Un Romancier californien - Jack London

E. Sainte-Marie Perrin
Un Romancier californien - Jack London
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 171-191).
UN ROMANCIER CALIFORNIEN

JACK LONDON

Les dons les plus rares de création et d’imagination départis à un homme, et des circonstances contraires à leur développement l’empêchant de les manifester pleinement, tel parait avoir été le destin littéraire de Jack London.

Il est mort pendant la guerre, en 1916, et il a fallu le drame dont nous étions alors occupés, corps et âmes, pour que sa disparition passât chez nous inaperçue : car cet écrivain américain comptait des amis en France, où l’un de ses plus beaux livres, The Call of the Wild, « l’Appel de la Forêt, » avait été traduit presque dès sa publication [1], et il nous avait touchés par son sentiment de la grande aventure, par son amour du monde sauvage, vide et vacant, de ce que le mot anglais, intraduisible et plein de prestige, appelle the wild.

Par là du reste, Jack London enrichit une tradition américaine : c’est une lignée nombreuse, aux Etats-Unis, que celle des conteurs d’aventures, depuis Fenimore Cooper jusqu’à Mr. Steward E. White. Mais il se distingue parmi eux, non seulement parce qu’il est le plus brillamment doué et le plus original, mais encore parce qu’il est le chef, l’ainé de tous ceux qui ont décrit ce que l’on peut appeler la vie sauvage moderne.

C’est pour cela, sans doute, qu’il plaît tant aux civilisés : il fait appel, en tout homme, à ses instincts, latents ou avérés, de vie plus audacieuse et plus libre. Le sédentaire rêve, grâce à lui, au coin du feu, de vie nomade et de grands risques vagues ; celui qui a couru le monde retrouve, en le lisant, ses impressions et ses expériences, transformées par l’imagination un peu visionnaire d’un puissant conteur.


Jack London naquit à San Francisco en 1876. Ses parents étaient pauvres, et, pour une raison ou une autre, ne prospéraient dans aucune des fermes où ils s’installaient. L’enfant gardait les bêtes, allant à l’école ici ou là au hasard des occasions. Il avait neuf ans quand ses parents revinrent en ville, à Oakland, et il y resta jusqu’à seize ans. Il faisait des métiers variés, des métiers de petit meurt-de-faim, criait les journaux dans les rues, transportait des sacs de charbon, déchargeait les bateaux. C’était un robuste garçon. Dès cette époque, il commençait à boire de la bière forte, pour faire comme les hommes. En même temps, extraordinairement curieux de lire et avide de s’instruire, il passait ses heures libres dans les bibliothèques publiques. Puis un jour, il quitta la maison.


La magie de l’aventure s’empara de moi, écrit-il. Je ne me suis pas enfui, je me suis simplement en allé. Je rôdai un peu sur les quais de la baie, puis me joignis à une troupe de pêcheurs qui faisaient en contrebande la pêche des huîtres perlières... Ces jours héroïques de la piraterie sont passés ; mais, si l’on m’avait donné mon dû, j’aurais bien gagné là cinq cents ans de prison... Ensuite, je fus matelot au gaillard d’avant sur un schooner ; puis (ironie du sort !) je devins patrouilleur-policier, donnant la chasse aux contrebandiers de la mer ! A cette époque, nombre de Chinois, de Grecs, d’Italiens péchaient illégalement sur les côtes ; les patrouilleurs risquaient souvent leur vie à intervenir dans leurs trafics... mais, quoique n’ayant pas d’armes à ma disposition, je me sentais viril et sans frayeur, lorsqu’il me fallait aborder le bateau des contrebandiers... Plus tard, j’allai, comme marin, sur les côtes du Japon, dans une expédition de chasse au phoque, puis dans la mer de Behring. — Je revins en Californie, convoyai du charbon, travaillai dans une manufacture de jute. Une fois, je voulus de nouveau m’engager sur un bateau ; mais ma chance voulut que je le manquasse : il se perdit corps et biens.


Au temps où il travaillait treize heures par jour à la manufacture de jute, un journal de San Francisco avait ouvert un concours littéraire. London, d’après un souvenir tout vif encore, avait écrit : Un Typhon sur la Côte Japonaise, et avait obtenu le prix. C’était la première amorce de ses réussites littéraires. Sa vocation remontait plus loin ; bien des fois il avait tenté d’écrire, car son cerveau inventait continuellement des sujets d’histoires : mais a-t-on le temps de faire de la littérature quand on doit gagner sa vie comme manœuvre ? Il essaya d’un second envoi, lequel fut rejeté. A son tour, il rejeta, — momentanément,— le démon littéraire de sa vie, et partit à pied à travers les Etats-Unis, qu’il parcourut en vagabond. On l’arrêtait, on le relâchait, il repartait ; il revint finalement en Californie par le Canada. C’est au cours de ce voyage que se fit en lui une assez brutale illumination sociale, et qu’il devint le révolté naïf et violent qu’il s’est montré depuis, prêchant le socialisme sur les places publiques et maudissant dans ses livres les conditions inhumaines du travail.

De retour à Oakland, il se mit à préparer, seul, son admission à l’Université, et fut reçu à Columbia. Il avait alors dix-neuf ans, et travaillait dans une blanchisserie. Il écrit : « Je repassais des chemises, je m’instruisais, et j’écrivais des histoires. C’est une vie usante. Il m’arrivait de m’endormir la plume à la main. Je laissai la blanchisserie, je ne fis plus qu’écrire. Mais, au bout de quelques mois, je compris que je n’arriverais jamais à rien et abandonnai le travail intellectuel. Je me joignis alors à des chercheurs d’or qui partaient pour l’Alaska. Au bout d’une année, je dus quitter mes compagnons, parce que j’étais atteint du scorbut. Avec deux de mes camarades, nous revînmes sur une barque non pontée, voyage de dix-neuf jours pendant lesquels nous fîmes trois mille quatre cents kilomètres. » Mais cette année de vie sauvage l’avait transformé. « C’est au Klondyke, écrivit-il par la suite, que je suis devenu moi-même. Là-bas, personne ne parle. Là-bas, on pense. Chacun se fait son horizon. J’y découvris le mien. »

Au long de cette rude jeunesse, son goût des livres s’accroit toujours. Partout solitaire, partout étonné de l’universelle ignorance de ses compagnons, il dévore au hasard une pâture romanesque dont il ne peut se passer. Pendant deux ans, il n’eut en sa possession que l’Alhambra de Washington Irving, qu’il relisait indéfiniment ; ailleurs, c’était un roman de Ouida, dont la tin manquait, et le feuilleton d’un journal. Mais, à trente ans, il avait tout lu, il était cultivé comme un vieux scholar de l’Est.

