Un Romancier pessimiste en Amérique - Nathaniel Hawthorne
Les jours de fête solennelle de la critique deviennent rares, et il semble qu’un décret providentiel ait décidé qu’à l’avenir ils deviendraient plus rares encore. Son travail et ses recherches ne restent pas tout à fait sans récompense cependant, mais le plus souvent il lui faut se contenter de petits bonheurs et de plaisirs modestes : ingénieux essais, récits aimables, poésies méritantes. Ce n’est qu’à de bien longs intervalles qu’il lui est donné de goûter ce grand et sympathique bonheur, le meilleur que puisse goûter un esprit voué à l’étude, de recommander au public une belle œuvre encore inconnue, un talent original qui tente des voies nouvelles, un homme de génie qui a découvert et exploré quelque nouvelle localité de l’âme et du cœur. Bien venu soit donc cet explorateur, de quelque contrée qu’il nous arrive, et la localité qu’il a découverte et visitée fût-elle une caverne ou un cimetière abandonné ! Bien venu soit le vrai talent sous quelque forme qu’il se présente, et à quelque sujet qu’il s’applique ! Si le talent a toujours été le don le plus rare parmi ceux qui ont été départis à l’homme, jamais la nature ne s’en est montré plus avare qu’à l’heure où nous vivons. Comment ce don ne serait-il pas rare entre tous, et comment la nature ne s’en montrerait-elle pas avare ? La nature s’affaiblit elle-même en quelque sorte toutes les fois qu’elle l’octroie aux hommes ; c’est une partie d’elle-même qu’elle abandonne, une parcelle de sa vie qu’elle détache, une force qu’elle se retranche. Un homme d’un vrai talent est dans toute la vérité de l’expression un fils de la vie, un enfant de la nature, dans les veines duquel chante cette musique du sang dont parle un grand dramaturge espagnol, qui retentit à travers toutes les générations d’une même race. Il est identifié par les liens de l’âme et du cœur à ces parens invisibles dont il entend en lui chanter les voix mystérieuses, si bien identifié que, lorsqu’il croit n’expliquer que ses sentimens, il dévoile en réalité les secrets de la vie, et que, lorsqu’il croit n’exposer que ses pensées, il dévoile les mystères de la nature. Le critique qui sait en quoi consiste le vrai talent et quelle est son illustre origine ne saurait donc s’étonner que ce don soit si rare ; aussi, lorsqu’il aperçoit quelque part le rayon merveilleux qui annonce le talent ou le génie, il se hâte d’y courir, car il sait que pénétrer dans l’âme d’un homme de talent, c’est pénétrer dans les retraites de la nature. Il abandonne joyeusement sa férule et ses balances esthétiques, il jette bas sa robe de professeur, et consent à redevenir un moment écolier ignorant et enfant naïf. Il part, non avec la pensée qu’il va remplir une tâche, mais avec la certitude qu’il va éprouver un plaisir et recevoir une leçon. Que vais-je apprendre de nouveau ? se dit-il avant d’entreprendre le voyage, et non pas quel arrêt vais-je prononcer, ou quelle récompense vais-je décerner ? Il sait que pour les hommes réellement doués les arrêts de la justice ordinaire équivalent à l’injustice, et que les seules récompenses qui conviennent à leur mérite, c’est avant tout de les comprendre, et puis, si l’on peut, de les aimer.
C’est une de ces rares fêtes de la critique à laquelle nous a conviés plus d’une fois l’Américain Nathaniel Hawthorne. Avec lui, nous avons affaire à l’un de ces hommes qui ne se soucient pas d’être jugés, qui, je le crois, ne se soucient pas beaucoup plus d’être aimés, mais qui demandent avant tout à être compris et interprétés. Peu lui importe sans doute votre sympathie ou même votre admiration : la grande récompense qu’il réclame de votre justice pour les peines qu’il a prises, pour les labeurs qu’il a accomplis, c’est l’intelligence de ses œuvres. Si vous lui disiez que vous l’admirez, votre louange le trouverait froid et peut-être le laisserait sans réponse, à moins qu’il ne préférât toutefois vous conseiller de garder votre admiration pour les choses vraiment admirables, c’est-à-dire saines, simples et robustes. Si vous lui disiez que vous l’aimez, il vous demanderait probablement du droit de quel malheur ou de quelle infirmité, et par quelle perversité du cœur vous portez affection à des œuvres qui ne racontent que les maladies des sentimens humains, le stoïcisme des âmes désenchantées et vaincues, et qui semblent faites pour vous inspirer le désir de ne rien aimer, de ne rien désirer. Gardez donc votre admiration et votre amour, mais comprenez, si cela vous est possible ; l’homme et les œuvres en valent la peine. Il y a maintenant huit ans que, pour la première fois, je fis connaissance avec les œuvres d’Hawthorne à propos de cet étrange roman, the Blithedale Romance, où il racontait les désappointemens et les mécomptes de sa vie d’utopiste et de réformateur, et depuis cette époque il n’avait plus donné de ses nouvelles au public lettré de l’Europe[1]. J’avais examiné alors avec une curiosité craintive, antipathique, mais réelle, ces fleurs de cimetière dont il aime à composer ses bouquets littéraires, et j’avais noté les impressions, assez semblables à un frisson nerveux ou mieux encore à ce frisson moral qui s’appelle pressentiment, que j’avais éprouvées en les respirant et en les contemplant. Une occasion nouvelle, offerte par l’auteur lui-même, vient de me donner le prétexte de vérifier et de contrôler mes anciennes impressions, et je ne les ai pas trouvées trompeuses. J’ai ressenti la même curiosité d’esprit, la même antipathie de cœur, les mêmes frissons de l’âme, devant ces fleurs bizarres dont il n’est aucune qui ne contienne un ver rongeur ou un parfum empoisonné. Seulement, en ressentant pour la seconde fois ces anciennes sensations, je les ai trouvées plus vives, plus acres, plus pénétrantes. Loin de s’affaiblir après cette seconde lecture, mon estime pour Hawthorne a grandi et s’est fortifiée. Grâce à l’intervalle qui s’est écoulé entre les deux lectures, l’expérience m’a permis de reconnaître pour vrai ce que j’avais pressenti, et pour exact ce que j’avais soupçonné. Je n’avais pas trop dit, et je suis contraint d’avouer, au contraire que je n’avais pas dit assez. Hawthorne est certainement le moins aimable des hommes de génie ; cependant il mérite à beaucoup d’égards ce titre illustre, et nous le lui accordons sans nous faire prier.
C’est, dis-je, le moins aimable des hommes de génie, et cependant il force l’esprit rebelle à le saluer et à lui rendre la justice qui lui est due. Il n’est pas rare de rencontrer dans la vie des personnages désagréables auxquels on ne peut refuser son estime ou son respect ; nous les supportons, et même quelquefois nous les aimons par sympathie pour les vertus et les rayons d’intelligence qu’il a plu au Tout-Puissant d’allier au mélange insupportable ou indéchiffrable qui compose leur nature. Tout en les haïssant, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître ces marques de haute vie morale qui commandent le respect même chez les êtres odieux. Mais ce phénomène est beaucoup plus rare dans les pures régions de l’intelligence et de l’art. Là nous ne sommes plus obligés, comme dans la vie ordinaire, de poursuivre péniblement à travers un labyrinthe de chair et de sang les traces de la vérité et de la beauté ; on peut être partial sans scrupule, et même injuste sans iniquité. Nous allons droit aux œuvres qui ont une affinité avec notre âme, à la lumière qui a des affinités avec le rayon qui brille en nous. Là l’amour, la haine, l’indifférence, sont déterminés par des motifs tout intellectuels, tout moraux, qui n’ont rien de passionné, et qui n’en sont que plus absolus et moins soumis aux hésitations du jugement. Dans les régions de l’art, ce que nous n’aimons pas, c’est ce que nous ne comprenons pas ; ce qui nous laisse indifférens, c’est ce qui n’a aucune affinité avec notre nature. Nous refusons aux grands artistes et aux grands poètes le bénéfice que nous accordons dans la vie ordinaire aux hommes les plus vulgaires. Dire d’un homme que nous ne l’aimons pas, mais que nous l’estimons, c’est dire quelque chose ; dire d’un artiste qu’il nous est antipathique, mais que nous lui reconnaissons un certain mérite, c’est ne rien dire du tout, car c’est réserver son jugement. Dans la littérature et dans l’art, la chose qui nous paraît digne d’amour est donc en même temps la chose qui nous paraît vraie et belle. La justice littéraire, on le voit, est plus difficile que la justice sociale, et en règle générale on peut affirmer qu’il n’y a que les esprits et les cœurs de même ordre qui se rendent justice entre eux. Nous ne rendons jamais justice par conséquent, quelle que soit notre impartialité, aux œuvres et aux hommes qui n’ont pas un rapport bien direct avec notre propre nature[2].
Il n’en est pas ainsi avec Hawthorne. Il force l’attention récalcitrante à l’écouter ; il s’impose à l’imagination qui voudrait se détourner des spectacles qu’il lui présente, et semble lui jeter le défi de ne pas se complaire à ses fantaisies lugubres et à ses révélations de secrets sinistres. Il ne s’insinue pas par des flatteries et des caresses dans l’esprit du lecteur, il lui fait positivement violence ; il force les portes de l’âme qui se ferment devant lui. Jamais amuseur public, jamais ménétrier, poétique ne s’est présenté avec un visage si peu avenant et de tels airs de trouble-fête. Il s’introduit chez ses lecteurs à peu près comme le vieux Knox chez les femmes de Marie Stuart, pour découvrir la tête de mort cachée derrière le visage en fleurs, et proposer quelque savante et instructive leçon d’anatomie sur le squelette humain. Vous faites la grimace et vous l’écoutez d’abord avec antipathie, puis avec intérêt, et à la fin de la séance vous le priez de revenir un autre soir. Il n’imite pas ces artistes et ces poètes qui vous présentent traîtreusement leurs poisons dans votre breuvage préféré, car il n’a en lui aucune des sournoiseries homicides de l’empoisonneur poétique ; il est de trop bonne race puritaine et anglo-saxonne pour pratiquer cet art de la trahison littéraire ; il joue franc jeu, fair play, avec ses lecteurs. Savant toxicologiste, il vous présente ses drogues dans de petits vases soigneusement étiquetés, qui laissent voir le liquide meurtrier, et il vous demande avec candeur si vous voulez en connaître par expérience le parfum, la saveur et les ravages particuliers que chacune d’elles exerce sur l’esprit et le système nerveux. Voici le poison du remords, qui possède la propriété de teindre toutes choses en noir aux yeux de l’âme et d’envelopper l’univers d’un crêpe funèbre ; le poison de l’égoïsme, qui vous donne la propriété de pénétrer les pensées les plus subtiles de ceux qui vous entourent et qui vous mord le cœur comme les fines dents d’un reptile ; le poison de la pauvreté, qui donne à l’âme toute sorte de petits tremblemens nerveux, de petites appréhensions bizarres, de petites timidités bienfaisantes, lesquelles, en paralysant en vous les forces qui font désirer le bonheur, vous empêchent de sentir le lourd fardeau de votre infortune ; le poison de l’orgueil, qui vous fait croire à l’existence d’un mur de glace entre vous et les hommes. Vous résistez, et vous répondez que si le savant chimiste vous eût insinué ses drogues sans vous prévenir dans votre potage ou votre café, vous seriez peut-être content d’avoir fait l’expérience ; cependant vous tentez l’épreuve malgré tout, et vous le remerciez, quoiqu’il vous ait rendu sombre pour tout un jour. Hawthorne présente ce spectacle assez curieux et fort rare d’un homme qui sait se faire écouter sans posséder aucune force de persuasion, aucun don de flatterie poétique, tout simplement par la seule puissance d’un talent réel dépourvu d’artifice. Il n’inspirera pas de tendresse à ses lecteurs, à l’exception peut-être de quelques cœurs aigris ou de quelques parias du sentiment ; mais aucun ne fera connaissance avec ses œuvres sans emporter la certitude qu’il s’est approché d’un homme rare et singulier, et sans lui rendre la justice qui lui est due.
