Un Siècle d’art français à Berlin


Un siècle d’art français
à Berlin

On n’a pas oublié ce pavillon allemand, qui fut une des surprises de la dernière Exposition universelle. Rien que des Chardin, des Pater, des Lancret, des Watteau : c’était exquis. Dans le capharnaüm mondial étalé aux bords de la Seine, excepté certaines salles féeriques du Petit Palais, où scintillait l’écrin confus du moyen âge, il n’y avait pas un coin où l’on fût plus à l’aise, pas un meilleur asile où sentir l’élégance et la grâce françaises.

Cette impression, je viens de la retrouver à Berlin, dans cette admirable exposition d’art français du XVIIIe siècle, ouverte, pour quelques jours encore, à l’Académie des Arts. On sent bien que le dessein même en aurait été impossible, sans l’assentiment du souverain ; sans sa participation, il lui aurait manqué, avec ses plus beaux ornemens, le meilleur de ses enseignemens et de sa signification. Ce n’aurait plus été alors qu’une exposition comme les autres, comme l’Exposition anglaise qui eut lieu il y a deux ans. Certes, elle n’eût pas laissé d’être encore fort intéressante : rien n’est indifférent de ce qui peut là-bas donner bonne opinion de nous. Mais enfin, ce n’était plus cette Exposition historique, où revit un chapitre du passé de deux grands pays. On ne saurait assez dire ce que le succès de l’entreprise doit à l’initiative de notre ambassadeur, M. Jules Cambon, et à son crédit personnel auprès de l’empereur d’Allemagne. Une part essentielle lui revient dans l’œuvre délicate qu’il a menée à bien. Il serait injuste d’oublier que le bénéfice de cette exposition est destiné aux premiers frais d’une œuvre, où l’on reconnaît la charité ingénieuse de Mme  Jules Cambon : la création d’un « Foyer » où les jeunes Françaises, employées à Berlin, trouveront un « chez elle » et un lieu amical de causerie et d’intimité.

Grâce à ces patronages, les plus précieux concours ont été obtenus. À côté des trésors des collections impériales et d’inestimables Watteau, tels que l’Enseigne de Gersaint, que quelques familiers pouvaient seuls entrevoir dans le boudoir de l’Impératrice, le roi de Saxe, les grands-ducs de Bade et de Saxe-Weimar, la princesse Friedrich-Karl de liesse, le prince de Lichtenstein, ont prêté des chefs-d’œuvre. Des ouvertures faites à Paris par notre ambassadeur, aidé dans ses démarches par le baron de Berckheim, conseiller de l’ambassade, et le comte de Seckendorff, il est résulté une moisson supérieure sans doute, pour le choix des morceaux et la qualité de l’ensemble, à tout ce qu’on a vu en ce genre. C’était la fine fleur des galeries françaises. L’État avait prêté des « Gobelins » incomparables, les sept pièces de l’Histoire d’Esther, par Jean-François de Troy, et trois pièces des Histoires de Psyché et de Didon. Le soin de l’arrangement avait été confié à M. le professeur Kampf, le peintre éminent, président de l’Académie des Arts. Le local de l’Académie se prête d’ailleurs à merveille à ce genre de présentations. Bref, tout ici est de nature à satisfaire les plus difficiles. Il en restera un souvenir qui nous fera honneur. Les visiteurs de l’Exposition n’en conserveront pas seulement une série d’images brillantes, et la vision d’œuvres d’art dont on ne retrouvera pas un pareil assemblage ; on devra aux organisateurs quelque chose de plus : l’évocation d’un moment singulier de la vie de l’Europe, et la conscience du jour, si mémorable dans l’histoire, où deux peuples et deux esprits eurent un instant de vif et rapide contact.


I

La préoccupation des organisateurs a été avant tout de faire connaître en Allemagne un art qui y est moins encore dédaigné qu’inédit.

Le succès de l’Exposition l’a bien prouvé, — le dédain pour l’école française, chez nos voisins, était surtout de l’ignorance.

C’est l’histoire ordinaire. Et les raisons de cette ignorance sont très aisées à discerner. D’abord, s’il y a beaucoup de peintures françaises en Allemagne, on ne les trouve guère dans les galeries publiques. La plupart appartiennent aux collections des princes, et ces collections ne sont pas des musées. Et puis, les successeurs de Frédéric n’eurent pas les mêmes goûts que lui. Ses collections après sa mort subirent une noire éclipse. Elles furent méprisées, pis encore : oubliées. Ce fut alors, pour les bergers et les bergères de Watteau, au fond des châteaux de Potsdam, le sommeil séculaire de la Belle au Bois dormant. On ne savait même plus ce qu’ils étaient devenus. Il fallut les redécouvrir, et le mérite en revient au père de l’Empereur actuel. C’est ce prince, alors prince royal, qui ressuscita, on peut le dire, ce petit monde évanoui. Mais avons-nous le droit de reprocher à l’Allemagne cette longue période d’oubli ? Et ne lui en avions-nous pas nous-mêmes donné l’exemple ? Et enfin, comme on va le voir, les œuvres de notre école conservées en Allemagne appartiennent presque toutes à une seule époque ; elles sont comprises pour la plupart dans l’espace "qui s’étend de la mort de Louis XIV à la guerre de Sept ans. Peu de chose avant et rien après. À partir de 1760, les collections s’arrêtent : le fil de l’histoire se rompt.

Tels sont les faits qui ont dicté le programme de l’Exposition. Peut-être aurait-on pu en concevoir un différent. Mais on ne se proposait pas d’instruire les Parisiens, et particulièrement les érudits et les critiques. L’objet était ici d’offrir au public de Berlin une revue d’ensemble d’un siècle de notre art, et de faire aimer notre génie à l’heure où, moins sévère et moins grand peut-être qu’à d’autres époques, il fut assurément le plus vif et le plus aimable. Si c’est bien cette vue qui a présidé au choix des organisateurs, il était impossible d’en souhaiter un meilleur, ni d’être, en moins de pages (moins de quatre cents numéros), plus « expressif » et plus complet.