Revenu du Klondyke, il ne fait plus qu’écrire ; il invente des contes innombrables. Mais, pendant longtemps, il lutte en vain pour les faire imprimer. Nulle part, on n’en veut. De peu de métier, ne connaissant personne autour de lui qui, peu ou prou, s’intéresse aux lettres, ne sachant pas « comment est fait un éditeur, » il tâtonne, fait d’empiriques progrès. Un jour enfin, un éditeur lui achète un de ses contes cinq dollars, puis un autre trente. En 1900, son premier livre est imprimé. Il a vingt-quatre ans. Dès lors, il écrit, sans arrêt, sans relâche, pendant seize ans. « Partisan, dit-il, du travail régulier et obligatoire, qui ne doit point attendre la soi-disant inspiration, » il entasse les nouvelles et les romans, et bientôt il est comme talonné par le goût de l’argent, par le succès inespéré et considérable.

Voilà cet homme d’aventures devenu une machine à copie. Il est riche. Il s’installe et s’établit comme un bourgeois, se marie, devient propriétaire d’un admirable domaine en Californie, qu’avec une passion de rural il agrandit chaque année, et dans lequel il bâtit une des plus belles villas de la contrée, Glen Ellen, dans la vallée du Sonoma. Cela même n’arrête pas, du reste, son espèce de fureur nomade. Il fait de longs voyages en Europe, séjourne en Angleterre, touche l’Océanie, les mers du Sud, revient et repart. C’est dans l’ile d’Hawaï qu’il meurt, à quarante ans, d’alcoolisme, disent les uns, d’après les autres, de surmenage.

En cette période de seize ans, de son premier à son dernier livre, il en avait composé et publié cinquante... souvent il en paraissait trois dans la même année. Il s’était engagé au Metropolitan qui l’exploitait comme une mine ; et il produisait, vaille que vaille, mille mots par jour. Travail de forçat, dont même les voyages ne le délivraient pas.


Les livres de Jack London peuvent se répartir en trois catégories. Des romans plus ou moins autobiographiques, où il a exprimé sa conception de lui-même et du destin, comme Martin Eden, John Barleycorn, the Valley of the Moon, ou même the Game : on y peut joindre ses études de l’injustice sociale, car tous ces livres sont essentiellement subjectifs. Ensuite, ses récits de voyages, et surtout de voyages en mer, romans comme the Mutiny of the Elsinore, the Sea-Wolf, Turtles of Tasmany, nouvelles comme ces admirables Contes des mers du Sud [2] et ceux des Fils du Soleil [3]. Enfin, de belles histoires d’animaux, où se joue très librement, très à l’aise, son talent, et par lesquels il aura une place dans le monde, éternellement jeune, des créateurs : ses personnages humains sont peut-être trop encombrés de vie physique et peu conscients de leur vie morale ; mais, en revanche, ses animaux sont des personnes, et il les traite avec la plus compréhensive humanité. Jerry of the Islands ; Michaël, brother of Jerry ; the Call of the Wild, sont de merveilleuses histoires de chiens. A ces trois groupes s’entremêlent des romans et des contes qui tiennent de l’un ou de l’autre.

Tous sont pleins d’aventures, d’épisodes, gens et drames pris dans un monde violent et dominé par l’instinct. Jack London, de tempérament sanguin, avait le goût de la force, et la vie toute brutale qu’il fut forcé de mener lui avait fait apprécier la vigueur comme elle le mérite. Il est « pour le fort, » sommairement. Ce qu’il fait dire à l’héroïne de A Daughter of the Snow, Frona Welse, fille d’un juif allemand qui vend des denrées aux pionniers dans l’une des stations d’approche de l’Alaska, il pourrait le dire de lui-même : « C’était pour elle une joie, un délice, de regarder les mâles forts de son espèce, ayant des corps agréables à l’œil de Dieu et des muscles gonflés, prometteurs de travail et d’action. L’homme, pour elle, c’était avant tout un combattant. Ce n’est pas qu’elle fût insensible aux choses de l’esprit. Mais, là également, elle demandait la vigueur. Rien d’hésitant, rien de tremblant, rien de mineur ! »

C’est un réaliste qui aime l’exactitude. Racontant une mutinerie de marins sur un navire, il se rappelle les récits du vieux Fenimore Cooper, et il dit : « Me souvenant de ses histoires, je m’attendais à telle et telle chose, qui n’arrivèrent pas. Les mutineries de Cooper étaient dramatiques, elles n’étaient pas vraies. » Par là il indique lui-même ce qui le différencie de l’ancêtre des conteurs d’aventures.

Ses modèles, ses maîtres, ne sont pas des Américains, mais évidemment des Européens. Ce sont les grands Britanniques Stevenson, Rudyard Kipling, Joseph Conrad, le Polonais devenu Anglais. Moins grand qu’eux, il est de leur race, il avait un peu de leurs dons, et ce ne serait pas un mince éloge que, le lisant, on pensât à l’un d’entre eux, parfois : à Stevenson, pour la poésie de ses histoires des îles océaniques ; à Conrad, pour ce goût profond de la vie maritime, ou pour un même arôme de fumée dans les cabarets de marins des grands ports ; à Kipling, pour des accents aigus et brefs, dans la description et le dialogue.


Le héros de Martin. Eden, qui a jusqu’aux traits de Jack London, est un matelot [4]. A vingt ans, par suite d’un hasard de camaraderie, il est amené un jour dans une riche maison bourgeoise d’Oakland. Il s’y déplaît, et en même temps il est ébloui. Il découvre là un monde insoupçonné, composé d’argent, d’esprit, de bibelots, et de femmes raffinées. Il s’éprend, pour la fille de la maison, Ruth, jeune fille gentille et mièvre, d’une sorte d’idolâtrie tout intellectuelle, qui transforme sa vie.