Cette violence positive qu’il exerce sur l’imagination du lecteur contemporain, il l’exercera encore après sa mort, je le crois, sur le jugement de la postérité. Hawthorne ne sera pas plus populaire auprès des générations qui nous suivront qu’il ne l’est aujourd’hui parmi ses contemporains, car les cœurs ne se livrent pas à qui ne possède pas la tendresse, et cependant son nom ne sera pas oublié. Lorsque notre génération aura disparu, il s’écoulera un bien long temps encore avant que quelques-unes de ses œuvres soient tombées dans ce gouffre de l’oubli, qui finit par engloutir toute chose. Aucune de ses œuvres n’est marquée du signe de l’immortalité absolue, mais il en est plusieurs qui sont assurées d’une longévité séculaire. Il se trouvera dans chaque génération une cinquantaine de ces véritables connaisseurs en littérature qui savent que l’oubli qui atteint certaines œuvres n’est pas une condamnation, car l’oubli atteint inévitablement, dans un temps plus ou moins long, toutes les œuvres qui ne sont pas l’expression des sentimens familiers à la grande majorité des hommes, et qui ne sont pas assez impersonnelles pour être comprises facilement de tous. Les intelligences sœurs de celles qui aujourd’hui se plaisent à lire l’Anatomie de la mélancolie, les drames du vieux Webster ou le Baron de Fœneste ; les intelligences qui ont pénétré la surface banale et menteuse des sentimens humains, à laquelle s’arrêtent pour leur bonheur la plupart des hommes, et celles-là aussi qui aiment à trouver dans la lecture des vieux livres la preuve qu’il y eut autrefois dans le monde un homme original, exceptionnellement doué, d’une vue perçante que ne pouvaient abuser les illusions du monde, rechercheront et liront avec curiosité les Mosses from an old Manse et le Blithedale Romance. De temps à autre, un critique ingénieux et savant citera son nom dans les revues de l’avenir, ou mettra en lumière quelque passage de ses écrits qui feront tressaillir le lecteur de surprise, voire d’admiration. Peut-être même, deux fois par siècle, l’exhumera-t-on et lui fera-t-on subir les honneurs d’une de ces résurrections si à la mode de notre temps. Ainsi remis en lumière, on le réimprimera dans les collections elzéviriennes d’auteurs rares et curieux, à l’usage des connaisseurs et des esprits blasés pour lesquels les littératures classiques ont perdu une partie de leur saveur. Cela durera ainsi un certain nombre de siècles après lesquels le lugubre Hawthorne sera plus oublié que la doctrine des éons, et rentrera pour toujours dans cet abîme du néant d’où il était sorti pour conquérir une célébrité d’un instant, dire quelques vérités déplaisantes à une humanité distraite et affairée, procurer aux voluptueux littéraires quelques minutes de plaisir morbide, et aux consciences délicates quelques minutes de recueillement amer. Parmi toutes les leçons qu’il a données à la vanité et à l’orgueil humains, Hawthorne a oublié celle-là ; ce n’est pas cependant la moins frappante et la moins instructive de toutes.
Peut-être êtes-vous étonné de me voir décerner l’épithète d’antipathique à cet écrivain pour lequel je professe cependant la plus grande estime. Son amertume et sa misanthropie, me direz-vous, ne peuvent pas être une raison suffisante d’antipathie. L’histoire litté raire abonde en exemples de poètes et d’écrivains moroses, mélancoliques, désespérés, violens et même haineux, qui s’emparent invinciblement de la sympathie du lecteur, bien plus, qui échauffent, élèvent son cœur, et remplissent son âme d’enthousiasme : un Byron, un Shelley, un Rousseau. Ils n’ont que des paroles de tristesse ou de rancune, et cependant nos oreilles boivent ces paroles avec avidité, et, phénomène étrange, il arrive parfois qu’après les avoir écoutés, loin de nous sentir assombris et malades, nous nous sentons capables des plus nobles mouvemens et des aspirations les plus généreuses. Dans leur désespoir, nous puisons la force du courage, et dans leur haine la force de l’amour. Savez-vous pourquoi ? C’est que leur désespoir et leurs amertumes sont passionnés, et que rien n’est irrémédiable tant que la passion existe et soutient l’âme, c’est que nous sentons que leurs querelles avec l’humanité ne sont que des querelles d’amant, et que, pour vifs que soient les reproches, ils ne sont pas le prélude ni la signification d’une rupture. De grands moralistes et de grands saints se sont plu à leur tour à humilier la nature humaine, à étaler sous nos yeux le squelette que nous deviendrons un jour, à nous déclarer que nous n’étions que pourriture et cendre, et cependant leurs paroles ne laissent en nous aucun abattement, et nous les accueillons comme des promesses de résurrection et de vie spirituelle. Avec Hawthorne, nous n’avons aucune de ces compensations : il n’y a chez lui rien qui grandisse le cœur, qui inspire l’enthousiasme et l’espérance. Il nous afflige et ne sait pas nous consoler, il nous alarme et ne daigne pas nous rassurer. Il est cruel froidement et à son insu, comme le médecin qui condamnerait son patient et lui déclarerait à la face qu’il n’a pas chance de guérir. Nos misères nous apparaissent comme irrévocables ; notre âme nous apparaît comme le lieu d’élection du péché. Le seul remède, c’est la mort, la mort sans rêves et sans lendemain. D’autres moralistes ont cru sans doute être bien amers en comparant nos vices à des scorpions et à des vipères ; mais qu’est-ce que leur amertume éloquente et enragée auprès de l’amertume du pacifique Hawthorne, qui, d’un air tranquille et un sourire glacé sur les lèvres, vient nous dire que nos vertus sont de gentilles couleuvres qu’il serait dangereux de croire inoffensives, car dans leur longue fréquentation avec les autres reptiles qui peuplent la caverne du cœur, elles ont sans doute ramassé trop de poison pour qu’il ne soit pas dangereux de les toucher sans précaution ? C’est donc en vain que nous croyons à la puissance du bien : la lutte contre le mal est chimérique, insensée et inutile ; c’est un acte de donquichottisme, un passe-temps qui peut tenter des enfans, mais devant lequel le sage sourit et auquel il ne s’arrête pas. Dans une de ses petites nouvelles, Earth’s Holocaust, il a exprimé sous une forme railleuse l’impuissance du bien en ce monde et la condamnation de ces désirs de perfectionnement qui soulèvent si puissamment le cœur de l’homme et lui font accomplir tant de prodiges. La race humaine, dans un jour d’enthousiasme, s’est décidée à une nuit du 4 août universelle. On choisit pour l’emplacement de l’holocauste qui doit dévorer tous les préjugés et tous les vices la plus large savane de l’Amérique. Là successivement sont jetés au feu tous les engins de vanité, de haine et d’orgueil qui maintiennent en ce monde la domination du mal, tous les emblèmes de fanatisme et de superstition, tous les instrument de tyrannie et de destruction : sceptres et couronnes, titres nobiliaires, parchemins généalogiques, crosses et mitres, vêtemens sacerdotaux, bijoux et objets d’art, toilettes, colifichets, instrumens de plaisir, livres et journaux. Rien n’est oublié de ce qui perpétue les vices parmi les hommes, et les disciples de la tempérance ont le bonheur de voir flamber jusqu’à la dernière goutte la provision de spiritueux et de breuvages que la race humaine conservait précieusement dans ses celliers et dans ses caves à la seule fin de troubler sa raison et de pervertir ses instincts. L’holocauste est maintenant consommé, les hommes sont revenus à l’état de nature : qu’est-ce qui pourrait les empêcher d’être bons ? — Il vous reste encore un dernier sacrifice à accomplir, crie aux hommes penchés sur le bord de la fournaise un personnage ironique, que vous prendrez, si vous voulez, pour Satan lui-même, et que nous aimons mieux prendre pour quelque philosophe désenchanté qui n’a eu à jeter dans le brasier, rien de ce qui faisait l’orgueil des autres : c’est d’y jeter votre propre cœur ; rien ne sera fait tant que vous n’aurez pas détruit cet arsenal de tous les vices et de tous les péchés. Des cendres de cet universel holocauste, le mal va donc renaître comme le phénix, plus jeune et plus charmant, avec un plumage tout neuf et un ramage à faire pâmer d’admiration la cour infernale. Les hommes ont cru qu’ils obéissaient à une inspiration divine, les pauvres dupes ! et ils n’ont pas vu qu’ils étaient le jouet du diable, qui sentait le besoin de renouveler ses engins de damnation. Les vieilles machines de destruction morale étaient hors de service, elles grinçaient et se rouillaient, et il était bon de renouveler le matériel de l’enfer. On pourra maintenant fabriquer des machines sur de nouveaux modèles, et sans doute tout ira mieux. — Amen ! répond tranquillement M. Hawthorne sur un ton qui semble dire : Je m’y attendais. — Comprenez-vous maintenant l’espèce d’antipathie voisine, de la terreur qu’inspirent les écrits d’Hawthorne, antipathie remarquable par ce fait que le lecteur la ressent sans pouvoir s’en délivrer, et qu’elle agit sur lui comme une sorte de fascination déplaisante. L’esprit d’Hawthorne semble doué de la puissance que l’imagination populaire accorde au regard du fabuleux basilic : celui sur qui se fixe ce regard ne peut faire un pas ni proférer un cri ; ses pieds sont cloués au sol, son sang est glacé, sa langue paralysée.
Cette impression de froid et de tristesse est d’autant plus puissante, que l’amertume d’Hawthorne est sans mélange, et que sa mauvaise opinion de l’homme est sans compensation. Hawthorne est un pessimiste déterminé et convaincu. Les modernes hégéliens vous apprendront, si vous y tenez, que le mal n’est qu’une forme inférieure du bien ; mais lui, Hawthorne, va beaucoup plus loin, et retournerait ainsi la proposition : le bien accompli par l’homme n’est qu’une forme supérieure du mal. Les grands sentimens optimistes, la foi, l’espérance, la charité, n’existent pas chez lui, ou plutôt, ce qui est pis, ils n’y existent qu’à l’état de fantômes. L’impitoyable analyse a tué en lui la fibre sympathique. Quand il sort de la sombre caverne du cœur humain, il passe dans une sorte de région vague et abstraite, éclairée par un soleil glacé sous lequel on voit les bons instincts et les nobles sentimens se traîner grelottans, hâves et débiles comme des malades et des vieillards qui cherchent avec avidité les rayons du pâle soleil de novembre. Mais que cette lumière est peu faite pour échauffer, et que ces sentimens paraissent vieux ! Ils vont mourir sans doute, et leurs jours sont comptés. On s’écarte en les voyant passer, moins par respect que par un mouvement de tristesse involontaire. Eh quoi ! ce sont là ces grands sentimens, orgueil légitime de l’homme, vers lesquels nous allons, dans nos momens de doute et de détresse, pour trouver appui et consolation ! Ce sont eux vraiment qui auraient besoin d’être soutenus et consolés. Si vous allez demander des consolations à la religion, peut-être bien sortirez-vous de chez elle avec un surcroît de désespoir. Ce n’est pas précisément la bonne nourrice que vous imaginiez ; c’est une vieille fille, sèche, acariâtre, sans amour, qui trouvera moyen de vous blesser cruellement. L’entendez-vous dire de sa voix à la fois aigre et doucereuse : « Te voilà donc, enfant pervers, être né du péché ? Va, va, sois sans inquiétude, et repose-toi sur la justice de Dieu ; quand nous aurons quitté cette vallée de larmes, nous serons tous damnés. » Quel accueil cordial ! Vous ferez bien, si vous êtes sages, de ne pas vous fier à l’espérance ; c’est une folle assez aimable en apparence, très dangereuse en réalité, qui vous entraînera avec elle, non pas à la poursuite des papillons dans les blés, mais à la poursuite des feux follets dans les cimetières jusqu’à ce que vous soyez tombé dans quelque fosse creusée d’avance par un fossoyeur prévoyant et laborieux qui n’aime pas à être pris au dépourvu par les morts qu’on n’attendait pas. N’approchez pas de l’amitié, elle est lunatique, et elle a la déplorable habitude de mordre ; ses morsures sont en général sans danger, cependant on en a vu qui avaient déterminé des cas d’hydrophobie. Voici la clémence. Mon Dieu ! qu’elle est faible ! elle n’a que le souffle, et sans doute elle aura expiré avant d’avoir eu le temps de prononcer les paroles de pardon qui furent autrefois familières à ses lèvres. La résignation est assise dans un coin ; elle est très résignée en effet ; elle ne pense plus ; rien ne peut l’émouvoir, elle a perdu le souvenir du bien et du mal passés et la conscience du bien et du mal présens. Voilà sous quelles images de décrépitude les grands sentimens se présentent chez Hawthorne. Quant à la lumière sous laquelle ils se meuvent, c’est une lumière froide et menteuse qui montre les objets sans les échauffer, qui dessine les formes et éteint les couleurs, lumière sans rayonnement comme celle de la lune, qui, dit-on, est un astre mort, et à la clarté de laquelle se plaisent les fantômes de l’intelligence et de l’imagination. Cette lumière, vous la connaissez ; appelez-la du nom qu’il vous plaira, philanthropie sans charité, idéalisme sans certitude, utopie sans confiance, mysticisme sans amour, devises flatteuses ingénieusement inventées pour dissimuler le vide de l’âme, jolies épitaphes qu’on aime à poser sur la tombe de la foi pour diminuer ainsi l’horreur de la catastrophe qui nous a frappés.
