Un Secrétaire de Napoléon Ier - Le baron Meneval

Un Secrétaire de Napoléon Ier - Le baron Meneval
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 891-903).
UN
SECRÉTAIRE DE NAPOLÉON Ier
LE BARON MENEVAL


I

Napoléon cherchait un jour dans son cabinet quelque note qu’il voulait montrer à l’un de ses ministres. Au milieu des papiers, ses regards tombèrent sur cette lettre commencée : « Chère amie, depuis trente-six heures, je n’ai pu quitter le cabinet de l’Empereur... » Il lut tout haut les deux premières lignes, et dit au ministre : « — Vous voyez qu’il trouve encore le temps d’écrire des douceurs à sa femme, et il se plaint ! »

L’homme qui avait dérobé à son travail coutumier trois minutes sur trente-six heures pour tracer ces lignes était le baron Meneval, Secrétaire du Portefeuille.

Né à Paris, en 1778, Claude-François Meneval, au sortir du collège Mazarin, pensa d’abord à écrire. Le vieux Palissot, l’auteur de la Dunciade, l’ayant pris en amitié, il devint un des familiers de la maison. Presque chaque soir, Palissot, qui ne sortait plus guère, recevait quelques amis. On jouait au whist et l’on causait littérature. Les habitués étaient Marie-Joseph Chénier, Talma, Saint-Ange, Mlle Contat, de la Comédie-Française, Écouchard-Lebrun, Gabriel Legouvé, Domergue, Félix Nogaret. C’était le dernier salon littéraire de ce siècle finissant qui en avait eu de si brillans et de si fameux. Meneval se lia avec plusieurs amis de Palissot, notamment avec Domergue. Celui-ci le présenta un beau jour à Louis Bonaparte, qui arrivait d’Egypte, porteur de dépêches du général en chef pour le Directoire. Cette rencontre décida de sa destinée. Meneval, qui devait être le secrétaire du plus grand conquérant des temps modernes et qui devait voir, de plus ou moins près, tant de batailles et de tueries, ne se sentait aucune vocation pour « les travaux de Mars, » comme on disait au cercle de Palissot. Il était d’ailleurs, dans sa première jeunesse, d’une santé très délicate. Atteint par la conscription de l’an VII, il fit pour obtenir une dispense mille démarches qui n’aboutirent qu’à retarder son ordre d’appel. Il fallut pourtant partir. Louis Bonaparte venait d’être nommé, fort opportunément pour Meneval, colonel du 5e dragons. Grâce à lui, le jeune homme fut incorporé dans ce régiment. Meneval ne fit qu’un semblant de service, et au bout de six mois, je ne sais sous quel prétexte, il obtint sa libération. Louis le présenta à Joseph Bonaparte, qui le prit pour secrétaire et l’emmena au Congrès de Lunéville. La paix signée (février 1801), Meneval revint avec Joseph au château de Morfontaine. Il y passa l’été dans une suite de décamérons.

Réceptions et fêtes se succédaient sans relâche. Le château était peuplé d’hôtes nombreux et aimables : les trois sœurs du Premier Consul, Mesdames Bacciochi, Leclerc et Murat, Mme de Staël, Mme de Boufflers, Lucien Bonaparte, le comte de Cobenzl, plénipotentiaire autrichien au Congrès de Lunéville, Miot, Rœderer, Regnaud, Fontanes, Arnault, Palissot, invité à la prière de Meneval, Andrieux, Mathieu de Montmorency, Jancourt, l’abbé Casti, le poète italien qu’avait amené Cobenzl et que Pauline et Caroline s’amusaient follement à tourmenter, lui enlevant sa perruque ou brouillant l’échiquier quand il méditait un coup décisif. Souvent Lucien, qui habitait Plessis-Chamant, arrivait en voisin. Bonaparte vint une fois de la Malmaison. Les après-midi se passaient en parties de pêche, en promenades, en chasses à tir, en laisser-courre ; le soir, c’étaient des lectures à haute voix, des concerts improvisés, des comédies de paravent, des charades en action où Cobenzl, le grand metteur en scène, le boute-en-train du château, et les sœurs du Premier Consul tenaient les premiers rôles. Heureuses années du Consulat, sitôt glacées par l’étiquette impériale, sitôt assombries par le drame de Vincennes, sitôt oubliées dans le fracas des conquêtes, sitôt effacées dans le cœur débordant d’ambitions, de jalousies et de ressentiment de Caroline et des frères de l’Empereur !