Pour devenir digne d’elle et être un jour en mesure de la faire sienne, par goût naturel aussi de s’élever, de savoir, il se met à étudier fébrilement. Une telle fébrilité est, dès lors, le caractère dominant de ce Martin Eden, transporté brusquement de la vie physique dure et saine à la vie intellectuelle la plus folle. Il lit, il cherche, il apprend. Quand sa paye de marin est épuisée, il signe un engagement nouveau, puis avec ses gages de mer il revient étudier. Il est en proie aux livres et à la pauvreté. Mais il voit son idole. Il se rapproche d’elle pas à pas. Et il l’émeut. Nullement pour son effort intellectuel, mais pour sa force physique, Ruth est touchée par lui. Elle est impressionnée par sa jeune vigueur, par le rayonnement de sa personne, par sa vitalité, et l’attrait physique la jette un jour aux bras du jeune homme, arrachant à sa prudente petite nature une promesse de mariage, qui ne se peut du reste réaliser que deux ans plus tard, et soulèvera contre elle, bien entendu, l’hostilité de ses parents. Nous voyons ici une jeune fille étrangement libre, qui a de multiples rendez-vous, chez elle ou au dehors, avec ce marin échappé des bagnes ; et quand la mère de cette jeune personne commence à s’inquiéter des conséquences possibles du goût de sa fille pour un homme qui n’est réellement pas « de son monde, » le père objecte tranquillement que sa fille était insensible et qu’elle avait besoin d’être « réveillée. » Ruth se réveille donc. Mais elle n’est pas capable d’une véritable transformation. Les deux ans d’attente qui doivent permettre à son fiancé de devenir un homme présentable étaient trop pour elle. Pendant ces deux ans, au cours de deux cents pages du roman, nous assistons au rapide et ardent développement moral de Martin Éden, et à une lutte inouïe entre son activité littéraire, son travail au milieu de la notre misère, et les « éditeurs » obtus. La répétition même des phases de cette lutte recèle une sorte de grandeur. Ce sont vingt contes, cent contes bientôt, qui voyageront d’un bout à l’autre des Etats-Unis, refusés par les revues, renvoyés à d’autres, s’amoncelant sur la table de bois blanc de l’écrivain, lorsqu’il n’a plus même assez d’argent pour en payer l’affranchissement et les exposer à de nouveaux hasards. Rien ne réussit. De temps à autre, comme un éclair, un chèque minuscule apparaît dans la chambre sordide, — quinze dollars, — dix dollars, — envoyé par une obscure petite revue qui a retenu un conte. Martin Eden s’use, souffre, travaille. Sa fiancée doute de lui, s’entête à lui faire chercher une « situation, » le comprend de moins en moins, et plus d’une fois a honte de lui. En Martin, un orgueil inouï se développe au contraire. Il se sent depuis longtemps supérieur aux amis de Ruth, et il se sentira bientôt supérieur à Ruth elle-même.

Ici nous touchons au chef-d’œuvre. Les éléments d’un drame humain magnifique sont rassemblés. On pense à la Lumière qui s’éteint, on attend la cristallisation de la tragédie. Mais elle ne se produit pas. Jack London, — Martin Eden, — n’a pas conscience de ce qui se passe. Il est débordé par sa propre vie. On songe à ce que dit Pascal du roseau pensant, supérieur à la nature « parce qu’il sait qu’il meurt. » Martin Eden n’en sait rien. Il est pareil aux forces aveugles, il ne les domine pas par ce clair regard désabusé que les hommes dignes de ce nom ont jeté sur le monde déchaîné contre eux. Il est roulé par les vagues universelles. Sa fiancée l’abandonne. Alors, soudain, le rythme change autour de lui, et, sans raison apparente, comme le cas en est fréquent dans les destinées littéraires, ses contes et ses nouvelles atteignent brusquement le succès et il est « porté aux nues » par un public engoué. Il devient riche. Il est aimé, adulé. Mais les ressorts vitaux sont usés en lui. Ruth revient en vain lui redemander son amour. Il doute de l’avoir jamais aimée. Après quelque temps, il veut reprendre la mer. Il sourit de se voir, lui, le matelot qui jadis manœuvrait à l’avant, installé maintenant dans une cabine de luxe. Mais ni ce luxe, ni le voyage, ni l’océan même, ne peuvent secouer son apathie et guérir son dégoût.

« Le jour où la Mariposa passa l’Equateur, le millionnaire Martin était plus malheureux que jamais. Il ne pouvait plus dormir. Etant saturé de sommeil, il lui fallait maintenant rester éveillé et supporter l’aveuglante lumière de la vie. Il allait et venait, inquiet, sans pouvoir trouver de repos. Les torrentielles averses ne parvenaient pas à rafraîchir l’atmosphère humide, accablante. Il souffrait de vivre, atrocement. »

Une strophe de Swinburne lui apprend alors qu’on peut se délivrer de la vie par la mort. Et il se noie, passant par le grand hublot de sa « cabine de luxe, » tombant dans la mer ténébreuse et s’y enfonçant avec une obstination dont le terrible récit est une des beautés du livre.


Quand ses pieds eurent touché l’eau, il se laissa tomber. La mer était semblable à une mousse blanche. Tel un mur sombre piqué de lumières vives, le flanc de la Mariposa glissa le long de lui, très vite. Presque sans qu’il s’en doutât, elle le dépassa, et il nagea doucement dans l’écume pétillante.

Une bonite, attirée par son corps blanc, vint le mordre et cela le fit rire. Elle avait emporté le morceau ; la petite douleur qu’il en ressentit lui rappela pourquoi il était là : l’action le lui avait fait oublier.

... L’instinct de la conservation agissait encore ! Il cessa de nager. Mais dès que la mer eut recouvert ses lèvres, ses mains battirent fortement l’eau pour remonter à la surface. « Le désir de vivre ! » se dit-il en se moquant de lui-même. Mais il avait assez de volonté pour en finir, pour, d’un effort, cesser d’être !

Il changea sa position, se mit debout. Il regarda les étoiles, les étoiles sereines, et expulsa tout l’air de sa poitrine. D’une vigoureuse poussée de ses mains et de ses pieds, il éleva son buste hors de l’eau pour prendre son élan et plonger. Puis il se laissa aller, et descendit, immobile, comme une statue blanche, dans les flots. Il aspira l’eau, profondément, de toutes ses forces, comme un anesthésique. Comme il étouffait, inconsciemment ses bras et ses jambes agrippèrent l’eau avec violence et il remonta à la surface, dans la claire lumière des étoiles.

Désir de vivre ! il lâchait vainement d’empêcher ses poumons qui éclataient d’aspirer l’air. Il fallait essayer d’une autre manière. Il respira à fond, de façon à pouvoir descendre très loin. Puis il plongea la tête la première, nageant de toutes ses forces et de toute sa volonté, de plus en plus profondément. Ses yeux étaient ouverts et il voyait les bonites rapides zébrer l’eau de flèches phosphorescentes. Il espéra qu’elles ne l’attaqueraient pas, car la tension de sa volonté eût pu se relâcher. Mais elles ne s’occupèrent point de lui et il remercia la vie de cette dernière faveur.

