent les histoires que ses biographes ont chuchotées sur les attachemens de sa vie. Laissons-les regretter qu’il ait été infidèle à la mémoire de sa première femme et déplorer des épisodes sentimentaux où ils craignent de découvrir du scandale. Tout cela vraiment ne signifie rien. Un seul fait compte : ce fut la passion qui acheva de former le talent, par ailleurs incomplet, de Poë.

Or, cette passion qui se manifeste ici, avec des éclats inconnus de ceux qui, au nom d’une doctrine, refusent de faire à la sensibilité sa part, cette passion qui est l’âme de la poésie d’Edgar Poë, n’échappe pas avec lui à la mélancolie désespérée des rimes du Nord. On chercherait en vain une page de joie dans tout ce qu’il a écrit. Ses vers lyriques ne disent pas la possession mais la perte ; son souvenir, sans tressaillement de bonheur, n’est qu’une réminiscence tragique. Les incohérences de sa vie, sa pauvreté, ses mœurs, avaient fait de lui une cible aux calomnies et un objet de dégoût pour une société qui, dit-il, « regarde la misère comme un crime. » Pourtant le regret amer, que le poète crie dans Ulalume, le Corbeau, Annabel Lee, n’est pas la rancune d’une âme révoltée contre son destin ; on y touche la substance même d’un cerveau à la torture, passionné pour l’oubli, impuissant pour la joie.

Pour Annie est le mot de gratitude prononcé par un homme mort, après que « la fièvre nommée vie » est tombée à la fin, quand il peut se reposer content, l’esprit libéré des supplices anciens. « Il est étendu heureux, baignant dans le rêve de la fidélité et de la beauté d’Annie, plongé dans le bain des tresses d’Annie, sûr de son amour, tendrement endormi au paradis de sa poitrine. La lamentation et le gémissement, le râle et le sanglot sont apaisés maintenant ; apaisé avec eux, cet horrible battement du cœur. Ah ! cet horrible, horrible battement ! La maladie, la nausée, la douleur impitoyable ont cessé avec la fièvre qui affolait, qui consumait son cerveau. » Annabel Lee est la ballade d’une jeune fille qui vivait dans un royaume au bord de la mer. « J’étais un enfant et elle était une enfant, mais nous nous aimions d’un amour qui était plus que de l’amour, moi et ma petite Annabel Lee, avec un tel amour que les séraphins ailés dans le ciel nous enviaient elle et moi. Ils n’étaient pas, moitié si heureux dans le paradis, non ! Et c’est pourquoi une nuit le vent est venu des nuages, c’est pour cela qu’il l’a glacée, qu’il l’a tuée, ma petite Annabel Lee ! »

Le Corbeau (The Raven), écrit dans une langue superbe, avec un parti pris de répétitions qui semblent couper, comme d’un glas de cloche, l’histoire angoissante des tourmens du poète, ne fait que mieux ressortir par l’éclat des images cette ombre de mort dont la Muse de tous ces poètes américains est entourée et enveloppée. « Une fois, dans une cruelle veillée, tandis que, faible et brisé, je me penchais sur les livres étranges et désuets d’une science oubliée, tandis que je dodelinais de la tête, à demi sommeillant, soudain un choc vibra, comme si un léger tapotement ébranlait la porte de ma chambre. Je murmurai : « C’est quelque visiteur qui frappe à la porte de ma chambre. » Voilà ce que j’entendis, et rien de plus. Ah ! je m’en souviens distinctement ! C’était dans le frisson de décembre. Je souhaitais le lendemain avec intensité. Vainement j’avais sollicité de mes livres une relâche à la douleur, à la douleur d’avoir perdu Lénore. Pour la seconde fois, j’entendis le tapotement, un peu plus impérieux que d’abord. « Sûrement, dis-je, sûrement, il y a quelque chose à ma fenêtre. » J’ouvris les volets à deux battans et voici qu’avec un large jeu, un grand froufrou d’ailes, un noble corbeau entra chez moi, vénérable comme le temps. Il ne me salua pas ; il ne s’arrêta pas, il ne se fixa pas une seconde ; mais, avec le port d’un lord ou d’une lady, percha sur le buste de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; il percha, se dressa, et rien de plus. » Poë interroge l’étrange visiteur et à chaque question de son hôte le corbeau croasse pour toute réponse : « Jamais plus ! » « Prophète, dis-je, valet du mal, prophète quand même, que tu sois oiseau ou démon, par le ciel qui penche sur nous, par ce Dieu que toi et moi adorons, dis à cette âme pliée sous le chagrin, si dans le distant royaume de Aidenn, elle étreindra une sainte jeune fille que les anges nomment Lénore. — Le corbeau dit : « Jamais plus. » — Que ce mot soit le dernier entre nous, oiseau ou démon ! hurlai-je en m’élançant ; retourne à ta tempête, à la rive enténébrée de Pluton ; ne me laisse pas une de tes plumes noires à l’appui du mensonge que tu as dit. » Mais l’oiseau résiste et le poète vaincu gémit : « Enlève seulement ton bec de mon cœur. » L’oiseau répond : « Jamais plus. »


VI

Avec Emerson et Walt Whitman la poésie américaine prend une orientation nouvelle.