Ce vague idéalisme, cet incertain mysticisme, cette philanthropie démocratique, sont impuissans à remplacer l’amour dans les écrits d’Hawthorne. Jamais les vœux qu’il fait pour le bonheur et le perfectionnement de ses semblables ne s’envoleront de terre, car il leur manqua la chaleur et les ailes. L’être des êtres, de quelque nom qu’on l’appelle, ne les entendra pas, car ces vœux ne contiennent ni une prière ni une malédiction passionnée. Les vœux d’Hawthorne pour le bonheur de ses semblables font presque l’effet d’une politesse obligée envers le genre humain. Dénués d’amour, ses écrits sont également dénués de haine. La misanthropie d’Hawthorne n’est à aucun degré agressive et belliqueuse ; on sent qu’elle n’est pas chez lui un mouvement de l’âme, mais un état moral habituel auquel elle a fini par prendre goût, comme les pieux bouddhistes prennent goût au nirvana. Il n’éclate pas, il n’a pas d’emportemens ni de colères, et cependant on préférerait de bon cœur les injures les plus violentes à ces paroles de tranquille politesse qu’il chuchote à votre oreille et pour vous seul. Il prend un air mystérieux pour vous dire ce que les autres hommes disent tout haut et avec indifférence, et en vérité on le remercie de sa réserve, car nul ne serait bien aise qu’on entendît les complimens qu’il vous fait tout bas. Ses formules de politesse sont si originales, et il a une manière si exceptionnelle de vous demander des nouvelles de votre santé, de vos études et des êtres qui vous sont chers, qu’on lui sait gré d’être discret. Par exemple, il vous demandera comment se porte le serpent que vous avez dans le cœur ; engraisse-t-il et fait-il des petits ? Il poussera la charité jusqu’à vous dire que vous devez vous estimer bien heureux, car il y a des serpens plus gros que le vôtre, et qui sont encore plus prolifiques. Vos études de philosophie vous profitent, on le voit ; votre dernier écrit était excellent, on y sentait un progrès dans le dessèchement de votre âme qui fait honneur à votre application Vous êtes vraiment un nouvel Hercule ; comme vous avez travaillé à dessécher en vous ces marécages de la foi, si féconds en hydres et en dragons ! Voilà que maintenant ils ont un air de steppes russes, on peut s’y promener sans craindre les fondrières ; encore quelques coups de hache, et les derniers ombrages étant tombés, vous aurez le bonheur de recevoir d’aplomb sur la tête, et sans en perdre un seul rayon, la lourde lumière du jour ! — Ne trouvez-vous pas qu’Hawthorne a raison de parler bas, et de vous chuchoter à l’oreille ces étranges complimens ? Notez encore une fois qu’il n’a pas la moindre envie de vous offenser, et que jamais chez lui on ne surprend une de ces intentions agressives qu’on surprend chez un Swift ou un Voltaire. Cette absence de haine, pour qui sait comprendre, est peut-être encore plus blessante que l’absence d’amour.
J’ai dit que l’amertume d’Hawthorne était sans mélange et sans compensation d’aucune espèce. D’autres misanthropes par exemple ont connu le rire ; Hawthorne l’ignore absolument. Jamais il n’a un rayon de cette lumière profonde qui répand sur les œuvres les plus sombres un air de santé, et qui donne un air de fête au cachot où l’âme est renfermée. Je ne sais qui a pu confondre assez aveuglément les qualités du génie humain et perdre assez complètement le sentiment des nuances pour dire qu’Hawthorne était un humoriste. Hawthorne a de l’esprit (wit) et de la fantaisie ; il n’a à aucun degré cet épanouissement joyeux du cœur, cette cordialité intellectuelle, cette expansion inattendue de sympathie, ces boutades amicales, mélange complexe de bonne humeur et de colère que les Anglais décorent du nom d’humour. L’âme d’un humoriste est semblable à ces temps que le thermomètre qualifié de variables, et pendant lesquels, selon le proverbe populaire, le diable bat sa femme ; l’âme d’Hawthorne est à la misanthropie fixe. Jamais le mépris tranquille ne fut la substance de l’humour ; les humoristes ont des querelles de ménage avec l’humanité, mais l’amour, un amour chaud, inaltérable des hommes, est le fond de leur esprit. Donc Hawthorne ne rit pas. Quelquefois il essaie de sourire, mais son sourire est si triste qu’il nous afflige plus profondément encore que son amertume ; on devine que ce sourire lui a coûté trop d’efforts. L’habitude des sentimens tristes semble l’avoir rendu impuissant à exprimer les sentimens heureux du cœur et les fêtes de la nature. Dans toutes ses couvres, je n’ai rencontré qu’un seul vrai rayon de printemps, la petite nouvelle intitulée David Swan. Jamais la douce joie, jamais même l’aimable abandon ne viennent une minute éclairer cette physionomie taciturne que lui donnent ses portraits et entr’ouvrir ces lèvres qui, paraît-il, aiment à rester muettes, même dans l’intimité et la société de ses amis les plus chers. Nous n’avons aucune peine à croire qu’Hawthorne mérite le compliment que lui adressa Emerson à la fin d’une soirée où il s’était entretenu obstinément avec ses chimères lugubres et n’avait pas pris part aux conversations de ses amis du cénacle transcendentaliste : Hawthorne rides well his horse of night ; Hawthorne chevauche bien son cheval nocturne.
Le talent d’Hawthorne présente une énigme indéchiffrable en apparence, mais qui, avec un peu d’attention, peut se résoudre assez facilement. Tous les caractères de ce talent sont ceux des époques les plus avancées. Il a l’amour morbide des singularités qui distingue les esprits blasés, le goût intelligent des raretés qui distingue les collectionneurs de race. Il a les bizarreries et les caprices de tous ces types des sociétés ennuyées en quête de sensations nouvelles. C’est un casuiste, un amateur de curiosités, un horticulteur de plantes excentriques. Il ne traduit que les sentimens des âmes en ruines, les scrupules des consciences raffinées qui ont dépassé les limites les plus extrêmes de la civilisation. Il n’a rien de vigoureux, de populaire, et je dirai volontiers de plébéien. — Quoi ! se demande-t-on d’abord avec étonnement, c’est la jeune et démocratique Amérique qui nous envoie ces fleurs étranges qui ne poussent que dans les sociétés où se sont accumulées les ruines, et que nous aurions crues particulières aux vieilles civilisations ! — L’étonnement cesse cependant quand on se rappelle à quelle race et à quelle société appartient Hawthorne. Hawthorne appartient à la vieille Amérique, et non à la nouvelle, à l’Amérique des puritains et des fondateurs de la république. Tout démocrate qu’il soit et tout socialiste qu’il ait été, Hawthorne est de race aristocratique, il a des ancêtres et une généalogie : il est un des derniers descendans de ces austères et vigoureux pharisiens, grands brûleurs de sorcières, grands fouetteurs de quakers, grands traqueurs d’hérétiques et de libertins, qui « posèrent sur le roc les fondemens de la Nouvelle-Angleterre. » Dans la préface d’un de ses romans, M. Hawthorne a raconté leur histoire, et s’est plu à engager avec eux un dialogue à travers le gouffre du temps. Il a représenté ces ancêtres regardant avec mépris ce dernier-né de leur forte race et se disant : Quel est donc ce ménétrier, ce joueur de violon, ce baladin ? et qu’est-ce que cette manière d’adorer et de servir Dieu en ce monde !? « Mais, ajoute M. Hawthorne, qu’ils me maudissent tant qu’ils voudront, et qu’ils pensent de moi ce qui leur plaira : quelques-uns des traits les plus vigoureux de leur caractère ont passé en moi et se sont mêlés à ma personnalité. » Rien n’est plus exact. Cet amour morbide des cas de conscience, cette tournure d’esprit taciturne et méprisante, cette habitude de voir le péché partout et l’enfer toujours béant, ce regard sombre promené sur un monde damné et sur une nature vêtue de deuil, ces conversations solitaires de l’imagination avec la conscience, cette analyse impitoyable résultant d’un perpétuel examen de soi-même et des tortures d’un cœur fermé devant les hommes, toujours ouvert devant Dieu, tous ces traits de la nature puritaine ont passé dans M. Hawthorne, ou, pour mieux dire, ont filtré en lui à travers une longue série de générations. Si nous ne les reconnaissons pas tout d’abord, il ne faut pas s’en étonner, l’âme des Hawthorne s’est nécessairement modifiée avec chacun des avatars qu’elle a traversés, mais la substance est restée la même. À chaque génération, elle a perdu quelque chose : une fois l’ardeur religieuse, une autre fois l’âpreté politique, une autre fois encore la ferveur de la haine. Tout ce qui était de la grâce a disparu, tout ce qui était de la nature est resté. Les visions qui hantent l’esprit d’Hawthorne sont les mêmes que ses ancêtres ont connues ; seulement les fantômes ont suivi les modes du temps et renouvelé leur garde-robe sinistre. Jadis ils avaient un suaire chrétien, maintenant ils ont des toges philosophiques. Les ancêtres de Hawthorne savaient d’où sortaient ces visions, car ils savaient qu’ils étaient assiégés par deux puissances ennemies, Satan et le Christ, qui se disputaient leurs cœurs comme une forteresse ; ils étaient habiles à distinguer les visions qui venaient du ciel et celles qui venaient de l’enfer. Les visions de Hawthorne ne viennent au contraire ni du ciel ni de l’enfer ; ces deux mots ont perdu pour lui toute signification : le ciel est remplacé par la chambre noire de l’imagination et l’enfer par la caverne du cœur. Ses livres sont donc le résultat extrême d’une vieille civilisation, ou, si vous aimez mieux, le résidu chimique de substances autrefois pures et salubres, corrompues dans le cours des siècles par de trop fréquentes et trop imprudentes combinaisons, par l’association délétère de certains élémens qui leur étaient hostiles. Dans ces petites urnes littéraires sont contenues la cendre et la terre du puritanisme. La vie divine qui animait le puritanisme a disparu, et nous en touchons la substance terrestre en dissolution.
Le rayon divin étant éteint, c’est pour ainsi dire dans la nuit, à tâtons et par la seule faculté du toucher, qu’il nous est permis de retrouver chez Hawthorne les traits de la physionomie puritaine ; mais quiconque a vu à l’œuvre dans la littérature et dans l’histoire le génie puritain reconnaîtra sans peine ses habitudes de pensée et même ses méthodes d’action : par exemple cette franchise à la fois brutale et loyale qui ne fait aucun effort pour dissimuler les sentimens intérieurs, pour aplanir les rides d’un front trop soucieux et recouvrir sous un sourire les plis que le mépris imprime aux lèvres. Hawthorne se présente devant son lecteur comme les anciens puritains se présentaient devant leurs ennemis, et lui explique ce qu’il est dès les premières lignes de ses livres. Mais le trait le plus marqué de la nature puritaine qu’il ait en lui est peut-être l’aisance avec laquelle il manie cette vieille forme littéraire qui s’appelle l’allégorie. L’allégorie est la forme préférée de son génie, et ce fut, si on y regarde bien, la forme favorite de l’imagination puritaine. Cette préférence, qui paraît singulière au premier abord, résultait naturellement des habitudes morales des anciens puritains, des perpétuelles conversations qu’ils entretenaient avec eux-mêmes, des hallucinations intérieures auxquelles les soumettait un incessant examen de conscience, de l’opiniâtreté énergique d’une force de résolution que le monde n’avait jamais connue avant eux, qu’il n’a plus connue depuis eux, et qui ramenait toutes leurs pensées à une préoccupation fixe et inébranlable. Ces âmes exclusives et altières, toutes frémissantes de haine et de justice, rejetaient en dehors d’elles-mêmes les obsessions auxquelles elles étaient en proie avec une vigueur égale au tourment qu’elles ressentaient. Il ne faut pas s’étonner si ces obsessions abstraites devenaient facilement des personnages vivans ; elles s’étaient nourries de la chair et du sang du cœur, elles s’étaient abreuvées des larmes qu’elles avaient fait couler, elles s’étaient échauffées au feu des fièvres qu’elles avaient allumées. Dans sa solitude morale apparente, le puritain vivait entouré par le fait de la plus singulière compagnie qui se puisse imaginer ; le péché, la mort, la justice, la foi, le désespoir, n’étaient pas les personnages abstraits que leur nom présente à votre pensée, mais des gentlemen aimables ou pervers, des princes puissans, des dames artificieuses ou vouées au bien. Telle est la raison de la préférence que les puritains donnèrent à l’allégorie, ou, pour mieux parler, de la nécessité impérieuse, fatale, qui les contraignit à l’employer, et en même temps la raison de la vigueur et de la vie qu’ils surent imprimer à cette vieille forme littéraire. Elle était étiquetée et classée depuis longtemps dans les livres de rhétorique pour les besoins des oisifs et des pédans ; ils la retrouvèrent là où l’on trouve toutes les grandes choses, dans la nature et dans la contemplation du monde, et la recréèrent pour les besoins de leur cœur.
