Un Royaliste parlementaire - Berryer

Un Royaliste parlementaire - Berryer
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 103-142).
UN
ROYALISTE PARLEMENTAIRE
BERRYER

Œuvres de Berryer. — Discours parlementaires, 5 vol. — Plaidoyers, 3 vol.

Plus d’une fois dans le feu des événemens qui ont rempli les dernières années, au milieu des combats que se livraient les partis, les uns essayant de ressaisir une monarchie toujours insaisissable, les autres s’efforçant de retenir et de fixer une république encore contestée, à ce spectacle de toutes les contradictions, de la faiblesse des hommes aux prises avec la puissance des choses, — plus d’une fois une pensée est venue à ceux qui ont aimé et qui se rappelaient les beaux temps parlementaires. Quel eût été le rôle de Berryer s’il avait vécu assez pour être de cette assemblée de 1871, la plus malheureuse, la plus libre, la plus honnête et la plus incohérente des assemblées ? Qu’aurait-il fait s’il eût été présent à ces luttes récentes, non déjà épuisé par l’âge et par le mal, mais avec quelques années de moins, avec son vieux patriotisme, avec son mâle esprit mûri par les révolutions, avec sa voix dominatrice ?

Au premier moment, c’est certain, il se serait serré auprès de M. Thiers, dont il avait été si souvent l’adversaire d’opinion, l’émule de tribune et toujours l’ami, car entre ces deux hommes, jetés dans des camps différens, il y avait un mutuel et irrésistible attrait. Avant la guerre, il aurait été avec M. Thiers, dont il partageait les pressentimens alarmés, et au lendemain de la guerre il aurait eu, comme M. Thiers, la grande pitié de la France vaincue. Il aurait accepté, lui aussi, le généreux pacte, cette condition de délivrer d’abord le pays, de lui rendre ses forces militaires, de reconstituer son crédit, de relever avant tout de la poussière sanglante le glorieux blessé. C’eût été le premier mouvement du patriote ; mais ensuite, cette première œuvre accomplie, au moment des explications et des résolutions décisives sur la manière de fixer les destinées de la France, qu’aurait-il fait ? Il aurait eu dans l’assemblée de 1871, telle qu’elle était, une position manifestement prépondérante, au moins égale à celle de M. Thiers, qui, au déclin de l’empire, disait de lui, avec une cordialité émue, dans le corps législatif : « Nous sommes, lui et moi, dans cette chambre et dans le pays les plus anciens serviteurs de la liberté… » Quelle influence aurait eue Berryer sur l’esprit de M. Thiers lui-même, sur son propre parti, sur l’assemblée, sur la situation tout entière ? Comment se serait-il conduit en face des passions, des illusions ou des hallucinations auxquelles il aurait eu à disputer ce qui avait été l’objet de sa vie, la réconciliation d’une société libérale, profondément troublée par les révolutions, avec le droit traditionnel ? Serait-il sorti vainqueur ou vaincu de la lutte ? La mort lui a épargné cette épreuve, elle a enlevé le combattant avant le dernier combat. Berryer, en quittant le monde à la fin de 1868, a échappé au deuil de la France envahie ; il a échappé aussi à ces crises où l’on a cherché un moment la restauration d’un trône, où l’on n’a trouvé qu’une déception de plus.

Ce qu’il aurait pu être, ce qu’il aurait pu faire, ce n’est qu’un rêve. La réalité, c’est la grande et retentissante existence d’un homme qui, pendant plus d’un demi-siècle, au milieu de toutes les révolutions, orateur politique et avocat, a régné par la toute-puissance, par les irrésistibles fascinations de la parole. Berryer, dans ces mêlées de l’histoire contemporaine, reste sans doute inséparable de la cause dont il est la décoration et comme la dernière ressource. C’est avant tout le génie vivant de la parole, éclatant à la tribune et au barreau, échappant d’un coup d’aile aux tyrannies et aux engagemens de parti, faisant de son éloquence une sorte de magistrature, de son indépendance une force, du sentiment du droit une inspiration supérieure, une arme redoutable. C’est l’athlète de toutes les luttes qui a pu, sans se manquer à lui-même, sans se démentir, se faire une clientèle de tous les vaincus, — défendant tour à tour, au courant d’une longue carrière, le maréchal Ney devant la restauration, la vieille monarchie devant la royauté de 1830, le prince Louis-Napoléon devant la pairie de juillet, les ouvriers devant les jurisprudences menaçantes, la société devant la révolution après 1848, les princes d’Orléans devant la confiscation, les républicains devant l’empire. Homme d’une nature assurément puissante, généreuse, cordiale, devenu populaire par la libéralité de son âme, et qui a mérité, — au jour des funérailles, de réunir tous les partis dans ce petit village du Loiret où il est mort, — au jour des commémorations plus durables, d’être placé, seul de ses contemporains, en face de Malesherbes, dans cette grande salle du Palais de Justice où le marbre de Chapu le fait revivre entre l’éloquence et la fidélité sous cette fière invocation : forum et jus !

Que reste-t-il, dit-on souvent, de ces fascinateurs de la parole, quand ils ont disparu ? Que reste-t-il de Mirabeau lui-même et de bien d’autres ? Il n’y a plus dans ce qu’ils ont laissé, il est vrai, ni l’accent, ni le geste, ni le feu du regard, ni la passion du moment, qui animait tout. Il reste pourtant de ces hommes tout ce qu’ils ont conquis, tout ce qu’ils ont popularisé. Il reste de Berryer ces discours, ces plaidoyers qui sont moins décolorés qu’on ne le dit, qui font partie de l’histoire du temps, et qui sont aussi comme les mémoires d’une vie tout entière passée à la lumière du jour, au service public, — d’une vie qui se déroule, de 1815 à 1868, à travers quatre ou cinq régimes différens entrecoupés de révolutions. C’est le cadre d’une grande existence marquée d’une singulière unité morale.


I

Ce n’est ni par sa naissance, ni par une tradition de famille, ni par sa première éducation que Pierre-Antoine Berryer a été conduit à se faire un jour l’orateur des royautés en détresse. Il n’était pas un homme des vieilles races ; il ne se rattachait même, je crois, par aucun lien de parenté au Berryer qui avait été lieutenant de police et ministre sous Louis XV. Il était né en pleine et forte bourgeoisie parisienne en 1790. Comme tous ceux avec qui il s’est trouvé si souvent en lutte, comme Thiers, comme Dupin, comme Barrot, il était le fils de la révolution française, et plus d’une fois il s’est plu à rappeler avec une mâle et simple fierté qu’il était lui aussi d’une origine plébéienne, qu’il datait de 1789. Sa mère était d’une famille dont le chef avait marqué dans la justice commerciale. Son père, formé à l’école du disert et brillant Gerbier, était lui-même un avocat de mérite qui a vécu assez dans le nouveau siècle pour se voir éclipsé par un glorieux fils et qui a laissé d’intéressans souvenirs. On l’a vu jusqu’après 1830 plaider encore malgré ses quatre-vingts ans, avec ses longs cheveux blancs flottant sur sa robe à la vieille mode. Libéral de 1789, mais modéré d’opinions, le père de Berryer n’avait pas traversé sans péril ces crises révolutionnaires où essayer de disputer la vie d’un accusé était souvent un crime. Il avait été, au moment du procès du roi, de ce petit nombre d’hommes courageux, débris du vieux barreau, qui s’étaient engagés à se prêter un mutuel appui si Louis XVI choisissait parmi eux un défenseur. Plus tard, au> plébiscite destinée consacrer l’avènement de l’empire, il était des deux cents avocats qui votaient non contre trois qui votaient oui ! Au milieu de la versatilité des événemens, M. Berryer père s’était fiait une règle de se dérober à toutes les fonctions, de garder son indépendance, de n’être en un mot qu’un avocat, et pendant la révolution comme avant la révolution, sous l’empire, sous la restauration elle-même, il est resté un des représentans les plus fidèles des traditions de son ordre. Berryer était le vrai fils de ce digne et sage père dont il avait reçu l’esprit avec les premières influences du foyer.

Sa jeunesse avait eu d’autres maîtres. Au moment où dans la France dégagée de la terreur tout commençait à renaître, il avait été placé dans la vieille maison de Juilly, reconstituée par les oratoriens. Il y avait trouvé des croyances religieuses éclairées, les traditions renouées des études classiques, le goût de l’antiquité et des lettres, une discipline grave et douce. Les discours de Berryer sont souvent des mémoires, disais-je. Il racontait le passé, il se peignait lui-même lorsque longtemps après, dans une séance du parlement, ayant à défendre les institutions religieuses, il se plaisait à évoquer une scène toute rayonnante de l’aube du siècle, cette journée de sa jeunesse où Bonaparte, brillant de la gloire consulaire, était allé visiter Juilly. « Il m’en souvient, s’écriait-il avec émotion, je vous demande pardon, je ne pensais pas m’abandonner ici. C’est un des touchans, des nobles souvenirs de mes p, mières années… Le vainqueur d’Italie vint à nos portes, à Dammartin, à une lieue de Juilly. Deux cent cinquante enfans rassemblés par douze ou quinze pères de l’oratoire furent au-devant du premier consul. Je vois encore cette belle figure, ces longs cheveux blancs, cette longue robe noire du père Auboin qui s’approche de lui : — Général, les martres qui ont formé Desaix, Casablanca et Muiron ont l’honneur de vous présenter leurs élèves. — Ils sont en bonnes mains, dit le vainqueur d’Italie. — Et nous qui savions sa gloire, il nous regardait comme pour nous encourager à respecter ces religieux qui nous avaient amenés auprès de lui ! .. » C’est là, dans ce double foyer de la maison de famille et de la maison des oratoriens de Juilly, qu’il avait grandi, ouvrant son esprit et ses regards d’adolescent à ce spectacle d’une société reconstituée, intérieurement pacifiée, couverte de gloire et déjà soumise à un maître. Il sortait du collège « au bruit du canon d’Iéna » avec une instruction généreuse, avec tous les dons d’une organisation privilégiée et la sève d’une nature aussi ardente que sincère. L’éducation de Berryer se complétait par les événemens. Il était d’une génération qui n’avait entendu que les bruits expirans de la révolution et qui, à son entrée dans la vie du monde, subissait naturellement la fascination d’un régime glorieux et dominateur, qui, à vrai dire, ne connaissait que l’empereur, tant Napoléon alors éclipsait et absorbait tout. Il était bien impérialiste à dix-huit ans, il l’a avoué sans subterfuge, il l’était encore à vingt ans ; il ne l’était plus à vingt-quatre ans, il avait cessé de l’être avant la catastrophe, dès 1812. Comment s’était accomplie cette métamorphose intérieure ? C’est un des épisodes les plus curieux de la formation de ce puissant talent. Au moment où il avait eu à se décider dans le choix d’une profession, d’un avenir, il avait répondu à son père qui l’interrogeait, qui lui montrait d’autres carrières brillantes, les carrières officielles à parcourir : « Non, mon père, je veux être indépendant, je serai ce que vous êtes, je serai avocat. » Il s’était adonné, avec le feu d’une nature impétueuse qui avait du temps pour tout, pour le plaisir comme pour le travail, à des études souvent ingrates, et dans ces études, il avait un guide singulier. Un vieux député aux états-généraux, M. Bonnemans, placé auprès de lui, passait dix-huit mois à lui faire lire les procès-verbaux de l’assemblée constituante. C’était pour un jeune esprit la saisissante révélation de tout un ordre de droits et de libertés, de tout un monde presque inconnu, à demi oublié, M. Berryer père, d’un autre côté, sans être un ennemi de l’empire, avait parfois comme avocat des cliens dont il ne désertait pas la cause en face du gouvernement. Il avait surtout dans le déclin du règne, dans un procès alors fameux, à défendre le maire d’Anvers contre les éclats de colère de Napoléon. Le jeune Berryer lui-même, pour son coup d’essai, se trouvait mêlé avec son père à la défense de quelques-uns des obscurs complices de la conspiration Malet. Il avait pu voir de ses yeux à cette occasion le revers de la glorieuse médaille, il avait saisi le secret de l’empire sous ses décevantes splendeurs.

C’était assez, et ici encore c’est lui qui a évoqué un jour ses souvenirs dans ce qu’il appelait sa confession, — une confession faite avec une grâce virile en pleine assemblée nationale sous la république de 1848. Il racontait comment son esprit s’était éveillé à la lecture des cahiers de 1789, comment il n’avait pas attendu la chute de l’empire pour sentir le poids du despotisme, comment il avait confié dès lors ses impressions aux amis de sa jeunesse, et tout d’un coup, dans un mouvement d’entraînante éloquence, se tournant avec un geste familier et superbe vers un de ses collègues de l’assemblée : « Tu m’es témoin ! » s’écriait-il. — Et s’arrêtant, comme s’il eût cédé à un élan trop intime, il reprenait : « Eh bien, oui, j’ai senti le despotisme, et pour moi, il a gâté la gloire. Et puis j’ai vu l’infidélité de la victoire, j’ai vu l’étranger amené par nos revers jusqu’ici. J’ai vu tout un grand gouvernement qui reposait sur un seul homme disparaître, disparaître en un jour, disparaître parce que son épée était abattue, et qu’un jour, un seul jour, il n’était pas triomphant. Oh ! alors, j’ai compris que malheur aux nations dont l’existence, dont la constitution a pour base ou la mobilité des passions populaires, qui conduit aux hontes du directoire, ou l’autorité du génie d’un grand homme, qui conduit à d’éclatantes victoires, mais aussi à d’affreux revers, à un anéantissement complet… Faire reposer la destinée d’un peuple sur la tête d’un homme, c’est le plus grand de tous les crimes. Ah ! j’ai compris alors la nécessité d’un principe… » De telle sorte que Berryer, détaché de l’empire sans être insensible au génie, à ses gloires et à ses malheurs, converti d’avance à une monarchie qu’il ne connaissait encore que de nom, était tout préparé à une restauration dans laquelle il ne voyait ni une condition offensante imposée par l’étranger, ni une menaçante résurrection d’ancien régime.

