Un Séjour à Athènes

Un Séjour à Athènes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 177-208).
UN
SEJOUR A ATHENES

Le royaume de Grèce se compose d’une petite ville et d’un assez grand nombre de villages. Mais cette petite ville possède un trésor pour lequel beaucoup de personnes donneraient toutes les bâtisses des capitales de l’Occident : l’Acropole. Et ces villages sont habités par une race ingénieuse et patiente, qui a vaincu, par sa ténacité, les plus violentes tempêtes, qui est sortie, plus allègre que jamais, d’un naufrage de plusieurs siècles, qui est encore endolorie par les dures années de servage et de misère, mais qui possède les deux qualités par où les nations malheureuses réussissent à lasser la mauvaise fortune : le don de se souvenir quand même, et la capacité d’espérer malgré tout.

Il ne faut point juger ce peuple sur l’apparence. On risquerait d’énoncer sur son compte quelqu’une de ces appréciations partiales et irritées, dont sont coutumiers les voyageurs pressés qui voient l’Attique entre l’arrivée et le départ du paquebot. Toutes les fois que la question d’Orient se complique, si l’armée grecque fait mine de marcher vers la frontière de Macédoine, si les chrétiens de Crète essaient d’apitoyer les puissances sur leur sort, il se trouve régulièrement un touriste pour adresser aux journaux d’Occident une dissertation de politique, où il y a des considérations générales et des phrases solennelles, mais surtout un peu de haine contre un douanier brutal, beaucoup de rancune contre un hôtelier perfide, un ressentiment mal déguisé contre les cochers narquois auxquels on est obligé de recourir si l’on veut déjeuner dans le bois sacré de Colone ou dîner sur les marbres d’Éleusis. Il faut pardonner à ce genre de littérature facétieuse toutes les sottises qu’il a fait naître ; car nous lui devons un chef-d’œuvre : la Grèce contemporaine d’Edmond About.

De tous les peuples bavards et aimables, le peuple grec est celui qui se révèle le moins aisément à l’étranger qui passe. On peut habiter Athènes, courir de salon en salon, causer avec les riches banquiers qui se flattent de bien parler notre langue et de bien copier nos élégances, et ne rien comprendre aux choses de Grèce. C’est le cas de beaucoup de diplomates, dont l’investigation ne dépasse guère la limite des maisons où l’on danse, et l’habitude de quelques Français qui considèrent leur séjour là-bas comme un exil, et qui se construisent laborieusement, au pied de l’Acropole, un petit Montmartre.


I

Chateaubriand, dans son admirable Itinéraire de Paris à Jérusalem, affirme que la plus belle route par où l’on puisse arriver à Athènes est celle qu’il a prise, et que la ville de Cécrops doit être vue d’abord des hauteurs de Daphni, sur la route d’Éleusis. Les voyageurs ne prennent plus guère cette voie, où l’illustre écrivain avait été engagé par sa fantaisie et son caprice. Aujourd’hui, ceux qui ont peur du mal de mer prennent leur billet à Paris, à la gare de Lyon, traversent l’Italie à toute vapeur, s’embarquent à Brindisi sur un bateau du Lloyd, touchent à Corfou, se transportent avec leurs malles sur un paquebot hellénique qui leur fait payer, par de fortes odeurs de saumure et d’huile, la brièveté charmante de la traversée, voient les maisons neuves de Patras, admirent le golfe de Lépante, abordent à Corinthe, où ils sont inévitablement affligés par la douane et consolés par le buffet, montent en chemin de fer, courent le long d’une corniche, entre la mer et des pentes abruptes, saluent, du fond de leur wagon, les noms illustres de Mégare et d’Éleusis, criés à pleins poumons par le chef du train, aperçoivent des montagnes de plus en plus chauves et des plaines de plus en plus stériles, entendent enfin, comme en un songe doré, ce cri triomphant : Ἀθῆναι ! Ἀθῆναι ! (Athênai ! Athênai !) et descendent dans un pêle-mêle de gens qui s’embrassent, de bagages qui tombent, d’employés qui se querellent, sur le quai de la gare du Péloponnèse, vilaine bâtisse dans un terrain vague. Lorsque le voyageur s’élance hors de la gare, heureux et tout ému de fouler enfin ce sol béni, il est étonné de se trouver d’abord dans un désert. Il ne voit, autour de lui, que de pauvres cabanes de bois, où des gens mal vêtus boivent et bavardent. Est-ce là cette Athènes tant rêvée ? Cette station, perdue en rase campagne, comme un campement de Yankees parmi des tribus de Pawnies, c’est la ville de Périclès ? Il faut, en effet, se résigner à faire un assez long chemin avant d’entrer dans des rues et de voir des êtres civilisés. Lorsque les Athéniens eurent permis à des Belges et à des Anglais de construire les deux lignes qui vont d’Athènes au Pirée et d’Athènes dans les bourgs du Péloponnèse, ils exigèrent que les deux gares fussent situées aussi loin que possible de la ville ; et, comme on opposait à leurs discours l’incommodité de la distance, la fatigue des voyageurs, ils répondirent que ces raisons n’étaient point bonnes, qu’il ne fallait pas s’inquiéter de l’éloignement de ces deux gares, et qu’avec l’aide de Pallas, la ville d’Athènes, en sa rapide croissance, saurait bien les rattraper.

Les Athéniens ne désespèrent pas de rejoindre un jour le Pirée, ce qui ferait une ville de douze kilomètres de long, et ce qui enlèverait aux voyageurs le plaisir de longer, de temps en temps, le peu qui reste des murs de Thémistocle. L’arrivée par le Pirée est plus conforme que l’autre aux traditions antiques et éveille toutes sortes de rêves exquis. On a beau se dire que l’on est assis sur la dunette d’un paquebot qui ronfle, fume et s’ébat lourdement comme un monstre sans élégance, on pense aux trirèmes enluminées et fleuries qui berçaient les chansons des athlètes vainqueurs.

Il faut, si l’on veut voir l’Attique dans toute sa beauté, et avec la grâce de sa rapide fraîcheur, entrer dans le port du Pirée, un jour de printemps, au moment où les tiédeurs précoces du mois de mars égaient de verdure hâtive et légère la sécheresse des collines de sable. Lorsque Yorghi, batelier de l’école française, qui m’attendait au bas de l’échelle du Sindh, accosta au quai de tuf grisâtre près de la douane, je fis un faux pas sur une des marches, et, sans le vouloir, peut-être, par l’effet d’une secrète influence des dieux, j’entrai à genoux dans la patrie de Phidias : j’ai cru depuis qu’il y avait un heureux présage dans le hasard qui me prosternait ainsi, malgré moi, dès mes premiers pas dans le doux pays où a fleuri l’adolescence du monde, et où devait jaillir la source vive de toute joie, de toute science et de toute beauté.

Je fus interrompu, à ce moment, dans la prière mentale que j’adressai à Zeus Hospitalier, protecteur des voyageurs, par l’arrivée des douaniers, hommes injustes et vêtus de tuniques vertes. La vérité m’oblige, bien qu’il m’en coûte, à vous conter mes démêlés avec ces Barbares, qui ne méritent pas le nom d’Hellènes, et que je comparerais volontiers à ces archers Scythes qui étaient chargés, au temps de la république athénienne, des basses fonctions de police auxquelles un homme bien né ne saurait consentir.

Chez la plupart des nations civilisées, la douane est ennuyeuse. Au Pirée et à Corinthe, elle est taquine, cocasse, comique, rapace, philosophe avec tant de sans-gêne et concussionnaire avec tant de bonne humeur, que, de tous les ministres qui se sont succédé au pouvoir, M. Tricoupis seul eut le courage de se fâcher et d’envoyer en prison plusieurs employés, convaincus d’innombrables facéties. Dans certains pays, le voyageur est guetté au passage par des brigadiers graves et dignes, qui procèdent minutieusement à l’examen des bagages, avec la sécurité d’une bonne conscience et la sérénité du devoir accompli. Mais dès que vous entrez dans ce grand et maussade bâtiment, qui gâte avec tant de maladresse et de gaucherie le décor du Pirée, cinq ou six drôles, les uns avec des képis officiels, les autres nu-tête, tous vociférans et surexcités, vous bousculent, vous harponnent, vous arrachent vos caisses, vos valises, vos paquets. Non sans terreur, vous voyez accourir une seconde escouade, qui est armée de haches pour faire sauter les planches rebelles et avoir raison des clous récalcitrans. En moins de rien, le voyageur mélancolique voit ses affaires éparpillées sur le sol, livrées comme une proie à toute une canaille loquace, qui exerce à vos dépens et sans le moindre scrupule le droit de bris et d’épave. Pendant que vous vous morfondez, impatient, nerveux, fébrile, vos bourreaux tâtent l’étoffe de vos habits, examinent vos chapeaux, les apprécient, donnent leur avis en fins et délicats connaisseurs. Cependant, comme vous avez l’habitude des administrations correctes et des tarifs précis, vous cherchez, dans cette foule hostile, quelqu’un qui puisse vous venir en aide. Vous regardez autour de vous, afin de rencontrer la face loyale et le regard secourable d’un inspecteur, d’un contrôleur, d’un vérificateur. Vous demandez à parler à un chef, à une autorité régulièrement constituée. On vous conduit devant un grillage, à travers lequel un Palikare en paletot vous regarde d’un air étonné, écoute vos doléances avec un sourire de stupeur, dit quelques mots inintelligibles à l’oreille de ses voisins, et vous quitte pour s’entretenir familièrement avec un cercle de gens de mauvaise mine, qui n’ont point l’air intimidé par son paletot, et qui l’appellent adelphé (frère), dans l’enceinte même de son grillage directorial.

Finalement, on vous réclame une somme quelconque, qui varie entre quatre et cent francs, droits fantastiques, dont personne n’a jamais deviné l’objet et dont on ne verra jamais le mystérieux tarif. Un de mes amis, qui sait le grec aussi bien qu’un cabaretier du Magne, fut tellement indigné par ces vexations, qu’il harangua pendant dix minutes tout le personnel de la douane. Je le vois encore, debout au milieu de ses malles défoncées, de ses valises bousculées et de ses hardes gisantes, montrant d’un grand geste la route de l’Acropole et s’écriant que c’était bien la peine de supporter tant d’avanies pour venir contempler le squelette calciné d’un vieux temple, et jouir de la société de deux millions de Palikares, qui vivent de cet immortel débris ! Comme la plupart des grands orateurs, il exagérait la vérité afin de la rendre plus frappante. Les douaniers sont les concierges d’une nation : il ne faut pas juger le royaume de Grèce d’après la loge.

Lorsqu’on a des bagages, on ne peut songer à prendre le petit chemin de fer qui fait le trajet d’Athènes au Pirée. Le mieux est d’accepter les services des cochers errans qui vous proposent de vous traîner, vous et votre fortune, dans de grands landaus, exilés on ne sait par quel destin, dans les Échelles du Levant, après avoir suivi, sans doute, en Occident, des noces déjà anciennes. Les vieilles voitures aiment le chemin d’Athènes et les sentiers du bois sacré des Muses : le carrosse doré qui devait servir à la rentrée solennelle du comte de Chambord et qui attendit, longtemps, chez Binder, le retour des émigrés, se repose maintenant dans les remises du roi George. Je l’ai vu passer, rue d’Hermès, lorsqu’on célébra en grande pompe, à l’église métropolitaine, la majorité du prince héritier Constantin. Les patriotes hellènes ne désespèrent pas de le voir un jour grimper les rues montantes et difficiles qui mènent à Sainte-Sophie.