Leur maladif et mélancolique descendant a hérité du même don. Il sait, comme eux, animer les abstractions et surprendre les secrets les plus cachés de la vie intérieure. Tout psychologue est forcément un égoïste ; mais on peut dire en toute vérité que l’égoïsme d’Hawthorne est héroïque et désintéressé. Aucun des mouvemens de son moi ne lui échappe, même dans ces momens où, à l’inverse de Galatée, ce moi désirerait fuir et n’être pas observé auparavant. Cette méthode d’extrême égoïsme, ce procédé d’excessive personnalité, ne nuisent en rien cependant à l’impersonnalité des caractères qu’il dessine et des héros qu’il met en scène. En exprimant son individualité, Hawthorne exprime la nature humaine générale. Ses petites nouvelles surtout ont l’air de confessions que notre âme se fait à elle-même : ce sont autant de petits soufflets que l’auteur nous applique sur le visage. Vous jureriez qu’elles se rapportent toutes personnellement à vous, si bien que vous auriez envie de dire à l’auteur : « Comment savez-vous cela, et de qui le tenez-vous ? » À force d’être lui, Hawthorne réussit à être nous. C’est que son observation de lui-même est sincère et sérieuse, c’est que cet égoïsme devient humble à force de véracité, et que la véracité lui donnant contre lui-même la force que nous ne possédons généralement que contre les autres, — c’est-à-dire la force d’être impitoyable, — il nous accuse en s’accusant. Donnez à cet égoïsme un grain de légèreté, de vanité ou d’hypocrisie, et tout aussitôt il nous paraîtra insupportable, et nous nous insurgerons à bon droit contre cette personnalité audacieuse ; mais comme il se présente à nous, désarmé contre lui-même, c’est lui qui nous fait trembler. Telle est la force que possède la véracité, même lorsqu’elle est déplaisante.
Ici se présente une question qui a beaucoup tourmenté certains critiques anglais, et qu’aucun d’eux n’a pu résoudre d’une manière satisfaisante : les écrits d’Hawthorne sont-ils immoraux ? Je conçois qu’on se pose cette question, et cependant qu’on hésite à la résoudre. Il n’y a pas dans les écrits d’Hawthorne le plus petit mot contre les mœurs et contre la vertu, pas même contre ce qu’on peut nommer la vertu officielle, qui a certainement son prix et qui tient utilement sa place dans le gouvernement des sociétés, qui même est nécessaire à l’éducation de l’âme, comme les académies et les têtes d’expression sont nécessaires pour les études du dessin, mais qui en somme est beaucoup moins respectable que la vertu vraie, et a eu plus d’une fois l’honneur d’être le point de mire des plus grands écrivains. Jamais il ne se permet une plaisanterie : pas une gaieté licencieuse à la française, pas un trait cynique à l’anglaise. Toutes ses pages sont scrupuleusement : décentes ; on y chercherait en vain une amorce sensuelle où une étourderie paradoxale, et néanmoins, pendant que nous le lisons, nous nous sentons en proie à une impression équivoque dont nous ne pouvons nous débarrasser. La vérité est que Hawthorne transporte l’âme du lecteur dans une autre atmosphère que celle où elle est habituée à respirer ; il la fait descendre dans ses profondeurs, dans ses souterrains et ses caves, et la force de respirer les exhalaisons et les gaz qui y sont contenus. L’âme est pour ainsi dire semblable à ces animaux élémentaires qui ouvrent leur coquille pour vivre, ou encore mieux aux plantes qui ignorent leurs racines. Elle ne respire et ne peut respirer qu’à la surface d’elle-même ; Si elle veut vivre libre et heureuse, il faut qu’elle consente à ne pas s’interroger d’une manière trop pressante et trop fréquente. Elle ignorera l’alchimie souterraine par laquelle sont préparés les sucs qui la nourrissent, elle n’assistera pas au travail laborieux par lequel la nature la conserve et l’entretient ; mais elle jouira de tout naïvement et avec confiance. Elle ne saura pas, mais elle vivra, et elle vivra précisément parce qu’elle ne saura pas. Si elle veut se connaître et se creuser elle-même, aussitôt tout changera. La malfaisante analyse lui apprendra que les poisons transformés par un art subtil et savant entraient dans la composition des sucs qui la nourrissaient, la dépouillera de toute joie et de tout bonheur. Voulez-vous vivre heureux, ne suivez pas les conseils du sombre Hawthorne et vivez à la surface de vous-même ; alors de vos pensées vous n’aurez que la lumière de vos sentimens vous n’aurez que le parfum ; vous ignorerez la tristesse, parce que vous n’aurez jamais parcouru des galeries souterraines de l’âme, et que vous n’aurez jamais connu que la nature morale extérieure, où, comme dans la nature visible, tout est grâce et sourire. Tous les élémens travailleront pour vous, et vous serez semblable à la plante décrite par le poète :
- Quam mulcent aurae, firmat sol, educat imber.
Mais si vous voulez pénétrer dans les profondeurs de vous-même, l’âme n’y trouvera plus l’atmosphère dans laquelle elle est habituée à respirer, l’air lui manquera, et avec l’air, la santé, la joie et l’amour. Répétez donc, si vous êtes sage, le souhait désespéré de ce Faust qui avait vécu dans la science comme dans une prison, et dites avec lui : « Ah ! si je pouvais vivre, spontanément, vivre comme les plantes et comme les arbres ! » Laissez à la nature son alchimie ; les secrets de la vie ne sont pas la vie elle-même, et connaître les élémens qui entrent dans la composition de la vie n’est pas la même chose que de vivre. Le but de l’homme, c’est de vivre, comme ,le but de la nature est de préparer et de former la vie.
Il y a donc dans l’abus de l’analyse une véritable immoralité, immoralité en un double sens, parce que, cet abus est une usurpation illicite des pouvoirs qui n’ont pas été donnés à l’homme, une curiosité illégitime de secrets qui lui ont été cachés, et surtout parce que cet abus forcé l’âme à respirer en quelque sorte au-dessous d’elle-même, dans une atmosphère pour laquelle ; elle n’est pas faite. Voilà l’immoralité dont nous avons vaguement conscience pendant que nous lisons les écrits d’Hawthorne. Il y a encore une immoralité d’un autre genre, qui ne regarde plus cette fois la vie individuelle, mais la vie sociale. Tout ce qu’Hawthorne nous raconte et nous apprend est vrai, mais en fin de compte nous nous demandons s’il ne vaudrait pas mieux l’ignorer. Qu’adviendrait-il si tous les hommes possédaient ce don de se pénétrer les uns les autres, ou si seulement ce don fatal était départi à un trop grand nombre d’hommes ? Les rapports des hommes entre eux n’auraient plus aucune sécurité, ni aucune confiance, et la société, qui n’est établie que sur les aveux de l’âme humaine, deviendrait, sinon impossible, au moins très difficile. Ce serait une grande erreur en effet que de croire que la société repose sur des secrets moraux bien profonds et sur des notions métaphysiques très ésotériques ; lois, institutions civiles, gouvernement politique, tout cela repose sur des notions morales très élémentaires et très peu raffinées, très substantielles et très peu profondes, et quiconque veut trop subtiliser les fausse, les pervertit infailliblement, parfois même les dissout. Il n’y a pas de secrets au fond de la société, qui, bien loin d’être établie sur les profondeurs de l’âme, n’est établie positivement que sur ses aveux. Hawthorne n’attaque pas ces aveux, et ne les regarde pas comme une hypocrisie nécessaire, ainsi que l’ont fait tant de grands esprits misanthropiques ; il est trop subtil pour ne pas savoir que ces aveux sont sincères et d’ailleurs parfaitement légitimes, car l’âme n’a jamais fait que les aveux qu’elle pouvait faire sans honte et ceux qui importaient à sa moralité et à son bonheur. Il n’attaque donc aucun de ces aveux devenus faits que nous nommons institutions, mais il les regarde d’un œil indifférent et passe outre ; aussitôt la société tout entière, avec ses coutumes et ses mœurs extérieures, disparaît, et nous assistons au spectacle curieux, mais désespérant, des âmes se mouvant en vertu des motifs d’action égoïstes de leur nature propre, et non plus en vertu des motifs d’action convenus et recommandés par la morale sociale.
Voilà, si je ne me trompe, en quoi consiste l’immoralité des écrits de Hawthorne. Il n’y a rien là qui ressemble à ce que les hommes appellent généralement immoralité. Hawthorne est trop profond pour être immoral dans le sens ordinaire du mot. La profondeur exclut nécessairement l’immoralité, qui est toujours une de ces trois choses : légèreté et frivolité d’esprit et de cœur, parti pris audacieux d’attaque aux sentimens les plus sacrés, préférence volontaire, de libre choix, donnée au vice sur la vertu. La profondeur d’esprit ne peut s’accommoder d’aucune de ces trois choses ; aussi, quand nous parlons de l’immoralité des écrits d’Hawthorne, faut-il entendre ce mot dans le sens très spécial et très exceptionnel que nous lui avons donné. Nos réserves une fois faites, la psychologie pessimiste d’Hawthorne est, malgré tout, un hommage rendu à la nature humaine. Cette psychologie ne donne pas de l’âme une idée grande et noble, mais elle n’en donne pas une idée ignoble et mesquine. Quand on sort de la lecture d’Hawthorne, on éprouve pour l’âme cette estime particulière, cette opinion rare et cette déférence marquée que nous éprouvons dans le monde pour certaines personnes que nous distinguons sans les aimer, et que notre esprit trie du commun des mortels. Elle nous apparaît maladive, sujette à toute sorte de rhumatismes moraux et de névralgies spirituelles, mais intéressante par cela même. Hawthorne a fait une découverte psychologique assez importante, c’est que la sensibilité est la fonction dominante de l’âme, celle qui commande toutes les autres fonctions et domine tous les organes moraux. L’état nerveux est l’état permanent de l’âme ; sa sensibilité défie toute comparaison. Un rien la blesse et la trouble ; l’appréhension la plus légère détruit tout son calme et tout son bonheur ; un reproche indifférent la remplit de tristesse ; l’ombre d’une pensée coupable ternit sa candeur ; la fantasmagorie d’un mauvais rêve la torture comme un malheur réel. Les variations inappréciables de l’atmosphère morale qui l’entourent la font vibrer comme l’aiguille aimantée. En contemplant cette sensibilité excessive, on apprécie l’avantage d’avoir un corps, et l’on n’a plus envie de le traiter de guenille et de vêtement incommode. Ce corps n’est plus un embarras, c’est une protection et un rempart pour l’âme. On se sent heureux et rassuré en pensant que nos sentimens, nos idées et nos impressions auront à traverser l’épaisseur de notre chair, et n’arriveront à l’âme qu’émoussés en quelque sorte, et après avoir perdu dans le trajet leur première vivacité. En même temps on l’absout en partie de toutes les fautes et de tous les vices dont on s’était trop hâté de l’accuser. Comment cette substance fine, délicate et susceptible pourrait-elle résister à la maladie et au désordre ? Point n’est besoin de lourds péchés pour l’écraser et la tuer ; une piqûre suffit, une légère infiltration, un grain de poussière, et tout est fini. Quand donc nous disons que l’âme est malade, gardons-nous de croire qu’elle est en proie à quelque infirmité hideuse, à quelque remords accablant, à quelque habitude de crime et de péché. Si Hawthorne ne nous avait montré que les monstres bien connus du péché et du remords, il n’aurait fait aucune découverte, et aurait répété sous une forme plus ou moins heureuse ce que les psychologues ont constaté depuis que les hommes ont commencé à penser. Sa découverte consiste en ceci : qu’il n’y a pas de petites choses pour l’âme, parce qu’elle ne juge pas les choses d’après leurs proportions matérielles ou leur volume, et qu’elle les conçoit beaucoup moins d’après leur expression extérieure que d’après leur essence pure. Ainsi, comme elle ne conçoit pas le crime d’après l’acte extérieur qui le manifeste, mais d’après l’idée dont cet acte n’est que la représentation, la pensée du crime équivaut pour elle au crime lui-même. Il fait donc passer sur l’âme des ombres légères, et ces ombres l’enveloppent comme des ténèbres réelles ; il l’assiège de craintes, et ces craintes équivalent à la réalité du péril et du danger.
Nous n’avons pas à nous occuper en détail de chacun des écrits d’Hawthorne. Nous avons accompli cette tâche autrefois pour les lecteurs de la Revue[3], et nous avions été précédé dans, cette voie par un spirituel critique[4]. Le but que nous nous sommes proposé aujourd’hui en reprenant pour la seconde fois les écrits d’Hawthorne a été non de les faire connaître, mais de les faire comprendre et sentir. Nous avons voulu en faire non plus une analyse et une dissection, mais pour ainsi dire une distillation ; nous ayons voulu en extraire l’essence et l’arôme, c’est-à-dire ce qui en est le principe et l’âme. Si nous réussissons, à imprégner l’esprit de notre lecteur de ce parfum énervant et à lui faire apprécier la saveur particulière de cette liqueur amère, si, en un mot, nous lui procurons la sensation exacte de ce talent original, notre but aura été atteint.
