Un Roman de mœurs sous Néron - Le Satiricon de Pétrone

Un Roman de mœurs sous Néron - Le Satiricon de Pétrone
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 320-348).


LE SATIRICON DE PÉTRONE


I.

Il est difficile aujourd’hui de parler de Pétrone, et l’on ne peut guère s’occuper de lui et de son livre sans commencer par en demander pardon au lecteur. Au XVIIe siècle, on n’avait pas les mêmes scrupules ; on le lisait alors et l’on en parlait sans contrainte dans la meilleure compagnie. Le grand Condé en faisait son étude ordinaire, Saint-Évremond le mettait au-dessus de tous les écrivains latins, et Racine, presqu’au sortir de Port-Royal, le citait familièrement dans ses lettres. « C’est un air à présent, disait un des traducteurs du Satiricon, et particulièrement entre les personnes de qualité, que d’aimer Pétrone et d’en savoir les beaux endroits ; » il prétend même qu’il ne l’a traduit que pour céder aux sollicitations des dames, qui souhaitaient comprendre un auteur dont on leur faisait de si grands éloges. C’est aller sans doute un peu loin que de proposer Pétrone à l’admiration des dames, mais il ne faut pas non plus trop céder aux répugnances qu’il inspire. S’il est très peu moral, il n’en est pas moins fort instructif ; l’antiquité ne nous a guère laissé de livre plus curieux, et l’on se priverait, en refusant de le lire, d’une source fort abondante de renseignemens et d’informations.

Par malheur, l’ouvrage de Pétrone nous est arrivé dans un fort mauvais état. Nous en avons perdu plus des trois quarts[1], et ce qui nous reste a donné lieu à des controverses de tout genre. Nous n’en connaissons pas exactement le titre : celui de Satiricon, sous lequel il est connu, ne paraît pas être le vrai, et il est assez probable que l’antiquité lui donnait le nom plus simple et plus général de Satire[2]. On a beaucoup discuté aussi sur l’époque où il a dû être écrit. Niebuhr le croyait du temps d’Alexandre Sévère ; quelques critiques le reculent même jusqu’à l’époque de Constantin, tandis que d’autres veulent qu’il soit de celle d’Auguste. C’est, comme on voit, une différence de trois siècles. Aujourd’hui on s’accorde à croire qu’il a été composé sous Néron. Cette date est celle qu’assignent à l’ouvrage la façon dont il est écrit et les allusions historiques qu’il renferme. À la manière dont l’auteur combat Lucain et dont il imite Sénèque, on ne peut douter qu’il ne fût leur contemporain. Quant au nom qu’il portait, aucun doute n’est permis : les manuscrits et les grammairiens l’appellent tous Petronius Arbiter.

Ce nom rappelle aussitôt à l’esprit celui d’un personnage qui joua un certain rôle sous Néron, et dont Tacite nous a raconté la fin. T. Petronius était un de ces débauchés, comme il y en avait alors à Rome, qui consacraient le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux agrémens de la vie. « D’autres, dit Tacite, vont à la renommée par le travail, celui-là y alla par la mollesse. On ne le confondait pas dans la foule de ces dissipateurs vulgaires qui ne savent que dévorer leur fortune, on le regardait comme un voluptueux qui se connaissait en plaisirs. L’insouciance même et l’abandon qui paraissaient dans ses actions et dans ses paroles leur donnaient un air de simplicité d’où elles tiraient une grâce nouvelle. » Cependant cet efféminé se trouvait être au besoin un homme actif et laborieux. « Proconsul en Bithynie et ensuite consul, on le vit faire preuve de vigueur, et il fut à la hauteur de toutes les affaires. » Après cet effort, il était revenu volontairement à sa vie oisive et voluptueuse. Néron se sentait attiré vers cet esprit ingénieux qui s’était fait un art du plaisir. Pétrone prit un tel ascendant dans cette cour légère qu’on le regardait comme l’arbitre du bon goût (arbiter elegantiœ), et ce nom lui resta. L’empereur en était venu à le consulter sur ses fêtes, et les divertissemens qu’avait approuvés Pétrone étaient les seuls qui lui semblaient agréables. Cette faveur ne tarda pas à donner de l’ombrage à Tigellin. Comme celui-ci n’était parvenu à plaire à l’empereur qu’en flattant ses passions et qu’il ne se soutenait que par ses complaisances, il craignit son rival et résolut de le perdre. Ce n’était pas bien difficile sous un prince peureux et cruel, surtout le lendemain d’un grand complot qui avait failli réussir. Pétrone n’était assurément pas un conspirateur ; mais un homme si répandu et d’un commerce si aisé devait nécessairement avoir quelques connaissances compromettantes. On lui fit un crime d’une de ces liaisons. Il fut signalé comme l’ami d’un des conjurés qui venaient de périr. Un de ses esclaves qu’on acheta servit de délateur. Le reste de ses serviteurs fut jeté en prison, et l’on se mit en devoir, comme c’était l’usage, de le condamner sans l’entendre.

Néron se trouvait alors en Campanie. Pétrone, qui s’était mis en route pour suivre la cour, fut forcé de s’arrêter à Cumes, et il reçut l’ordre d’y attendre qu’on eût décidé de son sort ; mais précisément il lui déplaisait d’attendre : ces alternatives d’espérance et de crainte, qui pouvaient durer quelque temps, n’étaient pas de son goût. Il résolut d’y mettre fin et de mourir. Ses dernières dispositions furent bientôt prises, et ce voluptueux se montra plus énergique en ce moment suprême que beaucoup de ceux qui s’étaient conquis par une vie austère un grand renom de fermeté. La plupart des condamnés se croyaient obligés de remplir leurs testamens de flatteries, et, pour conserver à leur famille une partie de leur fortune, ils laissaient le reste au prince ou à ses amis. Pétrone au contraire chercha tous les moyens d’être désagréable à Néron. Il fit briser un vase précieux qui lui avait coûté 300 000 sesterces, pour qu’il ne tombât pas entre les mains de l’empereur, dont il connaissait les manies. Il se trouva ensuite l’esprit assez libre pour composer un écrit qui devait être remis cacheté au prince ; il y décrivait, sous les noms de jeunes impudiques et de femmes perdues, les débauches cachées de Néron, et ces inventions monstrueuses par lesquelles ce vieillard de trente ans essayait de ranimer ses sens fatigués. Sa vengeance satisfaite, il eut le soin de briser son anneau pour qu’il ne servît pas plus tard à faire des victimes[3] ; puis il se prépara à mourir.