Les landaus athéniens s’appellent, dans la délicieuse langue du pays, amaxa. C’est par ce mot, vous vous le rappelez, qu’Homère désigne le char d’Achille. Avant de monter sur le marchepied de ces chars, il faut faire avec le cocher ce qu’on appelle, là-bas, une symphonie. Que ce mot n’éveille point en vous l’idée de quelque chose de musical. La symphonie grecque est un accord purement commercial, analogue à la combinazione des Italiens. Chez ce peuple, amoureux de liberté, il n’y a point de tarifs, et votre cocher vous rirait au nez, si vous lui demandiez son numéro. Il faut s’entendre avec lui, discuter, d’égal à égal, engager un duel, comme deux adversaires qui s’estiment, mais ont une forte envie de se « rouler » mutuellement. Pour ma part, je ne me suis jamais plaint de l’obligation où j’étais de me soumettre à cet usage de la symphonie, qui est, chez les Grecs, une institution nationale. Parfois, ces discussions prenaient dans l’air bleu une tournure académique et platonicienne ; j’admirais combien les cochers ont d’esprit dans ce pays d’ingénieuse et subtile flânerie, et j’éprouvais une sensation que je n’ai retrouvée nulle part : le plaisir d’être voiture, au trot de deux chevaux maigres, par Protagoras ou par Gorgias.

En Orient, on accomplit les opérations vulgaires et basses de la vie matérielle avec une lenteur où se marque, à l’égard des nécessités pratiques auxquelles les hommes sont condamnés, un superbe et aristocratique dédain. À Athènes, en particulier, les orateurs ne sont jamais pressés d’en finir, et les cochers prennent toujours le plus long. C’est une occasion d’apercevoir au passage quelques coins du Pirée. La marine est amusante et bariolée : tout le long du quai, sous une galerie couverte, qui fait penser à certaines rues du port de Gênes, les gens se promènent, flânent et bavardent, devant de petites boutiques d’où sort une odeur de poisson salé : il n’est pas besoin d’aller plus loin pour voir ce qui fait le fond immuable de la nourriture des Palikares : les pimens, l’ail, l’oignon, les pastèques, le caviar, la boutargue de Missolonghi, pâte sèche et jaune, faite avec des œufs d’esturgeons, puis d’innommables friandises, où les mouches prélèvent, avant qu’elles ne soient livrées aux hommes, une forte part. Par terre, des écroule-mens d’oranges que les calques apportent de Syrie et de Crète, et qu’ils remplacent, en s’en allant, par des monceaux de banales poteries, pour les habitans des îles dorées où il y a des couleurs et des parfums, et pas d’argile[1]. Ce coin est le seul endroit pittoresque du Pirée : c’est tout ce qui reste du port misérable et désolé que Chateaubriand et Lamartine ont décrit. Il disparaîtra bientôt, enserré et envahi de plus en plus par les grandes et laides bâtisses de la ville nouvelle, prospère et opulente, mais déplorablement américaine. Les matelots de tous les pays retrouvent là cet éternel café-chantant qui est partout le même, à New-York, à Marseille, à Smyrne, dans les concessions européennes des ports chinois. Seule, la place de la Constitution essaie de garder une couleur un peu locale : on y a planté, sur une colonne, efflanquée et longue comme une vieille Anglaise, un Périclès de pendule, qui semble se demander, sous son casque de pompier, pourquoi on lui a fait une tête et point de jambes. Au sortir du Pirée, la route, blanche et poudreuse, court entre des verdures pâles et courtes. C’est là que l’on commence à respirer cette poussière attique, à qui les récits des touristes ont donné une si grande célébrité. L’action de cette poussière sur l’âme du voyageur est différente, selon les dispositions qu’on apporte aux autels de Pallas-Athéna. M. Perrichon la trouve, pour sa part, aveuglante, cinglante, insupportable ; il éternue, cligne des yeux, crie, gesticule, ouvre son parapluie, reproche à sa femme de l’avoir entraîné si loin, menace de se plaindre à son consul et s’écrie : « Quel peuple ! pourquoi l’agent-voyer n’a-t-il pas fait caillouter cette route ? » Le cocher sourit et, pendant ce temps, sans doute, un rire homérique roule de cime en cime sur les sommets de l’Olympe, comme un joyeux tonnerre dans un ciel serein. Je ne serais pas étonné qu’il y eût là une malice des dieux pour se venger des lourds Béotiens qui profanent leur terre de prédilection. Soyez assuré qu’un jour les épigraphistes trouveront, en ces lieux, quelque dédicace à Apollon semeur de sable qui éloigne les Barbares et fait reculer jusqu’aux mers cimmériennes les bandes sauvages du redoutable Cook.

Si au contraire vous arrivez dans ce pays, en état de grâce, avec le ferme dessein de vouer à la déesse aux yeux bleus un culte de latrie et de vous agenouiller, avec émotion, sur le stylobate de son temple, les impalpables parcelles qui se détachent, en tourbillons, de ce sol sacré, vous semblent douces au goût et agréables à l’odorat. Elles vous apportent, comme d’alertes messagères, le parfum des montagnes prochaines. Un illustre sculpteur, un de ceux qui, de notre temps, ont retrouvé le secret de l’antique beauté, disait que ces vives étincelles insinuaient en lui l’âme errante de la race sobre et légère qui se nourrit, comme les cigales, de poussière, de chansons et de soleil.

Cet assez long espace, qui sépare le port et la ville, suffit déjà à faire surgir, aux yeux des voyageurs qui sont un peu préparés à ce pèlerinage, des visions antiques. Le Pirée est « l’échelle » d’Athènes, comme Volo est l’échelle de Larisse, comme Nauplie est l’échelle d’Argos, et Jaffa l’échelle de Jérusalem. Les émigrans qui fondaient une ville choisissaient presque toujours un lieu élevé, dans l’intérieur des terres. Il eût été dangereux de s’établir sur le rivage de la mer : les pirates pouvaient descendre à l’improviste et piller les maisons. On recommandait aux jeunes filles de ne point se promener sur les plages, si elles ne voulaient pas être emmenées très loin par des galères barbares. Les marchands, les pêcheurs demeuraient parfois au bord de l’eau ; mais, dès qu’on signalait au large une voile suspecte, ils se sauvaient vers la haute acropole qui abritait de ses remparts crénelés les images des dieux, les tombeaux des ancêtres et les trésors de la cité. Il a fallu de longs siècles pour que la mer cessât d’effrayer les hommes par l’apparition des figures méchantes et hostiles qu’elle amène des pays lointains. Les anciens auraient été bien surpris s’ils avaient prévu qu’un jour le rêve des citoyens paisibles et timorés serait de posséder une maison au bord de l’océan, et que les demoiselles bien élevées iraient, sans crainte des pirates, pêcher des crevettes dans les rochers les plus affreux.

On a le loisir de rêver beaucoup sur la route du Pirée à Athènes ; car on s’arrête assez souvent. Un usage, auquel les cochers manquent rarement, veut que l’on fasse halte devant la porte d’un petit café, situé à moitié chemin, et dont la façade, violemment enluminée par un artiste local, représente, en raccourci, presque toutes les scènes héroïques des guerres de l’indépendance. Là, on vous offre, pour quelques sous, un morceau de loukoum, un petit verre de raki, un grand verre d’eau claire. Ces trois choses réunies représentent, pour un Palikare, le comble de la félicité. Le loukoum est une pâte douce, faite avec du miel, de la farine, du sucre, et parfumée de vanille, d’amande ou de cédrat ; le raki est une eau-de-vie blanche qui, mêlée à l’eau pure, à petite dose, lui donne de jolies nuances d’opale et une saveur très rafraîchissante. J’ai voulu, en France, reprendre l’habitude de ce nectar et de cette ambroisie ; le loukoum, expatrié, m’a paru fade ; le raki, en exil, m’a semblé perdre quelque chose de sa force et de sa vivacité. Là-bas, tout cela me semblait délicieux, et jamais je ne retrouverai l’eau cristalline dont les cascatelles scintillent parmi les lauriers-roses, à Kaisariani, dans l’Hymette.

À mesure qu’on approche de la ville, le paysage s’élargit et se colore. Peu à peu, les petites montagnes basses qui descendent vers la mer en pente douce, l’Ægaléon, le Corydalle, se haussent en des formes plus nobles, en des contours de plus en plus fermes et précis. Les pentes, qui ferment l’horizon à gauche de la route, sont stériles et nues, à peine vêtues, par endroits, d’herbes courtes et pauvres, rabougries par le vent de mer. Mais elles ont ces nuances délicates, ces tons légers, que le pinceau ne peut fixer, que le langage humain ne peut saisir, et qui font croire, tout d’abord, que ce pays n’est pas vrai, qu’on est dupe d’un mirage et que le soleil, malgré toute sa magie, ne peut pas faire avec des cailloux, du sable et quelques arbres, cette fête des yeux.

On traverse, sur un petit pont, un étroit fossé, sans se douter qu’on vient d’enjamber le Céphise. On longe la lisière d’un petit bois d’oliviers, qui n’est autre que le bois sacré de Colone. Ces noms harmonieux, dont le souvenir flotte souvent en nous, sans que nous sachions au juste à quel objet précis nous devons les appliquer, achèvent de donner aux abords de l’Attique une grâce décente et exquise. Puis, au détour du chemin, on voit, sur un fond de montagnes plus sombres, le vigoureux relief d’une colline fauve, sèche, d’attitude un peu fière et hautaine, — solide parce qu’elle était un refuge et une citadelle, mais façonnée en forme de piédestal, parce qu’elle portait le temple immortel où les hommes ont adoré le symbole de la raison souveraine et de l’idéale beauté.

Il faut monter à l’Acropole le lendemain du jour où l’on est arrivé à Athènes. On ne doit point faire ce pèlerinage avant d’avoir le corps reposé et l’esprit dispos. Mais, si l’on gravit la colline sainte par une claire matinée, à l’heure où le soleil enflamme les crêtes du Pentélique, ou bien vers la fin d’un beau jour, lorsque le couchant embrase les contours aigus de Salamine, on goûte une plénitude de satisfaction intellectuelle, de volupté morale, de joie physique, que nul spectacle au monde ne peut donner au même degré. J’avoue que le Parthénon est le seul monument qui ne m’ait point donné de déception. Je me figurais Saint Pierre de Rome moins boursouflé et moins emphatique, Sainte-Sophie moins lourde, moins contrefaite, moins embarrassée de contreforts chargés de soutenir sa grandeur ambitieuse et chancelante. Le temple de la Vierge victorieuse, de la jeune fille souverainement sage et parfaitement pure, ressemble aux êtres vivans qui ont atteint l’achèvement de leur organisation et l’épanouissement de leur force. Il se suffit à lui-même ; il est robuste et charmant. Son accueil est souriant ; son attitude est dégagée et libre. Hélas ! les belles colonnes doriques, taillées dans ce marbre fin qui a la souplesse et la vie d’une chair délicate, ont été meurtries, à coups de canon, par un bombardement stupide, et les blessures sont encore ouvertes. Les dieux se sont enfuis des frontons martelés. La procession des Panathénées s’est trompée de route et a pris le chemin des pays barbares et froids.