Encore très jeune (il avait vingt-quatre ans), insoucieux de l’avenir, sans grande ambition, jaloux de son indépendance et aimant le plaisir, Meneval ne souhaitait que demeurer au cabinet de Joseph. Cette situation lui donnait peu de travail, beaucoup d’agrément et autant de liberté qu’il en voulait. Un beau matin du mois de mars 1802, Joseph lui annonça que le Premier Consul désirait le voir. « — Son intention, dit-il confidentiellement, est de vous attacher à son cabinet. Il a à se plaindre de Bourrienne. Lorsque vous serez bien au courant, il le congédiera, et vous prendrez sa place. » Le premier sentiment de Meneval fut la consternation. Il supplia Joseph de détourner Bonaparte de ce projet, alléguant qu’il ne se sentait nullement propre aux fonctions qu’on lui destinait et que, d’ailleurs, il tenait par-dessus tout à son indépendance. Joseph le raisonna, lui dit que « ce serait folie de repousser cette avance de la fortune que son amitié lui avait ménagée. » Bernadotte, qui vint se mêler à l’entretien, se mit aussi en frais de paroles pour déterminer Meneval. « — Comment refuser, s’écria-t-il, le bonheur de vivre auprès d’un si grand homme, d’être le témoin continuel des inspirations de son génie ! » Étrange démonstration de la part d’un homme qui, précisément à cette époque, complotait de renverser le Premier Consul en marchant sur Paris avec l’armée de l’Ouest !

Meneval comprenait bien quels avantages lui apporterait l’entrée au cabinet du Premier Consul, quel puissant intérêt il trouverait dans le commerce continu de Bonaparte. Tout de même, ce n’était pas l’agréable existence qu’il rêvait. Il était loin d’être décidé, quand, le 2 avril au matin, il reçut un billet de Duroc lui annonçant que le Premier Consul le recevrait aux Tuileries à cinq heures de l’après-midi. C’était un ordre. A l’heure sonnante, il était introduit par Duroc, gouverneur du Palais, dans le salon de Mme Bonaparte. Joséphine l’accueillit avec bonté, lui par la du motif qui l’amenait aux Tuileries, écouta et combattit les objections qu’il ne craignit pas d’émettre. Au moment où elle venait de lui apprendre que le Premier Consul le retiendrait à dîner, Louis entra, puis Hortense, et la conversation devint générale. Cependant les heures s’écoulaient. Un peu après neuf heures, Meneval entendit un pas pressé dans un petit escalier communiquant au salon. Il sentit à son émotion qu’il allait se trouver en présence du Premier Consul. « Mme Bonaparte, raconte-t-il, me présenta à lui. Il daigna m’accueillir avec une aménité qui dissipa la crainte respectueuse dont j’étais saisi. Il passa rapidement dans la salle à manger. Je suivis Mme Bonaparte et sa fille. Pendant le dîner, qui ne dura pas plus de vingt minutes, le Premier Consul m’adressa plusieurs fois la parole. Il me parla de mes études et de Palissot avec une bienveillance et une simplicité qui me mirent à l’aise et me firent juger combien cet homme, qui portait sur le front et dans les yeux un caractère de supériorité si imposant, était doux et facile dans la vie privée. »