Malgré notre estime et même notre admiration pour le talent d’Hawthorne, il s’en faut de beaucoup que tous ses écrits aient pour nous la même valeur. Le talent d’Hawthorne est très inégal, et cette inégalité a un caractère qui mérite d’être signalé. Ce talent n’est pas inégal dans son allure, car il marche toujours du même pas, au petit trot, avec une sorte de vivacité froide, et sûre d’elle-même : ce qui est inégal en lui, c’est sa physionomie, qui est variable comme la beauté de ces visages qui ont leurs jours, comme on dit vulgairement. Il y a donc des pages entières où cette physionomie est insupportable et même ennuyeuse à regarder, et où le charme de tristesse qui l’anime a disparu.
Nous n’aimons pas beaucoup Hawthorne par exemple dans les écrits où l’allégorie est intellectuelle ou esthétique, plutôt que morale, lorsqu’elle est une allégorie de la pensée plutôt qu’une allégorie du cœur. Alors il est non-seulement froid, mais compassé, d’une subtilité sèche et légèrement artificiel. Nous ne l’aimons pas davantage lorsqu’il essaie d’exprimer des sentimens relativement heureux ; je dis relativement, car le bonheur n’est jamais chez lui qu’une nuance éteinte composée de deux couleurs tristes, au lieu d’être ce qu’elle est pour tout le monde, une couleur absolument gaie, opposée d’une manière tranchée à une couleur absolument sombre. Ainsi nous verrions disparaître sans regret celui de ses romans qui est intitulé la Maison aux sept pignons (the House of the seven gables). De ce roman nous n’aimons que la première partie, où il a fait résonner la gamme qui lui est particulière, celle du malheur et de l’abandon. Comme il a bien décrit les petits tremblemens de l’âme de la vieille miss Hepzibah Pyncheon, noble fille d’Amérique autant que fille d’Amérique peut être noble, obligée d’ouvrir pour vivre, sur ses derniers jours, une petite boutique d’épicerie et de mercerie ! Hawthorne a réussi admirablement à nous faire comprendre le sentiment de profonde déchéance qui remplit l’âme de cette descendante des puritains, de cette gentlewoman du pays des Yankees. Jamais dans les pays aristocratiques roi dépouillé de son royaume, grand seigneur ruiné n’ont été aussi cruellement tourmentés par ce sentiment amer qui semblerait ne devoir être qu’une illusion maladive dans un pays de démocratie, mais qui, au lieu d’y être affaibli, y est au contraire doublé par l’égalité des rangs, car, ainsi que le remarque finement M. Hawthorne, dans les pays de démocratie le rang n’a pas d’existence spirituelle qui survive à la fortune. Miss Hepzibah Pyncheon, dépouillée de sa fortune, n’est plus une lady, mais une pauvre femme, l’égale et même l’inférieure des commères plus ou moins cossues du quartier qui viendront achalander sa boutique, leur égale ou leur inférieure selon que les vêtemens de ces commères seront plus ou moins râpés, d’étoffe plus ou moins fine ; une nuance de plus ou de moins dans la qualité du vêtement déterminera l’égalité ou l’inégalité. Oh ! vanité du monde ! c’était bien la peine vraiment de descendre du colonel Pyncheon, ce solide pharisien au cœur rapace et cruel, qui fit jadis brûler le pauvre rêveur Mathew Maule, comme coupable de sorcellerie, pour s’emparer de ses biens ! La malédiction que la victime lança de son bûcher a été reçue, paraît-il, et enregistrée dans le ciel. Comme l’esprit d’Hawthorne est à l’aise, at home, dans la compagnie de ces sentimens douloureux ! L’imagination, cette faculté sans pitié qui tire son plaisir de la contemplation des plus grandes douleurs aussi bien que des plus grandes joies, suit avec une curiosité voluptueuse et cruelle les mouvemens de cette pauvre créature écrasée sous le fardeau de sa déchéance ; mais dès que l’arrivée de Phœbé fait entrer dans la vieille maison un rayon de jeunesse et de printemps, l’intérêt commence à languir, et l’imagination désappointée du lecteur dirait volontiers à l’écrivain : Éteignez ce rayon, chassez ce printemps, rendez-nous la solitude, et parlez-nous encore des tremblemens et des terreurs qui s’emparent des aines abandonnées.
En vérité, malgré l’admiration que mérite le récit intitulé the Scarlet Letter (la Lettre rouge), je ne crois pas qu’Hawthorne soit né pour le long roman. Les sentimens qu’il affectionne, qu’il décrit de préférence et qu’il connaît à fond, la solitude, l’abandon, l’ennui méditatif, excluent forcément le mouvement, le bruit, la vie. Or un roman doit être un petit monde en miniature dès qu’il dépasse les limites d’une simple nouvelle, ou d’une étude psychologique qui se donne pour telle. Livrés à eux-mêmes et en quelque sorte séquestrés de la foule, ses personnages ne font rien que rêver lugubrement ( brood) et se nourrir de leur tristesse. Protégés par cette barrière que le malheur élève entre ceux qu’il a touchés et le reste des hommes, ils voient leurs semblables s’écarter d’eux avec une crainte respectueuse. Le drame est tout intérieur et reste pour ainsi dire invisible. Il ne se traduit pas en actes extérieurs, en faits passionnés, en aventures ; il se joue entre trois ou quatre personnages, également tristes, blessés et muets, qui se regardent douloureusement en hochant la tête, poussent des soupirs qui contiennent tout un monde de chagrins, et s’éloignent emportant avec eux le secret qui les ronge. Il en résulte que les romans d’Hawthorne ne donnent jamais l’idée de la vie, et qu’ils ne réveillent que l’idée de la mort et de la destruction. Tel est le singulier spectacle que présente en particulier le roman intitulé la Lettre rouge, livre tout à fait noir, sans précédent même dans la sombre littérature anglaise.
Lorsque le roman commence, le drame passionné est accompli, les sentimens orageux et expansifs ont fait leur œuvre, et se sont retirés laissant désormais la place libre aux sentimens concentrés, qui vivent de solitude et de silence. On assiste à la destruction lente de trois cœurs diversement, mais également blessés. Chacun de ces trois cœurs est en proie à un sentiment exclusif, qui absorbe tous les autres : chez Esther, la femme adultère, condamnée par le tribunal puritain à porter éternellement la lettre rouge infamante qui la désigne à la honte, le souvenir de la faute commise ; chez le jeune ministre, son complice, le remords ; chez le mari outragé, le sentiment de l’outrage et le désir irrésistible de connaître l’offenseur. Le roman se compose de la description de cette triple agonie, et le spectacle est effrayant de vérité et d’horreur. On suit ligne par ligne, — les lignes ici marquent les minutes, les pas du temps vers un terme inévitable et fatal, — l’écroulement lent, continu de ces trois cœurs sous le labeur incessant de la mort, dont il semble qu’on entend résonner la pioche. Une musique de sanglots et de plaintes accompagne et encourage ce travail de la mort, laquelle dans le roman apparaît avec une physionomie particulière digne d’être remarquée. Ici la mort n’a rien d’ironique ni de macabre, elle n’a pas de caprices bouffons, et ne supporterait pas la moindre plaisanterie lugubre. Non, c’est une grave matrone puritaine, sérieuse, appliquée, laborieuse, une mort tout à fait earnest, âpre à la besogne, et qui fait son œuvre en conscience. Elle aussi sait le prix du temps : time is decay, elle ne se donne pas une minute de repos, et ne permet aux cœurs qu’elle détruit ni trêve ni pitié. La vie est cependant représentée dans ce livre, mais sous une forme en harmonie parfaite avec la pensée de l’auteur. Elle est représentée par Pearl, l’enfant de l’adultère, petite créature vive comme le désir défendu qui lui a donné naissance, charmante comme le plaisir partagé, irrésistible comme la tentation. Petite flamme douteuse, on ne saurait dire au juste où elle s’est allumée, si elle tient plus de Dieu que du diable, si elle est un feu follet de cimetière ou un météore céleste. Quoi qu’il en soit, c’est elle seule qui illumine le récit, et qui réconcilie l’imagination avec la nature et le monde. Lisez ce livre, si l’expérience de la vie vous rend propre à le sentir, il en vaut la peine, et dans le cas où cette navrante lecture vous effraierait, rassurez-vous par cette pensée qu’il n’existe pas un second Scarlet Letter dans toutes les littératures, et que vous ne courrez pas risque de rencontrer de nouveau une telle condensation de tristesse. C’est une impression bonne à éprouver une fois pour savoir jusqu’où l’art peut pousser l’expression de la douleur morale, de même que ce livre est un tour de force bon à exécuter une fois, mais qu’il faudrait bien se garder de recommencer. Le livre est exceptionnel, mais il est beau, et quiconque l’a lu n’oubliera jamais l’effroyable scène où le ministre, haletant sous le remords, est ramassé la nuit sur la place publique où fut étalée la honte d’Esther, ni le tutoiement révélateur par lequel l’auteur insinue le secret dans l’esprit du lecteur lorsque Esther plaide devant le conseil des puritains pour qu’on ne lui enlève pas son enfant, sa punition incarnée et la vivante espérance de sa réconciliation avec Dieu.
Je n’ose recommander le Blithedale Romance, et pourtant de tous les romans de l’auteur c’est celui que je préfère. Dans ce livre, Hawthome a résumé toutes les expériences de sa vie de rêveur et d’utopiste, et raconté les souvenirs de son séjour à l’association fouriériste de Brook farm, qu’il contribua à fonder et probablement aussi à dissoudre. Les noms des personnages du roman sont des pseudonymes qui cachent des personnages bien connus, le docteur George Ripley et sa femme, Henri Channing, Marguerite Fuller, Hawthorne lui-même. Ce roman est un des livres les plus remarquables qui aient paru depuis dix ans. Hawthorne y a peint une race humaine particulière, la race des utopistes et des rêveurs de réformes sociales, race équivoque, peu connue et généralement mal appréciée, race à part, ni grande ni petite, et pour laquelle semble avoir été trouvée la qualification d’excentrique. Excentriques en effet sont tous ces personnages, dont le cœur est endurci contre l’expérience et dont le cerveau en ébullition fume comme une bouilloire. Par malheur, ce roman, qui porte toutes les marques des beaux livres et qui en a le mérite distinctif, celui de faire connaître au lecteur un coin particulier de la vie humaine, une race d’hommes inconnue, celui, en un mot d’avoir quelque chose de nouveau et d’important à dire, est condamné forcément à un oubli prochain. C’est un livre trop particulier à notre temps, et qui ne sera plus compris de personne lorsque les folies qui nous étaient propres seront allées rejoindre dans le néant les billevesées des temps passés. La société d’hommes et de femmes qu’il a décrite est trop exceptionnelle, trop éloignée de la manière de vivre et de penser de la commune humanité, pour intéresser vivement un bien grand nombre de lecteurs. Avec cette société, on entre dans une sorte de région intermédiaire dont les habitans n’appartiennent ni à la grande, ni à la basse humanité. Leurs méthodes de pensée, leurs passions, leurs motifs d’action, diffèrent entièrement de ceux des autres hommes ; aussi les personnages du Blithédale Romance n’excitent-ils jamais la sympathie, et le lecteur hésite-t-il à les reconnaître pour ses frères. Ils éveillent la curiosité, mais une curiosité pénible, et encore ne réveillent-ils que chez les esprits avides d’instruction et qui n’ont peur de rien. Ainsi le cœur les repousse, et la pensée ne les comprend qu’avec effort. Le public d’un tel livre doit être naturellement fort restreint. Le Blithédale Romance est fait pour être compris et senti par une centaine de personnes seulement parmi les générations actuellement vivantes. C’est un diamant, mais un diamant dont les lapidaires et les connaisseurs en pierres précieuses eux-mêmes pourront ne pas comprendre toute la valeur, et qui est destiné à être enfoui de nouveau sous l’épaisse couche de l’oubli d’ici à quelque vingt années. Mais tous ceux qui pour leur malheur et leur instruction ont pratiqué et vu de près des utopistes, des amans de chimères, et ce qu’on peut nommer d’un seul mot des âmes alexandrines, reconnaîtront la main d’un maître dans les portraits d’Hollingsworth, de Zénobie, de Miles Coverdale. Les voilà bien tels qu’ils sont et que vous les avez connus, rêveurs sans poésie, philanthropes sans amour, politiques sans esprit d’invention, cœurs agités et sans passion, cerveaux tyrannisés. Ils ont été saisis et décrits avec une finesse rusée et une souplesse de talent vraiment admirables, et cependant la moralité qui sort de cette œuvre est équivoque et douteuse. Pour ceux qui ont connu de telles âmes, cette lecture est pénible comme un souvenir douloureux qu’on aime à écarter, et on ne sait aucun gré à l’auteur de l’avoir réveillé. Quant à ceux qui n’ont pas connu de telles âmes, cette lecture ne leur sera d’aucun profit et ne les prémunira contre aucun danger, car ils ne comprendront pas.