N’importe, si ruiné, si délabré, si émietté qu’il soit, malgré ses trous béans, l’énorme lézarde qui l’a fendu en deux et qui a jeté à terre, dans un pêle-mêle de décombres, les colonnes écroulées et les chapiteaux brisés, le Parthénon reste la plus belle demeure que les hommes aient construite, pour y abriter l’effigie visible de Dieu. Il est l’idéal de la perfection logique. Jamais peut-être l’esprit humain n’a remporté sur le désordre des choses une plus belle victoire, que le jour où il a conçu cet équilibre stable, où il a atteint la beauté non par un furtif éclair d’imagination et de fantaisie, mais par l’effort de la pensée, la précision du calcul, par la splendeur de cette harmonie supérieure que les Grecs appelaient, d’un si beau mot, l’eurythmie. Il faut bien que tout cela soit vrai, puisqu’aucun homme, si humble qu’il soit, ne peut résister à l’impression d’apaisement et de clarté que l’on éprouve en face du Parthénon, et puisque tant de nobles esprits, dont quelques-uns sont partis de très loin vers ce doux pèlerinage, sont venus, comme M. Renan, faire leur « prière sur l’Acropole. »

Aucune gravure, aucun tableau, ne peuvent donner l’idée de cette merveille. Il faut admirer les temples de l’Acropole, dans le clair décor où ils ont fleuri, sous le chaud soleil qui a doré leurs marbres, sous le ciel en fête, qui baigne d’azur impalpable leurs colonnes et leurs frontons. Vers la fin du jour, les rayons obliques dorent de lueurs fauves la façade sévère du Parthénon ; le temple d’Erechthée profile sur l’horizon vermeil ses hautes et minces colonnes ioniques, qui ressemblent à des tiges de fleur. Le temple de la Victoire-sans-ailes, si petit qu’on le prendrait presque pour une chapelle, brille comme une châsse, tout au bout de la terrasse et si près du bord, qu’on a peur de la voir crouler dans les précipices. Peu à peu, le soleil descend dans le ciel enflammé, étoilant d’étincelles les maisons de Phalère et du Pirée, et posant sur les eaux du golfe Saronique de larges et aveuglantes splendeurs. Salamine, toute violette, flotte dans la pourpre et l’or. La côte de la Morée apparaît vaguement, dans le miroitement de la mer. La plaine de l’Attique se voile d’ombre, au pied du Parnès, qui bleuit lentement. Mais, du côté de l’Orient, l’Hymette, ample et large, est tout rose ; n’essayez pas de retenir et de fixer cette nuance fugitive et changeante ; maintenant, il est couleur de lilas, de mauve, de violette. Et les tons s’effacent, les couleurs s’amortissent, les reflets meurent… Le soleil s’éteint dans la fraîcheur des eaux.

Lorsqu’on redescend vers la ville, qui, à cette heure divine, allume timidement ses becs de gaz, comme si elle avait peur d’effaroucher les dieux qui ont fait le soleil si rayonnant et la lumière si belle, on se dit qu’aujourd’hui, comme aux temps antiques, Pallas-Athéna veille encore, tout armée, sur cette terre, et qu’il ne faut pas chercher ailleurs que sur la colline sacrée le génie et l’âme de la cité.


II

Les Grecs ont bien fait de ne pas écouter les conseils prétendus « pratiques » de ceux qui les engageaient à établir leur capitale à Egine ou à Patras. Sur ce point, comme sur bien d’autres, les plus enthousiastes se sont trouvés les plus avisés, et l’idéalisme a prévalu sur la sagesse vulgaire des petits docteurs de la science politique. En dépit de toutes les belles dissertations qu’on leur fit entendre sur le mouvement des ports et des statistiques qu’on leur fit lire, ils se sont entêtés à vouloir installer derrière l’Acropole le palais du roi et le siège du gouvernement. Il ne faut pas chicaner, sur ses fiertés archéologiques, un peuple pour qui le présent n’est pas toujours clément, et qui s’en console en songeant à son passé : il n’est pas donné à tout le monde d’avoir reçu l’Acropole en héritage. Le vrai centre de l’hellénisme est à Athènes. L’Acropole est un rempart et une parure. L’empereur d’Allemagne, il y a quelque temps, lançait d’Athènes à Berlin des télégrammes lyriques que le château de Belgrade, le konak de Sofia ou la métropole de Bucharest ne lui auraient point inspirés. Derrière cette citadelle, où il n’y a ni murs, ni soldats, ni canons, les Athéniens sont mieux couverts que derrière une forteresse blindée. Il faudrait que l’esprit des nations modernes fût modifié du tout au tout, pour qu’une flotte se permît, comme celle de Morosini, de bombarder cette égide. Comme l’a démontré récemment un illustre historien[2], il y a une religion qui n’a pas péri, et qui est plus vivace que jamais au cœur de l’humanité : c’est le culte d’Athènes.

Assurément, si l’on regarde avec quelque attention le mur intérieur du sanctuaire d’Athéna, on retrouve, en couleurs éteintes, sur un placage de plâtre effrité, les mains fluettes, la tête penchée et les grands yeux fixes de la Panaghia byzantine. Plus loin, dans une encoignure du temple, un petit escalier en spirale conduisait au balcon du minaret d’où l’iman appelait les croyans à la prière. Il n’y a pas bien longtemps, une tour vénitienne, carrée et nue, se dressait au beau milieu de l’Acropole ; on a bien fait de l’abattre, malgré les réclamations de quelques artistes, qui ne voulaient pas voir ce qu’il y avait de douloureux dans ce pittoresque. Si l’on parcourt les récits et les radotages des chroniqueurs byzantins, on voit que souvent ils oublient Athènes, ou qu’ils lui accordent à peine une mention du bout des lèvres. Malgré tout, l’histoire d’Athènes n’a jamais pu se réduire à la simple biographie d’un district local. Quelque chose vivait en elle, qui devait la sauver. Pendant les années d’esclavage et de honte qui ont failli faire la nuit sur ce pays, les plus misérables des raïas savaient obscurément qu’un jour, après la fuite des Barbares, les nations viendraient en foule contempler le chef-d’œuvre du génie grec, et que l’on verrait briller de nouveau, sur la montagne chère à Pallas, la clarté qui sauve, le signal attendu qui mène aux combats et aux triomphes de la liberté.

La nouvelle Athènes n’occupe pas exactement l’emplacement de l’ancienne. Elle allonge ses rues, étale ses places, disperse ses maisons neuves dans le large vallon qui se creuse entre l’Acropole et le Lycabète. Elle s’étend avec une incroyable rapidité. Lorsque Chateaubriand la visita, elle n’était qu’un petit hameau, opprimé par de gros pachas ; Lamartine n’y trouva qu’un misérable village ; au temps d’Edmond About, le palais du roi était tout seul au milieu d’un champ de pierres, et semblait regarder au loin, d’un air assez mélancolique, les échafaudages des chantiers de construction ; maintenant, elle s’étend vers le bois d’oliviers et les flancs du Parnès, descend la petite vallée de l’Ilissus, cerne l’arc de triomphe d’Hadrien, envahit l’Anchesme, s’engage sur les routes de Kephissia et de Patissia, et grimpe joyeusement aux pentes abruptes du Lycabète. Elle est claire et gaie, et si elle n’était pas si dénuée de feuillages et d’ombre, elle ferait penser à Nice ou à Menton. Lorsqu’on la regarde du haut du belvédère de l’Acropole, on est frappé par l’éclat aveuglant de ses façades de marbre, auxquelles les carrières, toujours ouvertes, du Pentélique, suffisent encore ; et sa nudité coquette manquerait tout à fait de couleur locale, si la coupole de la métropole et le dôme vert de Sainte-Irène ne nous avertissaient que nous avons devant nous une cité byzantine. Pour la voir dans toute sa grâce, il faut monter, à la fin de la nuit, à une petite chapelle de Saint-George qui termine le Lycabète, comme une pierre de faîte, et attendre là, pendant que le pappas dit sa première messe, que le soleil se lève. Soudain, au-dessus du Pentélique, une mince bande rose avive la pâleur du ciel. La masse bleuâtre de l’Hymette, encore endormie, s’éclaire peu à peu. Une lueur blême s’épand sur la ville blanche. Des coqs chantent. Dans les casernes, la diane sonne. La mer, le long des côtes fauves et dentelées, se délivre lentement de l’ombre et s’éveille au souffle du matin. Puis l’orient prend une couleur plus intense, une ardeur plus enflammée. Le Pentélique est nimbé d’une radieuse auréole. Il se détache, comme un immense fronton, sur un fond d’or. La bande vermeille s’étend, démesurée. La mer se colore de violet. Le ciel, au-dessus de l’Ægaléon, s’illumine d’irradiations roses… Puis, au milieu de la ville silencieuse, où de rares promeneurs, déjà éveillés, passent, de loin en loin, comme des ombres, parmi les maisons dont les fenêtres sont closes comme des yeux assoupis, l’Acropole resplendit, isolée et superbe, dans une gloire d’or…

Lorsqu’on flâne au hasard, à travers la ville, on est tenté, tout d’abord, de trouver les rues trop droites, les trottoirs trop réguliers, les boulevards trop larges, les maisons plates, banales ou gauchement emphatiques. En effet, la rue d’Hermès et la rue d’Éole sont deux corridors qui se coupent à angle droit ; le boulevard du Stade, le boulevard de l’Université et le boulevard de l’Académie ressemblent assez à trois routes départementales, peu distantes et impitoyablement parallèles. Le palais du roi est rectangulaire, criblé de petites fenêtres, déplorablement semblable à un hôpital ou à une caserne : le roi George, qui est un homme de goût, ne l’aurait sûrement pas fait bâtir dans ce style qui mettait en joie l’âme bavaroise d’Othon, son prédécesseur. La place de la Constitution est, pendant six mois de l’année, un Sahara. La place de la Concorde est un désert planté d’arbres chétifs et maigres. L’aspect de beaucoup de maisons et de la plupart des monumens rappelle le temps où une nuée d’architectes allemands s’abattit sur la Grèce et voulut faire d’Athènes une contrefaçon de Munich[3]. Et pourtant, telle qu’elle est, cette ville est charmante, de jour en jour plus douce et plus chère, comme ces femmes que l’on est tenté d’abord de ne point voir, et que l’on aime davantage à mesure qu’on les connaît mieux. Pour ma part, je l’ai aimée de toute mon âme. Trois années d’intimité n’ont pas éteint son charme ni découragé ma fidélité. Beulé pleurait lorsqu’il la quitta ; soyez assuré que, depuis ce temps, beaucoup de ses cadets ont fait comme lui.

Je l’ai vue de toutes les façons, à l’ombre et au soleil, en plein jour et au clair de lune, les dimanches et les jours de fête, calme ou légèrement frondeuse, en temps ordinaire et pendant les fièvres des élections : je l’ai toujours trouvée avenante et aimable, sauf sous la pluie, qui habille de grisailles humides les maisons attristées et fait couler des ruisseaux de boue dans le lit étroit de l’Ilissus.

Au printemps, c’est-à-dire dès le milieu du mois de février, si le terrible Vorias (vent du nord) n’apporte pas du fond des Balkans des bouffées froides, il est doux de se promener, le matin, par les rues, sans penser à rien. Dans ce pays, qui est la terre promise des flâneurs, on peut se livrer à une oisiveté obstinée, sans risquer de trouver, dans l’inaction, un seul moment de langueur ou d’ennui. On se sent alerte et bien portant, peu disposé au travail, mais enclin à une activité éveillée et amusée. Il vous vient à l’esprit des idées drôles, vives, spirituelles, mais on se couperait la main plutôt que de les écrire. Le labeur serait une injure au ciel, à l’air rafraîchissant et parfumé, à la gaîté et à l’insouciance éparses dans les choses.