Rentré dans le salon, Bonaparte se promena un quart d’heure en causant avec Davout, qui commandait alors l’infanterie de la garde des Consuls, puis il disparut soudain par le petit escalier. Meneval, à qui il n’avait pas dit un mot de l’objet pour lequel il l’avait appelé aux Tuileries, demanda à Mme Bonaparte s’il devait se retirer. Elle l’en dissuada, l’assurant que le Premier Consul ne l’avait pas oublié, qu’il le ferait appeler. Meneval attendit jusqu’à onze heures. Un valet de chambre entra et l’invita à le suivre. Je laisse la parole à Meneval pour le récit si curieux et si vivant de son installation au cabinet de Bonaparte. « Nous descendîmes un escalier qui nous conduisit à une petite porte munie d’un guichet où mon guide frappa. Dans la disposition d’esprit où j’étais, il me sembla que j’arrivais dans un lieu d’éternelle clôture et je levai involontairement les yeux pour voir si je ne lirais pas, au-dessus de cette porte, les vers désespérés du Dante. Un huissier qui avait approché sa tête du guichet ouvrit la porte et me fit entrer dans un petit salon faiblement éclairé. Aussitôt nommé, je fus introduit dans une pièce où je vis le Premier Consul assis devant un bureau. Un flambeau à trois branches, recouvert d’un réflecteur, répandait dans ce cabinet une clarté douteuse qui luttait avec l’éclat que jetait le feu allumé dans la cheminée. Le Premier Consul me tournait le dos, occupé de la lecture d’un papier qu’il acheva sans faire attention à mon entrée. Il se tourna ensuite de mon côté ; j’étais resté debout près de la porte. Je m’approchai de lui. Après m’avoir regardé un instant d’un œil perçant, il me dit qu’il voulait m’attacher à son cabinet. Il me demanda si je me sentais de force à entreprendre la tâche qui me serait imposée. Je lui répondis avec un peu d’embarras que je me défiais de mes forces, mais que je ferais tous mes efforts pour mériter sa confiance. Je gardais à part moi mes objections parce que je savais qu’il ne les aimait pas. Il ne parut pas mécontent de ma réponse ; car il s’approcha de moi d’un air souriant, quoiqu’un peu sardonique, et vint me tirer l’oreille, ce que je savais être une faveur. Ensuite il me dit : « C’est bien. Revenez demain à sept heures du matin, et venez directement ici ! »... Le lendemain, je retournai aux Tuileries. A ma première vue, l’huissier m’introduisit dans le cabinet, où je ne trouvai personne. Le Premier Consul était dans son salon avec M. Gaudin, ministre des Finances ; j’attendis pendant près de deux heures. Il arriva enfin, tenant à la main un papier. Sans paraître faire attention à mon installation dans son cabinet, comme si j’en eusse été l’hôte habituel, il me dicta une note pour le ministre des Finances avec une volubilité telle que je pus à peine le comprendre et écrire la moitié de ce qu’il me dictait. Sans me demander si j’avais entendu et si j’avais achevé d’écrire, il me prit le papier des mains et ne me permit pas d’essayer de le relire. Comme je lui fis remarquer que c’était un griffonnage illisible, il me dit que c’était une matière qui était familière au ministre et qu’il saurait bien s’y reconnaître. Je n’ai jamais su si M. Gaudin avait pu déchiffrer ce spécimen de mon écriture. Je craignais que mon papier ne me revînt avec une demande d’explications que j’aurais été dans l’impossibilité de donner ; mais je n’en entendis plus parler. »

Quelques semaines après l’entrée de Meneval au cabinet, Bonaparte congédia Bourrienne, qui lui servait de secrétaire intime depuis 1797. Déjà au commencement de janvier, Bourrienne, à la suite d’une violente algarade du Premier Consul, avait dû quitter ses fonctions. Mais Bonaparte, n’ayant personne pour le remplacer, l’avait repris. Désormais Meneval était là. Bonaparte jugeait depuis longtemps que, pour un secrétaire intime, Bourrienne aimait trop l’argent et les affaires d’argent. « Quand je lui dictais, disait-il à Sainte-Hélène, et qu’il lui arrivait d’avoir à écrire des millions, ce n’était pas sans un mouvement sur toute sa figure, un lèchement de lèvres, une certaine agitation sur sa chaise, qui plus d’une fois m’avait porté à lui demander ce qu’il avait. » Le procès des frères Coulon, qui prouva que Bourrienne s’était entremis pour leur faire obtenir du ministre de la Guerre une importante fourniture, précipita la résolution de Bonaparte. Un matin, sans autre préambule, il lui dit d’un ton sévère : « — Remettez à Meneval les papiers et les clés que vous avez à moi. Que je ne vous retrouve point ici. » Plus tard, Bourrienne fut nommé ministre à Hambourg, mais il ne rentra jamais en grâce. De Hambourg, il sollicita et fit solliciter pour lui la Légion d’honneur. Meneval avait l’ordre formel de ne point répondre. Il prit néanmoins sur lui d’en reparler à l’Empereur : — « Ecrivez à Bourrienne que, comme il sacrifie au veau d’or, je le récompenserai avec de l’argent. Quant à la Légion d’honneur, je ne la donne qu’à ceux que j’estime. » Napoléon avait pourtant nommé Grand-Aigle M. de Talleyrand !