Là où éclate, selon moi, tout le talent d’Hawthorne, là où il est vraiment lui-même, c’est dans les petits contes, dans les tableaux rapides, dans les allégories morales, courtes et concises. Voilà le genre où il triomphe, et qui est le mieux en rapport avec la nature de son talent. Les secrets dont il se plaît à nous entretenir sont trop douloureux pour qu’il soit salutaire à l’esprit de les poursuivre à travers cinq ou six cents pages. Personne, j’imagine, n’aimerait à boire des larmes à pleine coupe. C’est une vraie débauche que de prendre la tristesse à d’aussi larges doses, et le lecteur, après avoir absorbé un roman d’Hawthorne, peut être accusé d’une orgie de ce genre. Toutefois il n’est pas de curieux, pas de savant en chimie morale, pas de toxicologiste, spirituel épris de son art, qui refusât de boire quelques gouttes d’essence de larmes, si on les lui présentait. C’est là le mérite particulier des petits contes d’Hawthorne. Ce qu’il veut nous apprendre y est rapidement dit, et l’esprit n’a pas à redouter de perdre sa santé et sa joie à écouter trop longtemps, ses paroles de désenchantement. On avale au contraire l’amère leçon comme une médecine, et si le cœur n’en demande pas davantage, on pose le livre et on ne renouvelle la dose, qu’à ses heures. Cependant, quelle que soit la valeur des contes d’Hawthorne, je ne les recommande pas tous également ; il y faudrait faire un choix. La moitié seulement des Twice told tales (Contes deux fois dits) et du volume intitulé Snow image (Image de neige) vaut la peine d’être conservée, car dans ces contes le talent n’est pas arrivé à sa maturité : il s’essaie, tâtonne. La série de contes intitulée les Mousses du vieux Presbytère mérite au contraire de rester presque tout entière ; un rayon de véritable génie a touché quelques-unes de ces allégories : la Fille de Rappaccini, la Marque de naissance, le Jeune Goodman Brown, Egoïsme ou le Serpent du cœur, le Banquet de Noël, l’Artiste du beau, etc.
Le dernier roman d’Hawthorne, Transformation, or the Romance of Monte Béni, est comme toujours une allégorie du cœur, un drame psychologique déterminé par des circonstances extérieures qui ne jouent dans le livre qu’un rôle secondaire. Le lieu où se passe la scène est l’Italie, mais le choix du lieu est tout à fait arbitraire, et le drame aurait pu se passer tout aussi bien dans une autre région, car il est de tous les temps et de tous les pays. Je ne vois d’autre raison déterminante à ce choix que la résolution prise par l’auteur d’utiliser les notes de son voyage, le désir de communiquer à ses compatriotes les impressions, esthétiques qu’il a ressenties sur cette terre classique des arts. Hawthorne a voulu encadrer dans une bordure de fleurs italiennes une de ces sombres histoires qui lui sont familières, et peupler les paysages qu’il avait admirés d’une société de son choix. L’unité de l’œuvre et l’intérêt qu’elle devait inspirer ont souffert nécessairement de cette combinaison. Le roman est double en quelque sorte ; il contient un roman esthétique et un roman psychologique qui se nuisent mutuellement, et qui se disputent, comme deux rivaux, l’attention du lecteur. Il rentre dans la classe de ces livres hybrides, à prétentions contraires, dont Corinne est le prototype, et dans lesquels l’auteur dépense en pure perte, pour marier deux genres opposés, une somme de talent qui aurait été plus que suffisante pour écrire deux beaux livres appartenant à chacun de ces deux genres artificiellement rapprochés. La critique a mainte fois fait ressortir la fausseté du roman historique ; mais qu’est-ce que cette fausseté à côté de celle qui distingue le roman esthétique ? « J’ai lu Corinne à deux reprises, disait un jour devant nous une femme d’esprit, et cependant je puis dire que je ne l’ai lu qu’une seule fois. Lorsque j’ai voulu lire le roman, j’ai passé par-dessus toutes les descriptions et toutes les réflexions de l’auteur ; plus tard, j’ai lu ces descriptions, et j’ai laissé le roman de côté. » Ces paroles indiquent l’écueil véritable de ces sortes de livres, et il n’y a pas à s’étonner qu’Hawthorne, ayant rencontré les mêmes obstacles que Mme de Staël, ne les ait pas mieux évités.
En règle générale, ce genre n’est supportable que lorsque la sensation esthétique est le sujet même du récit, comme dans le Don Juan d’Hoffmann. L’œuvre d’art qui produit cette sensation n’est plus simplement un modèle de beauté livré à une admiration passive, elle subit un avatar fantastique, et devient en quelque sorte un personnage vivant qui sollicite notre tendresse ou notre pitié. L’âme de l’œuvre par le distinctement à l’oreille du spectateur, le spectateur lui répond, et ce double dialogue engendre l’hallucination poétique, l’illusion de la réalité. Dans ce cas particulier, la sensation produite par une œuvre d’art doit avoir perdu, absolument perdu ce qui caractérise généralement ces sortes de sensations ; elle ne doit avoir rien de critique. L’admiration intelligente n’y suffit pas, il y faut la passion, c’est-à-dire l’abandon et l’oubli de soi. C’est dire que la sensation doit être assez forte pour dépasser les limites ordinaires où s’arrêtent les émotions même les plus extrêmes de l’art, et rejoindre les sensations les plus exceptionnelles, les plus poignantes, les plus ardentes de la vie. Il faut que cette œuvre ait ébranlé tout votre être, vous ait rempli d’amour comme une femme, de haine comme un ennemi, de terreur comme une fatalité persécutrice. Si les impressions ressenties ne sont pas capables d’accomplir de tels miracles, que viennent-elles faire dans le roman ? Je ne connais pas de déceptions plus cruelles que celles que vous ménagent les histoires à prétentions esthétiques. Vous sortez pour accompagner deux amans dans leur promenade, comptant bien qu’ils vont causer de leur amour et vous associer à leur ivresse ; point du tout, ils vous mènent devant un arc de triomphe et se mettent à prendre des notes comme des Anglais en voyage. Vous suivez une femme qui se rend au confessionnal ; l’auteur vous arrête respectueusement à la porte, et vous prie de lire, en attendant le retour de la belle pénitente, une notice historique pleine d’intérêt sur l’église où elle est entrée. Pour tout dire, le lecteur a l’air d’un être indiscret qu’on soupçonne de vouloir se mêler des choses qui ne le regardent pas, et dont on déjoue la curiosité par les conversations les plus générales qu’on peut trouver. Le lecteur sent vivement ce reproche indirect, s’avoue mentalement sa faute et se promet de n’y plus revenir. Il pose le livre et n’y revient plus, s’il a de l’esprit et s’il est exempt de pédantisme ; il y revient infatigablement, s’il a une nuance de pédantisme, sans s’étonner un seul instant de rencontrer des professeurs d’archéologie et d’éloquence là où il espérait trouver des amis. Ainsi tous les goûts sont satisfaits, et tout est pour le mieux dans le plus faux des genres littéraires possibles. Telle est mon humble opinion sur le roman esthétique ; je la donne sans avoir le moins du monde l’impertinente prétention de vouloir l’imposer à personne. Si donc les romans esthétiques vous plaisent, vous pouvez à votre aise continuer à pratiquer ce plaisir, dans lequel je n’éprouverai jamais le désir de vous troubler, et je vous prie de ne pas m’en vouloir.
Cependant les impressions d’un penseur éminent sur les arts, la nature et la religion auront toujours un très grand intérêt, et l’opinion que nous avons exprimée, portant exclusivement sur le genre dans lequel ces impressions se présentent, n’enlève rien à leur mérite. Les observations et les pensées d’Hawthorne sur l’Italie, les arts italiens, l’art en général, sont telles qu’on pouvait les attendre de son esprit fin et subtil. Il pénètre les surfaces et va chercher l’âme cachée des choses, mais un peu à l’aventure et avec une hésitation qui indique que l’auteur n’est pas absolument sûr de lui-même. Il s’écoute parler, propose ses opinions sans hardiesse, à demi-voix, et tout à coup s’interrompt comme s’il craignait de s’être trop avancé, et qu’il redoutât le jugement de ceux auxquels il s’adresse. On sent dans ses opinions, comme dans celles de tous ses compatriotes sur les arts, une certaine faiblesse intrinsèque qui résulte d’une lacune première dans l’éducation, lacune que les circonstances historiques de l’Amérique ont creusée, et que les esprits les mieux doués de ce pays auront longtemps de la peine à combler. Ce n’est ni la profondeur ni la finesse d’esprit qui manquent à Hawthorne pour comprendre exactement certaines grandes choses, c’est l’habitude. Ni l’esprit, ni même le génie, ne valent l’habitude que donne l’éducation pour connaître la valeur des grandes œuvres d’art. Rien ne peut remplacer cette éducation première, pas même la sensibilité la plus exquise. Un enfant de l’Europe, d’un jugement ordinaire, d’une âme sans grande portée, d’une sensibilité sans finesse, battra Hawthorne sur ce terrain. Je ne veux pas dire qu’il comprendra mieux que lui l’essence et le but de l’art ; il ne les comprendra pas du tout peut-être., mais il se trompera moins sur les produits de l’art, et ne tombera pas dans les mêmes erreurs de détail. Après avoir écouté avec curiosité, avec admiration peut-être les opinions esthétiques de Hawthorne sur l’art en général, il reprendra tout son avantage dès qu’on passera aux applications particulières et à l’appréciation pratique des œuvres. Il s’étonnera que les noms des peintres cités par Hawthorne soient des noms de troisième, et de quatrième ordre, celui de Guide par exemple ; « Vous vous laissez tromper, lui dira-t-il, par des procédés et des artifices et vous êtes victime de votre sensibilité. Vous admirez Guide : voulez-vous en savoir la raison ? C’est qu’il donne à votre sensibilité des émotions qui ne la déroutent pas trop et qui la flattent sans la surprendre beaucoup, des émotions qui ne sont pas trop éloignées de celles qui lui sont familières. Vous l’admirez, parce qu’il vous engage à l’admirer d’un ton insinuant, câlin, qui sent le flatteur et le courtisan. Toutes ses têtes se penchent vers vous avec les sourires les plus encourageans et implorent votre sympathie et votre pitié. Vous les leur accordez, et cela est fort bien ; mais recherchez pourquoi, et vous verrez que c’est non parce qu’elles vous paraissent grandes mais parce qu’elles vous paraissent aimables. Guide n’exprime pas la beauté, mais la gentillesse, et c’est par là qu’il produit sur votre sensibilité une impression immédiate. Malgré vous, en entrant dans ce monde nouveau de l’art, votre cœur et votre esprit s’accrochent aux œuvres qui leur rappellent les émotions qui leur sont familières. Votre esprit et votre cœur ont besoin, pour sentir les arts de se faire de nouvelles habitudes. J’ai aimé comme vous Guide ou tel autre peintre du même ordre, parce qu’il me rappelait à mon insu des émotions que je venais d’éprouver avant d’entrer dans la galerie de peinture, que j’allais retrouver en la quittant. J’aimais la tristesse gracieuse de cette Vierge parce qu’elle ne m’emportait pas trop loin de la tristesse que je contemplais sur le visage de ma mère ; j’aimais le sourire de cette sainte, parce qu’il me rappelait le sourire de ma sœur ou de quelque objet de mes premiers rêves. Le charme a cessé bien vite, car je n’ai pas tardé à m’apercevoir que l’amabilité d’une peinture ne vaut pas l’amabilité d’êtres réels, et je suis allé aux œuvres qui pouvaient me donner des émotions exceptionnelles et idéales. Guide et ses pareils ont leur mérite cependant, mérite qui consiste dans leurs défauts mêmes, dans leur peu d’élévation ; ce sont des initiateurs, ils vous ouvrent les portes de l’art et vous font pénétrer pas à pas dans les splendeurs de son palais ; par les émotions moyennes qu’ils vous procurent, ils vous préparent à ressentir des émotions plus grandes. Votre opinion sur la faiblesse cérébrale et le vide d’esprit que laisse une promenade prolongée dans une galerie de peinture est aussi fort légère. Vous en concluez presque que la peinture est un art artificiel qui n’a rien d’humain ; mais j’ai remarqué que cette fatigue cérébrale, qui est réelle, tient beaucoup à deux causes principales : 1° la diversité des sujets et des styles qui se heurtent dans une même galerie, 2° la curiosité banale et hâtive, je dirais presque impudente, du promeneur qui croit convenable de voir le plus de tableaux possible dans un temps trop limité. Une belle peinture suffit à elle seule pour remplir l’esprit et épuiser la provision d’admiration disponible en vous au moment où vous la contemplez. Et que penseriez-vous d’un homme qui dans la même heure s’amuserait à lire une scène de Shakspeare, un chant de lord Byron, un pamphlet de Swift, deux ou trois sonnets de Wordsworth et quelques pages d’un sermon de l’évêque Taylor, et qui déclarerait ensuite que la littérature est un capharnaüm qui lui met l’esprit en désordre ? » Ainsi parlerait un enfant de l’Europe, sans avoir besoin du génie et de l’esprit d’Hawthorne ; oui, sans doute, mais cet enfant a été élevé dans la familiarité des arts, il a passé sa jeunesse dans les musées, à l’ombre des palais, il a vu, senti, touché à toute heure, sous toutes les formes possibles les plus belles œuvres de l’art. Que M. Hawthorne ne se sente pas blessé par nos observations, car cette habitude qui créé la sûreté du goût n’implique en rien une intelligence profonde de l’art, pas plus que l’habileté à manier les instrumens de la Science moderne n’implique une intelligence profonde de la science. Si Roger Bacon ou Albert le Grand revenaient au monde, ils manieraient gauchement les instrumens de la science moderne, et prêteraient probablement à rire par leur maladresse au dernier préparateur des cours de chimie. Le séjour de M. Hawthorne en Europe n’a pas été assez long pour lui donner cette sûreté de goût que crée l’habitude, et voilà tout.