Ce qui frappe tout de suite, dans cette exposition, c’est la variété. D’abord, selon la méthode ingénieuse adoptée au nouveau Musée, on a entremêlé de la façon la plus heureuse les diverses branches de l’art, les sculptures et les tableaux, les tentures et quelques meubles : on évite par-là une certaine froideur. L’ensemble prend un air plus naturel et moins pédant. Ce n’est pas tout. Cet art, qui, de loin et un peu superficiellement, semble uniforme, trop enfermé dans le cercle de sa galanterie, quel genre n’a-t-il pas touché ? Quelle corde lui manque ? Voici les ondoyantes déités de Boucher, roulant sur des trumeaux leurs corps nacrés et roses, semblables à un rayon dorant la cime d’un nuage ; voici, comme « pendans, » d’autres « dessus de porte, » mais de Chardin ceux-là, et où des trophées de musique, des cuivres et des bois, des tambours et des fifres semblent intérieurement sonores et bruissans de quelque magnanime fanfare de Rameau ; et ce sont les « intimités » du même maître modeste et fier, et ses fruits savoureux, ses ustensiles de ménage, sa bonne bourgeoisie patiente et robuste, si tendre et si subtile aussi ; voici les grands récits de Jean-François de Troy, sa rhétorique fleurie et sa pompe théâtrale, un peu creuse et redondante, mais si amusante tout de même, et où les persaneries parfumées de la Bible se déroulent dans la Venise baroque de Tiepolo ; voici des paravens de Beauvais, et des tapis de la Savonnerie ; des animaux d’Oudry, et des soldats de Parrocel ; deux pastels de La Tour, deux de Pesne et de Perroneau ; et la multitude des dessins, et tout ce qui s’exprime et vit par le crayon arabesques d’Oppenord, projets de fontaine monumentale, modèles d’argenterie, esquisses d’éventail ou frises d’appartement ; frontispices de librairie, encadremens pour des programmes de Marly ou de Fontainebleau ; sanguines de Boucher, études aux trois crayons de Watteau ou de Portail, sépias de Fragonard, étincelantes et inspirées, la Culbute ou le Taureau, la Visite à la nourrice ou Dites donc, s’il vous plaît ; ruines d’Hubert Robert, beaux parcs abandonnés qui redeviennent sauvages ; et enfin, la légion innombrable des graveurs, tous les petits maîtres de l’estampe, en noir ou en couleurs, les virtuoses du burin, de la mezzotinte, de l’aquatinte, les conteurs d’anecdotes et les illustrateurs, les petits romanciers, les nouvellistes en images, les faiseurs de vignettes, de lettrines et de culs-de-lampe, les portraitistes des mœurs, les bonnes et les mauvaises, les fournisseurs d’historiettes du salon ou de l’alcôve, de la campagne ou du boulevard ; — qui le croirait ? jusqu’à des miniatures de missel, les gouaches d’une Vie de la Vierge de ce vaurien de Beaudoin, pour les Heures de la Pompadour : tout y passe, et dans tous les genres, par la palette ou le ciseau, par la pointe du burineur ou la navette du tapissier, c’est la même solubilité, la même faconde divertissante, c’est le renouvellement perpétuel et le mouvement d’une vie prodigue de créer, et toujours pleine d’aisance, de bonheur et de grâce.

J’ai dit qu’il y a deux ans s’était tenue au même endroit une exposition de maîtres anglais : voilà une école monotone ! Rien que des portraits, et tous sur le même patron ! Il semble que le Comité de la présente exposition se soit plu à faire ressortir la différence. Des portraits, cela va sans dire, il y en a ici un bon nombre, parce que le XVIIIe siècle est le siècle du portrait : et la raison en est que c’est un siècle de grande promotion bourgeoise, de changemens dans le personnel de la société et, pour tout dire, de parvenus. Le portrait devient une carrière et une spécialité. Mais, là encore, que de nuances ! Quelle diversité dans les limites d’un art ! Depuis les patriarches du genre, les Largillière et les Rigaud, avec leur langue solennelle et leur opulence oratoire, jusqu’au style Spartiate et frugal de David, que de manières de concevoir et de définir la vie, de la comprendre et de la peindre ! Comme on voit rapidement, d’une génération à l’autre, se modifier le type et l’idéal humains !

Tout ceci, à Berlin, avait certainement l’attrait de la nouveauté. On a même eu, en certains cas, la coquetterie de l’inattendu. C’est ainsi que Greuze, si rebattu dans ses homélies domestiques, si surfait dans ses têtes d’ingénues idéales, figure à l’Exposition sous son aspect, trop peu connu, de réaliste et de portraitiste puissant.

Il faut réserver une place à part à deux Boucher, très célèbres et très cachés et qui auraient fait courir tout Paris, si c’était à Paris qu’on les eût montrés. Ce sont des portraits, — portraits de femmes, bien entendu ; M. Maurice de Rothschild est l’heureux possesseur de ces deux pages rares. La première… Comment la décrire ? Les Grecs lui auraient donné le nom de la moins modeste de leurs Aphrodites. C’est un vrai sujet du Sofa, — une « petite femme » étalée à plat ventre, parmi des coussins écroulés, avec des frétillemens de faunesse plein ses fossettes et une frimousse de jeune animal impudique. Un bibelot d’amateur archimillionnaire, un tableautin un peu acide, plein de miroitemens agaçans, et qui se sauve du cynisme et de l’air vicieux par une sorte d’éclat capiteux qui lui donne la beauté du diable.