L’ouverture du printemps et les premières journées de soleil apaisent notablement la fureur politique, détendent les esprits, disposent à une souriante philosophie les plus fougueux énergumènes du gouvernement et de l’opposition. Tandis que Paris est encore noyé de pluies et de brumes, et que l’Angleterre est une petite Sibérie, l’Attique se revêt de verdures printanières. L’horizon de collines et de montagnes flotte dans une lumière diffuse qui accuse les creux et fait saillir les reliefs. La plaine d’Athènes est privilégiée. Son printemps avance sur celui des autres provinces. Pendant que le Cyllène est encore encapuchonné de nuages, chaque soir, le soleil met une traînée d’or sur les pentes du Parnès, encore poudrées, par places, d’une mince couche de neige. Ce n’est plus l’hiver, ce n’est pas encore le printemps ; c’est une saison ambiguë et très douce, une charmante hésitation du soleil qui s’essaie, l’éveil encore indécis des floraisons nouvelles. On se sent invité, malgré soi, à la promenade et à la flânerie : les plus récalcitrans ne résistent pas à ces avances ; l’idée seule de travailler devant une table, ou de haranguer des hommes assemblés, devient intolérable. À part quelques impénitens, qui ne peuvent s’arracher aux colonnes de l’Acropolis ou de l’Éphiméris, les plus enragés de politique fuient les cafés, vont prendre l’air, et perdent, dans les plaisirs champêtres, l’âcreté de leur humeur. Nul ne peut se soustraire au charme subtil de ces journées tièdes, dont notre « beau temps » ne donne pas l’idée. C’est quelque chose de très particulier, dont l’analyse est impossible. Cela ne ressemble point à l’amollissante langueur qui vous endort à Constantinople et à Smyrne. C’est un sentiment de vif bien-être qui aiguise les perceptions agréables et les rend plus nettes, qui vous engage à l’inaction remuante et loquace, à l’allégresse, à l’optimisme indulgent. Tout le monde a l’air joyeux et l’âme en fête. À l’agora et dans les boutiques, les marchandages se font sur un ton vif et enjoué. Les querelles mêmes tournent en plaisanterie, et l’expression des plus violentes colères finit en développemens de rhétorique amusante.

Il faut se hâter de jouir de ce moment incomparable. La voie sacrée d’Eleusis est parfumée de lavandes et empourprée d’anémones où se posent des grappes d’abeilles ; l’acropole est toute fleurie d’asphodèles, de thym, de sauge. C’est le moment de s’épanouir à l’aise, dans le contentement de toutes choses. Et il faut si peu pour contenter un Palikare ! M. Renan a marqué, en quelques pages pénétrantes[4], l’heureuse philosophie de cette race, la sobriété de ses joies, son humeur facilement égayée. Il est facile de vérifier, chaque jour, l’exactitude de ce portrait. Les bombances de nos ouvriers, leurs ébattemens les jours de paie, ne vont pas sans agitation et sans une certaine apparence d’effort. La plupart des étrangers qui s’établissent à Athènes ne savent comment passer leurs soirées : de fait, le tapage des cafés-concerts, le tumulte des bals publics, les flonflons des alcazars et des casinos manquent presque totalement dans cette ville, où il y a pourtant des ouvriers, des soldats et des étudians. C’est que les Grecs n’ont nullement besoin de ces accessoires : ils ont le grand art de faire du plaisir avec rien. Ils ont une façon de s’amuser, à la fois très calme et très remuante, qui est toujours un sujet d’étonnement pour le voyageur. Ils perdent rarement la claire conscience de leurs actes, la possession d’eux-mêmes et leur sang-froid. Ils ont à la fois beaucoup de verve et beaucoup de flegme. On n’imagine pas combien les dimanches athéniens sont paisibles auprès des nôtres. Des familles de boutiquiers marchent très posément, pendant de longues heures, sur les trottoirs du boulevard du Stade ou dans les solitudes de la place de la Constitution (platia tou Syntagmatos), autour de l’estrade où la musique militaire jette aux quatre vents des fanfares d’opérette-bouffe. La mère a quitté le mouchoir de tous les jours, et arbore crânement le tarbouch à gland d’or, posé sur l’oreille et rouge comme un coquelicot. Le père, soigneusement rasé et brossé, oublieux de sa boutique de bakal ou de son γρααφεῖον (grapheion) d’employé, salue ses nombreuses connaissances d’un kaliméra (bonjour), joyeusement donné. Jouir du beau temps, et se montrer, tout le bonheur des Grecs est là. Rester chez soi, quand on n’y est pas forcé par la pluie ou par le soleil, est un signe de deuil ou une marque d’infortune. Un marchand grec ruiné disait un jour à un Français : « Nous étions autrefois parmi les archontes, maintenant, nous sommes pauvres, je n’ose plus me montrer ni parler à personne. »

Les gens modestes, ouvriers endimanchés, matelots en permission, commis échappés du comptoir, vont s’asseoir à mi-côte sur le Lycabète, et chantent, toute la journée, avec des intonations très nasales, d’interminables et monotones cantilènes. Les plus raffinés se mettent à douze pour acheter un agneau, vont le faire rôtir en plein champ, à Kephissia ou à Ambélokipi, le mangent, en l’arrosant de vin résiné, et reviennent, le soir, en se promettant de recommencer l’année prochaine. Éviter autant que possible le poids du temps, faire que les heures soient faciles et légères, c’est pour eux le but de l’existence. Souvent, quand vous causez avec un homme du peuple, et que vous lui demandez la raison de tel ou tel amusement, il vous répond, en clignant de l’œil : Ἐ, περναϊ ἡ ὥρα (E, pernaï hê hôra). (Eh ! l’heure passe.) Leur paresse affairée est juste l’opposé de l’apathie sommeillante des Turcs. Ils ne fuient pas précisément le labeur, surtout quand il est facile et bien rétribué ; mais ils le cherchent sans passion et l’oublient sans regret. Là-bas, les ouvriers sans travail ne récriminent pas, au contraire. Un de mes amis avait embauché quelques ouvriers à la journée pour une besogne qui demandait à peu près une semaine de travail. Au bout de trois ou quatre jours, ces bonnes gens l’abordent respectueusement, et lui disent : « Nous avons maintenant gagné de quoi vivre pendant un mois, nous voulons nous en aller. » Comme leur pays de montagnes exquises et nues, ces grands enfans semblent dédaigneux de produire. Leur langue désigne le travail par le mot δουλιά (doulia), qui veut dire servitude.

Au printemps, ainsi que pendant l’automne, le monde élégant se promène, de dix heures à midi, aux environs du palais du roi. Vers dix heures, le poste qui veille aux portes de ce palais est relevé par la garde montante. Une section en armes et une musique vont chercher le drapeau chez le commandant de place, boulevard du Stade, devant la chambre des députés. Dès que le porte-drapeau apparaît dans l’embrasure de la porte, on entend le commandement : παρουσιάζετε άρμ (Présentez armes !) Les cuivres éclatent, la grosse caisse tonne, pour saluer l’étendard de Saint-George, à croix d’argent sur champ d’azur. Par file à droite ! En avant, marche ! Et la foule, entraînée par d’allègres cadences, emboîte le pas aux petits fantassins bleus, dont quelques-uns, surtout aux derniers rangs, négligent l’alignement avec un dédain qui sent son Palikare d’une lieue. D’ordinaire, après cette cérémonie quotidienne, la musique joue des airs sous les fenêtres du roi. C’est l’occasion d’un petit rassemblement : les institutrices et les bonnes arrêtent leurs troupeaux d’enfans ; des soldats en corvée posent un instant, sur le sable, leurs gamelles ou leurs marmites ; de vieux Moréates en fustanelle écoutent, d’un air attentif, ces accords d’une musique inconnue, et des promeneurs innocens, qui ont des figures de pirates, suivent, d’un involontaire mouvement de tête, les rythmes de la Mascotte ou de Madame Angot.

À ce moment, la rue d’Hermès est animée et bruyante. C’est l’heure où les Athéniennes élégantes vont faire leurs emplettes dans des magasins qui sont, autant que cela est possible, des réductions minuscules du Louvre ou du Bon Marché. Les boutiques les plus alléchantes ont des enseignes moitié mythologiques, moitié modernes, qui font d’ordinaire la joie des hellénistes fraîchement débarqués. Les marchands de nouveautés se sont donné une peine infinie pour traduire en un grec suffisamment élégant la langue spéciale des prospectus et des commis-voyageurs. Lorsque les Athéniennes cessèrent de porter leur costume national, qui consistait en une chemise et quelques sequins, on se trouva en présence d’une grosse difficulté. Le patriotisme chatouilleux des Palikares ne leur permettant pas d’accepter, du moins officiellement, les mots d’une langue étrangère, il fallut donner des noms à toutes les menues pièces de ce costume informe, qui fut inventé, en Occident, par la pruderie et par le froid, et dont l’Orient adopta, sans mesure, les servitudes et les complications. Les philologues se mirent à la besogne. Pour la première fois de sa vie, le thème grec devint amusant et frivole. Le corset, dès qu’il fit son apparition sur les côtes de la mer Égée, fut appelé στηθόδεσμος (stêthodesmos), littéralement le lien de la poitrine ; le pantalon fut nommé περισϰελίς (periskelis), mot à mot, ce qui se met autour de la jambe. Les hellénistes, peu habitués à ces divertissemens, riaient, derrière leurs lunettes, de ces admirables trouvailles. Toutefois, les Athéniennes se servent rarement de ces mots, qui leur semblent trop longs et trop savans. Elles disent de préférence τὸ ϰορσέ, τὸ πανταλόνι, τὸ μαντώ. Les lettrés d’Athènes ont dû renoncer à leurs traductions libres, et quelques personnes ont regretté leurs transparentes périphrases.

Le peuple et les gens qui ne sont pas riches, c’est-à-dire les trois quarts de l’aristocratie locale, fréquentent assez peu les magasins parisiens de la rue d’Hermès et restent fidèles à l’agora. Ils y passent toute leur matinée à acheter un peu et à causer beaucoup. L’agora est un enchevêtrement de ruelles tortueuses et étroites, bordées de boutiques où les objets les plus divers se mêlent et se bousculent sous de larges auvens. Ce marché ressemble, par sa disposition extérieure, au bazar turc, qui d’ailleurs n’est pas une invention des Osmanlis, et qui est commun à tout l’Orient, depuis Bagdad jusqu’aux bouches de Cattaro, et depuis Homère jusqu’au sultan Abdul-Hamid. L’Oriental, excepté lorsqu’il veut, à tout prix, copier les coutumes « européennes, » n’aime pas à débiter sa marchandise dans sa maison. Le magasin, tel que nous le comprenons, communiquant de plain-pied avec le domicile, et laissant entrevoir, dans la pénombre de l’arrière-boutique, l’alcôve conjugale, la batterie de cuisine, la table de famille et le piano de mademoiselle, est un spectacle que l’on chercherait vainement à Athènes, à Smyrne ou à Constantinople. La boutique où l’on fait le négoce et le change est presque toujours distincte de la maison où l’on vit loin des regards indiscrets. L’Oriental, qu’il soit Grec ou Turc, cache volontiers sa vie privée. Les marchands de l’agora, qui se conforment encore aux vieilles mœurs, quittent, le matin, leurs petites maisons des faubourgs et n’y retournent que le soir, après avoir fermé leurs volets. Ils sont assis, toute la journée, derrière leurs poissons, leurs légumes, leurs fruits ou leurs cuirs, s’interpellant gaîment les uns les autres, discutant avec les acheteurs, clignant de l’œil d’un air malin.