Que d’autres, amis ou ennemis, aient pensé ou senti différemment dans cette grande crise de 1814-1815, épreuve de tous les patriotismes et de toutes les convictions, oui sans doute. L’originalité morale de Berryer c’est d’être arrivé à la restauration sans engagement et sans esprit de parti, avec la générosité et l’indépendance d’un cœur chaud, avec une opinion qu’il ne devait qu’à lui-même, à un travail intérieur tout désintéressé. S’il n’avait aucun lien avec l’empire, il ne se rattachait par aucune tradition de famille, par aucun souvenir à cette monarchie renaissant dans un désastre, à l’ancien régime. Il n’avait pas même avant vingt ans entendu prononcer le nom des Bourbons. Il n’avait ni injures à venger, ni passions à satisfaire, ni avantages personnels à reconquérir. C’était un jeune bourgeois, fils de la société moderne, porté par instinct de libéralisme autant que par goût pour la royauté vers un pouvoir qui, en représentant la vieille France, semblait offrir à la France nouvelle comme un instrument de réparation nationale avec la garantie d’institutions généreuses. C’est déjà Berryer tout entier unissant dans son âme ardente le sentiment d’un volontaire royaliste et le sentiment d’un libéral ; c’est Berryer à vingt-cinq ans, impatient de s’ouvrir cette double carrière du barreau et du parlement, où pendant plus d’un demi-siècle, à travers les révolutions, il va exercer pour sa cause le retentissant ministère de la parole publique pour lequel il est fait.

Tout lui souriait dans cette renaissance de la restauration, qui compensait par des dédommagemens de liberté de douloureux désastres militaires. La monarchie de la charte répondait à ses opinions, mûries dans le silence de l’empire. Cette vie nouvelle, avec ses agitations de l’esprit, avec ses luttes de la tribune, du barreau et de la presse, cette vie nouvelle offrait comme un cadre naturel et animé à ses dons heureux, à ses facultés diverses, à cette sève de jeunesse intelligente et fière qui n’attendait qu’une occasion. C’est Odilon Barrot, avec qui il était dès lors en liaison, comme il était déjà en liaison intime avec Dupin, l’aîné de cette élite des nouveaux prétoires, — c’est Odilon Barrot qui, dans ses Mémoires, a peint ainsi Berryer, à ces premiers momens légendaires de la restauration : « Sa grâce personnelle, la bienveillance de son caractère le faisaient aimer de tous. Ses croyances religieuses, mêlées à un libéralisme sincère qui, je dois le dire à son honneur, ne s’est jamais démenti, une remarquable capacité des affaires qu’il tenait de son père, une action oratoire que favorisait un organe admirablement timbré, tout cela, joint à une âme tendre et expansive, l’appelait à jouer un grand rôle dans un pays où la parole allait redevenir une puissance. » Plus d’un demi-siècle après, lorsque tant d’événemens avaient passé sur la France, M. Jules Favre parlait avec émotion de « cette grande âme, » de « cette noble et souriante figure, » de « l’autorité irrésistible de Berryer sur ses adversaires eux-mêmes. » Entre ces deux dates se déroule cette carrière d’un homme qui, toujours fidèle à une seule cause en politique, a été en dehors de la politique l’avocat de toutes les causes où il y avait un droit, une faiblesse à défendre, et qui avait commencé en faisant de sa parole le bouclier des vaincus contre les réactions de 1815 et 1816. Avec son père, avec Dupin, il avait défendu devant la cour des pairs la plus illustre, la plus héroïque des victimes de l’esprit de vengeance, le maréchal Ney. Seul il disputait aux conseils de guerre la vie du général Debelle, du populaire Cambronne. Il risquait son jeune crédit en bravant les passions de son parti, et il aurait peut-être échoué dans cette défense des deux accusés, s’il n’avait pas eu à son tour pour défenseur le roi lui-même, Louis XVIII, auprès de qui il avait trouvé appui, qui l’encourageait à « faire son devoir. » Il n’échappait pas du moins, lui le royaliste de la veille, aux sévérités du conseil de discipline de son ordre, qui, sur la proposition du procureur général Bellart, le déclarait atteint et convaincu d’avoir professé, dans son plaidoyer pour Cambronne, des « principes condamnables et subversifs de toute autorité légitime. » Il donnait dès le premier jour la preuve de ce sentiment d’indépendance et d’honneur qui a illuminé sa carrière.

C’était son début dans la restauration, c’était son entrée dans cette vie publique d’un temps qui, dans l’histoire française du siècle, a été une des périodes les plus favorables à l’essor des talens, aux libertés de l’esprit. Temps de jeunesse, en effet, où partout fermente une sève de rénovation intellectuelle et libérale, ou le drame des passions, des opinions religieuses et politiques, se déroule au grand jour, et où les épisodes judiciaires, les procès se mêlent aux débats publics dont ils ne sont souvent que l’écho ou le prolongement ! Berryer, éloigné du parlement par son âge, restait pour le moment tout entier au barreau, grandissant au milieu de ces luttes, où il a eu souvent des émules sans avoir jamais d’ennemis.

Avocat brillant et recherché, il portait dans le tourbillon des affaires la séduction d’une nature supérieure qui savait être à la fois aux études du cabinet, aux réunions de société et aux plaisirs des arts. Il vivait surtout dans le monde royaliste, auquel il se rattachait par ses relations, dont il était l’orateur ; mais, en vivant dans ce monde, il échappait à ses tyrannies, à ses préjugés, et même, dans les causes royalistes qu’il avait à couvrir de sa parole, il restait l’homme du droit, des garanties libérales. Il était royaliste sans doute en même temps qu’avocat, il n’avait rien d’un juriste de parti ou de cour, — et le palais qu’il a toujours le mieux connu, le plus fréquenté, je le crois bien, a été le Palais de Justice. Un de ses cliens de cette époque était Lamennais, qui se faisait poursuivre pour l’excès de ses opinions ultramontaines, pour ses attaques contre l’église gallicane et la déclaration de 1682. Lamennais, à vrai dire, était moins encore un client qu’un ami pour Berryer à qui il confiait ses intérêts, ses pensées, ses projets de travail et ses colères contre la révolution dont il voyait partout les progrès. Berryer ne manquait pas devant la justice à l’orageux auteur de l’Indifférence en matière de religion, qui, un jour de 1825, lassé ou irrité de tout, lui écrivait de La Chesnaie avec une affectueuse mélancolie : « Que nous serions bien ici, loin du tumulte et de l’ennui de ce monde au milieu duquel vous vivez ! Qu’il serait doux de philosopher ensemble et de voir de loin ces tempêtes et ces naufrages de la politique dont le spectacle est trop près de vous ! .. Mais les affaires, mais le devoir vous retiennent là où vous êtes. Je vous plains de ce travail, je voudrais l’alléger et je contribue pour ma bonne part à en aggraver le fardeau… » Lamennais avait un moment rêvé pour son ami, — et il le dit dans sa Correspondance, — je ne sais quel rôle d’orateur sacré dans une sorte de croisade dont il aurait été, lui, le philosophe. Berryer n’était pas l’homme de ce rôle, et il ne se plaignait pas du travail : il était l’homme des affaires, de la vie animée, du palais et du monde. Là il brillait au premier rang, défendant Lamennais pour sa liberté de prêtre, la famille de La Chalotais pour son honneur, M. Michaud, le journaliste de la Quotidienne, pour son droit menacé par le ministère Villèle, les plus humbles comme les plus illustres cliens pour leurs intérêts.

Berryer était alors pour les royalistes ce que d’autres étaient pour le libéralisme : une force dans les luttes du barreau, un espoir en politique. Peu d’années avaient suffi pour agrandir sa position et le préparer aux candidatures éclatantes de la vie publique. Il avait eu le temps de voir les hommes et les partis, de se former aux devoirs du parlement par l’habitude de manier les affaires ; il avait tous les dons de la parole, la popularité du talent et du succès, des relations nombreuses dans tous les camps. Le jour où il avait quarante ans, et c’était au commencement de 1830, en plein règne du ministère Polignac, il entrait à la chambre des députés, porté par une sorte de faveur universelle. Cette élection du Puy, presque privilégiée, puisqu’elle s’accomplissait trois semaines tout au plus après que Berryer avait atteint l’âge légal, cette entrée sur une scène nouvelle qui répondait à une légitime ambition, avait cependant pour lui je ne sais quoi de secrètement émouvant que personne ne pouvait soupçonner alors. Au moment de sa nomination, on lui avait offert le portefeuille de la justice ; il avait refusé, prétextant modestement de son inexpérience politique. Il avait au fond, une raison plus sérieuse pour se tenir en garde : il avait eu une longue et intime conversation avec M. de Polignac et il s’était trouvé en face d’un véritable visionnaire. Il avait entendu ce premier ministre, fait pour perdre les royautés, lui expliquer sa mission avec une désastreuse candeur d’halluciné et lui avouer qu’il puisait sa force dans les communications mystérieuses qui lui venaient chaque jour de Dieu. Berryer s’était retiré de l’entretien saisi d’épouvante, voyant, selon son expression, « la ruine de la monarchie et l’ère des révolutions indéfiniment rouverte. » — « Je balbutiai quelques excuses, a-t-il dit depuis, et je me retirai précipitamment. Une cause à plaider m’appelait en province ; mes devoirs envers la chambre allaient m’y faire renoncer. Je changeai aussitôt de résolution, j’envoyai chercher des chevaux de poste, et je quittai Paris l’âme pleine d’angoisses et de pressentimens sinistres[1].. » Il ne voulait pas croire encore à des préméditations de coups d’état, il en défendait surtout le roi Charles X, dont il connaissait la vieille et aimable loyauté ; mais il en savait assez pour n’avoir aucune illusion sur le ministère d’un illuminé qui, en se croyant appelé à combattre la révolution, s’exposait à lui donner des prétextes, à la précipiter peut-être.

C’est sous ces auspices, c’est l’esprit plein de ces impressions que Berryer arrivait, au parlement de 1830, libre de tout lien officiel, prêt à porter au combat une ardente sincérité de conviction royaliste, qui se confondait chez lui avec un sentiment profond de la légalité et du droit. Sa première apparition à la tribune, éclairée de ces souvenirs, reprend son vrai caractère. Berryer, à l’occasion de l’adresse respectueusement révolutionnaire des 221, se levait pour défendre la royauté qu’il croyait menacée, la prérogative de la couronne qu’il voyait mise en doute, bien plus que pour sauver un ministère dont il connaissait mieux que tout autre les dangereuses faiblesses. Il intervenait non en champion aristocratique d’idées surannées, mais en politique constitutionnel essayant encore de conjurer la guerre des pouvoirs, et il faisait cette tentative désespérée avec un éclat d’éloquence qui ressemblait à une révélation, qui arrachait à Royer-Collard ce mot fameux : « C’est plus qu’un talent, c’est une puissance[2]. »

Par une particularité de ces scènes émouvantes de la vie parlementaire d’autrefois, deux hommes appelés à des fortunes bien diverses, Berryer et Guizot, élus en même temps, venaient d’entrer ensemble à la chambre, et ils débutaient le même jour, dans la même discussion, l’un en combattant l’adresse des 221, l’autre en la soutenant. Au moment où ils commençaient ainsi tous les deux leur carrière, et où ils se rencontraient pour la première fois face à face, Guizot évidemment ne désirait pas plus que Berryer une révolution ; mais, sans la désirer, Guizot était prêt à l’accepter avec toute cette génération libérale dont il était un des chefs, dont il représentait les idées. Berryer la redoutait sincèrement, cette révolution qu’il voyait grandir dans les malheureux conseils du roi autant que dans les excitations publiques ; il aurait voulu l’empêcher, il n’avait à lui opposer qu’une prévoyance inutile, et lorsque moins de cinq mois après sa première apparition à la tribune, étant à Augerville, la résidence de son choix, il ouvrait un matin de juillet le Moniteur, qui lui portait les « ordonnances, » il n’avait pas un doute, pas une illusion. Il sentait que la fatalité venait de se déchaîner encore une fois dans les affaires de la France. Avant le coucher de ces « trois soleils de juillet, » dont Chateaubriand a parlé, tout était accompli. Berryer avait cette destinée singulière et cruelle de n’être entré dans la politique active que pour assister aux derniers instans d’un gouvernement qu’il aimait, pour voir s’évanouir presque aussitôt ce rêve d’une monarchie traditionnelle et libérale qu’il aurait voulu servir. Il n’avait paru qu’un seul jour à la tribune du parlement comme à une brèche déjà menacée de l’assaut : il est resté sur cette brèche par où venait de passer une révolution, il y est resté malgré tout, enchaîné par la fidélité à une ruine ! C’est son attitude dans l’histoire ; c’est la vive et constante originalité de celui qui, pendant trente-huit ans, de 1830 à 1868, à travers tous les régimes, a résolu le problème d’être l’homme d’un parti, l’homme d’une cause vaincue, sans cesser un moment d’être l’homme de son temps et de son pays.


II

La révolution de 1830, en renouvelant tout en France, institutions, dynastie, conditions de la vie publique, et en entreprenant de tout renouveler sans rien bouleverser, cette révolution créait assurément une situation aussi compliquée, aussi difficile qu’imprévue à tout le monde, à Berryer plus qu’à tout autre.