À côté de cette fantaisie effrontée, le grand portrait officiel de Mme  de Pompadour, laquelle, entre parenthèses, serait bien étonnée de se voir à pareil honneur. On sait quel accueil Frédéric faisait à ses avances, et de quel ton le « Mars » de Berlin traitait (pour parler comme Voltaire) la Vénus de Versailles. Le portrait justement est de 1758, c’est-à-dire de la pire année de la guerre de Sept ans. Il est postérieur de trois ans au fameux pastel de La Tour, dont visiblement il s’inspire, avec l’intention de le refaire et de le corriger. L’attitude est la même, quoiqu’un peu plus abandonnée. La tonalité générale est une harmonie bleu et mauve. Assise, dans une pose nonchalante, un coude sur des coussins, dans un grand étalage de jupes à falbalas, la marquise tient à la main un livre qu’elle ne lit pas. Elle tourne la tête et attend. L’arsenal de la « philosophe, » l’Encyclopédie, la Henriade, l’Esprit des Lois, ont disparu. Deux roses s’entrelacent à ses pieds. On n’attendra pas de Boucher beaucoup de « doubles vues » et de pénétration. En revanche, pour l’ampleur de la composition, pour l’orchestration subtile des bleus et des lilas avec la noble chute des rideaux jaune pâle, qui s’accordent si bien dans l’ombre avec ce teint de blonde et sa grâce lymphatique, comme « impression » en un mot et comme tache décorative, il est clair que ce portrait de « peintre » vaut infiniment mieux que le portrait du psychologue, — je parle de La Tour, cette espèce de confesseur bourru, qui se vantait de descendre « au fond de ses modèles » et de les « rapporter tout entiers. »

Mais voici le plus curieux. Le tableau de Boucher fut très vivement critiqué. Grimm lui reproche d’être surchargé de fanfreluches. Remarquez que la crise de l’Encyclopédie date précisément de 1757 : c’est l’année où on l’interdit. Trois ans plus tôt, la marquise se fait peindre par La Tour en Notre-Dame des Philosophes. Dans le portrait de Boucher, elle conserve l’attitude générale, qui lui plaît, et supprime autour d’elle sa bibliothèque séditieuse. Elle n’est plus que la femme et la sultane favorite. Un king’s Charles, à ses pieds, exprime la soumission et la fidélité. Est-il imprudent de conclure que le second portrait fut destiné, au moment de l’orage, à remplacer le premier, dont le Roi avait pris ombrage ? Cette trahison n’explique-t-elle pas la colère des philosophes, les critiques de Grimm, et la rage dont la secte ne cessa plus de poursuivre l’artiste ? Ce n’est qu’une hypothèse. Je la donne pour ce qu’elle vaut. Si elle se trouvait juste, on aurait peut-être le mot d’un phénomène bizarre : les accès de pudeur et d’indignation dont le vertueux auteur des Bijoux indiscrets ne se sent plus le maître au seul nom de Boucher…


II

Mais toutes ces choses, qui eussent suffi à faire la gloire d’une exposition à Paris ou à Londres, n’étaient plus à Berlin que le côté accessoire. Pour nous autres, visiteurs français, le grand intérêt n’était pas là. Il était d’un autre ordre, beaucoup plus général et plus essentiel. Nous cherchions la preuve vivante du rayonnement de notre génie, et le souvenir d’un épisode brillant de l’expansion française au XVIIIe siècle.

On a quelque peine, aujourd’hui, à se figurer exactement ce que fut, dans l’ancienne Europe, la gloire du règne de Louis XIV. Des événemens énormes ont, pour ainsi dire, changé la mesure des choses. Le monde s’est agrandi. Des forces, inconnues et incalculables, entrent dans la composition et le jeu moderne des faits. La Révolution, l’Empire, les prodigieux mouvemens des nationalités ont altéré l’échelle des valeurs historiques. Louis XIV n’est plus le « Grand Roi. » Il faut un effort pour comprendre le prestige extraordinaire dont le monarque de Versailles jouissait dans l’étroite Europe de son temps, entre une Espagne déchue, une Italie gisante, une Autriche exténuée, et une Allemagne en léthargie. Chose étrange ! ce prestige survécut à sa puissance même. C’est à l’heure des revers qu’il parut le plus grand. Notre langue, qui avait alors donné ses grands chefs-d’œuvre, commença vers ce moment la conquête de l’Europe. L’élégance, la politesse furent partout les nôtres. Comme il y avait eu autrefois un « monde romain, » il y eut alors un « monde français. » Je n’aurai garde de refaire ici le célèbre discours de Rivarol, qui fut, comme on sait, couronné par l’Académie de Berlin. L’année suivante, au mois d’octobre 1784, le vainqueur de Rosbach écrivait à son frère, le prince Henri de Prusse, alors en voyage à Paris (un merveilleux buste de Houdon, qui figure à l’Exposition, rappelle ce séjour) : « Vous avez, mon cher frère, tous les jours de nouveaux objets qui vous occupent ; vous passez vos jours à courir de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, et à voir encore les traces récentes des magnificences du règne de Louis XIV. » Telle était, à la veille de la Révolution, dans le cœur pétrifié du vieux roi septuagénaire, l’émotion, — sa sœur la margrave disait le « chien de tendre, » — qu’éveillait encore la pensée de notre pays. Le prince répondait : » J’ai passé la moitié de ma vie à désirer la France, je vais passer l’autre à la regretter. » Qui sait pour quelle part, dans les deux grandes créations historiques du xviiie siècle, la Prusse et la Russie, ou dans l’esprit des créateurs, n’est pas entrée l’émulation de Louis XIV, et l’ambition d’être, comme lui, à la tête de la civilisation ?

Voilà les faits dont nous venions relever, à notre tour, les « traces » à Berlin ; c’est sur ce point qu’il nous semblait vraiment intéressant d’interroger les œuvres d’art et de consulter leur témoignage. Notre curiosité n’a pas été déçue.

Dès la première salle, deux « pendans, » bien connus des amis du musée de Dresde, accueillent le visiteur : d’abord un somptueux Rigaud, — peut-être son chef-d’œuvre, — un Auguste III de Pologne, en armure et perruque, tout miroitant d’acier et de reflets de pourpre, escorté d’un page noir qui lui porte son casque, regorgeant de grasse santé allemande, tel qu’un jeune colosse héroïque et voluptueux ; en face, un Nattier, le terrible condottiere Maurice de Saxe, peint dans les mêmes données, autant que Nattier était capable de comprendre cette âme de proie. Au-dessous, deux bronzes de Bouchardon, Charles XII et Gustave III. Et ainsi, dès le premier pas, on a l’impression de quelque chose de neuf dans l’Ecole française : des curiosités plus vives, un horizon plus étendu, embrassant la Suède, la Pologne, la Saxe, la Russie (Pierre le Grand voulait emmener Nattier à Pétersbourg), et notre art devenu l’art universel.