L’agora d’Athènes n’est pas pittoresque. Là, comme partout en Grèce, la turquerie a été impitoyablement chassée par le patriotisme jaloux des Hellènes. Point de ces vieux marchands de tapis, dont le nez s’allonge, sous le haut turban, et qui rêvent, graves et silencieux comme le calife Omar, dans l’ombre humide du bazar de Smyrne. Point de ces vestes brodées d’or, dont les manches flottent au vent avec des gestes étranges. Point de ces parfums capiteux et inquiétans qui versent leur ivresse compliquée aux visiteurs du missir-tcharchi de Constantinople, et évoquent soudain, dans une lointaine vision, des bouts de déserts et des profils de palmiers, des coins de forêts vierges, regorgeantes de sève et de vie, des fleurs superbes, des grappes de fruits rouges, becquetés par des oiseaux aux ailes diaprées, ou bien des scènes de harem, dans quelque ville inconnue de la Perse ou du Béloutchistan, où des femmes aux robes lâches traînent leurs babouches indolentes sur les dessins des tapis lourds. Les Grecs n’aiment point à se griser, sans raison, d’encens, de myrrhe et de cinname. Ils ont peu de goût pour l’arome troublant des plantes méchantes que gonfle la sève trop forte des flores torrides. Ils préfèrent la saine odeur de l’ail, et, les jours de fête, ils répandent volontiers, sur leurs cheveux, les pommades et les cosmétiques imaginés par l’esprit inventif des Occidentaux.

Les broderies et les soutaches du costume national deviennent de plus en plus rares chez les tailleurs de l’agora. Il faut aller au bazar d’Argos ou de Tripolitza, si l’on veut acheter à bon compte le coquet et joli costume que les montagnards d’Albanie ont légué aux Grecs modernes : la calotte rouge, savamment repliée, du côté droit, par un gros gland de laine bleue qui bat sur l’oreille ; l’étroit gilet qui emprisonne, comme un corselet de guêpe, le buste mince des Klephtes ; la veste très courte, dont les manches flottantes sont galonnées d’entrelacs savans ; enfin la fameuse fustanelle blanche, dont les plis tuyautés font plusieurs fois le tour de la taille et se superposent les uns aux autres, de façon à former une espèce de jupe bouffante et feuilletée. La mode, qui respecte à peu près les formes immuables du gilet et de la veste, modifie très souvent la coupe de la fustanelle. Au temps du roi Othon, on la portait longue et lourde. Aujourd’hui, elle est courte et légère ; et, parfois les Hellènes, aux jambes nerveuses et agiles, ont l’air d’être échappés d’un corps de ballet.

Pour être tout à fait remarqué des belles filles de Mégare, il ne suffit pas d’avoir une belle fustanelle : il faut avoir aussi de beaux tsarouks. Les tsarouks sont des souliers rouges, découverts, sans talons, et terminés, comme les souliers des Chinois, par un bec recourbé ; mais, sur ce bec, la fantaisie des Palikares pique une houppette de laine bleue ou rouge, qui tremble à chaque pas. Les tsarouks sont en cuir souple : cette chaussure est excellente pour la marche en montagne : elle s’accroche aux cailloux, se moule sur l’aspérité des roches, se colle à l’herbe rase, et ne fait pas de bruit. Les brigands, les réfractaires et les contrebandiers le savent bien. Mettez donc, à la poursuite de pareils mocassins, les bottes de la gendarmerie !

Il y a beaucoup de tsarouks au bazar d’Athènes. Les touristes en achètent souvent, parce que ces souliers, si commodes pour les aventuriers, sont aussi, pour les gens sédentaires, des pantoufles "inusables et, par-dessus le marché, très exotiques. La rue des cordonniers est une des plus fréquentées de l’agora, et la seule qui soit un peu bariolée. Les tsarouks sont accrochés, en lourdes grappes, aux montans de bois qui soutiennent le toit des boutiques. Le mastoris (patron) tire son alêne et tape son cuir, tout en échangeant, avec son ouvrier, des vues sur la politique. D’ordinaire, il ne se borne pas à fabriquer des chaussures, et façonne, avec le cuir, toutes sortes de jolies choses : des bourses dont les Athéniens seuls, à ce qu’ils disent, possèdent le secret, et qui permettent aux Grecs, exilés sur la terre étrangère, de se reconnaître mutuellement, comme à un mystérieux signe de franc-maçonnerie ; des guêtres, des sacs, et surtout ces ceintures artistement travaillées, que les bergers d’Arcadie ne débouclent jamais une fois qu’ils les ont serrées autour de leur taille, où ils mettent tout ce qu’ils possèdent, depuis leurs paquets de tabac jusqu’aux souvenirs de leurs belles amies, et qui leur servent à la fois de sangles et de coffres-forts.

Le marché aux poissons reçoit, chaque jour, la visite de tous les cuisiniers et de toutes les bonnes d’Athènes. Il y a quelques années, l’usage admettait que l’on allât, en personne, faire ses provisions de bouche. On voyait des ministres disputer à des députés de l’opposition, les rougets à bon marché, et même les octapodes, petites pieuvres qui ressemblent à de grosses araignées, que les gamins de Phalère pochent sous les roches et tapent sur les pierres jusqu’à ce qu’elles cessent de grouiller, et dont la chair flasque est très recherchée par les Palikares. Ces mœurs innocentes ont disparu. Les personnes qui croient appartenir à la « société » athénienne aiment mieux se priver d’un plat que d’aller le chercher elles-mêmes. On déjeune d’une assiette d’olives, on dîne d’un morceau de fromage ; on vit d’eau claire et de vanité ; mais on est salué, sur le Stade, par des secrétaires de légation.


III

À mesure que la saison s’avance, les heures où l’on peut sortir et se donner quelque divertissement deviennent de plus en plus matinales et de plus en plus tardives. Dès la fin du mois de mai, le terrible soleil, dardant à pic sur le sable, commence à faire le vide dans les rues et sur les places. Les arbres des boulevards trop larges sont blancs de poussière. Au mois de juin, la dorure des collines commence à sentir le roussi. Au mois de juillet (que Pallas Athéna, déesse aux yeux glauques, me pardonne ce blasphème !), l’Attique ressemble assez bien au fond d’une poêle chauffée a blanc. Le ciel est horriblement pur et serein. Il faut se lever à quatre heures du matin, avec le jour, si l’on veut respirer un peu de fraîcheur. À dix heures, la ville est aveuglée de soleil, et assoupie. Les trottoirs blancs réverbèrent une lumière féroce. Le long des maisons, closes et mornes, sur une mince bande d’ombre, les ouvriers et les philosophes font la sieste. Les gens sont pâmés comme des poissons sur la paille. Quand le carillon de midi vibre dans l’air chaud, l’engourdissement est universel. On ne voit dans les rues, suivant un proverbe levantin, « que des chiens et des Français. » Quelques groupes singuliers se promènent avec assez d’aisance dans cette fournaise : ce sont des ingénieurs français, des archéologues de l’École française, des officiers de marine en station au Pirée, et qui bravent l’insolation, l’apoplexie et l’ophtalmie. L’Athénien, à travers ses persiennes, regarde ces hommes du nord, et, rageur, retombe sur le lit de torture où les moustiques le harcèlent.

Pour ceux qui ne craignent pas la chaleur et qui ont, pour le soleil, des tendresses de lézard, c’est une occasion de circuler à l’aise dans les tramways vides, dont les chevaux sont coiffés d’oreillères blanches, et pour admirer l’Hymette ou le Corydalle dans leur brûlante stérilité. Si vous avez le courage de descendre au Pirée dans le train désert qui continue sa route uniquement pour obéir aux règlemens, vous ne regretterez point votre peine : l’eau bleue, luisante, chatoie et scintille. Les voiliers et les canots, amarrés au quai, alignés comme des soldats en bataille, dorment dans la grande torpeur torride. Pas d’herbe. Des collines jaunes, des rochers jaunes, d’un éclat dur. La côte, brûlée et pelée, semble reposer sur un dallage de lapis. Les dernières pentes du Corydalle, baignées d’une lumière poudroyante, avec, dans les creux, des lacs d’ombre bleuâtre, arrondissent leurs croupes fauves sur le bleu profond du ciel. Les rades bleues s’enfoncent dans les terres sèches. Au-delà du port, à l’horizon de flamme, le long des rochers de Salamine une frange d’écume resplendit ; et, tout autour de la grande île, des îlots étincellent, ainsi qu’un collier de topazes égrené lentement dans la splendeur des flots.

Partout, une aridité rayonnante, aromatique et merveilleuse. Tout nage dans la clarté. Des pierres, de l’eau, cela suffit au soleil pour évoquer cette féerie, unique au monde. Cela est trop éclatant ; on est ébloui, presque blessé ; on y voit trop clair ; on est tenté de fermer les yeux. Ces couleurs et ces lignes entrent trop vivement dans l’esprit, s’y implantent d’une façon trop impérieuse et trop brusque. Cette ardeur est trop forte pour notre vision, habituée aux lignes molles et au charme flottant du paysage natal.

Les Athéniens attendent, pour sortir de leur repos, que ce décor soit un peu éteint. Vers six heures, les rues commencent à se peupler. On étouffe moins. On peut essayer de faire quelques pas, sans risquer de tomber raide. L’ombre des maisons et des arbres s’allonge sur le Stade et attiédit les rues, chauffées depuis le matin. Des soldats, fantassins en tunique bleue, cavaliers en dolman vert soutaché de blanc, efzones en costume national, promènent sur les trottoirs leur désœuvrement et leurs causeries. Les officiers sont rasés de frais, serrés et sanglés dans des vestes de toile blanche, qui collent comme des jerseys. Les jeunes sous-lieutenans, nouvellement sortis de l’école des Évelpides, font sonner leurs sabres et portent fièrement leurs képis galonnés d’or. Les vieux colonels à moustaches grises sont moins allègres et s’affaissent un peu, sous les galons passés de leurs képis avachis. Sur le boulevard de l’Académie, au-dessus duquel le Lycabète avive, dans l’air lucide, avec une netteté d’aquarelle, le relief de ses arêtes et l’éclat de ses couleurs, des domestiques, des ordonnances, promènent des chevaux qui s’ébrouent et se cabrent avec un bruit de gourmettes. Des bonnes, des institutrices conduisent des bandes d’enfans. Les voitures d’arrosage soulèvent la poussière, sous prétexte de l’abattre, et croisent les petits tramways, dont les banquettes se sont peuplées d’hommes et de femmes, qu’on voit passer de profil, dans le flottement des rideaux de toile grise. Les grands landaus qui servent de voitures de place passent, au trot allongé de leurs chevaux maigres. Les cochers, pour écarter les maladroits qui ne se rangent pas assez vite, crient, de toute la force de leurs poumons : Ἐμϐρός ! Ἐμϐρός ! (En avant ! En avant !) Rue d’Hermès, les magasins s’ouvrent ; les vitrines étalent les élégances parisiennes de l’an passé ; les boutiquiers, en bras de chemise, les yeux alourdis par la longue sieste sur le comptoir, respirent au seuil de leurs portes.