Il nagea encore, plus bas, plus bas. Ses bras et ses jambes, rompus de fatigue, ne remuaient plus que faiblement. Il était sûrement à une grande profondeur. La pression de l’eau était douloureuse à ses tympans. Son endurance était à bout, mais il se força à plonger encore, jusqu’au moment où sa volonté l’abandonna, où l’air s’échappa de sa poitrine avec violence. Comme de minuscules ballonnets, de petites bulles, — ses dernières réserves de vie, — glissèrent en rebondissant sur ses joues et ses yeux, dans leur ascension éperdue vers la surface. Puis vinrent la souffrance et l’étouffement. Ce n’était pas la mort encore, il se le dit en oscillant au bord de l’inconscience. C’était encore la vie, cette atroce sensation.

Ses mains et ses pieds, dans un dernier sursaut d’énergie, se mirent à battre, à griffer l’eau, faiblement, spasmodiquement. Mais ils avaient beau faire, ils ne pourraient jamais plus le faire remonter : il était trop bas maintenant, trop loin. Il flottait languissamment, bercé par un flot de visions très douces. Des couleurs exquises, une radieuse lumière l’enveloppaient, le baignaient, le pénétraient. Qu’était-ce ? un phare peut-être ; mais non, cette éblouissante lumière blanche était dans son cerveau. Elle brilla, de plus en plus vive. Il y eut un long grondement. Il glissa sur une pente interminable. Et quelque part, tout au fond, il sombra dans la nuit.


La mutinerie de l’Elsinore (The mutiny of the Elsinore), qui date de 1914, est un roman que London a refait plusieurs fois, avec diverses intrigues, et c’est ce roman-type des longues traversées dramatiques et malchanceuses. Si l’amour du risque a conduit Pathurst sur l’Elsinore, gros cargo de fer qui transporte du charbon d’une côte à l’autre de l’Amérique du Nord, — de Baltimore à Seattle, — en passant par le détroit de Magellan, ce passager amateur est servi à souhait, et son dégoût de la vie s’en trouvera dissipé. L’équipage réuni dans le gaillard d’avant du sinistre bateau est une tourbe humaine d’alcooliques, de dégénérés, de repris de justice, commandés par un capitaine et un second qui se haïssent. Leur antagonisme finit par diviser en deux groupes hostiles les marins. Le voyage est long et dur. Les orages, les « pamperos » de l’Atlantique, à hauteur de la Plata, assaillent le voilier. Doubler le cap Horn demandera six semaines, durant lesquelles la même manœuvre, descendre vers le Sud pour passer au large du Cap et éviter les roches et les falaises de ses abords, est indéfiniment combattue par l’obstiné vent d’Ouest qui souffle en ces parages, et le courant opposé des eaux. Le froid, les blessures, la lutte, épuisent les hommes d’équipage. Combien déjà avaient juré qu’on ne les reverrait jamais au cap Horn !

La mutinerie se produit dans le Pacifique. Le capitaine et le second morts de mort violente, c’est le passager qui a pris le commandement. La lutte est engagée entre le capitaine improvisé et les quelques bandits qui survivent ; entre eux le bateau demeure impuissant, ballotté au gré de la mer, pareil à une épave, les voiles gisant sur le pont, les quatre mats de fer dressés inutiles ; par bonheur, le temps est mou ; le bateau suit sans guide, mais sans tempête, les courants qui le mènent et le ramènent. Finalement, les hommes du bord sont vaincus par la faim et Pathurst débarque à Seattle un équipage prisonnier. La randonnée de l’Elsinore avait duré huit mois.

Plus encore que cette suite d’incidents tragiques, de drames enchevêtrés, c’est la sensation de monotonie de ce périple en mer qui donne au récit un caractère de détresse, et qui en fait la grandeur. Le lecteur a l’impression qu’il a vécu sur ce navire en proie aux éléments, en butte au soulèvement des profondeurs, manœuvré sans répit, entouré des souffles infinis dont il faut se défendre ou se servir, et revêtu, comme d’une chappe pesante, tantôt de la chaleur implacable, tantôt du froid des régions antarctiques.

Le goût de brutalité qu’avait Jack London se satisfait dans ces histoires maritimes, dans l’Elsinore comme dans Le loup de Mer. Au cours de la traversée de l’Elsinore, trois « revenants de la mer, » embarquent soudainement avec un paquet d’eau. On est aux environs du Horn ; ces inconnus sont des naufragés, mais vivants, qui se débattaient sans doute dans l’eau depuis plusieurs heures ou plusieurs jours. La violence de l’eau les a jetés sur ce navire qui passait, comme elle y avait jeté une heure auparavant un baril de rhum. D’où viennent-ils ? On n’en saura jamais rien, car ils parlent une langue que personne ne connaît à bord. Ce sont des blancs, c’est tout ce qu’on sait d’eux. Comme ils sont venus en grand mystère, en mémoire du Flying Dutch on les a baptises Hollandais.

Les dégénérés que sont les marins de l’Elsinore sont naturellement portés à la cruauté. Ayant capturé deux jeunes requins, ils se distraient à les éviscérer tout vivants. Après l’horrible opération, l’une des bêtes agonise encore. Les marins, par plaisanterie, mettent son cœur entre les mains de Pathurst, qui s’était détourné du spectacle ignoble. Pathurst bondit de dégoût et laisse tomber ce cœur ; puis, se dominant, il le reprend pour le jeter à la mer. Mais, nerveux, il ne réussit qu’à l’envoyer sur le pont, où il reste dans un coin. Or ce cœur de bête bat ; Pathurst n’a plus le courage d’y toucher, mais il ne cesse de le regarder ; le muscle, remonté comme un mouvement d’horlogerie, continue son spasme rythmé. Pendant ce temps, les hommes rejettent à la mer le requin éventré, chez lequel un reste de vie persiste. La bête tente faiblement de plonger, mais remonte malgré elle à la surface, où d’autres requins l’aperçoivent, et, se précipitant sur cette proie, la dévorent. Le cœur poisseux, contre le bastingage du bateau, bat toujours, de son absurde pulsation.