En ce temps-là vivait à Berlin un électeur de Brandebourg, qui, par pompe, et un peu comme la grenouille de la fable, s’était, pour jouer les Louis XIV, fait roi de Prusse à Kœnigsberg. Il s’appelait Frédéric Ier. Il se ruinait en bâtimens pour faire comme son idole. Il entretenait même une maîtresse, par déférence pour l’exemple. Il avait aussi une Académie des Beaux-Arts, sous les ordres d’un méchant peintre hollandais. Un gentilhomme de sa cour, de passage à Venise, se fit peindre par un Français. Le Roi vit le portrait, et engagea le peintre. À la mort du Hollandais, le nouveau venu lui succéda à la tête de l’Académie. Il y demeura quarante-six ans.

Ce peintre, nommé Antoine Pesne, était un très bon peintre, habile, souple, savant, laborieux et fécond. Avec ses deux beaux-frères, les Dubuisson, peintres de fleurs, il fut longtemps à peu près le seul artiste du Brandebourg. Et, quoique sans génie, il n’était nullement au-dessous de son rôle. Il était propre à tous les genres. Son portrait par lui-même figure à l’Exposition. C’est une grosse face réjouie et luisante, pleine de bonhomie et de rondeur, avec un sourire de contentement épanoui sur les lèvres. Tout n’était pas rose pourtant pour le peintre du roi de Prusse. Deux ans après son arrivée, Frédéric-Guillaume Ier s’élevait au trône. C’était ce prince légendaire qui n’avait qu’une passion au monde : celle des grenadiers. Encourager les arts était le cadet de ses soucis. Cependant le terrible sire faisait une exception en faveur de la peinture. Lui, que mettait hors de lui l’idée d’avoir un fils rimeur et joueur de flûte, barbouillait à ses momens perdus. C’était sa façon de passer les attaques de sa goutte ou les crises d’hydropisie qui le suppliciaient. Il signait : Federicus fecit in tormentis. Quelquefois, il s’assoupissait devant son chevalet, et la brosse faisait sur la toile une lourde balafre. À son réveil, malheur à qui lui tombait sous la main ! On savait ce que pesait la canne du roi-sergent.

Ce forcené entre autres manies avait celle du portrait. Il aimait à donner le sien et à recevoir celui des autres. Il payait peu son peintre, mais il ne lui refusait pas l’ouvrage. Pesne fit ainsi à la longue les portraits de toute la cour. Comme il continua jusqu’à son dernier jour, en 1757, la collection de ses ouvrages formerait une galerie de toute la société prussienne jusqu’à la guerre de Sept ans. M. Paul Seidel, le savant historien des arts au temps de Frédéric, en médite, si je suis bien informé, une exposition d’ensemble. Ce sera très curieux. On y verra toute la famille de Frédéric, et ses amis, Jordan, Chazot, Keyserlinck, La Mettrie, Knobelsdorff, ses actrices et ses danseuses, la Reggiana, les sœurs Cochois, Mme  Denis et cette étrange Barberina, dont M. de Wyzewa contait ici même l’autre jour la décevante histoire. Pour cette fois, nous avons dû nous contenter à moins. On ne nous a montré que deux portraits de Frédéric. Le premier le représente âgé de trois ou quatre ans. Il est en jupes, avec le grand cordon et la plaque de l’Aigle noir. Il bat la charge sur un petit tambour et brandit sa baguette avec une mine d’autorité. Près de lui sa sœur Wilhelmine prend des airs de petite dame, et fait le geste de modérer l’élan du jeune guerrier. Un négrillon les accompagne, portant un parasol jaune et un perroquet bleu. C’est saugrenu et c’est charmant. Et c’est encore à Pesne que nous devons les seuls portraits artistiques du prince royal (une fois roi, il refusa obstinément de poser), par conséquent les seules images qui nous restent pour nous figurer à peu près le charme de ce beau visage régulier, ces « grands yeux bleus, » ce « doux sourire » et jusqu’à cette « voix de sirène » dont Voltaire était amoureux.

Pesne fit l’éducation artistique du jeune prince. Il fixa ses goûts. C’est à Rheinsberg, après son mariage et à l’issue de la crise tragique de sa vingtième année, que Frédéric fut maître de se livrer enfin à son penchant pour « les arts. » Aimer les arts, ce n’est pas la même chose qu’aimer l’ « art » tout court. Il y a là une nuance qu’il vaut la peine de préciser. Frédéric a du goût, et le goût des choses distinguées et des délicatesses qui ajoutent du prix à la vie. Il sait aussi qu’un prince se doit de protéger « les arts, » et que c’est là un lustre qui fait les règnes mémorables. Il a certainement une haute idée de la culture et de la valeur qu’elle prête à l’esprit humain. Il croit aussi que cette culture a été portée à sa perfection sous la forme française. Seulement, il y admire surtout l’exercice de la raison et de l’intelligence abstraite. Frédéric le Pfilosophe, comme il s’intitulait, est surtout un intellectuel de la famille de Voltaire, c’est-à-dire très peu « artiste, » si on prend le mot à la lettre, tel que l’entendait, par exemple, Laurent le Magnifique. Il range la peinture dans les arts inférieurs, manuels et « mécaniques. »

Cependant, il en raisonnait, comme il raisonnait de toutes choses. À Rheinsberg, pendant les travaux qu’il fait exécuter à Pesne, on se le représente questionnant, selon sa méthode, pressant l’orange, pour reprendre un mot que Voltaire garda sur le cœur. Et, à son habitude, il résume son enquête dans une pièce didactique, rimée en forme d’épître. Il s’adresse au peintre qui venait de faire un tableau d’autel.

 
C’est du choix du sujet que dépend ton succès…
… Si Lancret peignait les horreurs de l’enfer,
Penses-tu que chez moi son goût serait souffert ?
Que du sombre Tartare entr’ouvrant les abîmes,
Je visse avec plaisir tous les tourmens des crimes ?…
Sur des sujets brillans exerce tes crayons.

Peins-nous d’Amaryllis les danses ingénues,
Les nymphes des forêts, les Grâces demi-nues,
Et souviens-toi toujours que c’est au seul amour
Que ton art si charmant doit son être et le jour.