La mort de Pétrone est assurément l’une des plus curieuses parmi celles que Tacite nous a racontées : elle a surtout ce caractère de ne pas ressembler aux autres. Du temps de Néron, si l’on était souvent épicurien de conduite, on l’était moins de principe, et surtout on cessait de l’être quand le dernier moment approchait. On sentait le besoin, dans ces nécessités terribles, de s’attacher à une doctrine plus ferme pour se donner du cœur. L’épicurisme peut aider à vivre ; l’expérience prouvait qu’il était insuffisant pour mourir. Scribonius Libo, l’une des premières victimes de Tibère, qui voulait finir comme il avait vécu, avait eu l’idée de charmer son dernier jour en se livrant aux plaisirs de la table ; « mais il ne trouva, dit Tacite, qu’un dernier supplice dans ce qui devait être sa dernière jouissance. » Quand on vit que cette façon de quitter la vie ne réussissait guère, on eut recours à une autre. D’ordinaire on demandait le secours d’un sage, on s’occupait des espérances de la vie future. Julius Canus marchait au supplice accompagné par son philosophe (prosequebatur eum philosophus suus) ; Sénèque, pendant que le sang et la vie s’échappaient de ses veines, dictait à un secrétaire ses derniers préceptes de vertu ; Thraséa écoutait le cynique Démétrius, qui l’entretenait d’immortalité, et c’est tout plein de ces nobles leçons que, se sentant finir, il invoquait Jupiter libérateur. Pétrone est le seul qui soit mort tout à fait en épicurien. « Il ne voulut pas rejeter brusquement la vie. Il s’ouvrit les veines, puis les referma, puis les ouvrit de nouveau, parlant à ses amis et les écoutant à leur tour ; mais, dans ses propos, rien de sérieux, nulle ostentation de courage, et de leur côté point de réflexions sur l’immortalité de l’âme et les maximes des philosophes. Il ne voulait entendre que des vers badins et des poésies légères. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d’autres. Il se mit à table, il se livra au sommeil, afin que sa mort, quoique forcée, parût naturelle. » Cette façon de quitter la vie a causé une vive admiration à tous les épicuriens du XVIIe siècle. « Ou je me trompe, dit Saint-Evremond, ou c’est la plus belle mort de l’antiquité. Dans celle de Caton, je trouve du chagrin et même de la colère. Le désespoir des affaires de la république, la perte de la liberté, la haine de César, aidèrent beaucoup à sa résolution, et je ne sais si son naturel farouche n’alla point jusqu’à la fureur quand il déchira ses entrailles. Socrate est mort véritablement en homme sage et avec assez d’indifférence ; cependant il cherchait à s’assurer de sa condition en l’autre vie, et ne s’en assurait pas ; il en raisonnait sans cesse dans la prison avec ses amis, assez faiblement, et, pour tout dire, la mort lui fut un objet considérable. Pétrone seul a fait venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne. Nulle action, nulle parole, nulle circonstance qui marque l’embarras d’un mourant : c’est pour lui proprement que mourir est cesser de vivre. » Ce grand seigneur homme d’esprit, ce consulaire épicurien qui après une vie dissipée sut mourir avec tant de calme et même d’indifférence, était-il l’auteur du Satiricon ? Rien ne force à le croire, mais tout porte à le supposer. Cet écrit dont parle Tacite, où, sous des noms inventés, il montrait à Néron qu’il connaissait le secret de ses débauches, semble bien prouver qu’il avait quelque habitude de ces compositions romanesques. Les qualités que l’historien lui attribue, surtout « cette aisance, cet abandon, cet air de simplicité, qui donnaient à ses paroles une grâce nouvelle, » sont celles qu’on remarque le plus dans le Satiricon. On peut donc dire que l’œuvre et l’homme se conviennent, et qu’il est naturel de penser, avec le plus grand nombre des critiques, que c’est bien le favori de Néron qui l’a composée.

De l’auteur arrivons à l’ouvrage. Pour le juger équitablement, il faut commencer par nous défaire des opinions de nos jours, et nous rappeler que les Romains ne demandaient pas à leurs romanciers ce que nous exigeons des nôtres. Ils étaient d’abord beaucoup moins rigoureux que nous pour la morale et la décence. Chez nous, tout le monde à peu près lit des romans, et l’on n’est pas trop surpris de les voir aux mains des gens les plus sérieux : c’est dans la société du grave La Rochefoucauld qu’est née la Princesse de Clèves. On comprend que le roman ait essayé de se rendre digne de cet accueil qu’on lui faisait en devenant honnête et moral. A Rome, on ne le traitait pas si bien, au moins dans les premiers temps, et, comme on lui témoignait peu d’estime, il lui arrivait aussi de ne se respecter guère. Il ne semblait avoir alors d’autre utilité que d’amuser un moment les désœuvrés ; or, tant que durèrent les anciennes traditions, les désœuvrés, les oisifs, passaient pour de mauvais citoyens, qui s’affranchissaient du premier de tous les devoirs, le service du pays : la vie d’un vrai Romain était si remplie d’occupations régulières et minutieuses qu’il ne devait pas avoir de temps à perdre. Ceux qui en trouvaient pour lire des romans, et qui osaient se mettre ainsi au-dessus des lois et des traditions, étaient en général des gens assez peu recommandables : aussi les romans qu’ils préféraient n’étaient-ils pas d’ordinaire les meilleurs. Il s’en trouvait de toute sorte chez les Grecs ; la philosophie elle-même et l’histoire en avaient imaginé un grand nombre d’édifians et d’instructifs[4]. Ce ne sont pas ceux qui paraissent avoir eu le plus de succès à Rome ; on y aimait mieux les récits qui racontaient des aventures d’amour. La Grèce en avait produit en ce genre de fort célèbres qu’on appelait « les fables milésiennes, » du pays où ils avaient pris naissance, sorte de narrations courtes et vives, spirituelles dans les détails, un peu voilées dans les termes, mais pleines au fond de tableaux licencieux, et dont les Contes de La Fontaine peuvent nous donner quelque idée. Les Romains sérieux affectaient d’en parler fort mal ; les autres aimaient beaucoup à les lire, et avec le temps le nombre de ceux qui les lisaient sans scrupule ne tarda pas à devenir très considérable. On nous dit qu’un des officiers qui allèrent combattre les Parthes avec Crassus en avait rempli sa valise. Nous savons par Ovide qu’il y en avait dans les bibliothèques publiques de Rome, et c’étaient sans doute les livres les plus demandés. Ceux qui en faisaient ainsi leur lecture assidue n’avaient pas l’intention de s’édifier en les lisant : ils voulaient seulement s’amuser, et il fallait oser beaucoup pour les satisfaire. C’est ainsi que l’indécence et l’immoralité étaient devenues pour ainsi dire la loi du genre. Aucun des romanciers n’y échappait, et Apulée lui-même, qui avait l’intention d’écrire un roman dévot et théologique, fut obligé d’y mettre des aventures très légères pour contenter son public. On savait donc, quand on ouvrait un de ces livres, à quoi l’on devait s’attendre, et le scandale s’y trouvait au moins diminué de ce qu’y ajoute toujours la surprise. N’oublions pas d’ailleurs que, quelque loin qu’allât un auteur latin, il était justifié d’avance par l’auteur grec qu’il imitait, et qui d’ordinaire était allé plus loin encore. Nous disons que le latin « brave l’honnêteté ; » les Latins le disaient des Grecs, et ils n’avaient pas tort de le dire.