Edgar Poë eût été curieux de ces affreux mystères. Ailleurs, London a conté d’autres épisodes voisins du cauchemar, les batailles secrètes de l’homme et des loups dans le Wild du Nord, où ce n’est pas toujours l’homme qui est le vainqueur. White Fang s’ouvre par un de ces combats ; c’est un autre qui fait tout le sujet de l’Amour de la Vie [5]. Un homme était perdu dans les neiges du Klondyke. Son compagnon, qui portait les vivres, s’était séparé de lui : ils n’avaient pu se retrouver. Celui-ci ne possède que des allumettes : il se nourrit d’eau chaude, mais il meurt graduellement d’épuisement, et sa faiblesse devient en quelques jours extrême. Il ne voit point de chemin et marche à l’aventure devant lui. Un loup se met alors à le suivre et à le guetter. Mais ce loup est aussi affamé et aussi faible que lui. Une mourante rivalité s’établit entre eux. Bientôt l’homme ne peut plus marcher qu’à quatre pattes, comme le loup. Ils se traînent, l’un près de l’autre, l’un derrière l’autre ; si l’un tombe, l’autre vient le flairer pour voir s’il est mort ; car l’un des deux doit survivre et se nourrira du compagnon devenu cadavre. Le fameux axiome japonais sur « celui qui durera un quart d’heure de plus que l’autre, » reçoit ici une application stricte. Nul n’a la force de tuer son ennemi. Bientôt ils ne peuvent plus même remuer ; peut-être mourront-ils en même temps. Soudain, l’homme à l’agonie se renverse en arrière et ne bouge plus. Alors le loup, lentement, se relève et le flaire. Mais l’homme retrouve un vestige d’énergie sous le souffle menaçant de la bête, il ouvre la bouche, et mordant l’animal au cou, il boit le sang qui coule. La bête défaille et tombe. Le lendemain, l’homme se remet à ramper ; et comme, par hasard, il allait vers la côte, il est aperçu et sauvé.

C’est pourtant lorsque Jack London ne se laissait pas trop entraîner par le goût de l’épisode pur, du drame physique où l’on sent que, l’aimant lui-même, il provoque sans peine un frisson attendu par le lecteur, c’est alors qu’il touche à une plus réelle beauté. Dans les Contes des mers du Sud, il devient presque un égal de Stevenson, par sa description vivante et forte des paysages de la mer, par sa curiosité qui s’affine, par des frémissements devant d’autres problèmes que ceux de la farouche lutte pour la vie. Manquant toujours de cette forme parfaite qu’il a l’air de n’avoir pas cherchée, qu’il n’a peut-être pas soupçonnée, — et pourtant il aimait les grands styles d’écrivains, — il atteignait dans ces nouvelles et ces contes à un autre style, celui des évocateurs, qu’ils soient romanciers, peintres ou musiciens. Ainsi en est-il dans ses deux volumes de contes en mer ; ainsi, également, en ces deux remarquables nouvelles d’un autre livre, Strength of the Strong (la Force des Forts), deux nouvelles qui, l’une et l’autre, ont trait à l’Irlande. Ce pays est de ceux qui possèdent un charme, presque une magie, et les sensitifs s’en voient saisis avant d’en pouvoir démêler les causes. Le passant qu’a été Jack London, — sans doute au cours d’une croisière, ou pendant un séjour en Angleterre, vint-il sur ces côtes, mais, à le lire, il semble plutôt qu’il les ait hantées de son bateau même, car il décrit surtout ces petites îles qui se pressent tout autour des rivages irlandais, — ressentit ce charme et a su l’exprimer.

Le premier de ces deux contes est le retour à la terre irlandaise d’un navigateur. Il ne fut sur la mer, dit London, qu’un « laboureur. » S’il a peiné, s’il a couru le monde, mené une existence d’une dureté intolérable, c’est pour pouvoir louer des champs. Il était cadet, il n’eut point l’héritage paternel. Au cours de ses navigations, il n’a cessé de rêver à cette petite ferme de l’ile Mc Gill vers laquelle aujourd’hui il s’achemine enfin.


Le capitaine Mac Ebrath n’aimait point la mer, ne l’avait jamais aimée. Il en tirait sa subsistance : la mer n’était que cela, un endroit où l’on gagne sa vie, comme est pour d’autres la banque, le moulin, la boutique. Le Romanesque n’avait pas chanté pour lui de sa voix de sirène, l’Aventure n’avait point surexcité son sang. Il manquait d’imagination... Et maintenant du pont du Tryaspic, dont il était le capitaine, il regardait le port de Dublin dans lequel ils allaient entrer...


L’autre histoire d’Irlande, Samuel, mêle à la vie ce que les Irlandais y mêlent toujours, une rêveuse superstition. Une femme a mis au monde une série d’enfants et les a perdus, et, trois de ces enfants, elle s’obstinait à les appeler Samuel. Un malheureux frère de cette femme avait porté ce nom. Samuel Dundee s’était marié un jour, puis la semaine d’après, était parti en mer, en même temps que deux de ses amis mariés à la même époque que lui. Leur église était neuve, le desservant nouveau, les formalités mal remplies et les trois mariages furent déclarés nuls par le trop scrupuleux ministre de la petite paroisse. Les trois femmes sont atterrées. Albert Mahan revient le premier, son bateau n’avait pas encore passé le port de Dublin. Eddie Tro rentre six mois plus tard, mais Samuel Dundee ne reparaît pas…

Au bout de deux ans, on déclare son bateau perdu, corps et biens ; le Lloyd l’inscrit comme disparu ; la femme cesse de recevoir la moitié de sa paye de la Compagnie d’affrètement. Elle a un enfant. Elle se croit non mariée, elle croit son fils un enfant naturel, et elle se jette avec lui dans la baie. Mais Samuel Dundee n’était pas mort. Après trois ans d’absence, on le voit reparaître : en apprenant ce qui s’est passé, il se tue sur la tombe de sa femme et de son enfant, injuriant le pasteur qui a été la cause de tout le mal, et blasphemant la religion. Sa sœur, Margaret Henan, met au monde un garçon et en dépit du blâme général, le nomme Samuel. N’est-ce pas un défi, car le Malin, le Pervers, s’est certainement mêlé de la mort de Samuel Dundee ?

Le premier fils de Margaret Henan meurt du croup. Un second, nommé encore Samuel, tombe à deux ans dans une cuve d’eau bouillante ; son troisième enfant est une fille ; le quatrième, un garçon : c’est de nouveau Samuel. Celui-ci vit, grandit, prospère, et sa mère est orgueilleuse de lui. Elle met au monde d’autres enfants, des garçons, des filles, onze en tout. Elle a trente-cinq ans. Samuel devient un homme, se fait instituteur dans le pays. Le sort n’est-il pas conjuré ? Non, car ce maître d’école apprend en secret la navigation. Il n’a pas de goût pour la vie terrienne, et il part. Quatre ans plus tard, il est emporté par une lame sur le pont du navire dont il est second-maître.