Ce ne sont pas des vers ailés. Mais ils disent bien ce qu’ils veulent dire. L’art est fait pour la joie et pour la volupté. C’est presque ce qu’allait écrire Diderot : « Si notre religion n’était pas une triste et plate métaphysique… ; si cet abominable christianisme ne s’était pas établi par le meurtre et par le sang ; si notre enfer offrait autre chose que des gouffres de feux…’„ si nos tableaux pouvaient être autre chose que des scènes d’atrocités, un écorché, un pendu, un rôti, un grillé, une dégoûtante boucherie…, vous verriez ce qu’il en serait de nos peintres, de nos poètes, de nos statuaires, etc. » Et, en fait, je ne sais pas ce qu’il en est de la « belle priapée » que Voltaire, dans ses Mémoires, assure avoir vue dans la salle à manger de Charlottenbourg (ces Mémoires de Voltaire sont tellement perfides !) ; mais aucune considération d’art n’a pu surmonter complètement chez Frédéric son dégoût pour une religion qui lui faisait horreur. Ce philosophe ne l’était pas encore assez pour admirer ce qui répugnait à son intelligence. Il n’a presque jamais fait acheter un tableau religieux.

Quant aux « Amaryllis, » aux « Nymphes » et aux « Grâces, » il a beau dire : il les goûtait médiocrement. Il s’est laissé faire quelquefois, pour des tableaux « académiques, » des Sylvestre ou des Bon Boullogne, parce qu’il en a cru quelques amis, Knobelsdorff ou le marquis d’Argens, qui avaient sa confiance. Mais ce n’était pas là son lot. Il est pour les genres tranchés. En réalité il n’admet la mythologie que pour décorer ses plafonds, ou meubler ses jardins. Pour ses appartemens et pour sa galerie, il a son affaire : ce sont nos petits maîtres français.

Comment le jeune Allemand, de Berlin ou de Rheinsberg, en a-t-il entendu parler ? Évidemment par Pesne. Le peintre était retourné à Paris, en 1721, pour s’y faire recevoir Académicien. Il n’y vit pas Watteau, qui venait de mourir. Mais il se lia avec quelques-uns de ses amis, l’amateur Julienne et le peintre Vleughels, dont il fit les portraits (ce dernier est au Louvre). Il connut également Lancret. Et on voit par les vers rapportés tout à l’heure (ils sont de 1737) que le prince possédait déjà quelques Lancret. En 1739, il écrit à sa sœur qu’il a « deux chambres pleines de peintures. » Naturellement, on se le dit. On sait à Paris qu’il y a en Prusse un jeune prince, le roi de demain, qui est amateur de tableaux français. On lui offre des « occasions. » Voltaire, qu’on serait surpris de ne pas trouver dans une affaire, écrit à l’abbé Moussinot (16 janvier 1741) : « Quant aux tableaux que vous voudriez envoyer en Prusse, le Roi aime fort les Watteau, les Lancret et les Pater : j’ai vu chez lui de tout cela. »

Seulement, avec son sens pratique qui s’étend à toute chose, Frédéric veut de la peinture qui « meuble ; » il donne les dimensions. Il veut de grands tableaux, comme son père voulait de grands hommes dans sa garde. On le sert à son gré, et on lui fournit des Watteau sur mesure. Voltaire, qui a le flair, conçoit tout de suite des doutes : « Je soupçonne fort quatre Watteau qu’il (Frédéric) a dans son cabinet, d’être d’excellentes copies. Tout fourmille en Allemagne de copies qu’on fait passer pour des originaux. Les princes sont trompés, et trompent quelquefois. » Le commerce des objets d’art n’avait déjà plus de progrès à faire. On fabriquait de faux Watteau pour l’Allemagne, comme on fabrique aujourd’hui de faux Corot pour l’Amérique.

Mais le roi de Prusse était méfiant. Il prend ses précautions pour n’être plus volé. Il charge de ses emplettes son ministre à Paris, le comte de Rottenbourg, Parisien adoptif, gendre du marquis de Parabère, homme de goût averti, et admirablement placé pour cueillir les occasions ou pour les faire naître. Dès lors les achats se succèdent. On en trouvera le détail chez M. Paul Seidel. Le Roi se tient au courant de tout. Il débat, il marchande, il discute les prix. Il n’achète plus chat en poche ; quand il peut, il se fait envoyer une estampe. Une grande vente est-elle à l’horizon, il veut le catalogue. Les correspondances littéraires se chargent de la réclame. On chauffe l’opinion. À la mort du célèbre amateur Julienne, Grimm écrit : « La vente se fera dans quelque temps d’ici, lorsqu’elle aura été suffisamment annoncée en Europe. » Frédéric y enchérit pour près de cent mille livres. Il avait déjà payé quatre-vingt mille, en bloc, la collection d’antiques du cardinal de Polignac. Il lui arrive souvent de devancer les enchères, et de traiter avec l’amateur. C’est ainsi que Julienne lui vend à l’amiable plusieurs de ses Watteau, et le plus beau de tous, l’Enseigne de Gersaint. Même à l’armée, pendant la campagne de Silésie, il ne perd pas de vue ses achats et leur installation. Et quel bonheur lorsqu’il a fait une bonne affaire ! Avec quel plaisir il écrit à son frère : « J’ai reçu huit tableaux de France, plus beaux que tous ceux que vous aviez vus ; j’en attends encore incessamment quatorze, que j’ai trouvés par hasard pour un morceau de pain : cela servira à Sans-Souci et à Charlottenbourg. » Déjà il les y voit !

Mais comment s’explique, en fin de compte, cette préférence persistante et très spontanée pour un art si spécial et, par tant de côtés, si peu d’accord avec sa nature ? Car Frédéric est tout au monde ; excepté un Céladon. Que pouvaient dire à ce politique, à cet ascète de la gloire, à ce « chartreux militaire, » les fantômes charmans de l’Amour paisible et de l’Embarquement pour Cythère ? On se demande parfois s’il les comprenait bien et s’il faisait la différence entre l’adorable Watteau et ses médiocres imitateurs. Je crains qu’il ne mît sur le même pied le maître et les copistes. Il était trop de son siècle et de l’école de Voltaire pour avoir le sentiment délicat de la poésie. Comme poète, il en reste à l’Épitre à mon esprit, ou aux petits vers de La Fare et de l’abbé de Chaulieu. Poésie didactique ou poésie légère et, comme on disait, « fugitive, » dans les deux cas il ne s’élève guère qu’à la prose rimée. J’ai peur aussi qu’il ne prît certaines grivoiseries pour des licences poétiques. Passe encore pour Lancret ! quoique ce soit beaucoup que d’en avoir vingt-six ! Mais c’est décidément trop de trente-sept Pater. Il y a là un indicé fâcheux. Croira-t-on que Frédéric eût cette faiblesse du collectionneur, qui consiste à cultiver la « belle série ? » C’est, dira-t-on, que les Watteau devenaient introuvables, étant accaparés sur le marché anglais. Mais ne restait-il pas Chardin ?