II

C’est ainsi que Meneval succéda à Bourrienne. Ce n’était pas une sinécure que d’être l’unique secrétaire d’un homme comme Napoléon, qui disait avec raison n’avoir jamais connu de limite à son travail. Meneval couchait aux Tuileries, et y prenait ses repas à la table de Duroc et des aides de camp de service. Levé dès sept heures, il ouvrait, lisait et classait toutes les lettres, de façon à les présenter en ordre à l’Empereur. Napoléon jetait par terre les lettres qui lui paraissaient sans importance (c’était ce qu’il appelait « faire le meilleur de sa besogne », griffonnait un mot sur la marge de quelques-unes, et dictait les réponses aux autres. Puis commençait la dictée des longues notes pour les ministres et les ambassadeurs, des lettres aux souverains, des instructions détaillées aux commandans de corps d’armée et d’escadre, aux préfets, aux directeurs des ministères. On a publié environ 27 000 lettres de Napoléon, et il en a écrit peut-être deux ou trois fois plus. Sa correspondance contenait toute l’administration de l’Empire (qui, sans compter l’Illyrie et les îles Ioniennes, avait cent trente départemens), les finances, la diplomatie, les opérations militaires, enfin les relations avec les États tributaires, l’Italie, Naples, l’Espagne, la confédération du Rhin. Il dictait une moyenne de quinze lettres par jour. « Je faisais tout par moi-même, écrit-il à Sainte-Hélène, et presque tout par la voie de mon cabinet. Aussi je ne pouvais avoir et je n’avais en effet nul secret pour Meneval. » Napoléon précipitait ses paroles au point que la plume la plus rapide ne pouvait les transcrire. Meneval notait les idées et les expressions caractéristiques, et, avec sa grande habitude du style de Napoléon, il reconstituait les lettres en mettant les dictées au net. Certains jours, l’Empereur travaillait dans son cabinet le matin et tout l’après-midi. Souvent il se relevait la nuit ; il faisait parfois réveiller Meneval. Si Napoléon avait écrit seul, Meneval, en entrant le matin, trouvait sur son bureau un monceau de brouillons qu’il s’occupait de recopier et de mettre en ordre. Si par hasard l’Empereur, occupé ailleurs, était vingt-quatre heures sans venir dans son cabinet, Meneval avait l’ordre de le faire chercher à travers les Tuileries pour lui rappeler que le cabinet serait bientôt encombré de lettres non répondues.

A Saint-Cloud, à Compiègne, à Rambouillet, à Fontainebleau, au grand Trianon, le travail est le même. S’il y a une chasse, elle ne commence qu’à midi pour finira deux heures, et encore a-t-on dîné au rendez-vous. L’Empereur ne se plaît qu’à paperasser. En parlant pour la chasse ou pour la promenade ou pour quelque gala, il dit : « — Oh ! mon cher cabinet, quelle peine à te quitter ! » Et bientôt il y raccourt en disant : « — Oh ! mon cher cabinet, je te retrouve ! » Meneval, dans une lettre intime écrite de Saint-Cloud, admire, tout en la déplorant un peu, la terrible activité de l’Empereur : « Quel métier que celui de souverain, si tous les princes ressemblaient à celui-ci ! Quant à moi, j’ai travaillé hier avec l’Empereur depuis midi jusqu’à deux heures du matin. Ce matin, j’étais au travail à sept heures, il en est onze. L’Empereur, qui est parti à huit heures pour aller chasser entre Versailles et Villepreux, rentre au moment même. Je vais courir un quart d’heure à cheval dans le parc pendant qu’il va déjeuner. »