Que serait devenu Berryer si la restauration eût continué à vivre régulièrement, paisiblement, au lieu de se perdre elle-même par une provocation si promptement suivie d’une explosion populaire ? Son avenir semblait tout tracé. Il eût été sans doute un des plus éminens serviteurs de la monarchie à laquelle il avait donné sa jeunesse, brillant au premier rang dans cette famille de royalistes constitutionnels qui a compté les de Serre, les Laferronays, les Martignac, les Hyde de Neuville, les Chateaubriand. Il eût été un jour ou l’autre un beau garde des sceaux, sous une royauté consentant à vivre avec son prestige traditionnel, au milieu des mœurs libérales d’une France nouvelle. Le coup de foudre de juillet lui ouvrait à l’improviste une carrière toute différente et le rejetait dans l’inconnu en le plaçant brusquement en face d’une révolution qui venait d’emporter un trône, — qui pouvait aussi menacer la société française tout entière. Lamennais, qui le suivait toujours avec amitié et qui n’était pas encore engagé dans la voie révolutionnaire où son violent génie allait l’entraîner, Lamennais écrivait du fond de sa retraite de La Chesnaie à M. de Vitrolles : « Il faut savoir se résigner à ce qui est inévitable et regarder au delà du moment présent. Si quelque chose peut assurer les maux qui nous menacent et les aggraver, c’est de travailler à diviser les esprits de plus en plus, à propager la crainte, à augmenter le découragement… Pour moi, je crois que tout honnête homme, oubliant ce qui ne peut plus être sauvé, doit, quelles que soient ses opinions et même ses prévoyances, soutenir le pouvoir qui maintient encore et peut seul aujourd’hui maintenir un reste d’ordre. Montrez, je vous prie, cette lettre à Berryer et faites-moi part tous deux de vos réflexions… » Au moment où Lamennais parlait ainsi (27 août 1830), Berryer avait eu déjà à se décider dans le feu même des événemens et à prendre position pour ainsi dire en plein combat.

Il s’était décidé en politique. Il avait sans doute vivement ressenti la catastrophe de la monarchie, catastrophe d’autant plus douloureuse qu’elle avait été préparée et provoquée par la violation des lois. Il était de ceux, qui auraient voulu tout au moins que la victoire populaire de juillet ne dépassât pas l’abdication du vieux roi et du duc d’Angoulême, que le principe de l’hérédité, de l’inviolabilité royale sortît intact de cette formidable crise. Au delà tout froissait ses sentimens, tout blessait sa raison politique ; tout lui semblait périlleux dans la substitution improvisée d’un roi de la révolution au roi de la tradition, et il avait sincèrement hésité avant de s’incliner devant cet inconnu qui se cachait sous le nom de la nécessité, de la force des choses. D’un autre côté cependant, s’il ne se sentait pas délié envers la royauté par la faute des « ordonnances, » il ne se sentait pas non plus délié de ses devoirs envers le pays par le malheur de cette royauté envoyée aux « terres de l’exil. » Il avait une répugnance d’instinct et de réflexion pour ce qu’il appelait « l’émigration à l’intérieur, » pour ce système commode de l’isolement et de l’abstention que pratiquent souvent les partis vaincus. Il croyait qu’il y avait mieux à faire que de déserter le combat, que de se retirer de tout pour aller se perdre dans les conspirations ou les bouderies. De là toute la conduite de Berryer à ce lendemain décisif des journées de juillet. Adhérer sans réserve à l’œuvre de la révolution, se rallier au succès, il ne le pouvait ; abdiquer par ressentiment quand d’heure en heure se débattait l’avenir de la France, il ne le voulait pas. Il avait résisté tant qu’il avait pu à cet « inévitable » dont parlait Lamennais, il avait lutté pied à pied contre la déclaration de la vacance du trône, contre l’élection d’un roi ; il avait mis les dernières protestations de sa foi royaliste dans ces mots dont il avait accompagné le serment de soumission aux faits accomplis : « La force ne détruit pas le droit ! » Il avait protesté, et il était resté : il restait dans le parlement, attaché à cette tribune où il était fait pour briller, leader des vaincus, témoin d’une expérience à laquelle il ne croyait pas, adversaire redoutable pour un gouvernement naissant qui se trouvait placé dès le premier jour entre des oppositions extrêmes entre les royalistes irrités de leur défaite et les républicains impatiens de pousser jusqu’au bout la victoire de juillet.

Tout était nouveau dans cette situation, tout était aussi singulièrement épineux pour un royaliste de la veille dont les événemens faisaient le porte-drapeau des opinions vaincues dans les chambres d’une révolution victorieuse. Nul autre que Berryer n’aurait pu certainement suffire à cette tâche laborieuse, difficile, de reprendre la campagne au lendemain d’une déroute accablante et de relever la fortune d’un parti qui venait de succomber sous le poids d’un coup d’état manqué ; il y a suffi pendant des années par la loyauté supérieure du caractère, par une habile et féconde activité, par la puissance de l’esprit sur tous les champs de bataille du parlement et du barreau, où il n’a cessé de grandir en combattant. Légitimiste, il l’a toujours été assurément, et c’est par lui que le légitimisme a pu faire encore une figure dans plus d’une journée ; mais il a été un légitimiste à sa manière, avec l’indépendance d’une nature supérieure, en ne demandant des armes qu’à la loi, à la discussion publique, aux fortifiantes excitations de la vie parlementaire, en restant lui-même vis-à-vis des amis comme vis-à-vis des ennemis. Il avait eu, surtout aux premiers temps, plus d’une difficulté à vaincre dans son propre camp, où régnaient des illusions, des préjugés, des passions qu’il ne partageait pas, et il avait l’art de rester fidèle à sa cause sans se prêter à des entraînemens ou à des chimères que sa raison désavouait.

Lorsqu’au mois de mai 1832 la duchesse de Berry, par la malheureuse inspiration d’un courage romanesque, allait à travers le midi de la France jusqu’en Vendée pour lever le drapeau de la guerre civile et jouer la fortune de la légitimité, c’est Berryer qui avait la mission de se rendre auprès de l’aventureuse princesse. Sous prétexte d’un procès à plaider en Bretagne, il arrivait à Nantes, et la nuit, mystérieusement, il était conduit, à travers les chemins creux, les taillis de la Vendée, jusqu’à la petite métairie des Mesliers où il se trouvait en face de l’héroïne d’un roman jacobite de Walter Scott. Que se proposait-il réellement dans ce voyage qu’il a plus d’une fois raconté lui-même avec émotion ? Il était le plénipotentiaire des têtes sages du parti, Hyde de Neuville, le duc de Fitz-James, Chateaubriand, qui avaient senti aussitôt comme lui le danger d’une telle entreprise. Il allait combattre de son accent le plus pathétique la guerre civile dans son foyer obscur, dans la chambre nue de cette petite métairie vendéenne, asile momentané de celle qui s’appelait « la régente du royaume. » Il allait porter le conseil de respecter le repos de la France, — et par une de ces méprises qui sont le phénomène des époques troublées, tandis qu’il allait plaider pour la paix publique au risque de soulever contre lui tous les chevaliers de la princesse errante, le gouvernement de son côté le traitait en complice d’insurrection ; on le faisait arrêter, on le conduisait de prison en prison jusqu’à une cour d’assises à Blois. Il n’aurait eu qu’à divulguer le secret de sa mission, il se croyait obligé par la délicatesse et l’honneur à ne rien dire qui pût ressembler à un désaveu d’une femme malheureuse. La vérité éclatait toute seule devant la cour de Blois, et cet épisode, plus disgracieux en définitive pour le gouvernement que pour la victime, n’avait d’autre résultat que de mettre en toute lumière la loyauté du généreux accusé, qui d’ailleurs n’en garda jamais rancune.

Dix-huit mois plus tard, Berryer s’était rendu à Tœplitz, résidence de la petite cour des Bourbons exilés. Il avait été reçu avec une grâce affectueuse par le vieux roi Charles X, qui l’interrogeait sur l’état de la France, et à ce prince naïvement imbu de préjugés de race, il ne craignait pas de parler de la « nécessité du mouvement de 1789. » A une question qui lui était adressée sur la politique qui conviendrait à la royauté restaurée, il répondait : « Il faut respecter la charte et en développer les principes par un système plus large de lois électorales. — Ah ! dit le roi, vous me rappelez Cazalès quand il quitta l’assemblée et vint nous joindre au camp des émigrés. Nous lui demandâmes ce qu’il pensait qu’il y avait à faire, il répondit : Convoquer les états-généraux. » Berryer n’était pas Cazalès au camp des émigrés, c’était un brillant Français allant visiter un vieux roi malheureux pour rentrer le lendemain dans une France renouvelée et paisible. A la petite cour de Tœplitz comme à la petite métairie des Mesliers, il restait l’homme du droit, des moyens légaux et de la paix civile, de la patrie respectée ; il restait, selon le mot de M. Hyde de Neuville, l’homme « du temps et du pays. » C’est là ce qui l’a toujours distingué de ceux de ses amis du camp légitimiste, qui auraient tout sacrifié au passé. C’était sa force dans les luttes parlementaires qui s’ouvraient devant lui, dans cette position aussi délicate que difficile où il avait à se maintenir pendant des années, presque seul contre des adversaires victorieux, en plein monde de 1830.

Là il pouvait se déployer à l’aise, dans la liberté de son intelligente nature, avec l’originalité et les ressources d’un génie fait pour le combat. Il avait de singuliers avantages pour soutenir la guerre contre la révolution de juillet. Il avait l’avantage d’avoir commencé sa carrière par la défense des vaincus de l’empire contre les réactions de 1815. Il avait mis sa parole dans les affaires de justice, même en plaidant pour Lamennais, au service des libertés civiles et religieuses. Il n’avait été compromis ni dans les excès des partis ni dans la politique des divers ministères de la restauration. « J’ai gardé entière l’indépendance de ma vie, pouvait-il dire ; je n’ai pris envers mon pays aucune responsabilité dans des actes funestes pour lui. » Il n’avait aucune solidarité de cour ou de caste attachée à son nom : il n’était pas un Fitz-James ou un Dreux-Brézé. Rien ne le gênait, ni les souvenirs, ni le regret des faveurs perdues, ni les engagemens d’opinion, ni les obligations personnelles. Il était nouveau dans son rôle comme ses adversaires étaient nouveaux au gouvernement. Il faut se rendre compte de ce que c’était que cette position de Berryer vis-à-vis d’un régime qui restait encore la monarchie, qui était cependant une révolution et qui suscitait nécessairement tous les instincts, les espérances, les vœux attachés à ce mot de révolution. Berryer avait prêté un serment qui lui avait coûté, par lequel il avait pris l’engagement, — « engagement formel, disait-il, engagement sacré de respecter les lois, de ne se prêter à aucune attaque, à aucune tentative d’attaque illégale contre l’ordre établi, contre les pouvoirs constitués. » Il avait prêté ce serment sans subterfuge. Cela fait, il se croyait le droit de s’établir en quelque sorte au cœur des institutions nouvelles, de tout dire, de tout juger, de suivre pas à pas un événement auquel restaient attachées les destinées de la France. La position de Berryer était celle d’un adversaire loyal, libre de tout lien, faisant quelquefois campagne avec d’autres oppositions sans se confondre avec elles, s’armant contre le régime de juillet de ses origines, de son principe, de ses promesses, de ses fatalités révolutionnaires ou de ses apparentes inconséquences.

Une fois la lutte ainsi engagée, tout devenait occasion pour Berryer, et un budget, et les mesures de bannissement, et l’abrogation de l’anniversaire du 21 janvier, et les lois répressives sur les associations ou sur la disjonction, et les adresses, et les crises ministérielles, et les affaires extérieures.

L’art merveilleux, la tactique supérieure de Berryer était de remettre sans cesse le régime de 1830 et les hommes qui le servaient, qui travaillaient à le fonder, en face de leurs engagemens, en face de la situation révolutionnaire qu’ils avaient créée. Assurément lui, royaliste, il n’avait ni goût ni faiblesse pour la république, qui fermentait partout au début du règne nouveau ; il la considérait, autant que les ministres, autant que M. Guizot, autant que M. Thiers, comme un danger pour la France : il prétendait seulement qu’il ne suffisait pas de recourir à des expédiens de pouvoir pour se défendre contre le danger, que c’était le pouvoir lui-même qui poussait à la république par sa nature comme par ses actes. « Laissez-moi parler, disait-il un jour ; le pouvoir féconde la république, malgré lui il la féconde. Recueillez vos souvenirs,… demandez-vous ce qu’ont laissé dans les esprits les actes qui ont signalé les premiers jours de la monarchie nouvelle. Les chants répétés de toutes parts dans les rues, un prince brisant à la voix du peuple les armoiries de sa famille, était-ce là marcher à la royauté ou se jeter vers la république ? Et la loi pour récompenser les vainqueurs de la Bastille, et cette loi qui, par une destination nouvelle, a en quelque sorte ressuscité un monument profane consacré à la gloire de l’antiquité républicaine, le Panthéon, ces lois sont-elles destinées à fortifier la pensée, la doctrine, le sentiment monarchiques ? Et la loi qui a aboli la commémoration du 21 janvier, quel est son effet sur la masse du peuple ? Et quand il y a quelques jours encore on saluait les survivans des gardes-françaises, quand on les félicitait d’avoir violé le commandement de leurs chefs pour se mêler dans la Bastille à l’insurrection du peuple, favorisait-on encore une fois la monarchie ou la république ? Et vous demandez maintenant que l’on vous soutienne contre des réalités que vous avez faites… »

Berryer ne se refusait pas le redoutable plaisir de triompher des embarras du régime nouveau, de lui réclamer les garanties de libéralisme et de dignité nationale qu’il avait promises, de le rappeler à la logique de sa naissance ; il ne se refusait pas l’avantage de mettre le régime de 1830 en contradiction avec lui-même dès qu’il faisait appel à des lois de restriction ou de répression, et à ceux qui lui criaient que sans ces lois il n’y avait pas de gouvernement possible, il répliquait brusquement : « Qui vous dit le contraire ? » Et comme on semblait voir quelque duplicité dans cet aveu, il reprenait aussitôt : « Oui, sans doute, il n’y a pas de gouvernement possible. Plus que vous, je suis convaincu de la réalité de vos embarras, je comprends vos efforts, je les ai prévus, et c’est pourquoi j’ai protesté contre ce que vous faisiez, contre le principe que vous adoptiez ; mais il est adopté, ce principe, adopté malgré moi, adopté pour être la loi du pays. Je vis sous la loi que vous m’avez faite, et il serait étrange que vous vinssiez me disputer les conséquences les plus naturelles, les plus immédiates de la loi que vous m’avez imposée… » — « Ministres, s’écriait-il un jour, vous pouvez vous proclamer les enfans de cette révolution, — il s’adressait à M. Thiers, — vous pouvez en avoir orgueil, vous pouvez ne pas douter de sa force, mais il faut payer sa dette ! La révolution a promis au pays, dans le développement de ses principes, une puissance nouvelle pour accroître son influence, sa dignité, son ascendant, son industrie, ses relations, sa domination au moins intellectuelle dans le monde : la révolution doit payer sa dette ! .. Vous nous devez toute la force promise au lieu de la force qui a été ôtée… » Cet ordre nouveau qu’il n’avait pas fait, il le mettait tour à tour en face de ses périls révolutionnaires et en face de ses engagemens, auxquels il ne pouvait manquer sans se désavouer.