Les dissertations esthétiques du romancier américain portent moins sur la peinture que sur la sculpture, et ses remarques sur ce dernier art sont généralement fines et profondes. Il nous serait fort difficile de dire pourquoi il a mieux compris la sculpture que la peinture, car la nature de son talent semblait au contraire le prédestiner à mieux sentir l’art des couleurs que l’art des formes ; c’est là une de ces bizarreries qui se rencontrent si fréquemment dans le royaume de l’intelligence, et qui semblent l’œuvre d’un malin esprit de contradiction dont le plaisir est de déjouer le bon sens et la logique. Quoi qu’il en soit, il a très bien compris les principes sur lesquels repose l’art de la sculpture et très bien montré pour quelles raisons la sculpture était un art désormais impuissant et condamné. Traduisons les pensées qu’il a développées et mises en action tout le long de son récit. La sculpture, qui à première vue paraît le plus savant de tous les arts, en est au contraire le plus simple et le plus primitif. Loin de supposer une civilisation brillante et avancée, elle suppose une société où les hommes mènent la vie simple, élémentaire en quelque sorte des campagnards. L’idée de sculpture implique l’idée d’une sorte d’état paradisiaque, d’un Éden païen comme celui que les poètes de l’antiquité nous ont montré peuplé de nymphes et de faunes, c’est-à-dire d’êtres dont la conscience se confond encore avec l’instinct, dont l’âme est tout près des sens, et qui sont en rapport presque immédiat avec les forces élémentaires de la nature. Il faut pour modèles à la sculpture des êtres dociles et obéissans aux lois de la nature, ignorans du mal, et que n’ait jamais troublés la pensée du péché ; c’est dans ces modèles seulement que le sculpteur trouvera cette harmonie parfaite et ce repos du corps qui sont les conditions essentielles de son art. Or le modèle vivant n’a de repos qu’à la condition de n’être pas aiguillonné par l’âme, et d’ignorer qu’il est double, composé d’une âme et d’un corps. La sculpture n’exclut pas absolument l’idée de la vie morale, mais elle ne l’admet qu’inconsciente et rudimentaire, et elle exclut forcément l’idée de la vie morale fondée sur le rachat de l’âme par la douleur, c’est-à-dire sur la connaissance du mal. La sculpture est donc impossible dès que l’homme a acquis la beauté pensive.
Hawthorne a développé et montré en action cette vérité esthétique par une fable ingénieuse qui fait le lien de ses différentes dissertations sur l’art. L’atelier de Kenyon, sculpteur américain établi à Rome, était fréquenté assidûment par un jeune homme à peine échappé à l’adolescence, nommé Donatello, comte de Monte-Beni. Il ne se pouvait rien voir de plus aimable que ce jeune Italien, qui cependant n’avait reçu ni une grande beauté, ni de grands dons intellectuels, et dont l’éducation semblait à certains égards avoir été déplorablement négligée. Dès qu’il paraissait, l’atelier était en fête, tous les cœurs se dilataient d’aise, et la belle Miriam, une jeune Anglaise dont il était amoureux, trouvait pour l’agacer ses plaisanteries les plus amusantes. Son charme tenait à sa parfaite candeur et à la profonde sécurité morale dont l’entourait son ignorance du mal. Rien n’était venu détruire l’équilibre de son être ; ignorant la honte, il ignorait le respect humain, et il se livrait, au milieu de la société romaine, aux entraînemens de sa gaieté inoffensive sans plus de souci qu’un jeune lévrier dans les allées d’un parc ou qu’un jeune cerf à l’ombre de sa forêt native. C’était dans toute la vérité de l’expression un enfant de la nature, un jeune faune ou un jeune égipan antique, si bien qu’à force de le regarder ses amis de l’atelier avaient fini par lui trouver une certaine ressemblance avec le Faune de Praxitèle. « Approchez, jeune compagnon du dieu Pan, lui avait dit un jour Miriam, afin que nous sachions si vous avez les oreilles velues de vos frères et de vos cousins des forêts. « Or, circonstance singulière, Donatello avait les oreilles pointues et légèrement velues. Le sculpteur Kenyon avait plusieurs fois manifesté le désir de faire son buste ; mais avant qu’il eût pu accomplir ce désir, l’occasion avait fui. L’existence des faunes est courte de nos jours, même en Italie, leur patrie de prédilection, et ils ont bientôt perdu dans nos sociétés compliquées leur bonhomie et leur simplicité naïves. Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis que Miriam avait constaté les marques de la consanguinité de Donatello avec les divinités champêtres, et déjà pour l’amour d’elle il avait commis un crime. Un personnage d’un caractère équivoque, que l’auteur a laissé dans un demi-mystère, et dont il ne s’est pas soucié d’expliquer les secrets motifs, poursuit Miriam de ses assiduités importunes comme le remords et menaçantes comme la vengeance. Sur un regard de Miriam, Donatello lui fait subir le supplice des traîtres antiques, en le précipitant du haut de la Roche-Tarpéienne. Aussitôt l’acte accompli, le faune commence à disparaître ; les germes d’un nouvel homme ont été déposés en lui par le crime et se développent graduellement. C’en est fait pour jamais de la joyeuse créature en qui revivaient l’innocence et la simplicité perdues des premiers âges. Lorsque le sculpteur Kenyon fait son buste, il demeure frappé de terreur devant l’image qu’il a reproduite trop exactement. Avec les angoisses morales, le visage a perdu son repos, et au lieu de la physionomie insouciante d’un jeune garçon joyeux, ses doigts ont pétri la physionomie énergique d’un homme courroucé.
Tout le roman est contenu dans ce titre Transformation. Ainsi que nous venons de le voir, Hawthorne a voulu montrer comment le faune se transformait en homme, et à quel prix était achetée la vie morale. Hélas ! c’est une triste histoire, car le péché y joue le principal rôle. Pour que l’homme soit enfanté à la haute vie morale, il faut qu’il perde son innocence et son bonheur. La suprême couronne de l’âme, c’est la tristesse ; ce n’est que lorsqu’elle a reçu ce diadème qu’elle a conscience de sa royauté et de sa noblesse. L’histoire de Donatello est l’emblème de ce fait moral. Le récit d’Hawthorne est donc une allégorie qui ne touche à la réalité que par la vérité psychologique. Les circonstances extérieures sont fabuleuses, les incidens dramatiques sont en quelque sorte symboliques. Avec plus de hardiesse que de bonheur, l’auteur a fondé un drame contemporain sur des mythes éternels. Hawthorne ne s’en est pas tenu à la vague ressemblance de Donatello avec le Faune de Praxitèle ; il le fait descendre directement d’une race de faunes qui prit naissance dans les temps mythologiques par l’alliance d’un dieu des bois et d’une mortelle. Le couple heureux habitait une source qui coulait dans le domaine qui fut plus tard celui des comtes de Monte-Beni. Plusieurs fois une naïade était apparue aux ancêtres de Donatello, et les avait informés que sa race était parente de la leur. Une fois même, elle s’était unie intimement à un chevalier de cette maison ; mais un jour qu’il revint vers elle, une tache de sang sur la main, elle plongea dans la source, et jamais plus le chevalier ne la revit. Donatello ne l’avait jamais vue, et pourtant cette fontaine avait été pendant son enfance son lieu de repos préféré ; peut-être la nymphe merveilleuse savait-elle par avance que ses mains seraient un jour couvertes de sang. Personne n’avait jamais douté de l’illustre origine de la famille des Monte-Beni, car dans tout le cours de sa longue existence ses membres avaient toujours présenté une particularité physique ou morale qui révélait en eux le sang des faunes antiques : tantôt c’était l’oreille velue comme chez Donatello, tantôt un caractère dont l’enjouement expansif faisait contraste avec la sombre société du moyen âge, ou une innocence charmante qui jurait avec le raffinement corrompu de la renaissance. Quant à Donatello, son enfance avait été merveilleuse, et les paysans racontaient que sa seule présence suffisait pour illuminer leurs étables et leurs maisons. Il jouissait de dons personnels fort extraordinaires, par exemple celui de parler le langage primitif. Il s’asseyait sur le bord de la fontaine, berceau de sa famille, et il chantait une espèce de mélodie familière caressante, pathétique, que personne ne lui avait jamais enseignée, et qu’il avait trouvée dans les instincts de ses entrailles, lorsqu’il avait voulu exprimer son amour pour sa mère la nature, et les voluptés chastes que lui faisaient éprouver la beauté de son soleil et la fraîcheur de ses bois. Alors les bêtes des forêts sortaient de leurs tanières, les oiseaux quittaient leurs nids, les venimeux reptiles eux-mêmes abandonnaient leurs trous, et tous faisaient cercle autour de lui pour l’entendre. Ce fut un triste jour pour Donatello que celui où, sur la prière du sculpteur Kenyon, il essaya une fois encore la puissance de cet ancien enchantement. Kenyon, qui s’était écarté et caché derrière un arbre pour ne pas effrayer les hôtes de la forêt par sa présence, sentit ses entrailles s’émouvoir et ses yeux se remplir de larmes en écoutant cette mélodie inventée par le génie des instincts ; mais les bêtes des bois ne pensèrent pas ainsi. On entendit les feuilles sèches remuer, on vit les rameaux des arbres s’agiter, mais aucun des animaux dont la présence était trahie par ces indices n’osa s’approcher. « Eux aussi, ils m’abandonnent ! s’écria Donatello en pleurant à chaudes larmes ; ils sentent qu’ils ne sont plus mes frères, et peut-être, si je continuais, les verrais-je se retourner contre moi ! »
L’allégorie est belle et profonde. Il est malheureux, à notre avis, que Hawthorne ait cru devoir la délayer en trois volumes. Cette donnée poétique est ballottée de chapitre en chapitre, prise, abandonnée, reprise et oubliée de nouveau. Condensée en quelques pages, elle aurait tenu dignement sa place à côté de la Fille de Rapaccini et du Serpent du cœur. Hawthorne pouvait faire un de ces contes psychologiques admirables dont il a le secret, il n’a fait qu’un roman d’un ordre secondaire qui ajoutera peu de chose à sa renommée. Il a symbolisé sans y songer les destinées malencontreuses de cette belle idée dans le chapitre de son roman intitulé Sunshine. Ce vin nommé rayon de soleil, propriété exclusive des comtes de Monte-Beni, dont les premiers verres inondaient le cœur de lumière et dont les derniers paraissaient fades, est tout à fait le symbole de cette idée, qui s’est comme évaporée dans les longues pages du récit. L’aventure de Donatello est presque celle de Hawthorne. Le génie qui lui est propre, méconnu par lui, trahi pour des descriptions de musées et de cathédrales, l’a abandonné comme les animaux des bois Donatello. Appelé, il a fait comme eux mine de s’approcher, et on l’entend bruire à travers les feuilles sèches des dissertations esthétiques, mais il n’a pas montré son visage.