Devant les blancheurs criardes du palais, autour des wagons du tramway de Phalère, il y a un rassemblement. Ce sont les « baigneurs » de Phalère, qui s’apprêtent à partir. Beaucoup de femmes en toilettes claires. Quelques beaux visages, d’un teint mat, illuminés par de grands yeux noirs, se détachent en vigueur sur des ombrelles rouges… Sous les tissus légers et clairs, on sent le riche contour des formes ; les plis des robes tombent légèrement sur la cambrure des pieds, laissant voir le bout des bas bien tirés, au-dessus des fines chaussures. Tout ce monde porte des sacs, ou de simples courroies, enserrant des serviettes-éponges destinées au bain. De petits camelots, hérissés et éveillés, courent, de côté et d’autre, offrant aux beaux messieurs et aux belles dames, des liasses de journaux, des pistaches, des raisins. De toutes parts, on entend leurs voix grêles : Παλιγγενεσία ! … ἄρμυρα φιστίϰια… δροσερά σταφύλια…

Place de la Constitution, des gens attablés boivent des cafés, des glaces, des limonades. Les garçons, hélés à droite et à gauche, vont de table en table, sans grand empressement, affairés et légèrement ironiques. Des orchestres en plein vent jouent des valses allemandes ou des opérettes françaises. Et toujours la voix grêle des petits marchands de journaux : Παλιγγενεσία ! Παλιγγενεσία !

À mesure que la nuit approche, une gaîté se répand sur la ville. La douceur du couchant fait ouvrir les persiennes. Des gens paraissent aux fenêtres, aux balcons, aux terrasses. Un murmure de voix monte : cris de marchands, voix aiguës d’enfans qui s’amusent, échos assourdis de conversations lointaines, rumeurs confuses. On va lentement, sous la verdure fraîche et les petites grappes rouges des poivriers du boulevard Amélie, le long du Jardin du Roi, jusqu’aux colonnes de Jupiter olympien. C’est là qu’aboutit chaque soir, en été, la procession des jolies Athéniennes, des gommeux guindés, trop haut perchés sur leurs faux-cols, des officiers séducteurs, des institutrices coquettes, des mères de famille graves, qui gouvernent de l’œil de grandes fillettes aux épaules étroites. Les voitures d’arrosage passent et repassent, soulevant derrière elles des nuages de poussière. Sur toute cette agitation du soir, où se trahit encore, dans la mollesse des allures, la lassitude des chaudes journées, le ciel étend son azur assombri. Les statues qui couronnent la maison Schliemann dessinent, dans l’air, des gestes nobles et des poses académiques. Les dorures des frises de l’Université luisent vivement, et paraissent presque jolies, sous les clartés obliques des derniers rayons. Le Parthénon, sur sa roche tailladée et fauve, dresse, dans un nimbe embrasé, le délabrement superbe de ses colonnes. La langue populaire désigne le coucher du soleil par ces mots : Βασιλεῦμα τοῦ ἡλίου (Basileuma toû hêliou). Il est impossible de traduire cette expression, qui évoque l’idée d’une pourpre royale et d’un déclin triomphant, et qui a dû éclore sous le ciel d’Orient à l’heure où le soleil descend lentement, comme un vaste incendie, derrière le rempart violet des sommets lointains.

À ce moment, une fraîcheur subite tombe du ciel, éveillant des frissons dans le dos des Athéniens qui n’ont pas de pardessus et des Athéniennes qui ont oublié leur manteau. L’heure de l’extase pourrait être, pour les poètes imprudens, l’heure de la fièvre. Sur les boues de l’Ilissus flottent des essaims de microbes, mille fois plus redoutables que les oiseaux sinistres du lac Stymphale. Si l’on a soin d’écarter leur influence par des précautions hygiéniques, on peut choisir, sans crainte, selon ses goûts et ses moyens, entre les divers plaisirs qu’offrent, en été, les nuits attiques : une promenade sur la plage de Phalère, une excursion à Kephissia, ou, plus simplement, une glace au café d’Europe ou des bocks à la brasserie Hébé.

Phalère n’était, il y a quelques années, qu’une grève déserte. C’est maintenant une petite ville très présentable et une fort aimable station de bains, bien que les deux sexes y soient parqués sévèrement dans de maussades piscines et séparés par des barrières de planches dont la police éloigne sans pitié les nageurs et les nageuses qui voudraient les franchir. La mer est bornée, d’une part, par les falaises qui enserrent le petit port de Zéa ; de l’autre côté, l’Hymette allonge sa colossale silhouette. On voit que peu de villes d’eaux sont encadrées dans un pareil décor et illustrées par d’aussi beaux noms. Quand la lune apparaît au-dessus de l’Hymette, la rade s’argente de reflets mouvans, et réfléchit, dans ses claires profondeurs, l’assemblée des étoiles. La plage, éclairée par un cordon de lampes électriques, est occupée par de grands hôtels assez disgracieux. Tous les soirs, la société élégante dîne, en plein air, au bord de l’eau. On flirte, on bavarde, on médit passablement à Phalère. Les officiers font des effets de torse, de mollets, d’éperons et de sabre pour les Athéniennes, serrées dans des étuis d’étoffes claires ; et, vraiment, ils ont raison, car on ne saurait trop se donner de peine pour faire rire ces gracieux visages et ces yeux étincelans.

Kephissia est une retraite plus calme et moins mondaine. La joie de la mer manque à ce paysage assez agréable. C’est un coin de verdure, une oasis d’ombrages et d’eaux vives. On y a naturellement bâti un hôtel, symbole inévitable de la civilisation. Les gens pratiques, qui veulent avant tout du recueillement, de la tranquillité et de la discrétion, s’accommodent volontiers de ce séjour, propice aux escapades des Athéniens rangés.

Lorsqu’on revient, dans la nuit bleue, par le dernier tramway, qu’emplit un gazouillement de voix fraîches, on est tout surpris de trouver la ville encore éveillée. La place de la Constitution est encore couverte de tables à travers lesquelles circulent des garçons nonchalans. Les Athéniens sont des piliers de café, et cependant ils boivent peu. Ils laissent les Européens s’empiffrer, à la brasserie Hébé, de bière, d’œufs durs et de jambon. Si, par hasard, ils les imitent, c’est simplement par orgueil national, et ils se donnent des indigestions par amour-propre. Mais le plaisir suprême de ce peuple sobre, c’est de parler politique autour d’un verre d’eau, depuis neuf heures du soir jusqu’à trois heures du matin.

Cette vie en plein air, si conforme aux traditions de la république athénienne, dure jusqu’au jour où la brise fraîchit et où le vent du nord fait vaciller sur leurs tiges, parmi des rafales de poussière et les embruns de la mer méchante, les lampes électriques de Phalère. Au commencement de novembre, on est obligé de passer quelques heures par jour chez soi ; au mois de décembre, le temps est encore joli, égayé de soleil, avec tout juste assez de vent pour rappeler aux hommes qu’on est en hiver ; mais les soirées sont déjà froides, et l’on reste volontiers au coin de la cheminée où flambe un feu clair de bois d’olivier. Aux approches du mois de janvier, les gros nuages s’amoncellent sur les montagnes attristées. Les journaux annoncent que les grands personnages d’Athènes sont « rentrés d’Europe, » la vie sociale commence, et les gens riches lancent les premières invitations pour les bals de la saison.

La société athénienne se compose principalement de diplomates de tous pays. Le corps diplomatique, ou, comme on dit là-bas, τὸ διπλωματιϰὸν σῶμα (tô diplômatikon sôma), exerce sur le peuple grec un ascendant irrésistible, dont les motifs sont aisés à deviner. D’abord les Hellènes se figurent que, pour réussir dans la « carrière, » il est nécessaire d’être très rusé ; et ils ne seraient pas dignes d’être appelés descendans d’Ulysse s’ils n’avaient pas un grand respect pour des gens qui se flattent de connaître les paroles mielleuses et les détours secrets par où l’on trompe les autres hommes. Ensuite, ils croient que les nations choisissent toujours leurs représentans parmi les personnages les plus riches, les plus intelligens, les plus vertueux, parmi ceux qui sont appelés à bon droit les princes du peuple. Ils s’imaginent que la valise diplomatique et l’âme des secrétaires et attachés ne renferment que des affaires d’État. Aussi la secrète ambition de toutes les jeunes filles d’Athènes est d’unir leur destinée à celle de ces hommes, à la fois solennels et sourians, dont les habits sont étincelans de broderies et constellés de décorations. Un rêve inouï de grandeurs surhumaines, de voyages en sleeping-car, de promenades en voiture, de bals sans fin et de cotillons ininterrompus, éblouit ces folles et enfantines cervelles, à la vue de ces dignitaires chamarrés et graves, dont la vie se passe à dîner en ville et à faire la révérence devant les rois. Plusieurs Athéniennes, de grande beauté, ont déjà réalisé ce songe d’une nuit d’hiver. Je connais des ministres plénipotentiaires dont la froideur professionnelle s’est attiédie au contact d’une grâce souple et maligne et dont le flegme a cédé au prestige insolent des yeux épanouis. Il n’est pas rare de voir, dans les capitales, petites ou grandes, des filles de Palikares, qui ont échangé la « liberté sur la montagne » contre une volière dorée et qui sont devenues baronnes autrichiennes, princesses polonaises ou marquises espagnoles. Les mauvaises langues prétendent que ces mariages de vanité ne sont point solides, que le lendemain des noces est parfois décevant et triste, que ces jolis oiseaux, une fois dépaysés, deviennent insupportables, qu’ils veulent s’enfuir à tire-d’aile vers le pays natal, que la vulgarité du pot-au-feu répugne à leur fantaisie, que ces houris adorables deviennent tout à coup d’impitoyables jurisconsultes et se souviennent que le divorce est inscrit, à une place d’honneur, dans la législation des Hellènes. Après tout, les moralistes moroses auront beau déclamer et médire ; la plus belle fille du monde, même à Athènes, ne peut donner que ce qu’elle a. Faut-il en vouloir à ces exquises poupées si elles ne possèdent au monde que le parfum capiteux de leurs cheveux lourds et l’étincelle qui tremble au fond de leurs prunelles ardentes ?