S’il y avait une tactique dans ces procédés de combat, Berryer l’ennoblissait par le désintéressement de son opposition, par la liberté et l’impartialité d’esprit qu’il gardait jusque dans son ardeur. Il était évidemment sincère lorsqu’il cherchait le dédommagement de la force des traditions perdues dans la plénitude du gouvernement parlementaire où il retrouvait, avec le droit de prendre part aux affaires publiques, la dignité pour lui et pour son parti. Il n’avait nullement la perfide arrière-pensée de demander à l’excès du mal une victoire du bien le jour où il disait aux ministres qu’il avait devant lui : « Si vous voulez que toute attaque violente des partis soit impardonnable, si vous vous voulez que l’émeute et la guerre civile soient détestées autant qu’elles sont funestes, reconnaissez, développez les droits… Entrez dans cette voie, reconnaissez les droits pour tous, car les droits appartiennent à tous sans exception, et si l’on veut fouler aux pieds aujourd’hui la loi politique que la révolution a invoquée, dont je réclame les conséquences, je ne reconnais de droit pour personne, quel qu’il soit, sur la terre de France… » Lorsqu’au lendemain de l’échauffourée napoléonienne de Strasbourg il combattait la loi dite de « disjonction, » par laquelle on voulait établir des juridictions différentes pour les militaires et pour les civils impliqués dans un même complot, il ne se bornait pas à disputer à un ministère un moyen de répression ; il s’attachait aux plus puissantes considérations de droit ; il déroulait la « longue et triste nomenclature des dispositions extraordinaires, des mesures d’exception, » tour à tour adoptées par les gouvernemens successifs, tour à tour impuissantes, et, s’élevant sans effort, il ajoutait : « Il y a au fond de ce spectacle de toutes les mauvaises créations contraires aux droits permanens de la justice, il y a deux grandes leçons pour les peuples et pour les gouvernemens. N’en résulte-t-il pas pour tout cœur droit et pour tout esprit juste que, quand une société est parvenue au point où est la nôtre,… tout ce qui est violent est évidemment inutile et dangereux ? Oui, repassons l’histoire des cinquante années de nos révolutions, et disons à la face du peuple, ce qui vaut mieux que de lui offrir une loi qui altère les règles de la justice, disons-lui que dans ces tristes années il n’y a pas un crime qui ait été utile. Disons-lui qu’il n’y a pas un attentat qui ait produit le résultat qu’on en avait espéré, qu’il n’y a pas un complot qui ait réussi pour le but qu’on s’était proposé… pas un seul ! Que le peuple sache donc que dans l’état de notre société le recours à ces crimes odieux est inutile, même pour la vengeance, et que le gouvernement comprenne aussi que toutes les violations de droit n’ont servi à aucun de ses prédécesseurs à qui il les envie… » Et en parlant ainsi, tout adversaire, tout suspect qu’il fût, il se faisait écouter d’une chambre en défiance, il contribuait singulièrement à l’échec de la loi de disjonction.

Un des plus grands moyens d’action pour Berryer, toutefois, était encore l’expression qu’il savait donner au sentiment national, au sentiment français. Avocat des garanties libérales dans la politique intérieure, il se faisait l’orateur du patriotisme dans la politique extérieure. Il avait eu sans doute bien des préventions à vaincre au lendemain d’une révolution considérée justement comme une revanche de l’esprit national. Il s’était trouvé, lui royaliste, fidèle aux souvenirs de la restauration, en présence des accusations populaires représentant toujours la royauté de 1815 comme ayant été ramenée par « les baïonnettes étrangères, » comme ayant vécu pendant quinze ans de l’alliance et de la protection de l’Europe absolutiste. Il combattait avec feu ces accusations ; il se faisait un point d’honneur de répudier ces solidarités, et à ceux qui lui rappelaient le mot du roi Louis XVIII déclarant qu’il devait sa couronne, après Dieu, au prince régent d’Angleterre, il répliquait vivement : « Quelques paroles que l’on cite, fût-ce des paroles de roi, je ne les couvre pas de mon suffrage, j’en abjure la responsabilité. » Il tenait, quant à lui, à rester avant tout l’homme de la France, à se défendre de toute inspiration de parti dans les affaires extérieures, et il en donnait le gage le plus significatif le jour où il disait : « Je sépare complètement de toutes nos querelles, complètement au fond de mon cœur et toujours, tout ce qui est relatif à la position de la France à l’égard de l’étranger. En tout temps et sous tous les régimes, je crois que je n’aurais pas eu un autre sentiment, et, pour me montrer à vous tel que Dieu m’a fait, si je disais ici toute ma pensée, je rappellerais une époque d’horreur, de crimes, une assemblée vouée par ses actes intérieurs à l’exécration des gens de bien, dont le souvenir soulève encore tout cœur d’homme : eh bien ! je la remercie d’avoir sauvé l’intégrité du territoire ! » Il avait la passion de la France, de son unité nationale qui faisait sa force ; il sentait en patriote, et c’est avec une sorte d’orgueil qu’il s’écriait : « Nous n’avons pas, nous, attachée à nos bras une Pologne ou une Irlande. Nous sommes libres. Nous n’avons pas même chez nous, grâce à notre caractère, à ce qui forme les êtres sur le sol de la France, nous n’avons pas même l’embarras des partis. Je n’en connais pas… Je n’en connais pas un seul où il y ait un homme assez coupable, assez peu digne d’être Français, pour que le jour où vous porterez noblement, fièrement, sincèrement devant l’Europe la question des grands intérêts français, il conserve le ressentiment. Je n’en connais d’assez haïssable nulle part. » Et autour de lui retentissaient les acclamations aussi bien que lorsqu’il traçait des tableaux pleins de grandeur, décrivant le rôle de la France assise « sur les deux mers qui viennent rouler leurs flots sur nos rivages et solliciter en quelque sorte le génie de notre nation. »

Animé de ce sentiment puissant de patriotisme, il se croyait le droit d’être difficile et même souvent sévère à l’égard de la révolution de juillet, non pas qu’il fît un crime au régime de 1830 de n’avoir point engagé la France dans les guerres de propagande où l’on voulait d’abord l’entraîner ; il avait trop de sagacité, trop de justesse d’esprit pour ne pas comprendre le prix d’une sagesse éclairée et les bienfaits de la paix ; mais il croyait pouvoir demander compte au gouvernement nouveau de la place qu’il faisait chaque jour à la France dans les conseils du monde. Qu’il s’agît des rapports généraux avec l’Europe, de l’alliance anglaise, de la question belge ou italienne, des affaires d’Espagne, des affaires d’Orient, il cherchait le rôle réservé à l’influence française. Il ne pardonnait pas aux concessions plus ou moins réelles, aux timidités dans lesquelles il croyait voir la rançon d’une situation difficile créée par la révolution et peut-être un calcul dynastique. A travers les cabinets, il cherchait, lui aussi, ce qu’on appelait alors la « pensée immuable, » le « système. » Il s’associait sans scrupule aux campagnes dirigées contre les ministres, qu’on accusait de complaisances de cour, il ne craignait pas de soutenir ceux qui passaient pour indépendans. C’est par là qu’il se sentait rapproché de M. Thiers plus que de tous les autres hommes du temps avec lesquels il se trouvait sans cesse en lutte. A vrai dire, sa liaison avec M. Thiers avait eu une origine tout intime et assez curieuse.

Un jour, au lendemain des affaires de la duchesse de Berry, M. Thiers, qui était ministre de l’intérieur, avait pressé Berryer d’aller déjeuner familièrement avec lui. Ministre et député étaient restés seuls tête à tête, causant librement, en hommes qui s’étaient déjà rencontrés plus d’une fois dans des duels de tribune, mais qui se respectaient mutuellement dans leurs convictions et qui étaient faits pour se comprendre. M. Thiers savait à qui il parlait ; il ne cachait pas que, s’il était résolu à remplir tous ses devoirs pour la défense de la révolution de juillet, il ne tenait nullement à se montrer impitoyable, à multiplier les représailles et les rigueurs. Il ouvrait aux yeux de Berryer un portefeuille contenant des révélations gravement compromettantes pour un certain nombre de légitimistes. Ces documens, il les connaissait seul, il en avait gardé jusque-là le secret sous sa responsabilité, sans les communiquer même au roi : il l’assurait, et à la fin de l’entretien, devant son interlocuteur, il jetait spontanément ces papiers au feu. Berryer avait été touché dans sa fibre de générosité comme il était déjà séduit par l’esprit, par le talent ; il subissait, il ne s’en défendait pas, l’attrait de cette nature pleine de vie et de ressort qu’il voyait se déployer tous les jours au feu des combats, qui se montrait cordiale et sympathique dans l’intimité, et lorsque bientôt, M. Thiers, président du conseil pour la première fois, se trouvait conduit à quitter le pouvoir pour quelque dissentiment de politique extérieure sur l’occupation d’Ancône, sur l’intervention en Espagne, Berryer lui témoignait publiquement de libres sympathies. « Vous avez fait, — pour être conséquent avec vous-même, avec le système qui triomphait en France par la révolution, — vous avez fait, lui disait-il, deux actes honorables, monsieur. Et si vous revenez, au pouvoir, quelque dissidence profonde qui doive naturellement subsister toujours entre nous, s’il vous est permis de faire pour la France quelque chose d’utile, de grand, je vous remercierai… »

Lorsque trois années après, en 1840, M. Thiers revenait au ministère au nom de l’opposition, Berryer le saluait de ces vibrantes paroles : « Oh ! les événemens qui ont été si différens pour vous et pour moi n’altèrent pas dans mon cœur, pas plus que dans mon esprit, l’appréciation de ce que valent les hommes. Intellectuellement et moralement, je vous rends hommage. J’ai bien vu, Français que je suis, que vous étiez Français. J’ai reconnu, à la palpitation de mes veines, qu’il y avait aussi du sang français qui coulait dans les vôtres. Quand vous combattiez pour l’honneur, pour la dignité, pour l’ascendant de mon pays, je n’ai pu être d’un autre avis que le vôtre, et je l’ai proclamé ! .. » Et M. Thiers, digne de se mesurer avec ce qu’il appelait lui-même « une magnifique parole, » n’acceptait naturellement que dans la mesure de ses devoirs de ministre du roi de 1830 le programme qui lui était offert à l’abri de cet hommage personnel.


III

La situation supérieure et indépendante que Berryer avait prise lui donnait une force singulière. Elle le dégageait des solidarités embarrassantes en lui laissant la liberté de porter la guerre partout où il voyait un avantage à conquérir, de donner à son opposition toutes les formes, et ce qu’il ne pouvait pas dire dans le parlement il le disait parfois à la barre d’un tribunal, dans quelque procès retentissant. L’avocat continuait l’orateur de la chambre, profitant de ses prérogatives d’indépendance professionnelle pour servir sa propre cause en prêtant sa parole à des causes en apparence contraires. « Royaliste, comme il le disait dans une circonstance à Marseille, mais résolu à n’être l’homme-lige de personne, » isolé au milieu des partis, il puisait dans cet isolement même une autorité inattendue. Il pouvait tour à tour, sans être suspect, protéger de sa parole l’inviolabilité du droit pour les républicains comme pour tout le monde, même un jour défendre devant la cour des paies un prince, Louis-Napoléon, qui venait de renouveler à Boulogne la triste échauffourée de Strasbourg.