Margaret Henan, à ce coup, ne se décourage pas ; et bien qu’elle ait quarante-sept ans, elle décide qu’elle enfantera un nouveau Samuel. Cette fois, le village la croit folle et maudite. Elle met au monde un fils qui, d’abord, paraît sain et même remarquablement gros. Mais c’est un idiot et un monstre. A trois ans, au lieu de parler, il brait, et quelques années plus tard, son père le tue et se pend. Margaret Henan, devenue une vieille femme, n’a ni murmure ni remords. Comment en aurait-elle ? Tout ceci n’est-il pas voulu par Dieu ?

Et vit-on jamais qu’un nom porte malheur ? Avec la désarmante douceur des gens de sa race, elle s’incline, « dans sa lente certitude de l’éternité, » dit Jack London. Est-ce que Dieu qui dirige le cours des étoiles, explique la femme, s’est mis à mépriser Margaret Henan et à envoyer une grande vague du cap Horn pour jeter son fils dans l’éternité, simplement parce qu’elle l’avait baptisé Samuel ?

— Mais pourquoi Samuel ? dit l’interlocuteur.

— Sait-on pourquoi quelque chose vous plaît ? répond-elle, et après avoir parlé des goûts mystérieux, elle donne cette musicale explication : » J’aime Samuel, j’aime beaucoup Samuel. — C’est un doux nom, il y a dans le son de ce nom quelque chose qui roule merveilleusement et qui passe la compréhension. »


Jack London est mal à l’aise dans l’atmosphère du monde, et gêné, à court d’expression, quand il met en scène des hommes et des femmes qui ont appris à cacher leurs sentiments. Les deviner, il n’y réussit point, et un roman comme The Little lady of the Big House fait apparaître une si enfantine psychologie qu’il semble que ce livre ne puisse être du même auteur que le Loup de Mer ou les plaidoyers passionnés pour les travailleurs de Londres ou d’Amérique. Le roman intitulé Burning Daylight est curieux à ce point de vue : le héros, dès qu’il se civilise, cesse d’être intéressant. Il agit, mais son âme est si rudimentaire que nous trouvons une insupportable médiocrité à ses amours et à ses aventures. C’est vers les êtres tout à fait simples que l’écrivain se réfugie, par eux qu’il s’évade d’un monde trop difficile et trop compliqué, où il n’a pas accès ; près d’eux, au contraire, il se sent tellement en confiance qu’il les transfigure volontiers, les faisant, soit plus brutaux que nature, ainsi que nous l’avons vu, soit plus gracieux ou plus expressifs. C’était là chez lui un romantisme inconscient ; et c’était aussi un sentiment réel de la poésie. Aussi s’en est-il admirablement servi pour peindre « nos frères inférieurs » les animaux. Là il est libre, et il les décrit non pas avec une fantaisie spirituelle, — car Jack London n’eut point d’esprit, — mais avec une admiration attendrie.


Ce juif morose, Nishikanta, quand il avait fini de se quereller avec tous les gens du bord, il prenait ses pinceaux et il essayait de peindre la mer... Mais il se mettait tout d’un coup dans une rage folle, déchirait ses dessins, les piétinait, et partait chercher son fusil automatique de gros calibre. Là perché sur le haut bord de la proue, il visait les marsouins, les dauphins et les albacores. Cela le soulageait-il donc d’envoyer une balle droit dans le corps de quelque jaillissant poisson aux splendides couleurs, d’arrêter à jamais sa mobilité éclatante, et de le voir se retourner sur le côté et couler lentement dans la mer profonde ?

Parfois, lorsqu’une tribu de baleinaux s’ébattait aux alentours, Nishikanta se laissait aller à la joie de faire du mal. Au hasard de la bande, il lui arrivait d’en toucher une vingtaine. Les balles leur mordaient la chair comme un coup de fouet, et l’on voyait l’animal surpris faire un bond en l’air, ou bien, sa queue tournoyant comme une hélice, plonger sous la surface, chargeant furieusement à travers l’océan, faisant mousser la mer à son passage [6].


Voici la description d’une conquête, — et d’un vol, — de chien (un terrier irlandais) par le steward Dag Daughtry, au cours d’une escale en Océanie à Tulagi.


Dag voit ce soir-là le chien sur la plage.

— Hullo, chien de blanc ! Que fais-tu ici dans ce pays de noirs ?

Michaël affecta l’indifférence et la dignité, mais ses oreilles agitées et la bonne humeur de ses yeux brillants montraient qu’il avait compris. Dag Daughtry était de ces hommes qui connaissent un chien dès qu’ils le voient ; aussi rien de ceci ne lui échappait-il. On déchargeait des baleinières. Il examinait l’animal à la lueur des lanternes que portaient les négrillons.

— Un bon chien, et un chien de valeur.

Il regarda autour de lui ; personne ne le voyait.

Un second coup d’œil au chien acheva de le décider. On entendait des bruits d’aviron qui annonçaient l’arrivée d’un nouveau bateau. Il s’en alla négligemment, à une centaine de pas, et s’assit sur le sable.

Un petit piétinement, quelques reniflements légers. C’était bien : le chien l’avait suivi. L’homme allongea la main et saisit à pleine paume la tête et l’oreille de la bête. Oh ! nulle menace, mais nulle pusillanimité. Un geste cordial et confiant ; le chien eut confiance. De la rudesse sans brusquerie, de la protection sans bassesse. Un homme, non un tyran. Et une voix joviale se moquait de lui.

— Parfait, chien ! ne t’en va pas, tu attends des diamants sans doute, on va t’en donner.

Il allume sa pipe et fait semblant d’oublier le chien, mais il ne cesse de le regarder, de ses petits yeux bleus sous ses gros sourcils.

Et Michaël souffrit parce que ce délicieux dieu à deux jambes ne s’occupait pas de lui. Il le tenta par « l’invitation à jouer, » le museau contre terre, les pattes allongées, le ventre incurvé, un petit bout de queue faisant des signaux allègres.

Et l’homme ne bougeait pas ! C’était une vraie scène d’amour. Il n’y manquait même pas la basse intention de trahir. Michaël voulut s’en aller, mais l’homme le retint rudement.

― Ici, chien, dit-il.

Puis, nonchalamment, il laissa tomber sa main sur l’oreille de Michaël, et de ses doigts au contact affiné par une sensitive sympathie il commença de caresser la base de cette oreille sur la peau tendue du petit crâne. Michaël aima cette caresse intime, et dans le plaisir, tout son corps ployé frissonnait... Les oreilles, les épaules, les flancs, la queue, les reins furent successivement caressés par les doigts magiques... Quand Michaël fut bien dans l’extase, Dag Daughtry le soupesa, le laissa retomber, reprit sa pipe... Et le chien vint allonger son museau sur les genoux de l’homme.