La guerre n’interrompt pas le service de Meneval. De 1805 à 1807, il suit l’Empereur au camp de Boulogne, en Allemagne, en Autriche, en Prusse, en Pologne. Sa correspondance est toujours nombreuse. Le lendemain d’Austerlitz, Napoléon dicte la proclamation à l’armée, le bulletin de la bataille et quatre lettres ; l’avant-veille d’Iéna, il dicte le deuxième bulletin de la Grande Armée, une longue note sur le traitement et la solde des prisonniers de guerre, officiers et soldats, un ordre général pour Berthier, des instructions détaillées pour Lannes, pour Murat, pour Soult, pour Davout, un ordre à Duroc, deux lettres à Talleyrand, une lettre au roi de Prusse, une lettre à Joséphine, en tout près de mille lignes.

Depuis l’entrée de Meneval au cabinet, l’Empereur avait voulu plusieurs fois le marier. Joséphine lui avait même proposé plusieurs partis. Meneval préférait choisir lui-même. Il épousa, à la fin de septembre 1807, une jeune fille de quinze ans, Mlle Virginie Comte de Montvernot. L’Empereur mit 50 000 francs dans la corbeille, mais il ne laissa pas longtemps Meneval à sa lune de miel. Dès le 15 novembre, il l’emmena en Italie. En 1808, Meneval accompagne l’Empereur à Bayonne, d’où il envoie « une drogue bien rare, du quinquina, à ce bon M. Palissot, » revient avec lui à Erfurt, qui est alors un musée vivant de souverains, reprend la route des Pyrénées et le suit jusqu’au fond de l’Espagne. Dans ses lettres à sa jeune femme, le secrétaire de l’Empereur témoigne plutôt de la commisération pour les Espagnols, « ces pauvres gens qu’aveuglent l’ignorance et le fanatisme. » Mais il a de la haine contre les Anglais. Il écrit d’Arévalo, le 24 décembre 1808 : « Je désire bien que nous joignions ces coquins d’Anglais qui nous font faire une si vilaine corvée, et qu’on leur fasse éprouver un peu des misères de la guerre ; il y a quinze ans qu’ils nous en font porter tout le poids, sans en rien ressentir parce qu’ils ont la prudence de ne pas se compromettre. » — De Bénévente, le 31 décembre : « Nous courons à perdre haleine après ces maudits Anglais qui sont bien l’exécration de la terre. Tu ne te fais pas l’idée du mal qu’ils font ici. Ils mettent le feu partout, tuent tous les chevaux à coups de pistolet, enlèvent les bestiaux, chassent les habitans, détruisent les ponts, renversent tout, pierre sur pierre ; enfin, c’est une désolation. »

En 1809, Meneval suit l’Empereur jusque sur le champ de bataille de Wagram. En 1810, il va avec lui à Compiègne au-devant de la nouvelle Impératrice : « L’Empereur, écrit-il le 28 mars, n’a pu retenir l’impatience qu’il avait de connaître l’Impératrice ; il est allé à sa rencontre dans une calèche, avec le roi de Naples, suivi d’un seul piqueur, au delà de Soissons, et l’a ramenée avec lui à Compiègne. Il a voulu ainsi lui épargner la fatigue de tout le cérémonial préparé. Elle a été reçue ici par une trentaine de jeunes filles dont l’une lui a fait un compliment en lui présentant des fleurs... Tu attends à présent que je te parle de sa personne. Je l’ai trouvée pour mon compte une fort belle femme. Elle a les traits un peu gros ; mais, quoique sa figure ne soit pas bien régulière, l’ensemble en est très agréable. Il y a un mélange de candeur et de noblesse répandu dans toute sa personne. Elle est grande et d’une taille superbe, a une belle peau et beaucoup de fraîcheur, et, quand elle aura passé quelques mois à Paris, elle sera la plus belle femme de la cour pour la tournure et la carnation. Elle n’a pas été trop embarrassée en entrant ni en recevant le compliment ; elle était seulement un peu émue, mais n’avait rien de gauche... La petite fête a été bien peu de chose. L’Impératrice s’est retirée immédiatement chez elle, a soupé avec l’Empereur et la reine de Naples, et s’est couchée sans voir personne. » Meneval, toujours fort discret dans ses lettres, n’en dit pas davantage. Il faut se reporter à ses Mémoires pour être mieux renseigné : « L’Empereur imita la conduite que tint Henri IV dans une pareille circonstance. Un appartement avait été préparé pour l’Empereur à l’hôtel de la Chancellerie, mais son impatience ne lui permit pas de se soumettre à cette partie du cérémonial. Il ne quitta pas le château, laissant le champ libre aux conjectures. »