L’évolution intime dont Emerson donne le spectacle est le miroir même de la crise que devait traverser la jeune société américaine. Né en 1803, Ralph Waldo Emerson sortait d’une famille dont les chefs, depuis huit générations, autant dire depuis leur arrivée en Amérique, avaient tous été des gens d’église. Le séjour de Boston, où ses aïeux s’étaient fixés, fut malgré tout l’occasion d’un affinement dont devait hériter le petit-fils et qui avait manqué à Whittier, cet enfant de fermiers. Emerson allait être le premier fruit d’un milieu pensant, fraîchement formé dans un pays neuf et qui n’avait d’autre tradition que sa foi fanatique. Il avait commencé par faire toutes ses études religieuses et il avait été ordonné ministre quand, à trente-neuf ans, il se retira de l’église à cause « des scrupules qui lui étaient venus sur le sacrement de la communion. » Cette coupure d’avec tout ce qui, dans sa famille, représentait l’esprit de foi et les chances de salut, s’accomplit d’elle-même : dans un pays sans passé, il n’y a que l’avenir qui compte ; Emerson sortit de son ministère aussi naturellement qu’une plante, élevée à l’ombre, s’oriente vers la lumière. « Ce n’est point, dit-il, dans l’acte même, mais dans les motifs qui l’ont déterminé, que l’âme trouve son apaisement. » La philosophie qui naquit de ces libres méditations a été pour l’humanité d’un profit universel. Qu’Emerson écrive en prose ou en vers, il est toujours préoccupé d’exprimer quelque réflexion profonde touchant l’activité de l’homme, les problèmes de son existence, les rapports de l’âme avec le monde. Il usa du vers comme d’un moyen d’expression au service de quelques-unes de ses idées « parce que la poésie nous enseigne les ressources d’énergie enfermées en peu de mots. » Il n’y a pas de charme musical dans les poèmes d’Emerson ; ils sont boiteux, gauches, souvent enveloppés d’obscurité, parfois incompréhensibles. Carlyle, moitié plaisant, moitié sérieux, écrivit à son philosophe favori : « Bel abstracteur de quintessence, vous me laissez le desideratum d’un peu plus de concret. »

La pensée d’Emerson inaugure un commencement de réaction. Il dit lui-même dans un de ses premiers poèmes : « J’ai envie de rire du savoir et de la vanité de l’homme, de l’école des sophistes et de la bande des docteurs, car que sont-ils, en tas, au sommet de leur outrecuidance, quand l’homme qui est dans la brousse peut se mettre en présence de Dieu ? » Avec la présomption naturelle à la jeunesse de son peuple, Emerson voudrait que chaque homme se forgeât pour soi-même une croyance libre, fondée sur les aspirations individuelles. Il écrit dans le Problème : « J’aime une église ; j’aime un capuchon de moine. Les ogives d’un cloître descendent en chantant dans mon cœur, comme une jolie musique, comme un sourire que la pensée abaisse. Et pourtant, quelles que soient les visions dont sa foi le gratifie, je ne voudrais pas être ce moine à capuchon. » Ailleurs, dans le poème de Threnody, écrit à la mort de son fils, il dit au milieu d’une lamentation d’une poignante beauté : « Je t’avais donné des yeux pour voir, qu’en as-tu fait ? J’avais appris à ton cœur à marcher en dehors des rites, des bibles révélées. Je venais à toi comme à un ami. O très cher, je ne t’ai pas envoyé de maîtres, mais je te voulais un œil joyeux, une innocence qui fit envie au ciel, l’élan vers l’enthousiasme, le rire, afin que tu pusses cueillir librement la fleur splendide à la cime des arts. »

Emerson fut le premier aux Etats-Unis à prêcher — non plus sur l’au-delà et ses terreurs, — mais sur le chapitre des devoirs de l’homme envers les autres hommes. Il se plaçait particulièrement au point de vue d’une société née de la veille, qui voulait mettre une liberté gagnée de haute lutte au service d’un idéal nouveau.