En tout cas, leur beauté un peu sauvage, leur grâce à la fois provocante et farouche sont dignes de l’antique réputation de la race et l’on comprend qu’elles aient affolé beaucoup d’esprits faibles. Elles sont délicieusement mobiles et capricieuses. Elles ont un charme qui leur est particulier et que l’on ne retrouve point dans le reste de l’Orient. Les Roumaines sont imposantes et attirantes ; mais leurs yeux magnifiques semblent noyés d’ivresse, et leurs appas languissans manquent de ressort. Les Smyrniotes, dont la beauté est exubérante et molle, exagèrent, par des artifices trop évidens, la longueur de leurs yeux ; et leur nonchalance, appesantie par les lourdes siestes dans les hamacs où elles se bercent, fait trop songer à la torpeur du harem. Les élégantes que l’on voit passer, le dimanche, à Constantinople, dans la rue de Péra, soigneusement corsetées, fardées et pommadées, sont malheureusement de race mêlée, et l’on retrouve, dans leur allure, quelque chose de composite et d’international qui suffit à prouver que de nombreux conquérans, sans compter les Turcs, ont longuement occupé le pays. Les femmes d’Athènes, même en supposant qu’elles ne descendent pas toutes de Périclès et d’Aspasie, sont bien, en tout cas, les filles d’une race fine, d’une terre ardente, lumineuse et sobre. Non pas qu’elles soient façonnées selon les règles de l’art classique. Elles ressemblent plutôt à des figurines de Tanagra qu’à la Vénus de Milo, avec une pointe de sauvagerie mutine qui rappelle le voisinage de la race albanaise. En général, leurs cheveux sont furieusement noirs et leurs yeux brillent sous le voile des longs cils ; leur teint est mat, légèrement pâli, comme au temps d’Alcibiade, par la céruse. À quinze ans, elles sont assez minces ; leur maigreur attique est étoffée et robuste. À vingt ans, leur beauté s’épanouit comme une fleur splendide, nourrie de lumière et saturée de soleil. Hélas ! leur charme inquiétant dure parfois ce que durent les roses sous le ciel d’Athènes ; souvent, après quelques années de rayonnement, leurs nobles formes, après avoir atteint à la majesté olympienne, débordent en ampleurs exagérées et éclatent en boursouflures intempérantes. Retrouverai-je jamais, dans l’intégrité de leur grâce, Artémise Vlakhopoulos, qui avait l’air d’une Junon et dont les grands yeux faisaient penser à cette épithète de Βοῶπις (Boôpis) qu’Homère prodigue à Pallas-Athéna ? Pénélope Télamonidis, dont l’opulente jeunesse avait tant d’éclat et de fraîcheur ? Cléopâtre Épaminondas, dont la crinière était noire comme la nuit et dont les yeux ressemblaient à deux étoiles ? Kathina Stamboulakis, qui avait, on n’a jamais su pourquoi, des candeurs de fillette ? Fôfô Tutunoglou, qui avait l’air d’une cariatide de l’Erechtheion ? La rieuse Irinoula Tabaco, dont le père avait vendu du coton à Manchester et qui avait rapporté, de là-bas, des cheveux blonds, des joues roses, et des yeux bleus de miss anglaise ? Esther Della Calamità, vierge de Corfou, dont Raphaël eût fait une madone et dont un diplomate autrichien a fait une comtesse ? Surtout cette délicate et fragile Vita Périclès, dont le divin profil et les cheveux vénitiens ont troublé beaucoup d’officiers de marine et détraqué plusieurs archéologues ? Où sont-elles ? S’il m’était donné de retourner à Athènes, mon premier soin serait de courir à la vitrine du photographe Moraïtis, rue d’Éole. Quand j’ai quitté la Grèce, elles étaient là toutes, dans des cadres de verre, classées et cataloguées, souriantes et immobiles, piquées au mur comme des papillons. On a pu voir ces charmantes images à la section grecque de l’Exposition universelle. Leur gouvernement les exposait avec un légitime orgueil. Et qui sait ? Peut-être vaudrait-il mieux regarder le contour fixe et la splendeur muette de leur fragile beauté que d’en considérer les ruines précoces.

Avec ces déesses, ou du moins avec celles qui leur ont succédé, il n’est pas difficile d’organiser un bal fait à souhait pour le plaisir des cinq sens. Les maisons qui reçoivent sont peu nombreuses ; mais leur accueil est fastueux et courtois. Si la ville n’était habitée que par des Athéniens, elle serait triste, silencieuse et morose. Heureusement les riches Grecs qui ont cherché la fortune à travers le monde et qui ont fini par la trouver à Marseille, à New-York, à Manchester ou à Calcutta, ne jouiraient qu’à demi de leurs dollars, de leurs roubles ou de leurs louis d’or, s’ils ne les faisaient pas sonner un peu aux oreilles des Hellènes qui sont restés dans leur pays, occupés à faire de la politique et à manger des carottes crues. La ville d’Athènes n’a pas à se plaindre de ce patriotique amour-propre ; car des rues entières de jolis hôtels et de coquettes villas sont dues à la magnificence de plusieurs financiers, habiles à multiplier les banknotes. Au début de cette invasion de boyards, les Athéniens, gueux et fiers, firent mine de se fâcher. Ils affectèrent de mépriser ce luxe, firent des allusions sournoises aux présens d’Artaxerxès, à l’or d’Harpale, aux jardins de Cimon, et répétèrent plusieurs fois par jour qu’Aristide était juste et que Phocion était intègre. Les gamins des rues appelèrent les nouveaux-venus des Χρυσοϰάνθαροι (Chrusokantharoi), ce qui veut dire des mouches d’or ; les professeurs de l’Université les appelèrent des hétérochthones ; les députés firent même une loi qui réservait aux seuls autochthones les emplois publics et leurs salaires dérisoires. Les capitalistes, d’abord affligés par cet ostracisme à l’intérieur, ne se découragèrent pas. Ils pensèrent que le seul moyen de calmer ces politiciens hargneux, c’était de les faire fumer, manger et danser. Ils meublèrent des salons, aménagèrent des fumoirs et étalèrent, sur des tables, des viandes froides, des pâtés de gibier et des vins plus agréables au goût que les crus les plus renommés du Parnès, de Marathon et de Décélie. On vint. Les premiers arrivés firent envie aux autres. C’est ainsi que plusieurs tasses de thé ont opéré la fusion des classes et que les figures du cotillon, en mêlant les partis, ont apaisé les haines sociales.


IV

Les Grecs sont un peuple danseur. Les mondains d’Athènes, ayant quitté la fustanelle pour l’habit noir, ne dansent plus, — du moins sous les yeux des étrangers, — le syrto national, farandole assez semblable aux évolutions du chœur antique, ni le fameux ballo des danses populaires, véritable solo chorégraphique, plein d’entrechats savans et de gestes arrondis, triomphe des bonnes gens de Tripolis et de Kalamatta. La jeune Grèce a décidément adopté le τετράχορος (tetrachoros) (quadrille) et le στρόϐιλος (strovilos) (valse). Tout jeune Athénien qui se respecte a soin de se munir, au commencement de l’hiver, de deux choses indispensables : un habit noir et un abonnement chez le khorodidascale (maître à danser). Il y a, aux environs de la rue Solon, de véritables académies où l’on enseigne encore ce que J.-J. Weiss appelait « les danses mortes. » Les stagiaires de l’Aréopage y exécutent avec zèle cette figure bizarre, que nos pères appelaient la demi-queue-de-chat ; et, de temps en temps, le khorodidascale s’écrie, d’une voix de Stentor : Μπαλανσέ ϐό ντάμ ! (Balanse vo dam !) ce qui veut dire : « Balancez vos dames ! »

Les banquiers de la rue du Stade, qui ont des salons et qui les ouvrent, s’efforcent de copier fidèlement le décor, le costume et les accessoires des bals parisiens. Pour édifier l’Europe sur l’élégance de la démocratie athénienne, ils attirent les voyageurs de marque, les ingénieurs de la mission des travaux publics, les membres des écoles étrangères. L’Institut impérial allemand est généralement écarté, comme trop hirsute.

Les bals importans sont d’ordinaire prévus longtemps à l’avance. Il est admis que les cavaliers peuvent faire leurs invitations quinze jours avant la fête. Les Athéniens organisent alors une campagne de visite et marchent à la conquête des beautés les plus renommées. Les étrangers, plus timides ou moins répandus, sont un peu réduits à faire tapisserie, à causer avec de vieilles gens ou à risquer τὸ ϰαδρίλλ τῶν λανσιέρων (to quadrill tôn lansierôn) avec des institutrices françaises, venues, pour la plupart, des cantons de la Suisse. C’est une déception très amère. Mais on a le loisir de regarder autour de soi les Athéniennes, dont les pieds frétillent au seul espoir des cotillons attendus. Elles portent avec une élégance aisée, peut-être avec un imperceptible charme d’exotisme, sans la moindre trace de lourdeur provinciale, les corsages échancrés que leur ont façonnés des couturières parisiennes. Seulement, il y a une chose que l’uniformité de la mode, heureusement, ne peut atteindre, c’est le caractère très particulier et très local du type, la physionomie à la fois antique et contemporaine, très ambiguë, orientale et pourtant affinée par les grâces d’Occident, le profil d’Athéna, retouché par Chaplin, une statue de Phidias, revue, chiffonnée, émoustillée par Grévin, tout cela et quelque chose encore, malaisé à définir et d’une saveur subtile et imprévue. S’il n’y avait quelque pédantisme à philosopher à propos de ces jolies valseuses, je dirais que ces visages féminins où des hérédités séculaires se confondent, de la manière la plus rare, avec la mobilité de l’expression moderne, sont tout à fait l’image du peuple grec, à la fois très ancien et très nouveau, et qui, après une si longue misère, recommence à vivre, avec un entrain de résurrection tout à fait semblable, malgré l’antiquité de la race, à une joyeuse enfance. Cela est un spectacle suggestif et délicieux. On se prend à suivre de l’œil, dans la confusion des groupes, une natte très noire, étoilée de fleurs d’argent ; on jouit de la splendeur de ces yeux d’Orient, à la fois avivés et alanguis par l’ardeur du climat ; on observe le manège des coquetteries enfantines, spontanées et savantes ; on cause innocemment de George Ohnet avec une interlocutrice qui s’appelle Iphigénie ou Polyxène ; en même temps, on perçoit, dans les intonations de la voix chantante, comme un ressouvenir des mélopées de la langue turque. Et cela vous ouvre des perspectives infinies ; on est loin du bal, on n’entend plus l’orchestre qui joue le Beau Danube bleu ; on songe aux longues années, obscures et terribles, qui ont précédé cette renaissance de la nation grecque ; à la venue soudaine des cavaliers nomades, accourus, sabre au vent, du fond des steppes d’Asie ; à l’effroi des êtres frêles qui ont précédé ces mignonnes danseuses ; à l’installation brutale du conquérant ; à ces quatre siècles, dont l’histoire ne sera jamais faite… Et vraiment, quand on regagne son logis, par la rue Sophocle, la rue Praxitèle ou la rue Chateaubriand, on ne regrette pas de ne plus retrouver sur l’Acropole l’aga des eunuques noirs.

La cour donne, en moyenne, deux ou trois bals par an. On y retrouve à peu près les mêmes personnes que chez les simples citoyens. On y voit seulement plus d’officiers. Les banquiers enrichis négligent d’ordinaire l’armée, parce qu’elle est pauvre, et beaucoup de jeunes filles de la « société » n’ont d’admiration pour l’uniforme que si les poches du dolman sont gonflées de gros sous. Le roi George estime que le droit de porter l’épée est la première de toutes les noblesses.

Guillaume, prince de Danemark, proclamé roi des Hellènes le 6 juin 1863, sous le nom de George Ier, a eu l’esprit, sans compter ses autres succès, de régner sans trop de mésaventures pendant plus d’un quart de siècle. C’est un homme intelligent, de manières simples, d’accueil affable, et qui a trouvé le moyen d’être encore plus constitutionnel que les démocrates égalitaires dont il régit pacifiquement les destinées. Ce serait peut-être trop s’avancer que de dire qu’il plaît tout à fait à ses sujets, lesquels sont plus difficiles à satisfaire que la plus capricieuse des jolies femmes. Mais il a su ne pas trop leur déplaire, et c’est déjà beaucoup.