Meneval accompagna encore Napoléon en Russie, mais ce fut sa dernière campagne. Il était déjà souffrant avant de passer la frontière ; son mal empira par les fatigues de la marche, l’excès du travail, l’émotion et la tristesse profonde qu’il ressentit de l’incendie de Moscou. Il écrit le 16 septembre 1812 : « La pauvre ville de Moscou est en feu ; elle brûle depuis hier soir d’une manière épouvantable. C’est un spectacle à la fois horrible et imposant que l’embrasement d’une ville dix fois plus grande que Paris. Je me figure que le jour du Jugement dernier doit beaucoup ressembler à cela. C’est le gouverneur russe qui, en partant, a légué ce malheur à la ville pour nous priver des ressources que nous y aurions trouvées. Il y avait de quoi nourrir, abreuver, habiller, chausser, coiffer toute l’armée pendant un an. » Autre lettre du 25 septembre : « Ma mélancolie n’avait pas besoin de l’aliment qu’elle trouve dans le déplorable aspect qu’offre Moscou. J’ai eu la curiosité de parcourir hier les principaux quartiers. J’ai marché trois heures au milieu des décombres, des cendres et de la fumée, sans rencontrer une âme vivante, si ce n’est de loin en loin quelque misérable femme russe, couverte de haillons et cherchant sous les débris quelques guenilles échappées aux flammes. Une pluie continue et un ciel nébuleux n’égayaient pas le tableau. Je suis rentré dans un abattement qui dure encore. » Du 19 octobre au 5 décembre, Meneval suivit l’armée en retraite, étendu dans une calèche que, par égard pour lui, l’Empereur avait exceptée de la destruction générale des voitures. A Samorgoni, « lieu célèbre, dit-il, par l’Académie des ours, car c’est ici qu’on excelle à leur apprendre la danse et autres exercices, » Murat lui donna un traîneau. Il gagna rapidement Wilna, Kowno, Kœnigsberg, Metz et arriva mourant à Paris. Il y resta six semaines au lit et deux mois en convalescence.

Sur sa demande, Fain lui avait été adjoint comme archiviste du Cabinet. Bien que sa tâche journalière se trouvât ainsi un peu allégée, il était trop affaibli pour reprendre son service quand l’Empereur partit pour Erfurt en avril 1813. Napoléon dut se résigner à se séparer de lui, non sans chagrin, car il avait pour « son Menevallot », comme il l’appelait familièrement, une sincère affection. A Essling, étant monté sur un moulin pour observer l’ennemi, il vit Meneval, qui se trouvait près de là, tomber soudain par terre. Il descendit en hâte, le fit relever, et, s’apercevant que ce qu’il croyait une blessure d’arme à feu n’était qu’un coup de pied de cheval, il lui dit : « — Allez-vous-en bien vite. Vous m’avez fait une grande peur. » A Sainte-Hélène, il parlait souvent de lui : «Joseph, disait-il, m’avait donné en Meneval un véritable trésor. Il était doux, réservé, zélé, fort secret, travaillant en tout temps et à toute heure. Il ne m’a jamais donné que satisfaction et agrément, et je l’ai fort aimé... J’ai failli le tuer à force de travail, et j’ai dû le mettre en convalescence auprès de Marie-Louise, chez laquelle son emploi n’était plus qu’un canonicat. »

Ce canonicat était la charge de Secrétaire des commandemens de l’Impératrice et Reine. Meneval y conserva les appointemens de Secrétaire du Portefeuille, soit 24 000 francs. L’Empereur lui avait donné en outre une dotation annuelle de 30 000 francs, un cadeau de noce de 50 000 francs, la qualité et le traitement de maître des requêtes au Conseil d’État ; il l’avait fait chevalier de la Couronne de Fer, officier de la Légion d’honneur et baron de l’Empire. Il l’inscrivit pour 100 000 francs sur son testament. Comme disaient les soldats : « Si le tondu fait tuer les gens, il sait aussi les récompenser. »