Il arrive aussi chez nous que le roman, étant entré dans la littérature sérieuse, s’est trouvé soumis à toutes les règles que subissent les autres genres. On lui demande d’être régulier, suivi, bien ordonné. Les anciens, qui le traitaient avec moins d’importance, lui laissaient plus de liberté. Ils n’exigeaient pas non plus qu’il contînt ces études fidèles de caractères et de passions qu’on veut y rencontrer aujourd’hui. En général toutes ces peintures exactes de la vie bourgeoise n’étaient pas alors aussi goûtées que chez nous. La comédie grecque ne s’avisa de les introduire chez elle qu’après avoir été chassée de la politique, et l’on avait trouvé qu’en le faisant elle s’était fort abaissée. Ces dispositions du public et des critiques permettaient aux auteurs de se mettre à l’aise dans les tableaux qu’ils traçaient de la société et de la vie. Le roman surtout étant fait tout entier pour le plaisir de l’imagination, il semblait naturel d’y laisser dominer la fantaisie. Le fond sans doute était pris à la vie réelle, mais sur ce fond le romancier brodait librement. Les caractères étaient poussés jusqu’à la charge quand ces exagérations devaient amuser le public ; les incidens les plus extraordinaires étaient mêlés à des peintures fidèles de la vie, et personne n’était choqué de voir le cours d’un récit interrompu par « ces gaillardes escapades » qui charmaient chez Aristophane.

Voilà ce qu’on permettait d’ordinaire aux romanciers et ce qu’il faut s’attendre à retrouver chez Pétrone : il est, s’il se peut, encore moins moral que les autres, et ne se pique pas d’être beaucoup mieux ordonné. Un lecteur habitué aux romans d’aujourd’hui trouvera sans doute que les incidens qui composent celui de Pétrone ne sont pas rattachés entre eux par une intrigue assez serrée, et qu’il ne s’est pas donné la peine de créer un ensemble qui eût des proportions régulières. Tantôt le récit se précipite et tantôt il s’arrête. Ici, l’auteur indique à peine la suite des événemens ; là, il se plaît à développer sans fin un tableau qui doit plaire à ses lecteurs : c’est ainsi que le repas de Trimalchion, qui n’est en vérité qu’un épisode, a pris une étendue démesurée. Contrairement aux règles de l’art, des personnages nouveaux sont introduits, vers la fin du récit, qui s’emparent tout de suite des premiers rôles. Ce qui frappe surtout, c’est que l’ouvrage est composé d’élémens divers, et qu’on ne paraît pas s’être soucié de les fondre ensemble. On y trouve de petits contes, imités du grec, qui ne tiennent au reste que par un lien très léger, des pièces de vers, dont plusieurs avaient été composées pour d’autres circonstances, des sentences morales dans la bouche des débauchés, et des tirades très sérieuses au milieu des événemens les plus bouffons. Tous les tons et tous les styles y sont mêlés, et c’est là précisément ce qui explique et justifie le nom que l’auteur a donné à son ouvrage : le mot de satire chez les Romains ne signifiait primitivement que mélange.

On comprend que l’analyse d’un pareil livre ne soit pas aisée à faire, surtout quand on n’en possède plus qu’une partie, et que ce qui nous reste est sans cesse interrompu par des lacunes. Contentons-nous de dire, pour en donner une idée sommaire, que c’est le récit de la vie vagabonde de quelques aventuriers. Le roman qui s’en rapproche le plus chez nous, c’est Gil Blas ; mais le héros de Le Sage, quoique fort peu scrupuleux, est un modèle de vertu, si on le compare à ceux de Pétrone. Ce sont en général des affranchis, c’est-à-dire ce qu’il y avait de pire dans la société romaine. Ces gens s’étaient habitués, pendant qu’ils étaient esclaves, à toute sorte de ruses et de basses complaisances pour gagner la faveur de leur maître. La liberté ne les changeait pas : actifs, adroits, déliés (les sots restaient esclaves), dignes d’être au premier rang par leur intelligence, ils étaient souvent relégués au dernier par les préjugés et la misère. On leur avait donné l’instruction sans la moralité ; ils étaient pauvres avec tous les vices de la richesse. Sans autre ressource que leur industrie, sans respect pour des lois qui leur avaient fait une existence si dure, forcés de vivre aux dépens des autres et s’y résignant sans peine, ils étaient merveilleusement préparés par leur situation à faire des héros d’aventures. C’est à cette classe d’hommes qu’appartiennent les personnages de Pétrone. Le principal d’entre eux, Encolpe, celui qui raconte son histoire, est un misérable qui a tué, volé, déshonoré la femme d’un ami, et qui ne paraît pas s’en faire de scrupules. Au moment où commencent les fragmens que nous avons conservés, il court le monde avec son mignon, en compagnie d’un camarade qui ne vaut pas mieux que lui, et bientôt après d’un poète affamé qui s’associe à leur fortune ; ils parcourent ensemble cette molle Campanie, peuplée de Grecs efféminés, où la vie est si facile, où l’on n’a souci que du plaisir, et les incidens s’y succèdent vite pour nos gais compagnons. Tour à tour voleurs et volés, mais plus souvent trompeurs que dupes, ils fréquentent les lieux suspects, ils pénètrent dans les musées, ils ameutent les écoliers sous les portiques, ou se cachent au fond de quelque auberge misérable. Quand ils n’ont plus « qu’une pièce de deux as pour acheter quelques pois-chiches, » ils se font inviter à dîner par un parvenu prodigue, qui réunit à sa table des gens qu’il ne connaît pas. Au sortir de ce festin somptueux, ils errent la nuit dans les rues sombres, se heurtent les pieds à chaque pierre et rentrent dans leur taudis, qui n’a pour meuble qu’une couchette. Ils ont des démêlés avec la police, ils se disputent avec l’hôtelier, qui craint qu’ils ne déménagent sans payer, et lui jettent des chandeliers à la tête. On nous les montre tombant sous la table après le repas, poursuivis par les vieilles femmes, « auprès desquelles ils sont aussi froids qu’un hiver des Gaules, » et courant après les jeunes, se disputant ou se partageant les bonnes grâces du mignon qui les accompagne. La fortune ne leur est pas toujours favorable : l’un d’eux essaie de se pendre après une disgrâce amoureuse ; un autre, dans un accès de désespoir violent, se frappe d’un coup de rasoir, mais c’est un de ces rasoirs de bois dont on se sert pour l’éducation des barbiers qui débutent. En général, ils supportent avec philosophie leurs mésaventures ; ils perdent rarement courage et sont habiles à se tirer de tous les mauvais pas.