Beaucoup de poèmes le montrent sous la figure d’un socialiste plutôt que sous les traits d’un poète : le Muskesaquid, Each and All, Demomacal Love, Illusions, etc. Son Ode à Boston s’ouvre par ces paroles surprenantes : « Ce commandement du Seigneur descendit sur le puritain qui veillait : — Je suis las des rois ; je ne les tolérerai pas plus longtemps. A mon oreille le malin apporte le cri des pauvres outragés ; crois-tu que j’ai fait cet univers pour qu’il soit un champ de déprédation et de guerre ? pour que les tyrans, grands et petits, aient l’occasion d’opprimer le faible et le pauvre ? Mon ange favori… son nom est liberté. Prenez-le pour en faire votre roi. Je ne souffrirai plus un noble ; nulle lignée ne sera dite haute : des pêcheurs, des bûcherons, des fermiers formeront entre eux un Etat. »

De l’amour, il n’en est pas question à travers l’œuvre d’Emerson, si ce n’est dans un certain poème d’allure philosophique qui a pour titre ‘ : Amour créateur, démoniaque, céleste. Le Rhodora, publié parmi les pièces de jeunesse quand l’écrivain atteignait sa trente-sixième année, atteste le goût de l’observation esthétique. Cette aptitude, à une autre époque et sous un autre ciel, aurait pu donner à la poésie une puissance que la naissante démocratie américaine a réservée pour les seules préoccupations sociales. « En mai, quand les vents de mer traversent nos solitudes, j’ai trouvé dans les bois la fraîche Rho-dora. Elle étalait ses fleurs dans un recoin humide pour réjouir le désert et le ruisseau assoupi. Les pétales de pourpre effeuillés sur la surface de l’eau égayaient de leur beauté les profondeurs noires. Ici l’oiseau cardinal pouvait venir pour rafraîchir ses plumes et courtiser la fleur qui éclipse son éclat. Rhodora, si les sages te demandent pourquoi ton charme est perdu sur la terre et dans le ciel, dis-leur, chère, que si les yeux sont faits pourvoir, la beauté est sa fin à soi-même. Pourquoi étais-tu là, ô rivale de la rose ? Je n’ai pas songé à le demander, et je ne l’ai pas su ; mais, dans la simplicité de mon ignorance, je suppose que la même Puissance qui m’a amené ici, toi aussi t’y a amenée. »

Walt Whitman naquit en 1819, entre les États du Nord et ceux du Sud, dans cette région médiane du pays où le mélange des races a fondu les apports étrangers, atténué ce qu’ils présentent de trop caractéristique et façonné avec eux un type composite qui, certainement, est américain. Dans ces conditions, Whitman apparaît moins comme le rejeton d’une famille particulière que comme l’enfant de tout un pays dont la prospérité croissante, la fraîcheur d’émotions, les espérances illimitées l’ont marqué du sceau d’un optimisme triomphant. Cette ardeur éclate, en bouleversant tous les préjugés, dans un lyrisme qui célèbre l’univers entier, les êtres et les choses : « Pour le bien et pour le mal, je permets à la nature de parler sans frein avec son intensité originelle. » Après des années de lutte pour la vie, puis pour la liberté, on goûtait enfin une trêve à ce double combat. Whitman, à la faveur de ces circonstances heureuses, allait devenir un pionnier d’une espèce nouvelle : il partait à la découverte de l’homme, de l’humanité, surtout de soi-même. « Je ferai jaillir l’égotisme, je montrerai qu’il déborde de tout : je serai le poète du moi personnel. » De la piste qu’il se fraye par son propre effort sur un terrain resté jusque-là en friche, Whitman envoie ses vers comme des messages, sans suspendre un instant sa marche. Il s’est débarrassé de toute influence qui aurait pu entraver sa route, sa trouée en avant. Il est arrogant, il se suffit, il se sent unique. « Pourquoi prierais-je ? Pourquoi serais-je respectueux et soumis aux convenances ? Ayant poussé jusqu’aux profondeurs, coupé des cheveux en quatre, disputé avec les doctes et spéculé haut, j’ai constaté que cette chair qui habille mes os m’était douce entre toutes les chairs. Si j’adore une chose plus que l’autre, c’est la belle santé de mon corps et de ses membres. » Et plus loin : « J’ai entendu répéter ce que l’on conte de l’Univers, je l’ai entendu ressasser pendant plusieurs milliers d’années. C’est une explication qui en vaut une autre, mais n’y a-t-il rien à dire de plus ? » Et lui-même répond : « J’attends une race neuve, née pour dominer celles qui la précèdent, pour se hausser encore par les luttes nouvelles, par les débats nouveaux de sa politique, de sa littérature, de sa religion, de ses inventions, de ses créations d’art. Je l’affirme, aucun homme n’imagine encore quelle chose divine il est en lui-même et comme elles sont certaines les grandeurs de l’avenir. »