Assurément fruit était extraordinaire dans ce procès dénouant la médiocre tentative de 1840, et ce qui avait gagné Berryer à cette défense, à part l’appel fait à son talent par le principal accusé, c’était peut-être justement ce qu’il y avait d’extraordinaire. Ce qui l’avait tenté, c’était cette occasion offerte à un royaliste de défendre indirectement la vieille tradition monarchique en opposant à la révolution de 1830 son propre principe, la souveraineté nationale couronnée autrefois sous le nom de Napoléon, les souvenirs de l’empire réhabilités et exaltés par le régime de juillet lui-même. Seul entre tous, Berryer pouvait prendre cette attitude hautaine d’un défenseur mettant en cause au profit de son client le gouvernement qui venait de décréter le retour triomphal des cendres impériales, embarrassant les juges qui, après avoir tout reçu, titres, honneurs, des mains de Napoléon, avaient maintenant à prononcer sur le sort du neveu de Napoléon. « Soyons courageux, s’écriait-il, disons tout avant de juger. S’il y a eu un crime, c’est vous qui l’avez inspiré par les sentimens dont vous avez animé les Français, et, entre tout ce qui est français, l’héritier de Napoléon lui-même… Vous faites allusion à la faiblesse des moyens, à la pauvreté de l’entreprise, au ridicule de l’espérance du succès. Eh bien ! si le succès fait tout, vous qui êtes des hommes, qui êtes même des premiers de l’état, je vous dirai : Il y a un arbitre inévitable, éternel entre tout juge et tout accusé. Avant de juger, devant cet arbitre et à la face du pays qui entendra vos arrêts, dites-vous, sans avoir égard à la faiblesse des moyens, le droit, les lois, la constitution devant les yeux, la main sur la conscience, devant Dieu, devant le pays, devant nous qui vous connaissons, dites : S’il eût réussi, s’il eût triomphé, ce droit, je l’aurais nié, j’aurais refusé toute participation à ce pouvoir… — Moi, j’accepte cet arbitrage suprême, et quiconque, devant Dieu, devant le pays me dira : S’il eût réussi, je l’aurais nié, ce droit ! celui-là je l’accepte pour juge… » Le fait est qu’il y a bien eu quelques-uns de ces juges de 1840 qui ont assez vécu pour être sénateurs du second empire. Ce n’était pas moins une étrange audace, dans un tel moment, de venir dire à des hommes, les « premiers de l’état : » Vous voyez cet accusé ! Moi qui le défends dans le malheur, je suis tranquille, il ne m’aura jamais parmi ses courtisans dans la fortune ; vous qui allez le juger et le condamner, s’il avait réussi, vous seriez à ses pieds, — et s’il réussissait un jour, vous seriez ses serviteurs !

Après cela, j’en conviens, Berryer se donnait commodément le beau rôle dans ses prévisions injurieuses comme dans la discussion des intérêts publics, au parlement comme au barreau. Il n’avait pour le gêner que l’embarras du passé de son parti, et quand on le lui opposait, il se dérobait habilement. Il n’avait pas le poids, la responsabilité des affaires, et dans la campagne qu’il menait en toute indépendance, il ne tenait pas toujours compte des difficultés avec lesquelles un gouvernement de raison, de modération avait à se débattre pour assurer à la France la liberté, une liberté régulière et la paix. Comme il n’avait rien à ménager, il pouvait tout se permettre. C’était moins un politique de conseil qu’un orateur usant de tous ses droits, en abusant même un peu parfois, je le veux bien. L’éloquence couvrait tout. Cette éloquence a été le glorieux phénomène d’une des plus éclatantes périodes parlementaires ; elle n’a fait que grandir pendant quinze ans au contact de tant d’autres paroles parmi lesquelles elle a gardé une vive et saisissante originalité ! Ce que Berryer aurait été au pouvoir, on ne le sait ; il eût été sans doute un de Serre avec moins de nerf et de force concentrée, avec plus d’ampleur et d’expansion. Au parlement, dans l’opposition, dans la liberté des discussions publiques, il a été Berryer, un des premiers sinon le premier des orateurs depuis Mirabeau, un des plus puissans fascinateurs de tribune.

Il a eu assurément, à cette brillante époque, des adversaires, des émules faits pour lutter avec lui sans lui ressembler : Casimir Perier, avec sa parole brève et impérieuse d’homme d’action, M. Guizot, avec son éloquence sévère et réfléchie, M. Thiers, le plus facile, le plus sensé, le plus prodigieux des causeurs de parlement, Odilon Barrot, l’orateur convaincu du droit constitutionnel ou des déclamations généreuses, Dupin, le juriste raisonneur et mordant, Lamartine, prenant lentement son essor de cygne. Je ne nomme que les principaux, ceux de la chambre des députés : il y en avait bien d’autres, qui seraient les premiers aujourd’hui. Berryer, dans cette élite, était entre tous le génie vivant de la parole. Chez lui, tout était éloquence, tout concourait à l’action de l’orateur, et la sonorité d’un organe savamment conduit, et le geste dominateur, et le feu du regard éclairant cette belle et expressive figure, et la vie respirant partout, et le don pathétique de l’émotion. Nul n’a jamais su mieux que lui s’emparer d’une assemblée et la captiver en parlant à son imagination, à ses instincts les plus généreux, en mêlant à l’enchaînement saisissant des démonstrations passionnées et des grands tableaux de la politique, l’irrésistible et foudroyante impétuosité des reparties. M. Thiers, qui s’y connaissait, prétendait familièrement qu’il y avait deux choses qu’il redoutait, le coup de corne de Berryer et le coup de dent de M. Dufaure. Berryer était en effet parfois aussi terrible que prompt à la riposte ; mais avec sa nature loyale et bienveillante, il n’avait ni haine ni amertume : il pouvait avoir du mépris pour certaines bassesses, de l’emportement contre certaines attaques, il n’avait aucun fiel.

Était-ce un simple improvisateur et fallait-il prendre au mot cet habile artiste de la parole, disant avec une spirituelle bonhomie qu’il ne savait « ni lire ni écrire, » qu’il n’était bon qu’à parler ? Oui, il improvisait comme improvisent les orateurs qui méritent ce nom et qui ne disent pas toujours leur secret. Il improvisait après avoir longuement étudié et profondément médité. Il s’était toujours préparé par un patient et minutieux travail aux grandes discussions, sans dédaigner même les détails extérieurs de l’action oratoire. Une fois à la tribune, tout ce qu’il avait amassé se coordonnait et se combinait dans un courant plein de force et d’éclat. Il suivait son inspiration ; il intéressait ses adversaires eux-mêmes, M. Dupin tout le premier, son antagoniste en politique, son confrère au barreau, son ami de jeunesse, M. Dupin, qui, du haut du fauteuil de la présidence, jouissait de ses succès et criait aux interrupteurs : « Respectez le talent qui vous honore ! » Et ce qui doublait la puissance de Berryer, son autorité dans une assemblée, c’est que ce n’était pas seulement l’homme des mouvemens oratoires. Il avait une singulière aptitude aux affaires, qu’il traitait parfois en maître. Il a fait des discours qui étaient des discussions savantes de législation ; il en a fait aussi qui étaient des tissus de chiffres à travers lesquels jaillissait la flamme.

Au parlement il y avait en lui quelque chose de Fox, le brillant et puissant adversaire de William Pitt ; au barreau, c’était Erskine, au dire de lord Brougham, Erskine, « un des plus grands avocats que le monde ait jamais connus peut-être, » celui qui possédait le mieux « la première et suprême qualité du défenseur, de savoir calculer tout ce qui peut servir aux intérêts de son client. » Au milieu des absorbantes diversions de la politique, il aimait à se retrouver au palais : il s’y sentait chez lui, il y régnait. Il avait des cliens de toute sorte, sans distinction de rang ou d’opinion, parmi les princes et parmi les ouvriers, parmi les grands et parmi les humbles ; il en aurait eu un bien plus grand nombre s’il l’avait voulu, s’il avait pu y suffire. Comme avocat, Berryer avait l’esprit singulièrement net et pratique, « une dialectique vigoureuse et serrée, » — c’est un mot de M. Jules Grévy, — un sens supérieur de la jurisprudence, une vive intelligence des affaires, l’art de débrouiller et de dérouler les procès les plus compliqués avec autant de lucidité que d’ampleur. Il y joignait dans les causes criminelles cette puissance d’entraînement qui le faisait redouter, qui passionnait les auditoires, ébranlait les juges jusque sur leur siège et troublait parfois le ministère public lui-même. « On vous engage, s’écriait-il devant un jury, on vous engage à vous défier de mes paroles. on parle de fascination, on vante ce qu’on veut bien appeler du talent. Non, il n’y a pas de talent, je me connais bien, je sais ce qu’il y a en moi ! Je suis naturellement impressionnable, et quand je suis convaincu, je ne puis m’empêcher de parler avec chaleur ; mais il n’y a pas de talent, il y a de la conviction ! » Il avait du reste le sentiment le plus élevé de l’honneur de sa profession, qu’il exerçait avec autant de délicatesse que de désintéressement.

On lui avait envoyé un jour un pauvre gentilhomme breton qui voulait absolument avoir le grand avocat légitimiste pour une modeste cause où sa petite fortune était en jeu. Berryer se serait peut-être bien passé d’aller au fond de la Bretagne plaider un petit procès. On faisait appel à son obligeance, il ne croyait pas pouvoir refuser. Il ne voulait pas faire payer son intervention ce qu’elle valait, et il ne voulait pas non plus, par un refus de tout émolument, humilier le brave gentilhomme qui avait plus d’honneur que de bien. Il s’y prit d’une étrange façon pour tout concilier. Il avouait d’un air de bonhomie embarrassée à son client que cela allait lui coûter bien cher. Le pauvre plaideur, non sans inquiétude, se soumettait à tout. « Oh ! très cher, très cher, ajoutait gravement Berryer, cela va vous coûter au moins 500 francs ! » Et il prenait la poste pour aller plaider au fond de la Bretagne une modeste cause, dépensant en voyage bien plus qu’il n’avait reçu. Une autre fois, il refusait une somme assez forte que lui portait un homme injustement accusé, qu’il venait de sauver du déshonneur et de la mort, et remettait la somme en dot à la fille de son client. Il avait de ces traits de désintéressement et de délicatesse qui tenaient à une nature libéralement douée.

C’est qu’en effet cette nature avait tous les dons heureux et une inépuisable sève. Dans l’orateur, dans l’avocat, il y avait un homme au sens le plus large et le plus généreux du mot, un homme alliant la grâce à la supériorité virile, la cordialité séduisante à la force, la simplicité à la noblesse du cœur. Au milieu de cette vie de travail, de luttes, de succès, d’émotions, qu’il menait sans cesse, ayant à conduire une multitude d’affaires, à défendre sa cause, à se débattre parfois avec ses propres amis qui ne lui épargnaient pas les contrariétés, Berryer trouvait du temps pour tout. Il avait tous les instincts et les goûts des riches organisations. Il se plaisait aux sociétés choisies, et peu d’hommes ont été plus répandus, plus entourés de dévoûmens affectueux, surtout de sympathies féminines. Il aimait le monde intelligent et élégant, il aimait les arts et les artistes, en grand artiste qu’il était lui-même. Il n’était peut-être pas également sensible à tous les arts ; il avait tout au moins sa manière de sentir la peinture, il la goûtait en personnage de l’action, pour les figures ou les scènes de l’histoire qu’elle lui représentait. Il avait chez lui des bustes, des portraits, des tableaux qui étaient des souvenirs. Sa vraie passion était la musique : il l’aimait et il la sentait avec feu, avec d’exquis raffinemens. Son beau visage rayonnait à l’audition de quelque morceau de Mozart, et il lui est arrivé de se préparer à ses plus beaux plaidoyers, à la défense de Chateaubriand, qu’il devait prononcer le lendemain, en allant passer la soirée à entendre la Malibran ou la Posta, il a été toute sa vie l’ami de Rossini.

Il avait une autre passion : c’était Augerville, vieille démence à quelque distance de la forêt de Fontainebleau, vieille terre à demi abandonnée quand il l’avait acquise en 1824, et depuis renouvelée, embellie par lui. Il avait tout refait, les jardins, les cultures, il avait transformé le parc à travers lequel coule l’Essonne. Là, aux jours de l’été, se succédaient les visiteurs de toute sorte, aimables personnes du monde, hommes politiques, magistrats, artistes, poètes, recevant une libre et familière hospitalité à laquelle présidait, tant qu’elle vécut, Mme Berryer, femme intelligente et dévouée, glorieuse des succès de son brillant mari. Tous les ans, Augerville voyait arriver pour quelques jours Eugène Delacroix le peintre, qui était un cousin de Berryer et qui avait autant d’esprit dans ces réunions d’élite que de puissance dans son art. Alfred de Musset y allait aussi parfois, il y a eu des hôtes sans nombre, jusqu’à cette visite des jours plus éprouvés que M. de Falloux a racontée et où il était lui-même avec M. Thiers, Montalembert, l’évêque d’Orléans. Que de conversations tour à tour sérieuses ou étincelantes, libres, spirituelles, éloquentes, toujours animées, les salons et le parc d’Augerville ont entendues aux beaux temps d’autrefois ! Berryer, dans l’éclat de sa virilité et de ses succès, se plaisait à cette vie ; il s’y reposait dans d’intervalle des agitations de la chambre et du palais, prêt à s’élancer à des luttes nouvelles pour si cause, pour toutes les causes qu’il croyait pouvoir défendre sans se manquer à lui-même.

Était-ce dans le fond un ennemi bien dangereux que ce galant homme au cœur loyal, à la parole éclatante, qui alliait à la fidélité des souvenirs un sentiment si vif des traditions françaises ? Était-ce surtout un ennemi tel qu’il pût paraître utile d’essayer de l’abattre ou de l’atteindre dans la dignité de sa situation ? Le gouvernement de 1830 avait triomphé ou du moins semblait avoir triomphé des plus graves épreuves ; il n’avait plus besoin de se défendre par des démonstrations de force ou par des représailles. Un jour vint cependant, au commencement de 1844, où un ministère destiné à être le dernier de la monarchie de juillet, croyait devoir provoquer dans le parlement une sorte d’arrêt de « flétrissure » contre quelques députés légitimistes qui étaient allés visiter M. le comte de Chambord à Londres, contre ce qu’on appelait alors le « pèlerinage de Belgrave-Square. » Berryer, qui avait été un des « pèlerins, » sans se croire un conspirateur, ressentait vivement l’auront et relevait le défi avec une véhémente fierté ; il répondait au vote de « flétrissure » par une démission retentissante, bientôt suivie d’ailleurs de sa réélection à Marseille. Qu’avait-on gagné ? L’incident avait été pénible pour tout le monde ; il s’était compliqué de scènes violentes qui avaient réveillé toutes les passions, qui avaient mis le chef du cabinet lui-même, M. Guizot, et Berryer directement en présence dans un émouvant duel de tribune. Évidemment le ministère avait eu une inspiration malheureuse. Le « pèlerinage de Belgrave-Square » avait été une manifestation un peu importune, dans tous les cas plus sentimentale que sérieusement politique ; le vote de a flétrissure, » arraché à une chambre troublée, dépassait la mesure, et à l’égard d’un acte d’inoffensive ostentation et à l’égard des hommes qui y avaient pris part, surtout à l’égard de celui qui, « flétri » et réélu, restait encore la force et l’honneur du parlement.