III

En 1814, Meneval se fit un point d’honneur de ne point quitter Marie-Louise. De Blois, il l’accompagna à Vienne, puis à Aix, d’où il revint avec elle à Schonbrunn. Dès les premiers jours, il avait pressenti les desseins de la cour de Vienne. « L’Impératrice, écrivait-il en passant à Bâle, le 3 mai, se porte assez bien et soutient sa position avec plus de calme qu’elle n’en aurait, je crois, si elle la sentait dans toute son étendue. On la cajole beaucoup. Je la prémunis contre les pièges. Elle promet d’être ferme et de ne pas se laisser empaumer, mais je redoute sa malheureuse facilité et cette habitude de passivité que son éducation lui a fait contracter... Peut-être me laissé-je égarer par une chimère en croyant qu’on serait bien aise de la retenir toute sa vie en Autriche, de s’emparer, en son nom, d’un pays qui lui donnerait une ombre de souveraineté : alors, plus aucun moyen de se rapprocher de l’Empereur et d’en recevoir des conseils, ce que l’on redoute par-dessus tout. »

L’année que Meneval passa en Autriche fut la plus pénible de sa vie. Il était comme en exil, au milieu des ennemis de son maître et de son pays, en butte au soupçon et à l’espionnage. Il voyait se développer l’odieuse intrigue où devait si doucement succomber la faible Marie-Louise. Pour Metternich, toute arme était bonne contre une femme, fût-elle la propre fille de son souverain. Il imagina de l’asservir à sa politique par la galanterie. Quand, au mois de juin 1814, Marie-Louise partit pour les eaux d’Aix, on se défiait encore, et non sans raison, de ses sentimens à l’égard de Napoléon. Il fut donc décidé qu’elle laisserait son fils à Schönbrunn et qu’elle aurait auprès d’elle un chambellan autrichien pour lui servir de conseil. L’empereur d’Autriche, qui ne pensait pas à mal, avait désigné le vieux prince Esterhazy ; mais Metternich, mieux avisé, choisit le général comte Neipperg. Il lui donna comme instruction secrète de faire oublier Napoléon à Marie-Louise, « en poussant les choses jusqu’où elles pourraient aller. »


Et que m’ordonnez-vous, seigneur, présentement ?
— De plaire à cette femme et d’être son amant.


Dans les nombreuses lettres qu’il écrivit de Schönbrunn à sa femme, Meneval note discrètement, mais très clairement pour qui sait lire entre les lignes, les progrès de cette intrigue politico-galante : « 10 novembre 1814. Je t’ai touché un mot du changement qui s’est opéré en mon absence[1] dans la tête et dans le cœur de l’Impératrice. Cela n’a point dégénéré depuis que je suis ici, bien au contraire, mais on lui tolère tout, pourvu qu’elle oublie son mari et même son fils. » — « 15 novembre. Le général Neipperg est chambellan, grand écuyer, ministre de l’Impératrice. Il a été envoyé à Aix pour résider auprès d’elle pendant son séjour aux eaux. Il l’a accompagnée dans ses courses en Suisse. L’empereur d’Autriche le conserve à Vienne auprès de sa fille, quoique nommé à l’ambassade de Turin. Ce général a la confiance intime de l’Impératrice. Comme il est bon musicien, il passe toutes les soirées jusqu’à minuit à faire de la musique avec elle. » — « 17 novembre. Ce malheureux défaut de dissimulation et de mensonge s’est développé chez l’Impératrice à un point extrême. Voilà où mène la nécessité de cacher ses actions. Je ne puis t’exprimer comme il m’en coûte de te faire voir sous un jour si défavorable une personne que nous regardions comme un ange. Mais si tu savais combien cela me pèse sur le cœur ! A qui puis-je m’épancher, si ce n’est dans le sein de mon unique amie ? » — « 26 novembre. L’Impératrice se porte à merveille. La musique l’a absorbée tout entière, et elle y devient très forte. Elle chante aussi beaucoup et avec une grande assurance, je ne pourrais pas ajouter avec beaucoup de justesse ! Enfin, c’est un de ses passe-temps les plus agréables et qui lui fait oublier bien des souvenirs importuns. »