Tels passages des poésies de Whitman contiennent des énumérations d’objets, de lieux, de qualités, présentées avec la crudité d’un inventaire. Il a un besoin irrésistible de noter, sans une omission, tout ce qu’il voit autour de lui : « Vois les steamers fumer à travers mes poèmes, vois le flot des immigrans qui monte et qui s’installe ; vois les pâturages et les forêts, vois les animaux sauvages et domestiques, vois les cités solides et vastes, vois les fermiers labourer les terres, vois les mineurs creuser les mines, vois les usines innombrables, etc. » D’autres ont passé inattentifs, lui veut nommer ce qui est ; il le fait avec un accent de sincérité qui force qu’on l’écoute. Ce n’est pas l’effet de l’imagination créatrice d’un poète doué pour transfigurer le réel ; c’est au contraire la fraîcheur d’esprit d’un peuple nouveau-né découvrant le monde dans une griserie d’images. Sa pensée ne voile pas de mystère ce qui nous est familier, elle ne cherche pas à renouveler le connu par quelque sortilège : c’est de la vérité seule et nue qu’il fait son thème : « Donnez-moi la vie crue et violente et je serai votre poète. » Quelle que soit pourtant sa brutalité, jamais rien ne décèle en lui cette bassesse qui se détache du raffinement, pour goûter la perversion. Ce que l’on a constaté chez Whitman, c’est la totale absence de goût et de choix, des impulsions de primitif et, dans le domaine de la pensée consciente, un parti pris de réaction contre tout ce qui s’appelle dogme et sommation.

Ce n’est pas la beauté de la nature qu’il chante, mais la nature en bloc avec son sublime et son désordre apparent. « Je crois dans la chair et dans ses appétits. Voir, entendre, toucher sont des miracles. Chaque partie, chaque bribe de moi est un miracle. » Et ailleurs : « Je crois que je pourrais retourner avec les animaux, vivre avec eux. Ils sont si calmes, si satisfaits de leur sort ! Ils ne gémissent pas, ils ne suent pas le sang à cause de leur condition, ils ne gisent pas les yeux ouverts dans les ténèbres en parlant sur leurs péchés, ils ne se rendent pas malades à discuter leurs devoirs envers Dieu. »

Indépendant de tout et de tous, égal à quiconque, fier des acquisitions de sa propre expérience, curieux, indiscipliné, orgueilleux, sans tare, jeune des puissances de la jeunesse, Whitman est le prototype de cet individualisme qui est la base de la démocratie : « Et nul, pas même Dieu, n’est aux yeux de chacun de nous plus grand que soi-même. Quant à celui qui marche dix pas sans sympathie pour son prochain, il suit ses propres funérailles, drapé dans son suaire. » Ecoutons enfin cette déclaration : « Je ne suis ni pour les institutions ni contre elles : qu’avons-nous, elles et moi, de commun ? — Je voudrais seulement créer cette institution : la précieuse tendresse de camaraderie. »

C’est en dehors de toute foi religieuse, par la seule confiance où il est de la persistance de sa personnalité que Whitman arrive à la certitude de l’immortalité : « Je sais que je suis au-dessus de la mort. » Il croit à la vie future, sans enfermer sa croyance dans aucune promesse précise. Son optimisme suffit à entretenir en lui la pensée vague, mais constamment présente, d’une vie au-delà du tombeau : « J’ignore ce que nul n’a expérimenté, ce qui vient après ; mais je sais que cette condition sera suffisante et qu’elle ne peut manquer. Il ne peut être anéanti, le jeune homme qui est mort et qui a été mis en terre, ni la jeune femme qui est morte et que l’on a étendue à son côté, ni le petit enfant qui a frappé à la porte, puis qui est revenu en arrière et qu’on n’a plus vu jamais, ni le vieil homme qui a vécu sans but et qui le sent avec une amertume pire que le fiel, ni l’habitant de la maison de misère ravagé par l’alcool et la débauche, ni rien sur la terre et en dessous dans les antiques tombes. Chaque être qui passe est maintenu, chaque être qui s’arrête est maintenu ; pas un qui puisse disparaître. » Le poète affirme : « Tout va et vient, en avant, en arrière, rien ne s’affaisse ; mourir est autre chose que ce qu’on suppose, une meilleure aubaine. »