C’est précisément après un naufrage où ils ont failli périr, et quand ils viennent d’être jetés presque nus sur le rivage, qu’ils tentent leur plus audacieuse entreprise. Un paysan qu’ils rencontrent leur apprend qu’ils sont près de Crotone, une des plus anciennes villes d’Italie, et, comme ils l’interrogent pour savoir quelles sont les mœurs des habitans : « Mes bons amis, leur répond-il, si vous êtes d’honnêtes négocians, fuyez d’ici, ou cherchez quelque autre moyen de subsister que le commerce ; mais, si vous appartenez à ce monde plus distingué qui sait mentir et tromper, vous pouvez venir, votre fortune est faite. Songez que dans cette ville on n’a nul souci des lettres, qu’on s’y moque de l’éloquence, et que l’honneur et la probité n’y obtiennent ni récompense ni estime. La population entière y est divisée en deux classes, les dupeurs et les dupes. Personne ne s’y fait de famille et n’y élève d’enfans, car quiconque a le malheur de posséder des héritiers légitimes est sûr de n’être jamais invité aux repas ni dans les fêtes, il ne jouit d’aucun des agrémens de la vie et reste confiné dans une obscurité honteuse ; au contraire ceux qui ne se sont pas mariés et qui n’ont pas de proches parens sont comblés d’honneurs ; on les tient sans conteste pour les meilleurs officiers, pour les hommes les plus braves et les plus vertueux. Cette ville où vous allez entrer ressemble tout à fait à une campagne ravagée par la peste, où l’on ne voit que des cadavres qui sont dévorés et des corbeaux qui les dévorent. » — Voilà au vif cette chasse aux testamens, qui sous l’empire était la seule industrie de tant de personnes habiles, et leur rapportait de si beaux revenus. Nous la retrouvons ici telle que la dépeignent tous les satiriques de ce temps. Il est clair qu’en la décrivant avec tant d’énergie, Pétrone songeait à Rome bien plus qu’à Crotone. — L’occasion est bonne pour Encolpe et ses amis, ils ne la laisseront pas échapper. Ils vont essayer de duper les dupeurs ; ils vivront aux dépens de ces gens avides qui ne songent qu’à s’enrichir aux dépens des autres. Leur plan est vite fait : le vieux poète Eumolpe est un Crésus africain qui possède des champs innombrables dans la Numidie ; il vient d’avoir le malheur de perdre son dernier fils, un enfant de grande espérance, et il s’était décidé à quitter un pays qui lui rappelait son triste sort quand la tempête a brisé son navire et l’a jeté sur la côte d’Italie. Il a perdu 20 millions de sesterces dans son naufrage, mais il lui reste 300 millions en créances ou en terre « et un assez grand nombre d’esclaves pour assiéger et prendre Carthage, s’il le voulait. » D’autres serviteurs sont en route, qui lui apportent plus d’argent qu’il n’en a perdu, et ils ne peuvent tarder d’arriver. En attendant, il tousse, il gémit, il paraît ne toucher à aucun des plats qu’on lui sert, il parle de sa mort prochaine, il change tous les mois son testament. La ruse a un plein succès. Les coureurs d’héritage, qui flairent une riche proie, s’empressent autour du vieillard et mettent leur bourse à sa disposition. Je laisse à penser si les amis se font scrupule d’y puiser. Chaque jour, c’est un plaisir nouveau qu’ils se donnent ; les bonnes fortunes ne cessent pas. Les grandes dames et les gentilles soubrettes leur font des avances, les mères se disputent l’honneur de leur offrir leurs enfans : c’est à qui gagnera leurs bonnes grâces. Eumolpe, que ce jeu amuse, imagine les testamens les plus bizarres ; il se plaît à mettre l’avidité de ses héritiers à l’épreuve sans parvenir à les lasser. « J’entends, dit-il, que mes légataires ne touchent ce qui leur revient, quand je serai mort, qu’après avoir coupé mon corps en morceaux et l’avoir mangé devant le peuple. » La condition paraît dure, mais Eumolpe ne manque pas de bonnes raisons pour la faire accepter ; il invoque l’histoire, il rappelle à propos Sagonte et Numance. « Nous savons, ajoute-t-il, que c’est une loi chez certaines nations que les défunts sont mangés par leurs parens, ce qui est cause qu’ils reprochent souvent aux malades, quand ils tardent trop à mourir, de rendre leur chair trop mauvaise… Ne craignez rien de votre estomac, il fera ce que vous souhaitez quand vous lui montrerez les grandes richesses qui paieront ce dégoût d’une heure. Fermez les yeux seulement, et supposez qu’au lieu de manger la chair d’un homme vous dévorez un million de sesterces. D’ailleurs il ne vous sera pas défendu de m’accommoder à la sauce que vous voudrez. Il n’y a pas de viande qui plaise par elle-même. L’art du cuisinier consiste à la déguiser, et ce n’est qu’en la dénaturant qu’on la rend agréable à l’estomac qui n’aurait pu la souffrir. » C’est par ces plaisanteries un peu fortes, dignes d’Aristophane et de Rabelais, que l’ouvrage se termine pour nous. Nous en avons perdu la suite et nous ignorons comment finissait l’aventure ; tout ce qu’on peut soupçonner, c’est qu’elle devait finir gaîment, et que nos adroits compagnons s’en tiraient sans dommage.


II

L’intérêt du roman de Pétrone est moins dans le piquant de l’intrigue ou dans l’agrément du style que dans les souvenirs qu’il renferme de l’époque où il a été écrit. Les querelles littéraires du temps y ont laissé leur trace. L’auteur, qui est un ardent ami des lettres, aime à traiter les questions qui se discutaient autour de lui. D’ordinaire il le fait avec emportement, comme un homme que ces discussions ont passionné. Ce qui est assez curieux, c’est qu’il est partout conservateur et classique. Dès qu’il s’agit des lettres, ce débauché cynique, ce railleur effronté prend le ton d’un censeur austère. Il gronde vertement son siècle et défend les saines traditions contre les témérités des contemporains.

L’ouvrage, en l’état où nous l’avons aujourd’hui, s’ouvre précisément par une querelle de ce genre. Le héros du roman, Encolpe, vient d’entendre un de ces rhéteurs qui depuis Auguste étaient chargés d’enseigner l’éloquence à la jeunesse. Ils le faisaient en déclamant devant elle des causes imaginaires, dans lesquelles ils cherchaient à éblouir les sots par l’éclat des expressions et la recherche des pensées. La déclamation finie, Encolpe emmène le rhéteur sous les portiques qui entourent l’école et lui dit nettement son opinion. Pétrone n’aime pas les déclamateurs, et il donne de son antipathie des raisons excellentes que Tacite a répétées une trentaine d’années plus tard sans leur donner plus de force. Il leur reproche de choisir des sujets ridicules, invraisemblables, qui n’ont aucun rapport avec la réalité et la vie, et ne préparent pas les jeunes gens à traiter des causes véritables, « en sorte que, lorsqu’ils arrivent au forum, ils semblent être débarqués dans un monde inconnu. » Il les blâme d’apprendre à leurs élèves à négliger l’ensemble pour les détails, à n’être plus sensibles qu’aux agrémens d’une période qui flatte l’oreille ou d’une expression piquante qui réveille l’esprit. « Quand on est élevé de la sorte, dit-il, on n’est pas plus capable d’avoir du goût qu’il n’est possible de sentir bon quand on fréquente trop la cuisine, » et il conclut qu’envoyer les jeunes gens à l’école, c’est le plus sûr moyen d’en faire des sots. Le rhéteur si rudement attaqué ne se défend guère ; il répond qu’il faut bien que les maîtres cèdent aux exigences des élèves et de leurs parens, et que, s’ils essayaient de résister, leurs écoles seraient vides. Toute cette discussion est pleine de sens ; il n’en est pas moins étrange de voir Pétrone prendre avec tant de feu le parti « de la grande et chaste éloquence, » et de lui entendre dire en vers énergiques que, « si l’on est épris d’un art austère et si l’on a l’âme tournée au grand, il faut d’abord soumettre ses mœurs aux lois d’une honnêteté rigoureuse : » préceptes excellens, mais qui surprennent un peu venant de cet écrivain et placés dans ce livre !