Le destin de ce confiant animal est fort pitoyable. D’abord heureux à bord avec son cher maître le steward, un naufrage les force à débarquer. Rapatriés à San Francisco, l’homme et le chien ne se quittent plus : car Michaël est un « chien ténor, » un chien « qui chante, » qui accompagne, d’un hululement modulé et rythmé, les romances de Dag Daughtry, Roll me Down to Rio ou Home, Sweet Home, et qui émerveille le public des bars de Frisco. Mais, à bord, où se trouvait un Papou, le steward a contracté la lèpre, et tandis qu’il s’en va vers une maladrerie lointaine, le pauvre Michaël est vendu au directeur de l’un de ces grands élevages d’animaux dressés, où, malgré toutes les apparences de l’hygiène, ils sont soumis à de révoltantes tortures. London parle de ces établissements américains avec autant d’indignation, ou presque, que des slums anglais.

Le livre qui passe pour être son chef-d’œuvre, l’Appel de la Forêt (Call of the Wild), est également, on le sait, une histoire de chien. Mais, là une ample poésie, celle de la vie sauvage, de l’aventure de l’or, du mystère des origines ancestrales, transfigure le petit drame. En fait, ce livre est unique dans la littérature des Etats-Unis. Il est à part, il y répand comme un parfum, une odeur âpre et fraîche. Le grand chien Buck, colosse croisé de Terre-Neuve et de colley écossais, semble, dans la vie civilisée qu’il mène chez ses maîtres citadins, n’avoir plus rien conservé de l’héritage de ses lointains aïeux les loups. Mais, au moment de la grande poussée vers le Klondyke, alors que les chiens capables de tirer les traîneaux sont achetés à prix d’or, Buck est volé et vendu à des pionniers. C’est là dans la forêt, qu’un étrange appel le sollicite, auquel il cède peu à peu, quittant le camp d’abord pour une nuit, retrouvant les loups, revenant au camp, et finalement s’abandonnant à l’attrait invincible et fuyant pour toujours.


Le murmure des eaux délivrées chante dans la forêt. Le printemps va passer sur le Nord. Parfois Buck prend sa course au hasard, sollicité par un appel mystérieux, mais pressant et formel. Cependant, là où finissent les vestiges de la vie connue, à l’entrée de la contrée vierge, Buck est retenu par un autre sentiment, l’amour pour son maître, et il rentre parmi les humains.


L’été passe, hommes et chiens traversent les lacs bleus des montagnes, subissent les terribles orages arctiques, et hivernent dans une vallée désolée, où l’or abonde. Les chiens, pendant plusieurs mois d’hiver et de printemps, n’ont plus rien à faire, et c’est alors que Buck entend « l’appel du monde sauvage. »


Mû par un pouvoir plus fort que sa volonté, il hume avec ivresse la senteur de la mousse fraîche et des longues herbes qui couvrent le sol noir des forêts. Il demeure des journées entières derrière un tronc d’arbre, guettant tout ce qui bouge, insectes, animaux au poil fauve. Il rentre au camp, et il dresse l’oreille. Soudain il bondit et file droit devant lui, court pendant des heures sous la voûte des bois. Une nuit, il est réveillé en sursaut ; il se dresse, alerte, les yeux brillants, les narines frémissantes. L’appel se fait entendre, tout près cette fois, plus clair et plus net que jamais. Est-ce le long hurlement d’un « chien indigène ? »

Rapide et silencieux comme une ombre, il quitte le camp endormi et s’élance sous bois. En approchant de l’être inconnu qui l’appelle, il ralentit son allure et s’avance prudemment.

Tout à coup, au cœur d’une clairière, il voit, assis sur ses hanches et hurlant à la lune, un loup de forêt, long, gris et maigre.


Après des approches méfiantes, une subite compréhension s’établit entre eux : « le loup cessa de montrer les dents, il laissa Buck lui flairer le museau, et ils se mirent à jouer ensemble, de cette façon nerveuse et timide qui semble démentir la réputation de férocité des bêtes sauvages. »

Buck est parti pour jamais, et le camp des pionniers saccagé par les Indiens, mais la légende de Buck commence. Les maigres tribus qui habitent ces contrées parlent d’un chien géant, d’un « Chien-Esprit » qui mène la bande des loups, plus rusé qu’aucun d’eux.


Les hommes le redoutent, car il ne craint pas de venir marauder jusque dans leurs camps, renversant les pièges, tuant les chiens, s’attaquant aux chasseurs mêmes. Parfois ceux-ci ne rentrent pas de la forêt, on trouve leur corps sans vie, la gorge ouverte. Il est « l’Esprit du mal. » Tous évitent la vallée où les pionniers blancs furent massacrés jadis, car la présence du visiteur des bois y jette l’épouvante... C’est, dit-on, un loup géant, à la fourrure superbe, à la mine hautaine et dominatrice. Il s’avance jusqu’à une clairière où des sacs en peau d’élan à moitié pourris dégorgent sur le sol un flot de métal jaune, et avec un long hurlement, dont la tristesse glace le sang, il reprend sa course vers la forêt profonde qui est désormais sa demeure.


C’est autour de ce petit livre charmant et nostalgique que s’est fait l’accord du public américain sur le nom de Jack London. Pour tous ses autres livres, la critique des Etats-Unis est indécise à son égard. Elle flotte entre l’éloge et le blâme, — ainsi qu’elle l’a fait si longtemps à l’égard de Poë, de Whitman. Et l’immense suffrage populaire qui lui a valu des éditions et des tirages presque fabuleux ne dissipe pas, au contraire, le malentendu qui a existé entre ses compatriotes et lui. L’attention que lui accorda l’étranger, — l’Angleterre et la France, — désignait cet écrivain puissant et prolixe comme un artiste, alors qu’aux, Etats-Unis on l’eût considéré volontiers uniquement comme un amuseur de ces innombrables « classes moyennes » où se recrutent les lecteurs des magazines illustrés, et placé au rang où nous mettrions en France, par exemple, un grand feuilletoniste.

Jack London eut toute sa vie, au point d’en souffrir au milieu même de ses succès, le sentiment de valoir mieux que son œuvre, et de porter en lui des œuvres plus originales, qui n’eussent été ni goûtées, ni comprises, ni surtout « achetées. » Comme le succès, avec ses conséquences matérielles, avait comblé ses longs désirs, et qu’il en avait pris le goût et le besoin, il produisait, afin de recueillir de nouveaux suffrages, et, surtout, encore plus d’argent, des romans parfois « bâclés » en trois mois, tantôt bons, tantôt médiocres, mais qu’il jugeait tous indignes de lui. Alors il maudissait les éditeurs qui suivent le goût du public, et ce goût même qui exigeait de lui de telles besognes.