Au reste, les Grecs auraient mauvaise grâce à se plaindre. Ce roi, qui n’a jamais déclaré la guerre, a pris et gardé plus de territoires que beaucoup de conquérans fameux. Il est venu en Grèce sous d’heureux auspices : en débarquant sur le quai du Pirée, il apportait dans ses malles l’acte par lequel la Grande-Bretagne se désistait de tous droits sur les Sept-Iles : c’était un cadeau princier. Lors de son avènement au trône, l’étendue de la Grèce ne dépassait pas 47,500 kilomètres carrés. Par l’annexion des îles Ioniennes, de la Thessalie et du district d’Arta en Épire, elle est maintenant de 63,606 kilomètres. La Grèce n’occupe plus le dernier rang parmi les États de l’Europe. Elle est plus grande que la Belgique et la Hollande réunies. Dans tout autre pays, un monarque auteur de pareils bienfaits serait très populaire. En Grèce, cela suffit pour être respecté et même approuvé. Quand le roi George passe dans la rue, on le salue généralement.

Il a pris pour devise, lorsqu’il entra dans Athènes, avec la députation de notables qui était allée le chercher à Copenhague, cette belle maxime : « Ma force est dans l’amour de mon peuple. » Ce peuple, qui, sous le règne d’Othon, avait changé si souvent de ministères et lait tant de révolutions, s’est contenté, sous le roi George, de quelques émeutes qui n’ont cassé que des vitres. « Je veux, disait le jeune prince, dans son premier message aux assemblées du pays, faire de la Grèce le modèle des royaumes en Orient. » Il a tenu parole. La sécurité, dans ses États, est absolue. Les Grecs n’exercent plus le brigandage que dans les pays étrangers, et les ministres divers qui ont successivement assisté le roi George dans les conseils du gouvernement n’ont jamais eu la maladresse de se mettre sur les bras un Pacifico ou un Chadourne.

George Ier a bien compris l’âme de ses sujets. Il sait que les Grecs, malgré leurs gestes et leur rhétorique, ne s’enthousiasment pas facilement, que cette race démonstrative et loquace a un grand fond de raison calme et placide ; que, malgré les apparences, son équilibre intellectuel est rarement dérangé par l’extase ; que son flegme bruyant est exempt de trouble, et qu’enfin les orateurs forcenés des cafés d’Athènes sont plutôt des raisonneurs que des poètes lyriques. Avec une rare finesse, il pensa qu’il serait cruel d’offenser, par un faste, d’ailleurs coûteux, la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, et leur passion d’égalité. De plus, lorsqu’il aperçut, dans la foule qui l’acclamait sous les fenêtres du palais, les bergers Spartiates, qui se drapent superbement dans un mauvais manteau de feutre, il désespéra d’être plus magnifique que ces descendans d’Agésilas. C’est pourquoi, lorsqu’il rentre dans sa capitale, après les voyages annuels qu’il fait dans les cours d’Europe, il a toujours le soin de télégraphier de Corinthe à son premier ministre, pour dispenser l’artillerie nationale des cent et un coups de canon prévus par les règlemens. Seulement, lorsqu’il est nécessaire de se faire entendre, au milieu de ce concert européen qui couvre volontiers la voix des faibles, il sait trouver les paroles habiles qui désarment les mauvaises volontés ou les paroles dignes qui déconcertent l’insolence des parvenus.

En somme, par la sagesse de sa conduite, par sa modération, par une petite dose de scepticisme souriant qui le sauve de l’ironie des Grecs, gens qui détestent l’excès même en matière de philhellénisme, cet homme à la moustache blonde et aux yeux bleus a bien géré les affaires des petits bruns aux yeux éveillés, qui se sont fiés à lui. Bon an mal an, il a augmenté son domaine, et il ne désespère pas de l’arrondir encore. Il n’a rien à envier à ses voisins. Charles de Roumanie, un sage pourtant, est obligé de réprimer assez souvent des jacqueries violentes. Le Serbe se fait battre par le Bulgare, se brouille avec sa femme, et finalement lâche les rênes de l’État, pour venir coudoyer, dans les cercles du boulevard, les rois en exil qui font la fête. Le Bulgare bat le Serbe, mais se fait révoquer par la Russie comme un simple préfet. Un autre Bulgare survient, qui pérore, fusille, expulse, sans que sa souveraineté soit reconnue, ô comble d’infortune ! même par le tribunal de Gotha. Le Grand-Turc a peur de tout. Pendant ce temps, le roi des Hellènes règne paisiblement sur ses peuples, fonde une dynastie, assure l’avenir de sa race, et entoure son trône d’une robuste et jolie famille, qui s’est fait adopter, à force de bonne grâce, par les Palikares apprivoisés.

Il y a peu de reines qui soient plus aimées et plus respectées que la reine Olga. Sa bienfaisance est aussi charmante et aussi gracieuse que sa beauté. Toutes les heures qu’elle ne consacre point à ses enfans et aux devoirs de son état, elle les donne, sans compter, aux pauvres. L’Evanghelismos, le plus bel hôpital d’Athènes, est placé sous son haut patronage. Elle y allait souvent, en des temps plus heureux, avec sa fille aînée, la princesse Alexandra ; et, à les voir rentrer le soir, si gaies et si semblables l’une à l’autre, on ne savait quelle était la plus jeune des deux[5].

Le roi et la reine de Grèce, qui aiment la vie de famille, sont en même temps fort sociables et fort hospitaliers. Un de leurs plus grands plaisirs est de se rendre, le dimanche, avec des amis, à une petite maison de campagne qu’ils possèdent à l’entrée du Pirée, sur l’emplacement du tombeau de Thémistocle. Quand la mouche royale, portant en poupe le pavillon blanc barré d’une croix bleue, traverse la rade, les vaisseaux anglais mettent sur le pont leurs fantassins rouges aux casques blancs ; les navires français sonnent et battent aux champs, et les musiques jouent une petite quadrette danoise, air favori du roi.

Les bals du palais ont été organisés, pendant longtemps, par le célèbre colonel Euthyme Hadji-Petro, aide-de-camp de Sa Majesté, presque aussi connu sur le boulevard des Italiens que sur le boulevard du Stade. Il était le fils de cet Hadji-Petro, dont Edmond About a raconté les aventures extraordinaires, en les exagérant un peu. Le pauvre colonel est mort, il y a quelque temps, et tout le monde en Grèce, excepté ceux qui désiraient sa place, l’a sincèrement regretté. Il était fort gai, fort avenant, très bon enfant, malgré ses moustaches terribles. Depuis une dizaine d’années, il faisait danser tout le monde, depuis les grands-croix de l’Ordre du Sauveur jusqu’aux jeunes surnuméraires du bureau de police. On lui écrivait, on l’arrêtait dans la rue pour lui demander un billet de faveur. Il ne refusait jamais, et envoyait le billet presque toujours.

Quelques heures avant l’arrivée des invités, il arpentait, en faisant traîner son grand sabre, les salons, le fumoir, le buffet. Quand il avait constaté que tout était en ordre, quand il avait rangé en bataille, dans le vestibule, la section d’efzones chargée de rendre les honneurs, quand il avait donné au chef de musique toutes ses instructions, il attendait, la conscience tranquille. Peu à peu, des groupes arrivaient, déposaient leurs effets entre les mains des valets vêtus de bleu, et entraient dans la grande salle, avec une allure qui dénotait à la fois un certain respect pour le maître de la maison, et cette fierté naturelle qui fait croire à l’Hellène qu’il est chez lui lorsqu’il est chez son roi. Un usage bizarre veut que, jusqu’à l’arrivée de la cour, les femmes aillent d’un côté, les hommes de l’autre. À part cette coutume, rien dans ces fêtes de famille ne rappelle l’étiquette allemande, les chambellans burlesques et les costumes archaïques, chers au roi Othon. De loin en loin, quelques fustanelles tuyautées, reliques vénérables des ancêtres, égaient la monotonie des habits noirs et des plastrons diplomatiques.

À neuf heures, la musique militaire joue de toute la force de ses cuivres les premières mesures de l’hymne national, et le cortège royal entre, avec une solennité de bon goût et sans emphase. Le roi et la reine saluent fort aimablement leurs hôtes, et font le tour des salons, suivis par le prince héritier, le Diadoque, jeune homme vigoureux et intelligent, d’autant plus populaire aux yeux des Grecs, qu’il s’appelle Constantin ; — par le prince George, officier de la marine hellénique, solide garçon qui a déjà fait le tour du monde, surnommé le « prince athlétique, » parce qu’il assomma, d’un coup de bâton, le fanatique Japonais qui voulut, l’année dernière, tuer le tsarévitch ; — enfin par le prince Nicolas, joli et délicat adolescent, qui porte avec aisance l’uniforme de l’infanterie hellénique.

Vers minuit, on fait les préparatifs du cotillon. Hélas ! c’était autrefois le triomphe d’Hadji-Petro. Le bon colonel s’établissait solidement au milieu de la grande salle, et plaçait les danseurs et les danseuses, en veillant à ce qu’il n’y eût point de tumulte, et surtout pas d’amours-propres froissés. Il frappait dans ses mains, et une valse languissante entraînait, en tourbillons, les couples aux yeux noyés. Parfois, dans l’ardeur du plaisir, des valseurs perdaient l’équilibre, glissaient sur le parquet, et, plus d’une fois, une poitrine nacrée et frémissante est venue tomber entre les bras d’Hadji-Petro. Le colonel n’en était nullement ému, et consolait, de son mieux, les jeunes personnes bousculées. D’autres fois, des bostonneurs intempérans troublaient la belle ordonnance de la fête, envahissaient des espaces auxquels ils n’avaient pas droit. Alors le colonel se fâchait. On entendait sa grosse voix à travers les phrases de Strauss et de Métra : « Voyons ! voyons ! τόπον (topon), messieurs, τόπον (topon), mesdames ! soyez raisonnables, que diable ! Τόπον !… (Topon !…) » On reculait d’épouvante ; et, aussitôt, comme le bon géant des contes de fées, le colonel reprenait, sous sa moustache hérissée, son sourire bienveillant.

Brave colonel ! Bien qu’il n’ait jamais bien compris les calculs de la politique, il a contribué, j’imagine, à désarmer bien des haines et à écarter bien des questions irritantes. Lorsque Euthyme Hadji Petro, Palikare, fils de Palikare, colonel d’artillerie, grand-officier de la Légion d’honneur et de plusieurs autres ordres, avait bien dirigé le cotillon de la cour, les Athéniennes étaient contentes, les Athéniens étaient calmés, la politique chômait pendant quelques heures, et les philosophes se disaient que ce gentil peuple aurait bien tort de chercher des aventures et de se forger des soucis, quand il lui est si facile d’être heureux.

Gaston Deschamps.
  1. J’ai appris, depuis, que l’importation des oranges hétérochthones a été soumise à des droits très élevés. On ne sait encore si cette mesure a profité aux oranges nationales.
  2. Ferdinand Gregorovius, Athènes au moyen âge, 2 vol. Stuttgart, 1889.
  3. Heureusement, un architecte français, M. Troump, s’est établi à Athènes depuis quelques années. Il a construit plusieurs maisons dont les voyageurs remarquent aisément, parmi les colonnades bavaroises, l’élégance et le bon goût.
  4. Ernest Renan, Saint Paul, p. 202.
  5. La princesse Alexandra a épousé, en 1889, le grand-duc Paul de Russie. Elle est morte, il y a quelques mois, à l’âge de vingt et-un ans.