Ailleurs encore Pétrone s’est fait le défenseur des traditions classiques et des usages anciens en attaquant Lucain, coupable de s’en écarter. La polémique entre eux est vive, et l’on y sent que les vanités sont aux prises autant que les principes. C’est un épisode curieux et peu connu de l’histoire littéraire de ce temps : on nous permettra de le reprendre de haut et d’y insister.

Lucain, comme on sait, fut presque un enfant prodige : au sortir des écoles, il était déjà célèbre. Fils d’un riche intendant, neveu d’un ministre, bien vu de l’empereur, poète et prosateur renommé, couronné dans les jeux publics, couvert d’applaudissemens quand il se faisait entendre dans les salles de lecture, il pouvait passer à vingt ans pour l’écrivain à la mode et le favori du grand monde. Sa vanité, qu’il avait très vive, était assurément fort sensible à ces triomphes de salon. Cependant ils ne lui suffirent pas. Il se disait peut-être que le souvenir n’en durerait guère et qu’il lui convenait de chercher une gloire plus solide. Peut-être aussi, malgré les applaudissemens que lui prodiguaient ces gens d’esprit, comprit-il tout ce que leur goût avait d’incomplet et d’étroit. Il y a des sociétés qui n’aiment pas assez les lettres ; il y en a d’autres à qui l’on peut reprocher de les aimer trop. Celle au milieu de laquelle vivaient Lucain et Pétrone poussait l’amour de la poésie et des arts jusqu’à la manie. Depuis Auguste, il était à la mode d’écrire : « savans, ignorans, disait le sage Horace, tous, nous faisons des vers au hasard. » Cet excès n’est pas sans danger. Quand tout le monde, et le grand monde surtout, est épris à ce point de littérature, on raffine, on exagère, on sort du simple et du naturel, on perd cette sorte de naïveté littéraire qui nous livre sans réserve et sans défense à l’admiration des belles choses. La véritable originalité, celle des idées, n’a plus tout son prix ; on n’est sensible qu’au délicat, au précieux, au maniéré. Tout le monde se mettant ainsi dans le métier, ce ne sont plus que des qualités de métier qu’on apprécie. Ce qui passionne ces connaisseurs, ces gourmets qui jugent de près, ces gens fatigués et désabusés, c’est l’esprit de détail, la difficulté vaincue, les petits bonheurs d’expression ; pour eux, le fond disparaît devant les agrémens de la forme. Le sujet n’est plus qu’un prétexte, et l’on s’attache de préférence à celui qui donne l’occasion d’étaler cette habileté de main et cette finesse de travail dont on est charmé. C’est l’époque où fleurissent le genre descriptif et la poésie didactique. On décrit sans fin le coucher et le lever du soleil, on fait des poèmes sur les oiseaux et sur les poissons, on chante la chasse et la pêche, on met en vers l’art de bien recevoir ses invités ou les complications du jeu d’échecs. Surtout on s’abreuve de mythologie ; les Théséides, les Perséides, les Héracléides, abondent, on refait intrépidement l’Iliade et l’Odyssée, et l’on recommence sans fin à raconter la guerre de Troie, pour le plaisir de la raconter autrement et d’introduire quelques variations nouvelles dans ce thème usé.

Lucain fit d’abord comme les autres, et céda tout à fait au goût du temps. Il dut son premier succès à la mythologie, mais il ne lui resta pas fidèle. Après avoir écrit une Iliade et improvisé un jour un Orphée aux applaudissemens du peuple, il résolut brusquement de se jeter en pleine histoire romaine et de composer un poème sur des événemens voisins de son époque. Ce n’était pas sans doute une entreprise tout à fait nouvelle ; il ne manquait pas de poètes avant lui qui s’étaient permis de mettre en vers des faits contemporains. Vercingétorix était à peine vaincu qu’on chantait à Rome la guerre des Arvernes, et l’on a trouvé dans une bibliothèque d’Herculanum les fragmens d’un ouvrage sur la victoire d’Actium, qui a dû être écrit au lendemain même de la mort de Cléopâtre ; mais en général ces poèmes, romains par le sujet, étaient remplis d’imitations grecques. Depuis Ennius, qui copiait Homère en racontant les guerres puniques, on avait pris l’habitude de ces mélanges, et toutes les épopées, que le sujet en vînt de Rome ou de la Grèce, étaient invariablement composées sur le modèle de l’Odyssée ou de l’Iliade, Lucain voulut faire autrement ; il lui sembla que les contemporains de César devaient être représentés comme ils étaient, avec leurs sentimens, leurs usages, leur façon particulière de penser et d’agir, et qu’il ne fallait pas emprunter, pour les peindre, les traits des héros d’Homère : il résolut d’être entièrement Romain en racontant l’histoire de Rome. Peut-être eut-il moins de peine à le faire qu’un autre. Son caractère et son milieu le portaient à rompre aisément avec les traditions antiques ; en toute chose, cette famille des Sénèque tenait peu au passé et se tournait vers l’avenir. Les nouveautés n’effrayaient pas ces hardis penseurs, venus d’une province éloignée et qui se trouvaient ainsi, par leur origine, dégagés des préjugés dans lesquels on élevait l’aristocratie romaine. Lucain a parlé peu respectueusement de « cette fameuse antiquité qui n’admire jamais qu’elle-même, » et il est disposé à rabattre beaucoup des éloges qu’elle se donne. Après avoir dépeint les retranchemens énormes construits par César pour enfermer Pompée à Dyrrhachium, il s’écrie d’un air de triomphe : « Qu’on vienne maintenant vanter devant nous les murs de Troie, et prétendre qu’ils sont l’œuvre des dieux ! » Ce sont ces sentimens qui ont amené Lucain à croire qu’on pouvait trouver la poésie en dehors des sentiers frayés par Homère, et à la chercher résolûment dans la vérité et dans l’histoire. Il n’a pas reculé, pour être vrai, devant des descriptions précises et des détails techniques qui ne semblaient pas susceptibles de trouver place dans un poème. Il nous donne le numéro des légions qui sont en présence ; il compte les étapes qu’elles ont faites pour arriver. Silius Italicus suppose qu’à la bataille de Cannes les généraux s’invectivent comme les héros d’Homère, et qu’Annibal et Scipion en viennent aux mains dans un combat singulier, ainsi qu’Hector et Achille. Ces anachronismes ridicules ne se retrouvent plus dans le poème de Lucain ; là, les soldats s’abordent avec le pilum ; ils se servent de balistes et de catapultes, ils n’approchent des places fortes que protégés par des claies d’osier ou couverts de leurs boucliers comme d’un toit : c’est bien ainsi qu’on se battait du temps de César. Lucain a voulu faire une œuvre romaine ; voilà l’intérêt et l’originalité de son poème. Les plus beaux morceaux qu’il ait écrits sont ceux où il s’est le plus rapproché de la vérité historique, par exemple ces portraits qu’il trace des principaux personnages, ces discours où il les fait si bien parler, ces larges tableaux qui dépeignent toute une époque en quelques traits et qui ont mérité d’inspirer Tacite. C’est pour s’être ainsi résolûment rattaché à la réalité et à la vie que, malgré d’énormes défauts, il a dépassé tous ces faiseurs de fades épopées dont les gens de cette époque étaient charmés. L’un d’eux, le meilleur de tous peut-être, l’aimable et spirituel Stace, se sent pris d’une sorte de découragement et de terreur au moment d’achever sa Thébaïde. Pour s’assurer sur le sort de son œuvre, il éprouve le besoin de rappeler le temps qu’il a mis à la polir, et les succès qu’elle a obtenus avant d’être entièrement livrée au public. « La jeunesse en sait les vers par cœur, Rome est heureuse de l’applaudir quand il daigne en réciter des fragmens dans les salles de lecture, l’empereur a voulu la connaître. » Cependant tous ces triomphes prématurés ne le tranquillisent pas ; il redoute l’avenir, il craint que la postérité ne refuse de ratifier les jugemens des contemporains, et supplie ardemment son poème de lui survivre, vive precor ! Mais ses prières étaient inutiles, la Thébaide ne devait pas vivre, au moins de cette vie large et populaire qu’un poète souhaite pour ses vers. Œuvre factice et savante, pleine de réminiscences curieuses et d’habiles imitations, elle ne pouvait être tout au plus que le charme de quelques délicats. La Pharsale au contraire, attachée aux souvenirs d’une grande époque, racontait des événemens dont on ressentait encore le contrecoup ; elle parlait de personnages dont le nom se retrouvait dans toutes les admirations et toutes les haines. Soutenue, animée par ces passions ardentes, elle devait se maintenir dans la mémoire des hommes, et le poète avait quelque raison de prédire avec tant d’assurance qu’elle ne périrait pas :