Ne m’appelez pas artiste, disait-il à son ami Emmanuel Julius [7], je ne suis qu’un assez bon artisan. Je hais ma profession. Vous croyez que je ne dis pas la vérité ? J’ai choisi ce métier, mais je le hais !

Je vous assure, disait-il encore, que ce n’est pas parce que j’aime la littérature que j’écris. Je la méprise. Je ne pourrais pas trouver de mots qui disent là-dessus mon dégoût. Mais cette besogne me rapporte (oui, cette besogne). Mes livres et mes contes produisent une masse d’argent. Pour mon goût, j’aimerais autant creuser des tranchées le double d’heures par jour, si cela rapportait autant. Je suis sincère lorsque je dis que mon métier m’écœure. Ce que les éditeurs-capitalistes me demandent, je le crache de mon cerveau. Les éditeurs n’admettent que ce que le public admet, — et la vérité n’intéresse pas les gens. A quoi bon se casser la tête contre les murs ? On donne aux gens ce qui leur plaît. Sachons bien que ce que l’on aime, soi, ce à quoi on croit, ne sera jamais objet de marché.

Je suis las de tout. Je ne pense plus au monde, ni à la révolution, ni à l’art d’écrire. On dit que je suis un grand rêveur : oui, je rêve à mon ranch, à ma femme, je rêve de bonnes terres et de beaux chevaux. Je rêve aux belles choses que je possède dans la Sonoma. Et j’écris pour en posséder de nouvelles. Parfois je fais un livre uniquement pour acheter un étalon. Mon troupeau m’intéresse plus que ma production.


Ce dénigrement amer indique un mécontentement de soi-même assez profond. Jack London, avec ses magnifiques dons, a peu d’art : est-ce en cela qu’il fut déçu de lui-même ? Il pouvait se juger. Il lisait beaucoup. On en a la preuve dans l’amusant étonnement qu’éprouva un universitaire de Boston qui, allant voir Jack London en Californie, s’attendait à trouver « un sauvage de l’Ouest, » et admira à Glen Ellen une magnifique bibliothèque, dont le possesseur, ledit sauvage, était un homme « quatre fois » plus cultivé que lui [8].

Est-ce, par ailleurs, que London avait une conception personnelle de la vie, qu’il n’exprima pas ? On peut se demander, d’après ses livres, ce qu’eût été cette conception. Rien ne l’indique ; elle pouvait être très pure aussi bien que très brutale ; se réclamer aussi bien de l’une que de l’autre tendance. Jack London fut longtemps un révolutionnaire, toujours un révolté, et cela est indiqué dans ses livres, indirectement. Mais il fut aussi un rêveur et un poète. Aux Etats-Unis, il est vrai, le règne de la convention (conventionalities) est si étrangement souverain qu’un romancier y peut gémir d’être obligé de déguiser sa plus intime pensée pour que son œuvre « cadre » avec une opinion très fixée, — étroite, tyrannique même, — aussi bien s’il se sent porté vers le lyrisme que vers le naturalisme.

Comme l’Amérique, en effet, possède un ensemble cohérent de lois et d’habitudes, elle n’a jusqu’ici vraiment aimé que ce qui n’en choquait aucune. Aussi ce pays de surprenant progrès matériel est-il, en art, étonnamment traditionaliste. Ce qui est inconnu, original, ne lui plaît pas forcément de prime abord. L’Amérique a besoin, lorsqu’elle lit, de se sentir dans une atmosphère familière, rassurante. C’est ainsi qu’elle a mis tant d’années à « accepter » comme sien le poète Walt Whitman.

Pourtant, parfois, il lui nait un de ces grands inquiets, un de ces cœurs, de ces esprits insatisfaits, un de ces hommes qui, en art, sont des individus et non pas des membres d’une société, des hommes qui aimeraient tout secouer autour d’eux. L’Amérique les a, jusqu’ici, peu utilisés. Ils la scandalisent. Cependant, à la longue, les meilleurs deviennent pour sa vie intellectuelle des ferments.

Dans un livre intéressant, rempli d’aperçus nouveaux et de renseignements, le critique américain M. Waldo Franck a étudié l’esthétique actuelle de son pays [9]. Venant à Mark Twain et à Jack London, qu’il appelle des pionniers, il expose leur cas : l’un et l’autre s’évadant de leur véritable tâche qu’ils ne se sentent pas la force d’entreprendre. Il estime que Jack London « fut physiquement un homme et profondément un enfant, »

Un enfant, ou un romantique ? Dans une petite note, M. Waldo Franck raconte que, les amis de Jack London parlant de nouvelles que celui-ci aurait écrites et jamais publiées, M. Franck lui demanda ces nouvelles pour une revue qu’il dirigeait. Jack London répondit qu’il n’avait rien de tel ; que, si l’Amérique avait pour les livres intéressants autant d’avidité que la France, sans doute en eût-il composé... Ainsi, il n’avait rien écrit qui fût selon son véritable attrait ! Et il en accusait son pays et son temps...

De reporter ainsi au compte du destin des obstacles qui existaient surtout en lui-même, London peut bien être appelé un romantique d’outre-mer ; d’autant qu’il est romantique aussi par le goût de l’excès et l’amour de l’effet. Il fut un de ces hommes, à l’imagination véhémente, qui ressentent de confus désespoirs sans réussir à les dominer. Peut-être, dans sa jeunesse, avait-il entendu quelque Muse, quelque Sirène, une descendante de la Chimère qui parlait cent ans plus tôt dans les bois de Combourg. Et il fut ensuite toute sa vie mécontent de lui-même, parce qu’il ne pouvait plus se rappeler exactement ce qu’elle lui avait dit. Seul l’écho de sa voix subsistait... C’est peut-être une faiblesse chez un artiste que de ne pas savoir tout rejeter pour suivre ces séduisants appels. Mais c’est un privilège, c’est un don de l’esprit, que de les avoir du moins entendus et de ne pouvoir plus les oublier.


E. SAINTE-MARIE PERRIN.

  1. A la Renaissance du Livre, avec une préface par M. Paul Bourget.
  2. South Seas tales, 2 vol.
  3. Sons of the Sun.
  4. Martin Eden, public en 1909. Traduit en français par Claude Cendrée, Paris, édition française illustrée, 1921.
  5. Traduit en français par Paul Wentz, et paru dans l’Illustration.
  6. Mickaël, Brother of Jerry.
  7. Current Opinion, janvier 1917.
  8. National Magazine, décembre 1912, Jack London, by George Wharton James.
  9. Notre Amérique, traduction Boussinesq, à la Nouvelle Revue française.