La méprise était d’autant plus grave qu’à cette époque Berryer pouvait être toujours un adversaire de foi, de principe, il n’était pas réellement un ennemi implacable. Il ne fatiguait pas de contestations mesquines un gouvernement qui représentait la France dans le monde ; il lui aurait plutôt prêté quelquefois un secours désintéressé dans les questions d’un ordre social ou national. Il n’avait pas hâte de voir des ruines nouvelles, et si la monarchie de 1830 était menacée désormais, elle l’était moins par de vaines démonstrations de parti que par une sorte de fatigue intérieure, parce mal que Lamartine avait appelé « l’ennui, » qui frappait l’esprit méditatif de Tocqueville, dont Berryer lui-même parlait en disant à propos de la réforme électorale : « Je ne veux pas agiter, je ne veux pas jeter d’alarmes,… mais qu’apercevez-vous autour de vous ? Dans les classes de la société française qui sont étrangères à toute participation aux droits politiques, que fermente-t-il ? C’est l’histoire du genre humain dans toutes les sociétés. On monte de classe en classe ; les sommités s’effacent et disparaissent, et les classes inférieures arrivent au sommet. La bourgeoisie, la classe moyenne, elle a conquis la première place ; elle a l’ascendant, elle domine, mais elle est d’autant plus pressée par les classes inférieures qui montent à leur tour, chez qui le sentiment du droit de concourir à la chose publique se développe chaque jour. Croyez-le, c’est un avertissement sincère que je vous donne. »

Chose curieuse en effet ! elle avait déjà passé plus de quinze ans, cette libérale monarchie de 1830, à livrer et à gagner des batailles, à repousser des assauts, assauts de tribune et assauts à main armée ; elle avait à peu près contraint ses plus violens adversaires à s’avouer vaincus, à ajourner tout au moins leurs espérances ; elle pouvait être considérée comme définitivement fondée, et c’est alors, dans la pleine possession de l’autorité et de la force, quand elle avait eu raison de tous ses ennemis, c’est alors qu’elle avait affaire à un autre ennemi intérieur, multiple, insaisissable ! C’est alors qu’elle commençait à fléchir en quelque sorte sur elle-même pour finir bientôt par disparaître un jour d’hiver dans une échauffourée révolutionnaire destinée à rester l’étonnement de tout le monde, des vainqueurs autant que des vaincus. Que Berryer, ce jour-là, au premier moment, n’ait pas éprouvé quelque secret et amer plaisir à voir dans la révolution du 24 février 1848 la justification foudroyante de tout ce qu’il avait dit si souvent sur les faiblesses inévitables de la monarchie de juillet, je n’en voudrais répondre. Du moins il n’en triomphait pas. La veille, il était resté étranger à tout ce qui avait préparé et hâté la catastrophe ; il n’avait été ni des banquets agitateurs ni des manifestations organisées en plein Paris comme un prélude de sédition. Le lendemain, il ne se considérait pas comme un des vainqueurs. Il n’était pas de ces légitimistes aveuglés par une puérile passion de représaille qui dans la journée du 24 février 1848 ne voyaient que la revanche du 29 juillet 1830. Il avait assez de sagacité et de droiture dans l’esprit pour saisir aussitôt la signification redoutable d’un événement qui, en emportant ce qui restait de monarchie, laissait brusquement le pays en face du vide et livrait la société française à l’inconnu sous le nom de république.


IV

Cette révolution de 1848, œuvre d’une imprévoyance d’opposition et d’une défaillance de pouvoir, était en effet bien autre chose que la révolution de 1830. Elle ouvrait de bien autres perspectives. À cette civilisation libérale qui se déroulait depuis trente-quatre ans sous la forme de la monarchie constitutionnelle, elle substituait d’un seul coup l’ère des agitations indéfinies, des expériences orageuses, des convulsions intérieures, bientôt fatalement suivies des réactions à outrance. Elle déchaînait des passions, des forces, qui allaient placer la France désarmée d’institutions modératrices entre l’anarchie et la dictature. Elle inaugurait, en un mot, une vaste crise où tout se trouvait violemment changé, et les cadres de la politique, et la scène parlementaire, et les rapports des partis, et la position des hommes engagés comme Berryer dans la vie publique, bientôt ramenés comme lui à reprendre un rôle dans des conditions si nouvelles.

Jusque-là Berryer, dans ses brillantes campagnes de parole et d’opposition, avait devant lui un régime qui restait toujours la monarchie avec son caractère, ses garanties et ses limites. Il avait soutenu des combats tout politiques, à l’abri d’institutions définies, contre des adversaires nés et formés avec lui dans les luttes généreuses de la restauration. Il connaissait merveilleusement et le terrain sur lequel il avait à se mouvoir et les hommes avec qui il avait à se mesurer. Il était de ce monde d’élite, libéral de mœurs et d’esprit, attaché à un ordre parlementaire qui semblait devoir pour longtemps suffire aux désirs, aux besoins de sécurité et de progrès de la société française. Maintenant tout avait changé en un jour. Toutes les conditions de la vie nationale se trouvaient déplacées ou transformées par la république, par le suffrage universel, par cet avènement soudain et confus d’une démocratie inexpérimentée, assaillie de tentations, entourée de pièges, livrée dès la première heure aux factions et aux sectes. Ce n’était plus seulement une crise politique, une crise limitée d’institutions et de gouvernement, c’était une profonde crise sociale, une immense aventure qui pouvait encore une fois recommencer la vieille histoire des excès de la force suivant de près les excès de désordre. Tout devenait possible dans une situation où il n’y avait plus rien de défini et d’assuré. Berryer n’était ni un vainqueur ni un vaincu de la révolution du 24 février 1848. Il restait un témoin ému, toujours passionné pour le pays, prêt à remonter avec sa puissance de parole sur la scène orageuse des assemblées nouvelles. Il comprenait bien qu’il ne s’agissait plus de querelles d’anciens partis, ni même des rivalités des deux monarchies désormais confondues dans une défaite commune, qu’il y avait avant tout le sol ébranlé à raffermir, l’ordre universel à protéger, peut-être la liberté elle-même à sauvegarder. Par la force des choses, il se trouvait ramené à servir dans une armée où se rencontraient amis et adversaires de la veille, des hommes comme M. Thiers, M. Molé, M. de Broglie, M. de Falloux, M. Odilon Barrot, M. de Montalembert et bien d’autres. C’étaient des conservateurs qui, sans désavouer leur passé, sans préjuger l’avenir, s’alliaient contre le péril du moment, acceptant la république dans ce qu’elle avait de possible et de réalisable, comme le régime qui les divisait le moins.

L’action de Berryer dans les jours agités de 1848 a été des plus sérieuses, quoiqu’en définitive elle n’ait réussi à rien empêcher. Elle a gardé je ne sais quel caractère libre et distinct dans la mêlée des événemens. En réalité, une fois la grande aventure engagée, Berryer a eu deux ou trois préoccupations essentielles qui ont résumé toute sa politique, qui ont inspiré et dominé sa conduite. Au premier moment, avec tous ceux dont il se retrouvait l’allié, il n’avait qu’une pensée, la défense de la société française menacée de toutes parts, et à cette œuvre pressante, difficile, il portait une autorité qui ne faisait que grandir avec les circonstances, l’ascendant de sa sincérité, de son patriotisme, de sa supériorité dans les affaires.

A peine entré à l’assemblée constituante de 1848, ses premières paroles avaient été un appel à la modération, au désintéressement des partis. Il s’était fait modestement inscrire tout d’abord au comité des finances, où il ne tardait pas à exercer avec M. Thiers une influence prédominante, l’influence du savoir et de la raison.

Les finances en effet étaient un des plus graves dangers de la situation. Il s’agissait avant tout de mettre fin à une crise ruineuse qui se prolongeait depuis trois mois, de retrouver les élémens de l’ordre financier, de relever le crédit en ranimant la confiance, d’arrêter au passage les motions révolutionnaires qui se succédaient, par lesquelles on proposait tantôt un impôt désastreux, tantôt la spoliation de la famille d’Orléans. Ce n’était pas toujours facile avec une assemblée novice, avec des ministres nouveaux aux affaires et qui portaient au pouvoir les susceptibilités de l’inexpérience, les ombrages de l’esprit de parti, qui subissaient aussi impatiemment le concours d’hommes dont ils sentaient la supériorité. Berryer s’attachait passionnément à ce travail, désarmant ou dominant le gouvernement par sa loyauté, et c’est ainsi qu’un jour en pleine séance il tendait la main au ministre des finances, M. Goudchaux, qui s’offensait parce qu’on lui disputait un médiocre impôt, qui semblait croire à une hostilité de parti. « Je conjure M. le ministre des finances, disait-il de son plus chaud accent, je conjure M. le ministre de reconnaître qu’il n’y a rien de désagréable, de fâcheux, ni d’hostile pour lui, que parmi les hommes qui le combattent, il y en a, je dirai même tous, et j’en suis sûr, qui ont mis sous leurs pieds leurs affections, leurs souvenirs, leurs espérances, leurs vues particulières. Pourquoi ? Parce qu’ils sont gens de cœur, gens d’honneur, parce que, quel que soit le parti auquel ils appartiennent, quel que soit le gouvernement qu’ils aient servi ou qu’ils aient regretté ou qu’ils aient désiré ou qu’ils puissent désirer encore pour la France, c’est pour la France qu’ils veulent un gouvernement… Avec le sentiment qui domine dans tous les cœurs honnêtes, nous ne sommes plus qu’un, nous avons une cause commune, nous sommes tous à la république, nous sommes tous du même parti. » Et ce qu’il disait, il le pensait. Après quelques mois de ces luttes incessantes, de cette vie enflammée et laborieuse, il avait le droit d’affirmer que depuis l’ouverture de l’assemblée il n’y avait pas eu un instant où il eût été « dirigé par un autre sentiment, par une autre pensée que le besoin de servir la patrie commune dans une situation évidemment périlleuse. »

Défendre la société française menacée dans ses intérêts matériels, dans les ressorts de sa puissance financière comme dans sa vie morale, c’est la pensée dominante de Berryer dans les premiers temps de la république de 1848 et même au delà des premiers temps. Il a été pendant plusieurs années le grand rapporteur du budget, le porte-parole de l’ordre financier, — de l’ordre sous toutes les formes à côté des Thiers, des Montalembert, des Falloux, des Mole, des Changarnier, des Faucher. Que Berryer, en s’associant à ce mouvement spontané de défense sociale, eût une autre pensée, qu’il gardât sa foi politique distincte jusque dans cette alliance conservatrice qu’il avait contribué à former et dont il restait un des chefs, ce n’est point douteux. La révolution, il l’avait dit dès le premier jour, n’avait pas fait de lui un homme nouveau. Il ne croyait pas à la république la veille du 24 février, il n’y croyait pas beaucoup plus le lendemain, et les événemens qui se succédaient avec une terrible précipitation, qui en quelques mois conduisaient la France à une semi-résurrection impériale par la présidence acclamée d’un Napoléon, ces événemens n’étaient pas de nature aie convertir. Il n’était évidemment qu’un républicain de raison, de nécessité, de résignation ou de circonstance, et d’un autre côté, tout conservateur qu’il fût, il n’était pas non plus de ceux qui appelaient la réaction pour la réaction, qui auraient accepté tous les moyens pour sortir de la république ; il n’était pas de ceux qui « embrassaient une ombre d’hérédité » en choisissant un prince pour président, « en se complaisant dans les souvenirs étroits qui lient invinciblement le nom de Bonaparte à la fin de la première république. » Malgré les rapports tout personnels et affectueux qu’il avait gardés avec le prince Louis, depuis qu’il l’avait défendu devant la cour des pairs, il n’avait pas favorisé la candidature napoléonienne, il n’avait pas voté pour l’élu du 10 décembre. Tout ce qu’il pouvait faire était de ne pas refuser l’appui libre de son influence, de sa parole à ce pouvoir nouveau dans la mesure des intérêts nationaux et conservateurs, — jusqu’à la limite où se dévoilerait une ambition d’empire. En un mot, Berryer restait ce qu’il était, un homme de sincérité acceptant la république, la constitution de 1848 sans illusion, prêtant son concours au gouvernement d’un grand nom sorti du scrutin populaire, et en définitive réservant la foi de son esprit, attendant en pleine indépendance le dernier mot de cette dramatique expérience.

Rien assurément de plus étrange que cette situation telle que la révolution de 1848 l’avait faite, où tout paraissait organisé pour les conflits et où, avant que trois ans fussent écoulés, la république semblait condamnée à un fatal dénoûment. Comment en aurait-il été autrement avec une constitution sans garantie, des partis révolutionnaires toujours frémissans, une majorité conservatrice qui n’avait qu’une puissance de réaction ou de résistance, et un président du nom de Napoléon prêt à se servir de tout pour se frayer un chemin vers l’empire ? Berryer ne se dissimulait pas la gravité des choses. Mêlé à ces luttes ardentes, incessamment renouvelées, il mettait toute son habileté, toutes ses ressources de parole à tenir tête tour à tour aux périls révolutionnaires et aux périls d’usurpation césarienne. Il sentait que tout était plus que jamais « transitoire et précaire » dans l’état de la France, qu’on ne pourrait se dérober à des crises nouvelles, et, sans rien faire pour précipiter ces crises, il prétendait garder pour sa cause le droit de se présenter devant l’assemblée, devant le pays, le jour où la question du choix d’un gouvernement renaîtrait par la proposition d’une révision constitutionnelle. Tout se réunissait pour rendre cette révision inévitable dans l’état moral et politique du pays ; une seule circonstance secondaire suffisait pour la rendre impossible, puisqu’il fallait un chiffre de majorité qu’on ne pouvait pas atteindre. A vrai dire, telle qu’elle se présentait dans l’été de 1851, cette proposition de révision ne pouvait avoir aucune issue pratique, elle ressemblait à un expédient inutile ; mais c’était une occasion solennelle, et à peine le débat avait-il commencé devant l’assemblée, il s’élargissait aussitôt, il devenait une sorte de concours ouvert à toutes les opinions, à tous les partis. Berryer entrait dans cette arène tout armé d’éloquence, opposant à Michel de Bourges, qui venait de faire avec une âpreté de tribun le procès des institutions royales, de l’ancien régime, la monarchie telle qu’il la comprenait, la monarchie dans son histoire, dans son principe, dans ses traditions, dans ses garanties.