Au commencement d’avril 1815, un envoyé de Fouché, M. de Montrond, remit à Meneval un billet du duc de Vicence. Ce billet portait : « Il est de la plus haute importance pour l’Empereur de savoir exactement ce qui se passe à Vienne. » Meneval n’hésita pas sinon à tout dire, du moins à tout faire comprendre : « L’esprit de l’Impératrice, écrivit-il dans sa lettre du 8 avril à Caulaincourt, est tellement travaillé par le cabinet autrichien qu’elle n’envisage son retour en France qu’avec terreur. Tous les moyens possibles ont été employés pour l’éloigner de l’Empereur. Le général Neipperg a un grand ascendant sur elle... Dimanche dernier, l’Impératrice m’a dit qu’un acte du Congrès lui assurait Parme et qu’elle avait pris la résolution irrévocable de ne jamais se réunir à Napoléon... L’Impératrice est vraiment bonne au fond, mais bien faible ! Il est fâcheux qu’elle n’ait pas eu un meilleur entourage et que Mesdames de M... et de B... n’aient pas eu plus d’élévation. »

L’œuvre de Metternich était accomplie. Le général Neipperg avait achevé sa très agréable et très profitable conquête. Rien ne retenait plus Meneval loin de la France. Il partit le 7 mai après avoir vu une dernière fois le roi de Rome, qui venait d’être enlevé à sa mère et à sa gouvernante française, et séquestré au Palais impérial de Vienne. Il lui demanda s’il avait quelque chose à faire dire à son père. L’auguste enfant jeta un indicible regard de défiance sur sa nouvelle gouvernante et sur les Autrichiens qui se trouvaient là ; puis il se retira, triste et silencieux, à l’autre extrémité du salon, dans l’embrasure d’une fenêtre. Meneval l’y suivit. Alors le petit prince, l’attirant tout contre la croisée, lui dit très bas : « — Monsieur Meva, vous lui direz que je l’aime toujours bien. »

A son retour à Paris, Meneval vit souvent l’Empereur. Lui dit-il toute la vérité ? Ni lui ni Napoléon n’en ont rien laissé savoir. L’Empereur ensevelit au fond de son âme le douloureux secret. Il chargea Meneval de rédiger un rapport officiel sur la conduite du cabinet autrichien à l’égard de l’Impératrice et du Prince Impérial. Il comptait, par la publication de ce document, soulever l’opinion de la France et de l’Europe contre la cour de Vienne. Mais le Mémoire, où Meneval s’était naturellement efforcé de présenter Marie-Louise comme une victime sans reproche, ne fut pas rendu public. Pendant que Meneval le rédigeait, l’Empereur avait réfléchi. Il pensa que cette publication n’aurait d’autre résultat que d’enlever tout espoir à ceux qui croyaient encore à l’arrivée, comme gage de paix, du Prince Impérial et de Marie-Louise.

Après la seconde abdication, Napoléon avait demandé à son ancien secrétaire de l’accompagner en exil. Mais Meneval, qui avait quitté la Malmaison pour une nuit, apprit à Paris, le matin, le départ soudain de l’Empereur. Il ne put le rejoindre à Rochefort. Plus tard, il sollicita du gouvernement anglais l’autorisation d’aller partager la captivité de Sainte-Hélène. Toutes ses démarches restèrent vaines. Bien que très jeune encore, Meneval vécut volontairement dans la retraite. Il demeura fidèle au souvenir du grand homme qu’il avait connu si intimement, pour qui il avait été un si utile et si dévoué serviteur, et dont personne autant que lui n’avait si longtemps possédé la confiance.

Le baron Meneval mourut le 20 avril 1850. En 1830, il avait revu le drapeau tricolore ; l’année de sa mort, il pouvait déjà entrevoir, prête à sortir pour la seconde fois des faisceaux de licteurs de la République, l’Aigle Impériale.


Henry Houssaye.
  1. Meneval avait été passer deux mois à Paris pendant que Marie-Louise était aux eaux d’Aix en Savoie.