Frédéric, à ses débuts, avait acheté quelques Chardin. Il en achète deux au Salon de 1737, et ce sont probablement les deux plus beaux du monde : le Dessinateur, qu’on a vu au Pavillon allemand et à l’Exposition Chardin, il y a trois ans, et la Dame cachetant une lettre, une page magnifique, généreuse, somptueuse, qui n’a pas sa pareille en Hollande parmi les plus belles œuvres de Fabritius et de Vermeer. Et puis, sauf deux nouveaux achats, la Ratisseuse et l’Écureuse, il s’en tient là. Pourquoi ? Question de format, d’abord : Chardin ne peint plus qu’en petit, et Frédéric préfère des œuvres plus importantes. Mais n’y a-t-il pas d’autre raison ? Ce grand réaliste, que fut le roi Frédéric II, ne demande pas à l’art une ressemblance trop exacte avec la vie. Il n’a que faire d’une reproduction de ce qui est. Et il ne s’arrête pas à regarder si l’artiste, à force de gravité, d’intimité, d’émotion, crée un secret au-delà et une vie nouvelle qui baigne et transforme la première. Ce qu’il cherche dans l’art, c’est une délivrance et un affranchissement. Les peintres de son choix sont tous des coloristes. Il était certainement sensible à cette caresse du regard que procure une pure harmonie de couleur. Il en parcourait la gamme avec délices. Le flûtiste qui ne se lassa jamais de la musique, et qu’un accord « faisait rêver, » trouvait dans la peinture un nouvel élément de rêves. Il y récréait un moment son épicurisme de goûts et sa sensualité d’imagination. Devant les Lignons de Watteau et ses langoureuses Arcadies, il ébauchait de vagues romans. S’il ne percevait pas le pénétrant lyrisme et la mélancolie du délicieux, il en admirait l’élégance. Ou faut-il supposer que dans cette âme aux cent replis, de bonne heure rudoyée et contractée sur elle-même, enfermée dans une attitude d’orgueil et de sarcasme, subsistât, sous le front du philosophe et du sceptique, ou quelque part dans ce cœur qui eut le malheur de ne jamais aimer, un désir confus de tendresse, et le coin inavoué de nature allemande où pousse timidement la « petite fleur bleue ? »


III

Aussi bien, quel que fût l’intérêt du reste, tout, dans l’Exposition de l’Académie des Arts, cédait au ravissant trio des peintres des « fêtes filantes. » Ils y étaient par bonheur représentés merveilleusement par des morceaux de choix. L’Empereur, outre l’Enseigne, en avait prêté douze, quatre de chaque maître. Et, de ces douze, trois seulement avaient été vus à Paris, en 1900. C’étaient les deux Lancret fameux, la Danse près de la fontaine de Pégase, et l’exquise Camargo : deux pages dont quiconque les a vues se rappelle la grâce aiguë, la double note vive sur une basse grave, et le dessin précieux, d’un accent qui pénètre le cœur en coup d’archet. Et c’était la Danse de Watteau, l’incomparable Danse, une des créations les plus pures du maître, cette blonde fillette en robe pékinée, qui se balance imperceptiblement devant un grand paysage, au son d’une musette enfantine, et en qui s’éveille déjà, dans un corps puéril, le charme ensorcelant et adorable d’Eve.

Parmi les « Watteau » exposés par les particuliers, plusieurs soulèveraient quelques difficultés. Je ne parle pas de deux « pendans » de la collection d’Arenberg, à Bruxelles (le Bain à la campagne, et le Bain à la maison) : ce sont des Pater polissons qui existent ailleurs en plusieurs exemplaires, entre autres à Sans-Souci. Quant au troisième, la Noce de village, il est l’objet de discussions extrêmement délicates, où je n’entrerai pas. La Femme au tournesol, de la collection Rothschild, est une académie de femme d’une peinture fluide, un peu superficielle, qui ferait plutôt songer à un maître comme de Troy. Pour le portrait de Madame Desfontaines, l’attribution à Watteau et le nom du modèle sont des points qu’on ne saurait admettre en l’absence d’un document. Je serais disposé au contraire à voir dans le Scaramouche de Mme J. Porgès une « première pensée » du Gilles de la salle La Gaze, esquisse abandonnée, qu’un élève ou un marchand aura « remise au point » après la mort du maître. Enfin, je serais tenté d’assigner une origine semblable à un des Pater de l’Empereur, la Réunion en plein air, d’une qualité de ton et d’une noblesse de formes invraisemblables pour l’auteur : il faut qu’il y ait du Watteau là-dedans. Mais ce ne sont que des conjectures…

Je n’en parle d’ailleurs que pour montrer à quel point son confuses toutes les questions qui touchent à ce grand artiste. La critique et la biographie de Watteau n’existent pas. On n’a même jamais expliqué comment, dans cette école fastueuse du xviie siècle, du vivant même de Louis XIV, est éclose chez nous cette peinture de caprice et de songe, cette fleur subite et subtile. C’est que Watteau est à nous, bien à nous, par goût et par adoption : mais, il faut bien avoir la probité de le dire, le « premier Français en peinture, » comme on l’appelle quelquefois, n’est que le dernier et le plus exquis de la grande famille flamande.