……. Pharsalia nostra
Vivet, et a nullo tenebris damnabitur ævo !

De toutes les innovations que se permit Lucain, la plus radicale et la moins attendue fut de renoncer au merveilleux d’Homère. Il pensa qu’il devait entièrement s’en abstenir pour éviter des disparates fâcheuses. Quelle figure pouvaient faire ces dieux antiques et naïfs à côté d’indifférens ou d’incrédules comme César ou Cicéron ? Était-il possible d’imaginer que Vénus et Minerve s’étaient montrées à des gens qui se moquaient d’elles, et que, dans des guerres où la politique et l’ambition décidaient de tout, on s’était conformé à la volonté de Mars ou d’Apollon ? Lucain d’ailleurs, aussi bien que Sénèque, n’avait aucun respect pour le vieil olympe, et il ne manque pas une occasion d’en plaisanter[5]. Il aurait eu quelque peine à faire agir ou parler des dieux auxquels on savait qu’il ne croyait pas ; il prit donc le parti de ne pas s’en servir, et pour la première fois on put lire une épopée où Mars et Pallas ne paraissent pas dans les batailles, et où Jupiter et Junon ne troublent plus le ciel de leurs querelles.

C’est là évidemment ce qui surprit et scandalisa surtout les partisans des anciens usages. On s’était tellement accoutumé à retrouver les dieux d’Homère dans la poésie épique qu’on ne croyait pas qu’elle pût s’en passer. On s’étonna et l’on s’indigna de la témérité de ce jeune homme qui semblait condamner tous ses devanciers en osant faire autrement qu’eux. Pétrone, qui partageait ces sentimens, se chargea de faire justice du novateur. Il introduisit dans son roman un personnage, le vieux poète Eumolpe, qui devait défendre les saines traditions. Ce poète est fort en colère contre les jeunes vaniteux « qui, dès qu’ils savent mettre un vers sur ses pieds, se croient montés sur l’Hélicon, et qui, rebutés par les difficultés de l’éloquence, se réfugient dans la poésie comme dans un port tranquille où tout le monde peut aborder. » Ils se trompent, s’ils pensent qu’il est facile de faire des vers. La première condition pour y réussir, c’est que « l’esprit soit entièrement saturé de littérature. » C’était déjà se mettre en désaccord avec Lucain : le jeune auteur, qui se piquait d’écrire de génie, n’avait sans doute pas plus de goût pour les connaissances littéraires que son oncle Sénèque, qui parle si mal de toutes les sortes d’érudition. Pétrone demande aussi que le poète s’exprime avec une élégance soutenue, qu’il emploie des expressions qui ne sont pas à l’usage ordinaire du peuple, et que surtout il ne croie pas avoir atteint le comble de l’art quand il a trouvé quelques pensées brillantes qui ressortent du tissu du discours, ne sententiœ emineant extra corpus orationis expressœ. On ne peut s’y tromper, c’est bien de Lucain qu’il veut ici parler, et il reprend le principal défaut du jeune poète ; mais voici où il le désigne plus clairement encore. « Celui qui entreprend de chanter la guerre civile, nous dit-il, ne doit pas se contenter de dire les choses comme elles se sont passées ; un historien y réussira mieux que lui. Le poète doit précipiter son récit au milieu d’événemens qu’il complique, ayant recours à l’intervention des dieux et ne se faisant pas faute d’inventer des fables, en sorte qu’on trouve chez lui l’emportement d’une âme qui n’est pas maîtresse d’elle-même, plutôt que l’exactitude d’un homme qui vient témoigner devant un juge. »

Pétrone ne s’en tient pas à ces critiques générales, et, pour achever de confondre Lucain, il a l’idée ingénieuse de refaire son poème ; il veut lui montrer combien l’œuvre serait meilleure, si elle était composée d’après les principes de l’ancienne école. Afin que la démonstration soit complète, il suit pas à pas l’auteur qu’il prétend corriger. Il imite et résume, dans un petit poème de deux cent quatre-vingt-quinze vers, les premiers livres de la Pharsale, les seuls qui fussent connus du temps de Néron ; il ne prend pas la peine de se mettre en frais d’invention, et se contente d’y ajouter un peu de mythologie. Après un tableau de la situation de Rome à l’époque de César, plus vague et moins historique que celui qui ouvre la Pharsale, il s’empresse d’introduire les dieux. Entre Naples et Pouzzoles, dans ces champs volcaniques où Virgile a placé l’entrée des enfers, au milieu d’une nature tourmentée, Pluton apparaît, « le visage noirci par la flamme des bûchers, la barbe blanche de cendres, » et il confie ses chagrins à la Fortune. Il est fort en colère contre les Romains, qui ne savent comment abuser de leurs victoires : ne s’avisent-ils pas de creuser la terre jusqu’en ses fondemens, pour en tirer la pierre et le marbre dont ils construisent leurs palais ? S’ils continuent, l’accès aux demeures infernales sera quelque jour découvert, et le soleil pénétrera jusque dans le séjour des mânes. C’est un danger qu’il faut prévenir, un outrage qu’on doit venger. Pluton demande à la Fortune de l’aider à punir ces audacieux ; elle, qui aime le changement, y consent volontiers, et tous les deux s’en vont détruire de concert la puissance romaine. Pétrone s’est sans doute fort applaudi d’avoir imaginé cette scène ; il faut pourtant avouer qu’elle n’est guère utile, et que, lorsqu’on connaît les deux ambitieux qui convoitaient l’empire, on n’a pas besoin de supposer un complot des dieux pour comprendre qu’ils aient fini par en venir aux mains. Nous voilà donc avertis que c’est sous l’inspiration de Pluton que César marche sur Rome. A mesure qu’il en approche, Pétrone nous représente, comme Lucain, l’épouvante qui s’empare des habitans consternés ; mais ici encore, aux tableaux saisissans de la Pharsale, il sent le besoin d’ajouter l’intervention du merveilleux homérique. Il nous montre, ce qui n’est pas très nouveau, la Paix, la Fidélité, la Concorde, qui quittent la terre, et, à leur place, les monstres qui arrivent des enfers, les dieux qui descendent du ciel pour se mêler aux combats des hommes. Vénus, Minerve et Mars soutiennent César ; Apollon, Diane, Mercure, Hercule, protègent Pompée. Entre les deux partis circule la Discorde, que le poète essaie de faire aussi terrible qu’il peut. Les anciens lui avaient mis un collier de serpens au cou, Pétrone y ajoute du sang à la bouche, des larmes dans les yeux, une langue qui distille du venin, des dents qui grincent et sont toutes noires de rouille. Se dressant sur le sommet de l’Apennin, d’où elle peut jeter ses torches de tous les côtés, elle appelle l’Italie et le monde aux armes : c’est par ce tableau que se termine le poème de Pétrone.