Le livre a encore un autre défaut capital, il est obscur, et volontairement obscur, on ne peut démêler pour quelles raisons. L’existence des acteurs du récit est traversée depuis le commencement jusqu’à la fin par un secret qu’il nous est impossible d’expliquer au lecteur, car l’auteur ne l’a pas expliqué, et il a pris soin de nous prévenir qu’il ne savait pas bien lui-même en quoi il consistait. Nous savons bien que ces choses-là peuvent arriver dans la vie réelle, mais un roman est tenu d’être plus explicite que la vie réelle, et nous avons quelque peine à nous contenter des excuses qu’il présente au lecteur à la fin de son livre. « L’aimable lecteur, dit-il, ne nous saurait aucun gré, nous le croyons, d’entrer dans une de ces élucidations si ennuyeuses et en somme si peu satisfaisantes, qui ont pour but d’expliquer les mystères romantiques d’une aventure. Il est trop sage pour demander avec insistance à voir l’envers de la tapisserie, lorsqu’on lui en a suffisamment déployé l’endroit, tissé avec toute l’habileté dont l’artiste était capable, et adroitement placé sous la lumière la plus favorable à l’exhibition harmonieuse de ses couleurs. Si les effets produits sont beaux, brillans, ou seulement tolérables, ce modèle des aimables lecteurs voudra bien les prendre pour ce qu’ils valent, et ne pas déchirer la toile pour la stérile satisfaction de savoir comment elle a été tissée, car la sagacité qui le distingue lui aura depuis longtemps appris que tout récit d’action humaine ou d’aventure soit historique, soit romanesque, est une œuvre fragile, plus aisée à déchirer qu’à raccommoder. L’expérience actuelle de la vie la plus ordinaire est pleine d’événemens qui restent incompréhensibles ; et dont on ne sait comment expliquer soit l’origine, soit le but. » En vérité, l’obscurité qui règne dans le roman donne à réfléchir. Généralement les mystères n’existent que pour le lecteur ; mais ici ils existent pour l’auteur lui-même. Le romancier ne tient pas les fils qui font mouvoir les personnages dont il raconte les destinées. Il y a mieux : les acteurs du drame semblent ignorer eux-mêmes le secret des périls qui les poursuivent et des aventures qui leur sont tout à fait personnelles. Miriam elle-même déclare ne pas savoir au juste quel était le motif de la haine dont la poursuivait ce personnage équivoque que Donatello lança dans l’éternité sur un regard significatif de ses beaux yeux, et en effet, s’il faut en juger par ce qu’elle nous raconte de ce personnage, il est probable qu’il n’en savait pas beaucoup plus long qu’elle. Le plaisir de faire le mal est grand pour certaines natures, et il n’est pas besoin de leur chercher souvent de motifs plus secrets et plus profonds que celui-là, lequel est déjà très suffisamment secret et profond, comme vous l’apprendront tous les moralistes et Hawthorne en particulier. Autre mystère. L’unique témoin du crime de Donatello était une jeune Américaine du nom d’Hilda. Chargée par Miriam de porter un paquet de lettres au vieux palais des Cenci, elle disparut pendant quelque temps sans qu’on pût jamais savoir ce qu’elle était devenue, et plus tard, lorsqu’elle fut de nouveau réunie à ses amis, elle refusa de révéler ce qui lui était arrivé. Ce roman est une vraie mascarade, comparable à celle du Corso, où tous les personnages se rencontrent pour la dernière fois et se parlent sous le masque. Nous ne pouvons même pas savoir si Miriam et Donatello sont unis ou séparés, et l’auteur n’a pas laissé à l’imagination du lecteur le plaisir qui lui est si doux, à la fin d’un roman, de soupçonner l’existence future de ses personnages.
Hawthorne a senti l’Italie et en parle affectueusement, malgré les inévitables préjugés de sa race et de sa religion. Quoique descendant des puritains, il a senti le charme profond de Rome, cette ville dont aiment à médire tous ceux qui l’ont visitée, mais dont, paraît-il, ils ne peuvent s’arracher dès qu’ils y ont habité quinze jours. « Lorsque nous avons quitté Rome de mauvaise humeur, furieux contre la population carnivore des lits de ses hôtels, contre sa mauvaise cuisine, ses rues mal pavées, son éclairage défectueux, etc., nous dit Hawthorne, nous sommes tout surpris de découvrir peu à peu que les fibres de notre cœur sont restées attachées à la ville éternelle et nous tirent de son côté, comme si cette ville était plus réellement y plus intimement, plus familièrement notre patrie que le lieu même où nous sommes nés. » C’est qu’en effet Rome est notre patrie suprême, la patrie où sont nées nos âmes, quel que soit le lieu de la terre où sont nés nos corps. De même que l’enfant n’a aucun souvenir de sa naissance, l’âme n’a aucun souvenir du lieu où elle a été engendrée ; mais lorsque les heureux hasards de la vie la mettent en présence de cette aïeule des villes européennes, un instinct inné lui fait reconnaître sa patrie. Cette ville est sa mère, il n’en peut douter ; il la reconnaît à cette grandeur familière et à cette austérité souriante que possèdent seuls les visages des mères, et qui, de l’aveu de tous les voyageurs, composent le charme souverain qui fait l’inéluctable attrait de Rome. Hawthorne nous le dit, nous nous sentons chez nous, dans la demeure maternelle ; nous n’avons pas de peine à comprendre qu’il en soit ainsi. Partout ailleurs l’homme est l’ennemi ou le rival de l’homme ; ce n’est que là qu’il sent sa consanguinité avec la grande famille humaine, là seulement qu’il se sent un citoyen du monde. Un trait bien marqué du livre d’Hawthorne, c’est son respect pour le catholicisme et son goût très accusé pour la pratique de la confession. Il n’est pas difficile d’expliquer comment ce descendant des puritains est arrivé à admirer le dogme qui fut le plus antipathique à ses ancêtres. C’est un de ces retours imprévus de la logique générale de l’esprit universel qui se joue des prémisses que posent les individus, et qui se charge de tirer des doctrines les plus inflexibles les résultats les plus contraires à ceux qu’elles voulaient atteindre. Hawthorne n’est plus animé de la haine contre Rome qui soutenait ses ancêtres, et privé de cet appui moral, son esprit, qui a hérité de tous leurs dons d’analyse impitoyable, devait inévitablement sentir la raison religieuse et la valeur philosophique du sacrement de la pénitence. Il a assisté à trop d’examens de conscience, il connaît trop les secrets de la pensée, il a trop bien décrit ces momens d’angoisse extrême où l’âme, poursuivie par d’invisibles ennemis, sent le désir irrésistible de proclamer à haute voix devant les foules assemblées sa faute ou son innocence, où l’imagination effarée ne voit de recours contre les monstres de l’enfer que dans la protection de Dieu, pour ne pas comprendre les propriétés calmantes de ce remède religieux. La science d’analyse des puritains se retourne ainsi contre elle-même, et l’excessive susceptibilité de conscience qui fut leur grande vertu finit par donner raison sur ce point à l’église ennemie. Hawthorne n’admet pas la confession comme une pratique habituelle, mais il la regarde comme la seule ressource de l’âme dans certains cas désespérés. Voici un exemple de ces cas exceptionnels. Hilda était une jeune Américaine, protestante fervente, mais d’une tendance mystique que favorisaient la douceur de son caractère et sa candeur absolue. Comme toutes les personnes innocentes qui ignorent la vie, chez elle la religion était plutôt la volupté suprême de l’âme que le remède souverain. La piété, cette vertu charmante qui est plus particulièrement propre au catholicisme qu’à toute autre religion, avait fleuri spontanément dans l’âme de cette fille des puritains. Quoique protestante, elle n’avait à aucun degré l’aversion de Rome, et elle ne se faisait aucun scrupule d’alimenter la lampe qui brûlait devant la madone au pied d’une certaine tour qu’elle habitait. Une pareille âme n’a pas besoin du secours de la confession, car la pureté est sa vie. Oui, mais le jour où cette blancheur d’hermine sera tachée, qu’arrivera-t-il ? Hilda avait vu le crime commis par Donatello, et à partir de ce moment sa conscience ne lui laissa plus de repos. Toutes les craintes qu’ont connues les âmes innocentes l’assaillirent. Parce qu’elle avait été témoin du drame, il lui semblait qu’elle y avait pris part ; parce qu’elle avait vu le crime, il lui semblait qu’elle en était complice. Ce secret, trop longtemps gardé, la troubla bientôt comme un remords. Enfin un jour, à bout de forces, elle se traîna dans cette église de Saint-Pierre où sont semés de distance en distance des confessionnaux pour toutes les langues de la terre, où les hommes de toutes les nations peuvent venir chercher l’absolution de leurs fautes. Elle entra dans celui qui portait pour inscription : Pro anglicâ linguâ, et en sortit l’âme en repos et purifiée des appréhensions qui l’avaient torturée. Elle reçut dévotement, comme la catholique la plus fervente, la bénédiction du vieux prêtre qui avait entendu ses aveux ; mais lorsqu’il la pressa pour qu’elle complétât par une conversion l’action qu’elle venait de faire, Hilda refusa de trahir la religion de ses pères. Le bon prêtre n’insista plus, comprenant sans doute que l’acte d’Hilda était un acte poétique et charmant, inspiré à la fois par la nature et la grâce, et qu’il ne fallait pas flétrir par une pression maladroite sur la conscience.
Avant de cacheter ce long selam et de l’envoyer par-delà l’Océan au sagace Hawthorne, nous ajouterons un court post-scriptum à l’adresse du lecteur. Je sens que j’ai en quelque sorte des excuses à lui faire pour l’avoir entretenu si longtemps des écrits d’un homme qui n’aime à jouer que sur les cordes les plus plaintives, et je dirais volontiers sur la chanterelle du cœur humain. Pour moi, la lecture des livres d’Hawthorne a été une fête, mais pour le lecteur ? J’ai deux excuses à présenter : la première, c’est que le cœur humain ne contient pas seulement des sentimens sains, moraux et robustes, et qu’il en contient aussi de maladifs, d’équivoques et de malingres. L’expression de ces sentimens, pourvu qu’elle soit franche, sincère et vibrante, donne donc droit au titre d’homme de génie aussi bien que l’expression des sentimens les plus saints et les plus irréprochables, car elle ajoute une page à cette grande histoire du cœur humain que recommencent, corrigent et poursuivent de siècle en siècle les poètes et les écrivains. Désirez-vous un critérium infaillible qui vous permettra de mettre à sa vraie place un poète ou un écrivain, lorsque vous serez embarrassé de le classer ? Ne vous laissez pas abuser par l’étiquette des œuvres ni par la hiérarchie des genres ; ne vous demandez même pas si la nature des pensées et des sentimens exprimés vous plaît ou vous déplaît, et posez-vous hardiment cette question : L’auteur n’a-t-il fait que répéter ce qu’avaient dit ses devanciers, sans le corriger, sans y ajouter, ou bien a-t-il eu à dire quelque chose de nouveau qui n’avait pas été dit avant lui ; en un mot, a-t-il écrit quelques feuillets nouveaux des annales morales de l’homme ? Heureux celui qui ajoute quelque chose à cette grande histoire, sous quelque forme que ce soit, même sous la simple forme d’une note (pourvu que la note soit essentielle et qu’elle manquât dans les éditions précédentes de l’œuvre) mise au bas du travail d’un de nos devanciers ! Et il importe peu, je vous assure, que le chapitre ajouté soit gai ou triste, plaisant ou morose ; l’important, c’est qu’il soit écrit, puisque les aventures qu’il raconte et les secrets qu’il dévoile, sont vrais et réels. Tel est le titre avec lequel Hawthorne se présente devant nous : il a écrit un chapitre de cette histoire morale. Le chapitre sans doute n’est pas précisément au plus grand honneur de l’âme et du cœur humain ; mais il est vrai et méritait par conséquent d’être commenté et expliqué, car il n’est pas plus permis au critique et au philosophe d’esquiver une vérité, sous prétexte qu’elle est déplaisante, qu’il n’est permis à l’honnête homme, dans la vie ordinaire, de faire semblant de ne pas voir un fait réel, sous prétexte qu’il est gênant.
Et en second lieu ne peut-on pas tirer une moralité même plus élevée et plus pure de la contemplation des perversités de l’esprit et des travers du cœur que de la contemplation des vertus les plus austères ? N’est-il pas vrai que la connaissance minutieuse du mal peut être un agent plus actif pour le bien que cette répugnance trop superficielle et trop délicate qui se détourne du mal moins par horreur vertueuse que par dégoût élégant ? Les œuvres d’Hawthorne, sagement lues par un esprit méditatif, que le dilettantisme n’a pas trop perverti, et par un cœur que l’expérience a instruit sans le blesser ni le salir, seront donc des agens d’élévation morale plus vraie et plus noble parfois que bien des œuvres plus sévères et plus irréprochables en apparence. Nous pouvons appliquer aux œuvres d’Hawthorne les paroles que le sculpteur Kenyon applique à la fin de son livre à Donatello. Laissons donc l’auteur lui-même expliquer la moralité de ses écrits. « Voilà ce qui cause ma perplexité. Le péché a fait l’éducation de Donatello et l’a élevé au-dessus de lui-même. Le péché, que nous regardons comme la tache la plus effroyable de notre univers, est-il donc, comme le chagrin, simplement un élément de l’éducation humaine qui nous sert à atteindre un état d’âme plus haut et plus pur que celui que nous aurions atteint sans son secours ? Adam est-il tombé, afin de nous fournir le prétexte et les moyens de nous élever à un paradis, plus durable et plus désirable que celui qu’il habita ? »
EMILE MONTEGUT.
- ↑ Voyez Un Roman socialiste en Amérique, Revue du {{1er décembre 1852.
- ↑ Cette remarque ne doit porter que sur les œuvres tout à fait supérieures et sur les hommes hors ligne. Notre antipathie contre certaines œuvres et certains hommes est d’autant plus grande que ces œuvres ou ces hommes expriment plus fortement les formes d’esprit qui sont contraires à la nôtre. Il faut une grandeur réelle pour avoir droit à l’injustice intellectuelle. Un Goethe choque un chrétien comme un ennemi déclaré, un Rubens choque un idéaliste comme un persiflage incarné de ses pensées ; mais rien n’est plus facile que de rendre justice aux petits hommes qui ne sont pas de notre parti et aux petites œuvres qui ont été conçues hors de la sphère où nous respirons.
- ↑ Voyez la livraison du {{1er décembre 1852.
- ↑ M. Forgues, Revue du 15 avril 1852.