Whitman unit au sens de l’humain la sauvagerie d’un primitif. Il apparaît tout à la fois tendre et révoltant, plein de pitié et odieux. Son esprit vraiment démocratique et fraternel s’élève à une conception des relations sociales qui atteint çà et là au sublime, mais tombe ailleurs dans un naturalisme déplaisant. Sans doute, des passages tels que celui-ci reflètent l’idéal chrétien tout pur : « Je ne vous demande point qui vous êtes : cela n’a point d’importance pour moi. Sur le manœuvre du champ de coton et sur celui de l’égout, je me penche ; sur sa joue droite je le baise comme un parent. Je saisis l’homme qui trébuche, je le relève avec une volonté irrésistible : ô désespéré, voici mon cou ; par Dieu, tu n’iras pas au fond ! Cramponne-toi à moi ; tu ne peux rien faire, rien être qui me détache de toi. » Grandiose à ses heures quand il parle de l’homme et de la femme, il devient intolérable quand c’est à un homme ou à une femme qu’il touche. Dans ce qu’elles ont d’anonyme, les Chansons d’Adam apparaissent bien moins comme des poèmes d’amour que comme les impulsions d’un demi-sauvage en face de l’être complémentaire du sien.

Il y a chez Whitman de l’éclat dans la langue, de l’éblouissement dans les mots. Pour les formes des vers, il les a toutes violées : ses poèmes ne s’accommodent au moule d’aucun rythme connu et, toujours écrits sans rime, ils sont d’une lecture difficile. On se trouve en face d’un poète « self-made.. » Or, voici en quels termes il a résumé son programme littéraire : « Je chante le moi, l’individu dans son isolement, et pourtant je prononce le mot démocratie, le mot en masse. Et, du front à l’orteil, je dis ce qui est du domaine physiologique ; car la physionomie et le cerveau ne sont pas seuls dignes de la muse. Je dis que la chanson du corps total a plus de grandeur. Je chante du même ton la femelle et le mâle. Je chante ce passionné de la vie, cette créature d’élan, de force, de belle humeur, que les lois divines ont façonné pour la libre activité, — je chante l’homme moderne. »

La vigueur de la pensée de Whitman a été estimée à son prix : M. de Wyzewa a pu dire que « les critiques du XIXe siècle ne manqueront pas de conclure que Whitman a été l’instigateur de notre mouvement littéraire contemporain. » Son don génial, son culte passionné de soi-même étaient sans doute des élémens propres à créer un grand poète lyrique ; pourtant Whitman démontre, avec plus d’évidence que les autres écrivains auxquels M. Stedman donne une place dans son Anthologie, la vanité de l’effort poétique aux Etats-Unis. Ils étaient nés, ces poètes dans un pays qui, sans passer par les bégaiemens du berceau, a trouvé tout de suite à son service une langue faite, comme sur un autre terrain il a débuté par la voie ferrée, en sautant l’étape de la route ; un pays dont les pensées et les rêves ont plié sous le poids des conceptions les plus austères ; un pays dont la musique nationale a été le grincement des machines ; un pays qui a eu pour clocher une cheminée d’usine ; un pays qui, au temps de la jeunesse de Whitman, avait le culte de la prospérité pour foi, la conquête de l’argent pour but ; un pays qui a considéré longtemps la beauté comme un luxe, l’utilité comme une excuse de la laideur, l’individualisme forcené comme le moyen d’éveiller chez l’homme la plus haute puissance d’action et d’éduquer le plus noblement son caractère : ce pays-là, quelques miracles qu’il ait produits, ne pouvait pas espérer qu’il ajouterait à leur liste la création d’une poésie. Les œuvres en vers écrites par les Américains qui viennent d’être nommés ne dessinent la courbe d’aucune évolution littéraire. On pourrait, sans le diminuer, retirer du patrimoine poétique de l’Angleterre la maigre contribution des Etats-Unis. Ces poètes d’outremer sont intéressans dans la mesure où ils éclairent pour nous le fond de l’âme américaine. Ils ont écrit l’histoire des états de sentiment, de crainte, d’espérance, que les spectacles de la nature, l’idée de Dieu et les préoccupations morales ou sociales éveillaient autour d’eux, dans un peuple jeune.


VAN VORST.

  1. Le premier théâtre ne fut ouvert à Boston qu’au milieu du XVIIIe siècle.