Je n’entends par-là nullement diminuer notre richesse nationale. De tout temps notre génie s’est accru par le mélange et la fusion. La sociabilité française est faite d’un alliage de races plus complexe qu’ailleurs. Comme la lumière blanche, elle se compose de plus de sept nuances. La perfection de notre culture résulte d’une grande faculté d’amitié. Nous avons coutume d’accueillir des idées étrangères et de les rendre purifiées. Bien plus : la Flandre pour nous est-elle l’étranger ? Depuis le temps des Limbourg et celui des Clouet, où passe la frontière qui divise les deux écoles ? Pour Watteau, né à Valenciennes (comme Pater), six ans après la paix de Nimègue qui donnait la ville à la France, à ne consulter que l’état civil il nous appartiendrait par droit d’aubaine ou de conquête : est-ce ainsi qu’on recrute des hommes de génie ?

Le fait est qu’à Valenciennes, où les églises sont encore riches en belles œuvres de l’école d’Anvers, il reçut d’un maître local une bonne éducation flamande ; à Paris, où il connut des années de misère, il ne fut hors d’affaire que le jour où des compatriotes, un Spœde ou un Vleughels, s’intéressèrent à lui. C’est au Luxembourg, au contact de Rubens, qu’il reçut sa vocation. On a des dessins de lui d’après la Kermesse du Louvre. Ce n’est pas tout. Les sujets de son art sont des sujets flamands. Son premier tableau conservé, la Vraie Gaîté (il est en Angleterre), est une pure bambochade de Téniers. Ses Détachemens de soldats, l’Escorte d’équipages, toutes ces œuvres où il se cherche, où il tâtonne encore, sont des thèmes d’origine flamande. La dernière, l’Enseigne de Gersaint, combien n’en trouve-t-on pas d’originaux, dans les Cabinets d’amateurs ou Boutiques de peintures de David Téniers ou de Gonzalès Coques ?

Or, c’était le moment où cet art, longtemps dédaigné, commençait à être mieux connu chez nous, — où se formaient les collections de la comtesse de Verrue, de Crozat, de Julienne. Pourquoi le nier ? Watteau, à Anvers même, eût été moins encouragé, moins compris qu’à Paris. Certes, ces « sujets de genre » que Téniers s’ingéniait à rendre toujours un peu burlesques, Watteau les interprète au contraire en poète. Mais d’où vient le préjugé vulgaire qui veut qu’il n’y ait en Flandre que lourdeur grasse et luxuriante, sensualité matérielle et joie de vivre épaisse ? Comme si l’aristocrate Van Dyck n’était pas d’Anvers aussi bien que Jordaens ! Et comme si Rubens, dans la dilatation générale de ses formes, n’avait pas donné des modèles de distinction et de délicatesse ! Et (car c’est toujours à ce grand homme qu’il faut en revenir), si l’on veut savoir de quoi il est capable dans la grâce et le romanesque, et quelle est en même temps la source d’où dérive Watteau, qu’on aille voir à Madrid ses Conversations et ses Jardins d’amour.

Je me trompe : elles viennent d’ailleurs encore et de plus loin. C’est à Venise que fut créée cette vision particulière, qui consiste à donner à la représentation de la vie, par l’églogue et la pastorale, par l’atmosphère et le paysage, un air de fantaisie, de profondeur et de mystère. Giorgione, — le Giorgione du Concert champêtre et de la Famille du palais Giovanelli, — est ici le maître qui ne sera pas dépassé. Et Watteau, aussi vite enlevé que lui, est le frère moins bien portant de ce jeune immortel. Il doit à cette faiblesse même on ne sait quelle grâce inquiète et nerveuse, une ardeur et une fièvre, une sorte d’anxiété qui nous le rendent plus cher.

C’était un long corps effilé, émacié, aux mains maigres, n’ayant que le souffle : un esprit fantasque, rêveur, bizarre, ne tenant pas en place, changeant de logis comme un malade se retourne dans son lit. Il était taciturne, toujours mécontent de ses ouvrages, distrait, incapable d’attention aux choses de la vie. Il donnait à son barbier deux tableaux pour une perruque. Il semblait totalement étranger à ce qu’il faisait. Il ne composait pas ; ses œuvres se composaient d’elles-mêmes. Il dessinait toujours dans un cahier relié, et choisissait les figures presque au hasard pour ses tableaux. Rien de moins concerté, rien de plus libre et de plus spontané ; les choses s’organisaient toutes seules et par leur propre vie. Aucune action, aucun sujet : les idées de ce poète ne sont que des « motifs » de songes.

Ses amis s’étonnaient de son inconstance. Ils l’attribuaient à une sorte de gêne ou de malaise, venue de son impuissance à s’élever au « grand art. » En effet, il sentait ses œuvres toujours inférieures à ses idées. On ne comprenait pas, autour de lui, que cette recherche opiniâtre est le signe du grand artiste, de l’homme qui s’épuise à saisir la beauté, et à qui elle échappe chaque fois qu’il a cru l’atteindre. La beauté de la vie ! Voilà ce que Watteau poursuivait sans relâche : et la vie et la beauté le fuyaient à la fois. Dans ces dix années où se succède toute son œuvre, combien de carrières n’a-t-il pas courues ? En combien de façons et sous combien de formes n’a-t-il pas essayé de fixer son rêve ? Des bambochades aux scènes de guerre et de bohème, de l’armée au théâtre, du théâtre au roman et à la pastorale, de la comédie de l’amour à sa divinisation, et de l’Antiope du Louvre à l’Embarquement pour Cythère, des travestissemens de Gilles et de Tartaglia, d’Arlequin et de Colombine, à la nudité des Vénus ; de l’ironie à la féerie, et du monde de Téniers au monde de Véronèse, il tente tous les chemins, essaye de toutes les fictions et de toutes poésies. Et sa dernière œuvre, son chef-d’œuvre, est cette peinture extraordinaire et d’une magie indescriptible, qui ne représente qu’une scène de la vie ordinaire, quelques personnes en visite dans une boutique, une femme assise qui regarde, une autre qui passe le seuil, des ouvriers en train de clouer une caisse, rien de plus : et voilà une des merveilles de l’art. Et l’on peut dire à la rigueur de quoi est faite la beauté d’une œuvre de Rembrandt ; on explique, à force de mots, quelque chose du tour d’esprit d’un Tintoret ou d’un Rubens ; tout ce qui altère la réalité, y ajoute, ou la dénature, se définit tant bien que mal par ces altérations mêmes ; mais comment exprimer l’espèce d’enchantement où nous tient une œuvre comme celle-là, sans apprêt, sans « invention » et sans « idée, » et où la vie réelle prend, on ne sait comment, un air inimaginable de beauté et d’apparition ?