C’était une scène pleine de grandeur où un seul homme tenait pendant plusieurs heures toute une assemblée captive, dominant les révoltes de ses adversaires, arrachant à ceux qui l’entendaient cette exclamation : « C’est du Mirabeau ! » Berryer, je l’avoue, ne ménageait guère la république : il n’en avait pas eu jusque-là de bien édifians exemples sous les yeux, et puis dans ses plus grandes libertés il mettait encore une singulière générosité de passion, une grâce ingénieuse d’ironie. « Je ne vous dis pas qu’une société ne peut pas vivre en république, s’écriait-il spirituellement, ne me dites pas qu’une société ne peut pas vivre en monarchie… Mon Dieu ! quand on accuse le passé, on a un grand avantage. La monarchie, à travers toutes les erreurs, toutes les faiblesses, tous les vices qui sont attachés à l’humanité, elle a duré quatorze siècles. On a un long espace à parcourir pour y saisir des fautes, des jours mauvais, et les lui reprocher comme s’ils étaient la conséquence même de son principe. La république, cette république qui doit être éternelle, qui est, selon vous, la grande condition de l’avenir, nous ne l’avons connue qu’un jour. Elle s’est défendue, dites-vous ; mais le système de défense nous a fait horreur, mais les misères qui en sont résultées ont pesé pendant vingt années sur la nation française ! l Je ne veux pas abuser de ce que vous avez duré trop peu, n’abusez pas de ce que nous avons duré beaucoup… »

Rien ne ressemblait moins qu’un tel discours, du reste, à une récrimination contre le présent, à une vaine apologie d’un passé évanoui, et c’est ici surtout que Berryer retrouvait l’avantage d’un homme pénétré de l’esprit moderne, animé du souffle de son temps et de son pays. Cette monarchie, dont il se plaisait à raviver l’image en face d’une république qui restait une énigme menaçante, cette monarchie, il ne la confondait pas avec l’immobilité, le droit divin et les vieilleries de cour ; il la montrait vivant de la vie de la France et se transformant avec elle, travaillant de siècle en siècle à cette œuvre éclatante de la civilisation française, de la grandeur nationale. Il la défendait d’une prétendue incompatibilité avec l’ordre nouveau, avec les institutions représentatives, « avec les grandes libertés politiques que 1789 a créées, que nous réclamons, que nous vengerons, que nous maintiendrons et que nous appellerons au secours de l’avenir. » C’était son langage, et touchant habilement un point plus délicat, devançant l’issue d’une négociation dont il désirait le succès, il ne séparait plus le représentant de la royauté traditionnelle et « ces princes qui, à une époque où je me trouvais dans l’opposition, disait-il, ont si noblement soutenu par l’épée la dignité française, l’honneur français, l’autorité du nom français. » Ainsi il parlait, mêlant dans son éloquence la raison politique, l’imagination, l’ironie, les évocations de l’histoire, les effusions personnelles, les appels passionnés et émouvans.

Il combattait pour l’honneur plus que pour le succès, je le crois bien. Il combattait pour la monarchie par fidélité, sans décourageraient comme sans illusion. A défaut d’une victoire monarchique sur laquelle il ne pouvait compter, il combattait encore pour la nécessité d’une révision par esprit de prévoyance, parce qu’il croyait ainsi échapper à la fatalité de 1852, aux entreprises a de la sédition et de l’ambition, » à la possibilité d’une « perpétuation inconstitutionnelle des pouvoirs du président. » A défaut de la révision enfin, si on ne la votait pas, il adjurait l’assemblée de ne pas se diviser, de s’attacher à la loi telle quelle existait, parce que c’était la loi, de rester unie devant le péril. Déjà quelques mois auparavant, dans le premier conflit décisif qui avait mis aux prises l’assemblée et le président, il avait dit : « Arrêtez-vous au premier pas. Si la majorité qui sauva la société française est brisée, si la nation cesse de voir en elle son plus ferme appui et sa plus certaine ressource, je déplore l’avenir réservé à mon pays. Je ne sais pas quels seront vos successeurs, je ne sais pas si vous aurez des successeurs : ces murs resteront peut-être debout, mais ils seront habités par des législateurs muets ! .. » Le discours sur la révision n’était qu’un développement plus ample, plus éclatant des mêmes pensées, un appel plus pressant encore à l’union de toutes les volontés pour la sauvegarde des dernières garanties d’une vie libre. « Armons-nous de la légalité dans des temps qui sont bien difficiles, s’écriait-il : si la convocation d’une assemblée de révision, supérieure à toute personne et à toute autre assemblée, si cette convocation n’a pas lieu, soumettons-nous, attachons-nous à la légalité. Ne laissons pas briser la loi qui existe, c’est la seule force qui nous reste… Écoutez, reconnaissez les voix qui nous entretiennent de nos dissensions passées, qui aigrissent nos ressentimens, qui approfondissent nos divisions. Reconnaissez ces voix, comprenez-les, que ce soit un grand avertissement ; unissons-nous de plus en plus ; soyez inséparables dans l’ordre légal ! .. »

En un mot, s’il ne pouvait ramener la France à la monarchie, il s’efforçait de la retenir au bord des catastrophes révolutionnaires et des coups d’état. Sa prévoyance avait des accens pathétiques ; seulement il ne s’apercevait pas qu’en dépeignant si chaleureusement les dangers, l’impossibilité de la république, les vices, l’incohérence de la constitution, il affaiblissait lui-même d’avance l’autorité de ses suprêmes appels. Il offrait de se rallier pour un jour autour d’une légalité déconsidérée, ruinée par deux années de luttes violentes au profit du solitaire de l’Elysée, seul bénéficiaire des fautes de tout le monde, des excès des républicains comme des passions de réaction des conservateurs. L’honneur de Berryer était dans sa sincérité, et le jour où le coup d’état du 2 décembre 1851 réalisait ce qu’il avait redouté, tranchait le nœud par la force, il attestait cette sincérité, en s’associant aux derniers efforts tentés pour la loi. Il se trouvait à la mairie du Xe arrondissement, donnant, entre tous, l’exemple de l’énergie et de la netteté dans l’improvisation d’une résistance désormais impuissante. Il partageait la fortune de ceux qui allaient à Vincennes expier leurs protestations par une captivité d’un moment.


V

Ce jour-là, sorti de prison ou captif, Berryer restait parmi les vaincus, il se considérait comme un vaincu. S’il l’avait voulu ou s’il eût été un autre homme, il aurait pu sans doute plus que personne avoir quelque crédit auprès de celui qu’il avait protégé autrefois de sa parole devant la cour des pairs et qui lui avait écrit au lendemain de sa condamnation : « J’ignore ce que le sort me réserve. J’ignore si jamais je serai dans le cas de vous prouver ma reconnaissance ; j’ignore si jamais vous voudrez en accepter des preuves. » Berryer ne tenait pas à ce genre de reconnaissance, et même lorsque bientôt après il entrait à l’Académie française, il se dérobait à l’usage de la visite au chef de l’état, prenant spirituellement pour prétexte l’embarras que sa présence pourrait causer à son ancien client de 1840. Il était séparé du prince Louis-Napoléon par le 2 décembre ! Il avait vu avec une virile tristesse cette révolution de la force s’accomplir, les libertés parlementaires subir une proscription nouvelle, la France passer encore une fois sous la dictature. Il n’avait ni faveur personnelle à accepter ni rôle public à revendiquer, et à ceux qui lui demandaient de rentrer dans l’assemblée que la constitution de 1852 créait, qu’il avait prévue et caractérisée d’avance en parlant des « législateurs muets, » il répondait : « Qu’irai-je faire dans ce nouveau corps législatif d’où la vie politique est entièrement retirée et où je ne trouverai ni l’action publique ni l’indépendance que les révolutions de 1830 et de 1848 ne nous avaient pas ravie ? .. La tristesse de mes regrets, vous le comprenez, a des causes plus élevées que le sentiment de ma position personnelle. Puis-je sans douleur et sans inquiétude voir la France proscrire par tant de millions de voix les droits et les institutions nécessaires à la puissance et à la dignité des nations ? .. » Il n’avait plus de place dans ce régime qui venait d’effacer en une nuit trente-quatre ans de vie parlementaire pour ramener la France à l’autocratie, aux compressions de l’empire. Il n’avait plus qu’un asile, le barreau, et c’est au barreau qu’il retrouvait l’indépendance, une certaine liberté, le droit de dire encore ce qu’il pensait. — « Vous vous croyez à la tribune, » lui disait un jour un chef de magistrature ; c’était en effet une tribune qu’il relevait de temps à autre pour son usage à côté ou en face de la tribune désormais muette des assemblées.

Les plaidoyers de Berryer ont été une des formes de l’opposition dans un temps où il n’y avait plus d’opposition possible. Le parlementaire, redevenu simple avocat, avait commencé dès les premiers momens par cette affaire de la spoliation de la famille d’Orléans, par ce procès où il saisissait corps à corps l’arbitraire nouveau dans une de ses prétentions les plus exorbitantes, le droit de confiscation par raison d’état. Cette cause, il l’avait rencontrée une première fois à l’assemblée constituante et il l’avait gagnée sans effort devant la république ; il la retrouvait sous un pouvoir qui se disait conservateur, qui prétendait néanmoins trancher dans son omnipotence, en dehors de toutes les garanties judiciaires, les plus délicates questions de propriété et de droit. « C’est une protestation que j’élève, s’écriait-il, au nom de la robe que je porte, au nom du barreau auquel j’appartiens depuis quarante ans, au nom de la magistrature gardienne de ces lois que j’ai défendues envers et contre tous pendant ma vie entière. Je proteste au nom des institutions et des droits les plus fondamentaux de mon pays, au nom de ces vieux murs où, pendant des siècles, on a rendu la justice et consacré les principes protecteurs de la société… Qu’est-ce à dire ! Est-ce que nous aurions chez nous une autorité, un pouvoir quelconque qui serait placé au-dessus de toutes les lois ? .. » Et montrant d’un geste puissant la Sainte-Chapelle, il demandait si on ne savait plus ce que c’était que la justice dans le pays où avaient paru les premiers justiciers du monde, où le plus pieux des rois, — « celui qui priait là-bas, » — faisait du titre de grand-justicier son plus noble titre. Puis rappelant et Tibère et Tacite, il reproduisait le langage expressif et concis de l’historien romain : « Tibère était pauvre, Tibère avait peu de biens en Italie ; mais quand il était en contestation avec des particuliers, les tribunaux et la loi prononçaient, forum et jus ! — Voilà ce qu’est le droit dans tous les temps, et l’on a loué un tyran d’avoir su respecter ce principe fondamental ! » Il perdait, il est vrai, la cause devant le pouvoir spoliateur ; il l’avait gagnée devant l’opinion réduite au silence, devant la magistrature elle-même. Celui qui avait soutenu de sa parole un Napoléon contre les juges de 1840 mettait une sorte d’orgueil à être le défenseur des princes d’Orléans contre ce Napoléon devenu tout-puissant, qui réalisait avec une si triste fidélité un autre mot de Tacite, ce mot cruellement vrai : « On hait qui l’on a offensé ! »

Plus d’une fois dans cette vie judiciaire où il cherchait un refuge et une force pendant l’empire, Berryer avait l’occasion de laisser éclater une parole libre. Il la saisissait comme s’il eût voulu de temps à autre interrompre la prescription. Tantôt c’était à propos d’une médiocre affaire de « correspondances avec des journaux étrangers » qu’il agrandissait en combattant la violation du secret de la vie privée par la police comme il avait combattu l’invasion de l’arbitraire dans la vie civile par la confiscation. Tantôt c’était à propos de la poursuite dirigée contre M. de Montalembert pour une véhémente apologie des institutions libres de l’Angleterre. Un autre jour, c’était dans un procès soutenu par M. Dupanloup qu’il se donnait libre carrière ; plus tard ce fut pour la défense d’un comité de liberté électorale, le « comité des treize. » La politique, il la retrouvait comme avocat partout sur son chemin, et il se gardait bien de l’éviter. Il faisait quelquefois frémir les juges, il les embarrassait ou il les dominait de son imposante autorité. Il passionnait les auditoires qui éclataient en applaudissemens, et comme un président lui recommandait de s’abstenir de tout ce qui pouvait provoquer le public à manquer de respect à la justice, il répliquait d’un accent foudroyant : « Je ne croyais pas, en défendant la liberté, provoquer un manquement de respect à la justice. »