Ce poème contient assurément de beaux vers, mais, quand on le compare à la Pharsale, que l’auteur espérait surpasser, il faut avouer qu’il a grand’peine à soutenir la comparaison. Pétrone a mal réussi dans son entreprise, et l’effet que produit son ouvrage est tout à fait contraire aux principes qu’il voulait établir. Il prétendait prouver que l’épopée ne peut pas se passer de merveilleux, et le merveilleux qu’il ajoute à l’œuvre de Lucain se trouve être entièrement inutile : il n’explique rien, et tout se comprend sans lui. César n’a pas besoin d’être excité par Pluton pour se jeter sur Pompée ; la Discorde n’a que faire d’agiter ses torches sur des cœurs que dévore déjà la haine ; les Romains peuvent trembler à l’approche du vainqueur, sans que les Furies prennent la peine de venir des enfers pour les effrayer : il leur suffit de songer à Marius et de se souvenir des proscriptions. Ainsi aucune beauté n’est ajoutée à l’ouvrage malgré cette accumulation de mythologie ; aucun défaut non plus n’en est retranché. En somme Pétrone écrit à peu près comme Lucain ; on trouve chez lui de la recherche et des pointes, de l’esprit hors de propos, des pensées brillantes « qui sortent du tissu du discours. » C’étaient les vices du temps ; Pétrone pouvait les reprendre chez un rival, il lui était difficile de les éviter quand il écrivait lui-même. Il avait beau maltraiter son siècle, il n’est pas parvenu à lui échapper, et de ce passé qu’il admirait, il n’a reproduit que quelques formes vides. On reconnaît, quand on le lit, combien Lucain eut raison de ne pas gâter les poèmes antiques en essayant d’en faire des imitations maladroites, et de chercher des voies nouvelles ; mais il est aisé de comprendre aussi combien cette tentative devait déplaire aux critiques et aux lettrés. Comme ils avaient dans l’esprit un certain type de poésie épique, et qu’ils ne le retrouvaient pas dans la Pharsale, ils refusèrent d’y reconnaître une épopée. Pétrone soutenait que Lucain n’est qu’un historien, Quintilien voulait le ranger plutôt parmi les orateurs, et tous les deux s’accordaient à le mettre hors de la poésie ; le public les laissait dire. Leurs critiques ne l’empêchaient pas d’acheter la Pharsale, de la lire, de l’admirer. « Il y a des gens, fait dire Martial à l’auteur dans une épigramme, qui prétendent que je ne suis pas un poète ; mais le libraire qui vend mon livre n’est pas de cette opinion. »


III

Quand on voit Pétrone traiter si sévèrement Lucain, il vient à la pensée qu’il avait peut-être, en agissant ainsi, quelque désir de plaire à Néron. L’empereur, après avoir été fort lié avec le poète, avait fini par en être jaloux. La passion qu’il ressentait pour la poésie était si vive qu’il n’y souffrait pas de rival, et Lucain était devenu son ennemi mortel pour y avoir trop réussi. Il avait d’ailleurs une raison particulière de ne pas l’aimer : dans la haine qu’il lui témoignait, des rivalités d’école pouvaient se joindre aux jalousies de métier. Tous les césars, jusqu’à lui, avaient affecté d’être irréprochables dans leurs opinions littéraires. Ils étaient classiques, conservateurs, partisans des anciens écrivains et des vieilles maximes. Caligula lui-même, quoiqu’à moitié fou, se moquait spirituellement de Sénèque et de ses nouveautés. C’est aussi aux vieilles écoles et aux principes anciens que se rattachait Néron. La mythologie faisait ses délices, et Stace aurait été son idéal, s’il avait pu le connaître. Ce qui nous reste de ses vers nous montre qu’il aimait l’élégance soutenue, qu’il recherchait la finesse et la grâce. Il veut surtout charmer l’oreille par une harmonie agréable ; ses mots sont choisis avec art, et la façon dont il les oppose ou les rapproche indique un travail curieux. Martial fait quelque part l’éloge « des savantes poésies de Néron ; » ce sont aussi des poésies pédantes, des œuvres de bel esprit, des poèmes d’école et d’académie. On comprend qu’avec ces principes et ces préférences il ait été choqué des brusqueries de Lucain, de son harmonie heurtée, de ses expressions violentes ; en attaquant la Pharsale, Pétrone était donc sûr de flatter à la fois les rancunes personnelles et les goûts littéraires de l’empereur.

Mais a-t-il voulu vraiment le faire ? Doit-on penser qu’il ait composé son livre avec le désir arrêté d’être agréable au prince et d’amuser la cour ? Il peut sembler téméraire, à la distance où nous sommes de l’ouvrage, de chercher à deviner les intentions de l’auteur. Je crois pourtant que l’examen attentif de quelques scènes du Satiricon et l’étude de certains personnages peuvent nous permettre d’entrevoir la vérité.