IV

Quel fut, pour finir maintenant par quelques mots de conclusion, l’épilogue de cette histoire des collections de Frédéric ? À quoi ont-elles servi ? Ont-elles eu un résultat et une utilité ?

Un fait curieux, c’est que Frédéric, à partir d’une certaine date, se détourne des œuvres d’art qu’il avait tant aimées. Il refuse celles qu’on lui propose. « Je ne suis plus dans ce goût-là J’achète à présent volontiers des Rubens, des Van Dyck, en un mot, des tableaux des grands peintres… » Quelques années plus tard, il n’achète plus rien du tout. Vieilli, aigri, malade, il semble que sous l’ancien vernis de politesse française réapparaisse peu à peu le caractère paternel et le dur génie du roi-sergent. Le masque se durcit. L’esprit se stéréotype dans une forme immuable. Il croit toujours aimer les lettres : il ne les comprend plus. Il se fait lire le Barbier de Séville : il n’y voit qu’une « farce » et un plat vaudeville. Cette verve étincelante ne le déride pas. Il lui semble que le « génie français tombe dans le marasme. »

En même temps, dans toute l’Allemagne, une réaction se produit contre l’envahissement et la domination de la culture française. Dans les lettres, comme dans les arts, se prononce un réveil national. Lessing et Winckelmann lancent leurs manifestes. Et les premières œuvres du jeune Goethe commencent de paraître. Frédéric a-t-il eu conscience de ce mouvement ? Dans une lettre à Grimm, en 1781, il présageait l’avènement prochain d’une littérature et d’une poésie allemandes. Grimm, mieux informé, ajoutait, en commentant cette lettre : « Les Allemands disent que les dons que le Roi leur annonce sont déjà en partie arrivés. » Deux ans plus tard, l’Académie de Berlin couronnait le Mémoire de Rivarol. Ce discours, qui proclame si lumineusement les raisons de l’universalité de la langue française, n’en était que l’oraison funèbre.

Et, de plus en plus, pendant tout le siècle qui suivit, le mouvement général de l’histoire eut pour effet d’écarter davantage et d’expulser de l’esprit allemand toutes les traces qu’y avait pu laisser la civilisation française. « On ne se pose qu’en supposant : » cette période de négation et de critique à notre égard a été la condition de l’originalité de nos voisins. Il y eut une Allemagne. Et à son tour elle s’imposa à notre attention.

A-t-on reconnu en Allemagne le rôle essentiel que le génie de Frédéric a joué dans l’histoire de cet affranchissement ? De son temps, beaucoup de bons Allemands lui reprochaient sa gallomanie. Nicolaï s’en plaint hautement : « À quoi bon sa manie de protéger les arts, puisqu’il ne fait rien pour nos artistes ? » Et Frédéric lui-même semble avoir eu le sentiment de la stérilité partielle de son effort : « Tous ceux-là, écrit-il en parlant de ses peintres et de ses sculpteurs, sont des étrangers, et s’ils ne forment pas d’élèves de notre nation, il en sera comme du temps de François Ier, qui fit venir les arts d’Italie en France, mais qui n’y fructifièrent pas. »

Ainsi le progrès de l’âme allemande a consisté, en apparence, à rejeter une portion de l’œuvre de Frédéric, qui ne s’est pas incorporée à la vie nationale. Et cependant, à mesure que le passé recule, on comprend mieux le service qu’il a rendu à son pays. On a cessé de lui reprocher ses prédilections étrangères, la greffe hardie qu’il a tentée sur sa race encore sauvage. On lui sait gré de ce qu’il a fait. Au fond, les essais d’hellénisme d’un Winckelmann et d’un Goethe sont-ils beaucoup plus vivans aujourd’hui que l’essai de « francisation » de Frédéric ? Existe-t-il en Allemagne, fût-ce à la Wartburg ou à Weimar, un centre de pensée plus national que le délicieux Trianon de Potsdam ? Je ne pouvais pas m’empêcher, à l’Exposition, de me rappeler le beau tableau d’Adolf Menzel, la Table Ronde de Sans-Souci. C’est le « Banquet des Sages, » Voltaire, Maupertuis, d’Argens, et leurs amis, présidé par le « Marc-Aurèle » et le « Salomon du Nord. » Le grand peintre national n’a rien fait de plus populaire que cette œuvre charmante. Or, tout y sent la France, les costumes et les personnages, les vins et la conversation, et la préciosité de cette architecture « rocaille, » et le pétillement d’esprit de cette claire page, et jusqu’au style de l’artiste : et en effet Menzel, par Chodowiecki, descend directement des petits maîtres français chéris de Frédéric. Ainsi, jusque dans le goût et dans le tour d’esprit du premier des artistes allemands contemporains, subsiste quelque chose de notre art et de notre culture. Et toute son école est un reflet de la nôtre.

Voltaire écrivait de Berlin, en 1750 : « Ce sera une chose honorable pour notre pays qu’on soit obligé de nous appeler quand on veut faire fleurir les arts. » C’est un sentiment qu’on éprouve encore aujourd’hui même. La terrasse de Sans-Souci offre un des plus beaux et des plus émouvans points de vue qui existent sur la France. De là on comprend bien ce que fut, tant de fois, notre rôle dans l’histoire. C’est un pèlerinage poignant et dramatique. C’est bien là que devait être écrit cet hymne à la pensée française, qu’est le Siècle de Louis XIV. Sans Versailles, Potsdam n’existerait certainement pas, du moins dans le charme et la grâce qui en font un des monumens les plus rares de la culture européenne. Et l’on comprend pourquoi, au seuil de l’Exposition de Berlin, sur la toile de Mighard ou dans le bronze de Girardon, figurait le portrait royal de Louis XIV. Si c’est ce prince qui a servi d’exemple à Frédéric, et si Frédéric est le père de la grandeur allemande, on voit ce que signifie cette théorie des « Siècles, » et pourquoi Voltaire a fait, dans sa philosophie de l’histoire, tant de place aux grands hommes et à ce qu’on appelle aujourd’hui les « héros. »


Louis Gillet.