Il n’était pas facile de l’arrêter lorsqu’il marquait d’un trait brûlant les apostasies intéressées, ou lorsque, saisissant l’arbitraire sous toutes ses formes, dans ce qu’il avait de plus criant, il s’écriait avec émotion : « Allez en Afrique, allez à Lambessa, voyez l’origine, la situation de ceux qui y sont transportés… là, à l’heure où nous parlons, il y a un homme qui a été condamné à quinze jours de prison par la justice, et sur son dossier la main d’un ministre a écrit : dix ans de Lambessa ! Vérifiez le fait, monsieur le procureur général, je vous y invite. » Il n’était pas aisé de retenir sa parole lorsqu’en plein tribunal il s’écriait : « Que parle-t-on des nécessités d’un pouvoir nouveau, de la patrie sauvée ? Nous avons trop vécu au bruit des changemens politiques pour que nos oreilles soient émues à ces chants de victoire. Trop de fois et depuis trop longtemps nous avons entendu ces cris : Montons au Capitole, la patrie est sauvée ! Ce que nous avons appris dans les épreuves de toute notre vie, c’est qu’on ne raffermit pas une société ébranlée, c’est qu’on ne sauve pas l’avenir d’un pays par les abus de la force, par la violation des lois, ou par de complaisantes faiblesses de la justice… » Il était difficile que les juges eux-mêmes ne fussent pas gagnés par l’émotion quand cet homme que l’âge commençait à atteindre couronnait sa défense de Montalembert en disant : « Ah ! messieurs, ne nous faites pas un crime de nos légitimes regrets. Nous vieillissons, nous n’avons plus qu’une chaleur qui s’éteint, laissez-nous mourir tranquilles et fidèles. Nous sommes assez malheureux de voir notre cause, notre sainte et glorieuse cause, trahie, vaincue, reniée, insultée. Laissez-nous croire que nous pouvons lui garder au fond de nos cœurs un inviolable attachement, laissez-nous-le penser, laissez-nous-le dire ! laissez-nous garder et rappeler le souvenir de ces grands combats de la parole qui nous ont fait connaître, qui nous ont fait aimer les généreuses institutions que nous avons défendues, que nous défendrons toujours, auxquelles nous serons fidèles jusqu’à notre dernière heure. »

Ces paroles, il est vrai, étaient le plus souvent condamnées à se perdre entre les murs d’un tribunal. Elles n’allaient plus retentir dans le pays ; elles étaient arrêtées au passage par cet ingénieux système de compression administrative qui faisait de la France « une chambre de malade » où l’on ne pouvait parler qu’à voix basse, et dont Berryer lui-même dévoilait un jour les procédés en disant avec esprit : « Il n’y a pas un journal qui n’ait reçu à certain moment la visite d’un monsieur en habit noir, ayant quelquefois l’apparence d’un homme respectable, et qui, envoyé par ordre officiel, vient, sous forme d’invitation, dire au gérant ou à l’éditeur : Dans tel procès vous ne parlerez pas de ceci, dans telle discussion vous ne répondrez pas à telle attaque, vous voudrez bien ne pas reproduire telle pièce… Il y a même des fêtes dont on avertit de ne pas parler ! .. » Les paroles de Berryer perçaient néanmoins quelquefois les murs du palais, ou elles revenaient en France en passant par quelque journal étranger, — et, dans le silence de l’empire, elles étaient l’éloquente, la persévérante protestation du droit. Elles restaient une des formes les plus vives de cette opposition des cœurs libres à laquelle l’avocat illustré par toutes les luttes pouvait encore donner une voix dans le prétoire. Ce n’est qu’après plus de dix ans, lorsque l’empire, troublé ou embarrassé de ses propres fautes, commençait à rendre aux assemblées une certaine vie, « une participation plus directe à la politique, » ce n’est qu’en 1863 que Berryer acceptait, non sans hésitation, d’être envoyé par Marseille au nouveau corps législatif. Il rentrait dans la vie publique en même temps que M. Thiers pour défendre les mêmes idées, pour combattre sous la même inspiration des excès, des erreurs de politique que l’un et l’autre jugeaient avec la même sévérité. Thiers et Berryer reparaissant sur la scène, c’était la tradition parlementaire plus ou moins renouée, retrouvant nécessairement une force nouvelle. Je ne veux pas sûrement diminuer le mérite des « cinq » députés qui avaient jusque-là représenté l’opposition dans le corps législatif de l’empire. Les « cinq » avaient fait ce qu’ils avaient pu dans les conditions les plus ingrates. Il n’est pas moins certain qu’avec de vieux athlètes portant à la chambre leur autorité et leur expérience tout changeait singulièrement. L’empire avait désormais devant lui de redoutables contradicteurs dans une situation où il avait accumulé les difficultés, — et les complications italiennes, et les affaires du Mexique déjà engagées, et les affaires d’Allemagne commençant à poindre avec la guerre du Danemark, et les affaires financières étrangement compromises. Par le fait, c’était l’œuvre tout entière de dix années d’un régime sans contrôle que des hommes comme Thiers et Berryer avaient à reprendre, à interroger, à suivre dans ses conséquences menaçantes.

Au moment où Berryer rentrait ainsi dans une assemblée si différente de celles qu’il avait connues, il n’était plus jeune, il avait soixante-treize ans. Il arrivait presque au bout de sa carrière, au sommet de la vie avec un esprit, non pas moins ferme, mais plus apaisé, avec un ascendant qui se faisait sentir même à des adversaires. Il avait entre ses contemporains cette originalité, ce privilège de n’avoir jamais rien été officiellement et d’être un des premiers personnages français par la considération, un homme qui avait conquis une gloire réelle, une pure et universelle popularité par plus d’un demi-siècle de succès, d’indépendance et d’honneur. Il venait d’avoir une preuve émouvante de cette popularité à l’occasion du cinquantième anniversaire de son entrée dans l’ordre des avocats. Tous les barreaux de France avaient voulu se faire représenter à la « cinquantaine » de Berryer. Là se trouvaient confondus des survivans de tous les temps, des hommes de tous les partis, des ministres de la veille ou du moment, des magistrats, des présidens de cour, M. Baroche, M. Delangle, M. Dupin, M. Crémieux, M. Odilon Barrot, M. Marie, M. Jules Favre. Tous se réunissaient pour honorer dans le « stagiaire de 1811 » celui à qui « nul ne songeait à disputer le premier rang » parmi les avocats. Ce n’est pas tout : en Angleterre même, Berryer était l’objet d’une démonstration exceptionnelle. Il était reçu en hôte privilégié à un banquet du lord-maire, et lord Palmerston, l’associant au brillant Brougham, saluait en lui « l’homme qui a atteint le point culminant de la gloire dans son pays, dont le nom est européen, sans rivaux dans le barreau, aussi respecté qu’estimé pour la dignité de son caractère, pour l’élévation de son esprit et la noblesse de ses sentimens… » Il n’avait plus rien à envier comme avocat, et comme député il retrouvait la déférence même dans un corps législatif qui sentait en lui l’adversaire de l’empire.

Berryer d’ailleurs, en se laissant ramener à des luttes qui tentaient encore sa vieillesse, Berryer n’avait guère d’illusions. A mesure qu’il rentrait dans les discussions, il avait de plus en plus le sentiment de la gravité des choses, du danger où la politique impériale conduisait tous les intérêts de la France. « Ces intérêts, écrivait-il à un de ses confidens, sont fatalement compromis par les extravagances et les calculs égoïstes et corrupteurs du gouvernement personnel… » A un autre de ses correspondans il écrivait : « Soyez convaincu que le gouvernement, par son principe, par les conditions nécessaires de son existence plus ou moins précaire, est le plus dangereux propagateur du mal moral que vous signalez… Attendez peu de temps encore, et vous verrez dans les faits qui déjà s’accomplissent, qui recevront bientôt leurs déplorables conséquences, ce que deviendront dans notre pays l’antique honneur, la religion, l’ordre et la liberté. Les apparentes prospérités matérielles ne tarderont guère à disparaître et ne laisseront aux yeux de tous que les ruines de tous les intérêts respectables… » Il avait été surtout ému des affaires du Mexique, de la guerre allemande de 1866, des affaires de Rome, et une de ses dernières victoires parlementaires était d’arracher au gouvernement impérial, au sujet de Rome, ce fameux « jamais » qui n’a jamais rien protégé, qui n’était qu’une équivoque de plus. Berryer avait redouté dès les premiers jours, dès 1852, « les misères et les hontes ; » il les redoutait bien plus encore après seize années d’un règne qu’il persistait à croire sans avenir parce qu’il le jugeait sans moralité, — qu’il voyait de plus en plus s’agiter entre les témérités aventureuses et l’impuissance. Il avait l’instinct ému d’un danger désormais prochain pour la nation, pour la France, et, comme M. Thiers, il aurait volontiers crié qu’il n’y avait plus de fautes à commettre ; mais déjà il se sentait lui-même atteint. Il avait épuisé ce qui lui restait de vie dans la session de 1868 ; encore à la fin de juillet il avait parlé au corps législatif.

La lumière de l’esprit et de la conscience ne pâlissait point en lui, les forces l’abandonnaient de jour en jour. Avant le déclin de l’automne, il se voyait vaincu par un mal rapidement aggravé sur lequel il ne s’abusait plus. Tout ce qu’il désirait, c’était d’aller mourir à Augerville, où il se faisait transporter en effet au mois de novembre. Il se savait perdu, il s’acheminait vers sa fin avec une gravité religieuse, sans défaillance et sans trouble, préoccupé jusqu’au bout de tout ce qui avait rempli et passionné sa vie. Ses derniers actes sont assurément caractéristiques. Au moment de quitter Paris, il avait appelé M. Marie, député de Marseille comme lui, avocat comme lui, et il avait chargé ce vieux compagnon de palais de ses adieux à l’ordre dont il était le doyen. Il avait voulu aussi, non sans y avoir mûrement réfléchi, joindre son nom à la souscription ouverte pour élever un monument au représentant Baudin, tué dans les journées de décembre 1851. Sa dernière pensée enfin était pour M. le comte de Chambord, à qui il écrivait d’une main tremblante, avec l’attendrissement d’un mourant, qu’il emportait le regret de n’avoir pas vu le triomphe de ses droits héréditaires u consacrant l’établissement et le développement des libertés dont notre patrie a besoin. » L’avocat attaché à son ordre, le libéral impénitent, le royaliste fidèle, se confondaient en lui jusqu’à la dernière heure. Il s’éteignait à Augerville le 30 novembre 1868, laissant à son temps et à son pays le souvenir d’une des existences les plus brillantes, l’éclat d’un nom popularisé par l’éloquence.

Qu’a-t-il donc manqué à Berryer dans cette carrière de soixante ans qui se déroule à travers les révolutions du siècle pour aller se clore par les simples et émouvantes funérailles d’Augerville ? Il n’a jamais eu le pouvoir, il est vrai, c’est-à-dire l’occasion de montrer ce qu’il aurait été dans l’action, dans le gouvernement de son pays. Peut-être ne l’a-t-il jamais désiré, peut-être au fond du cœur préférait-il rester tel que M. Jules Favre le dépeignait au jour de sa « cinquantaine » en disant : « La fortune, par une rare faveur, l’a toujours éloigné du pouvoir, et, depuis longtemps assis dans le camp des vaincus, il y a porté sa grande âme et son irrésistible puissance. »

Ce qui fait son originalité, c’est d’avoir été, en dehors des régions officielles et des disputes d’ambitions, un des premiers, si ce n’est le premier des parlementaires, un homme qui a régné par la parole et rien que par là parole. Ce qui a été son invariable honneur, c’est que pas un instant il n’a salué la force sous quelque apparence qu’elle se soit présentée à lui. Il n’a cru qu’au droit, à la loi, à la loyauté, à l’efficacité de la discussion entre des hommes libres. Jusqu’à la dernière heure de sa vie, sans doute, il est resté attaché à un principe, à la royauté traditionnelle : cette cause même, il l’a servie en toute indépendance, et si l’on cherche ce qu’il aurait pensé, ce qu’il aurait fait dans ces récentes épreuves, qu’il a eu la fortune de ne pas connaître, la réponse est bien simple, elle est tout indiquée par son passé, par ses inspirations familières. Il n’aurait pas renié, il l’avait dit depuis longtemps, un drapeau qui eût été peut-être plus sacré pour lui le jour où il l’aurait vu encore une fois teint du sang de la France. Il serait intervenu en politique qui ne se séparait ni de son siècle ni de sa nation, en homme qui écrivait dans l’intimité, peu avant sa mort : « Quelle que soit la forme de gouvernement qui triomphe en des jours d’orage, ce gouvernement ne pourra vivre qu’à la condition d’accepter, de consacrer les libertés publiques, de les pratiquer loyalement. Le régime constitutionnel sera la loi et la condition vitale de l’avenir… Si notre malheureuse France, fatiguée et menacée encore de tant de révolutions, ne doit pas se reposer enfin dans la vérité des libertés publiques, sous la grande garantie de la stabilité et de la continuité du pouvoir souverain, je n’en suis pas moins voué au triomphe de l’ordre constitutionnel. » Ce qui fait que Berryer reste populaire, c’est qu’il n’a pas été seulement l’homme d’un parti, il a été encore plus un libéral et un patriote : il a aimé la liberté plus que son parti, sans arrière-pensée, et il a aimé la France plus que tout, sans réserve, sans condition, la France pour elle-même, dans ses malheurs et dans ses faiblesses comme dans ses gloires.


CH. DE MAZADE.

  1. Voir, dans le livre publié par M. de Falloux sous le titre de l’Évêque d’Orléans, le récit intéressant d’une conversation qui eut lieu vers 1856 au château d’Augerville entre M. Thiers, Berryer, Montalembert, M. Dupanloup et M. de Falloux lui-même, auteur du récit.
  2. Villemain, dans son livre sur M. de Chateaubriand, raconte que Royer-Collard, au sortir de la séance où il venait d’entendre Berryer, disait à ses amis : « Cet homme est une puissance ; mais cela ne doit pas nous détourner de frapper vite et fort. Ne laissons pas à la folie et à l’incapacité de quelques hommes le temps de détruire la discussion, dans un pays où il se trouve de tels talens pour défendre la royauté. »