Parmi ces personnages, Trimalchion est celui peut-être dont Pétrone s’est occupé avec le plus de complaisance : il n’en était pas non plus, dans cette société, qui fût plus intéressant à observer et plus curieux à décrire. C’est l’affranchi devenu riche et resté grossier, qui, ayant passé rapidement de l’extrême misère à l’extrême opulence, se dédommage par des dépenses insensées des privations qu’il a si longtemps souffertes. Pétrone a voulu nous faire comprendre par quelques exagérations plaisantes quelles fortunes immenses ces anciens esclaves pouvaient amasser. Trimalchion possède des domaines si étendus « que l’aile d’un milan se fatigue à les traverser. » Il y entasse des armées de serviteurs qu’il ne connaît pas et dont une partie n’a jamais aperçu son maître. Il n’a besoin de rien acheter, ses champs lui fournissent abondamment tout ce qui lui est nécessaire. On tient chez lui une sorte de journal qui est rédigé sur le modèle du Moniteur officiel de Rome et qu’il se fait lire à ses repas pour s’offrir le spectacle de sa richesse. En voici une page détachée qui donne l’idée du reste. « Le 7 avant les calendes d’août, dans la terre de Cumes, qui appartient à Trimalchion, il est né 30 garçons et 40 filles. On a enlevé de l’aire et enfermé dans la grange 500,000 boisseaux de blé ; on a réuni dans les étables 500 bœufs de labour. Le même jour, l’esclave Mithridate a été mis en croix pour avoir blasphémé contre le génie du maître. Le même jour, on a fait rentrer en caisse 10 millions de sesterces qu’on n’avait pas pu placer. Le même jour, dans les jardins de Pompéi, un incendie a éclaté qui s’était communiqué de la maison du fermier. » — Ici Trimalchion interrompt et se fâche ; ces jardins de Pompéi lui sont inconnus, on en a fait l’acquisition de ses deniers sans le lui dire, et il entend désormais qu’on l’informe, dans un délai de six mois, des domaines qu’il achète. — Le journal continue en analysant les rapports des préposés aux divers services ; rien n’y manque, pas même les faits divers et les récits scandaleux : on y raconte comment un esclave surveillant a répudié son affranchie après l’avoir trouvée avec un baigneur. On nous apprend enfin que les valets de chambre se sont réunis en cour de justice pour entendre et condamner un intendant coupable de quelque méfait. C’est donc vraiment un royaume que gouverne Trimalchion, et dans ses possessions il vit comme un prince. Ses gens imitent ses manières ; ils sont insolens pour les étrangers, durs à leurs serviteurs. Esclaves eux-mêmes et souvent maltraités par le maître, ils ont des esclaves qu’ils maltraitent pour se venger. Pétrone nous en représente un qui est prêt à punir de mort un de ses serviteurs. Tout le monde lui demande de faire grâce, mais il se fait prier pour y consentir. « Le coquin, dit-il, m’a laissé voler un habit qu’un de mes cliens m’avait donné pour ma fête. C’est plutôt sa négligence qui m’irrite que la perte de mon vêtement ; il était pourtant de pourpre, mais il avait été lavé une fois. Malgré tout, puisque vous m’en suppliez, je veux bien lui pardonner. » De toutes les personnes qui entourent Trimalchion, la seule qui n’ait pas pu se faire à sa situation nouvelle, c’est sa femme Fortunata. « Elle remue les écus à la pelle, » et pourtant elle a conservé au milieu de cette opulence tous ces soins d’économie mesquine qui conviennent aux petits ménages. Elle est toujours en mouvement et quitte la table pendant qu’on dîne pour avoir l’œil sur tout le monde. « Ne la connaissez-vous pas ? dit son mari, qui la connaît trop. Elle ne prendrait pas un verre d’eau avant d’avoir serré l’argenterie et partagé entre les esclaves les restes du repas. » Quant à Trimalchion, il est devenu un grand seigneur ou du moins il essaie de l’être. Il a pris les goûts du monde, il veut paraître un ami des lettres et des sciences. « Qui pourrait l’accuser d’être un ignorant ? Il a deux bibliothèques chez lui. » Il discourt sur l’astrologie et prouve doctement que les orateurs et les cuisiniers ont dû naître sous la même constellation. Il se permet de citer l’histoire, et, quoiqu’il n’en fasse pas toujours un bon usage et qu’il place Hannibal au milieu de la guerre de Troie, ses convives n’en sont pas moins émerveillés de son savoir. Comme Sénèque a mis la morale à la mode, il moralise à propos de tout, et, pour rappeler à ceux qu’il invite la fragilité de la vie, il fait apporter un squelette dans la salle à manger. Il se pique d’aimer les arts, il veut paraître épris de musique, si bien que le service se fait chez lui au son des instrumens, et que ses valets découpent en cadence. Cependant, lorsqu’il dit toute sa pensée, il avoue qu’en fait d’artistes il ne goûte que les danseurs de corde et les joueurs de cornet. Surtout il veut être magnifique. Pour avoir beaucoup de monde à sa table, il prend ses convives dans la rue, sans les connaître. Il les éblouit et les fatigue de son luxe, il ne sait qu’inventer pour les étonner. Chaque service est vraiment un chef-d’œuvre d’imagination qui contient des surprises et exige des commentaires. Cependant, au milieu de cette magnificence, à chaque instant se montrent l’ancien esclave et le parvenu. En même temps qu’il comble ses invités, il les insulte. « Buvez ce falerne de cent ans, leur dit-il ; je n’en ai pas fait servir d’aussi bon hier, et cependant les gens qui dînaient valaient beaucoup mieux que vous. » A la fin, le vin échauffe toutes les têtes. Chacun oublie de se retenir et revient à son naturel. Un des amis du maître prend Fortunata par la jambe en manière de plaisanterie, et la fait tomber tout de son long sur son lit. Trimalchion, exaspéré par quelques reproches de sa femme, lui jette son verre à la tête, et il se fait un si grand vacarme que la garde du quartier, croyant que le feu est à la maison, enfonce les portes, et pénètre dans la salle avec des haches et de l’eau pour éteindre l’incendie.

Voilà en quelques mots ce dîner de Trimalchion, qui occupe plus du tiers de l’ouvrage de Pétrone. D’où vient l’importance que l’auteur a donnée à ce récit, et pourquoi semble-t-il prendre tant de plaisir à le développer ? Est-il vrai, comme l’ont soutenu quelques critiques, qu’en peignant cet affranchi ridicule Pétrone voulait se moquer de l’empereur ? Je crois plutôt qu’il voulait lui plaire. Souvenons-nous que Néron était un fort grand seigneur, le dernier des Claudes et des Jules, très fier de sa naissance et de ses aïeux. Il avait toujours vécu dans le meilleur monde. Sa mère et sa femme, Agrippine et Poppée, étaient des personnes d’esprit qu’on remarquait pour la distinction de leurs manières, et il n’y avait pas de causeur plus spirituel que son ministre Sénèque. Dans cette société distinguée que fréquentait l’empereur, il était naturel qu’on se moquât de ces parvenus vaniteux, de ces échappés de l’esclavage, qui voulaient imiter les façons du beau monde. Comme la fortune ne tient pas lieu de tout, ils y réussissaient rarement. L’art de donner à dîner était surtout alors fort important et si compliqué que Varron avait écrit un ouvrage pour l’enseigner à ses contemporains. « L’honnête homme » se reconnaissait à Rome à la manière dont il traitait ses convives et au soin qu’il prenait pour ne manquer à aucun de ces usages minutieux dont le temps avait fait des lois. Ces esclaves enrichis ne les respectaient pas toujours, et les fautes qu’ils commettaient n’échappaient pas à ceux qu’ils humiliaient par leur opulence insolente. On avait grand plaisir à les relever, on ne se faisait pas faute d’en rire. Déjà Horace amusait Mécène des maladresses de Nasidienus ; Pétrone égaya Néron des folies des Trimalchion. Des deux côtés l’intention est semblable, et le résultat dut être le même. N’oublions pas non plus que Néron détestait son père adoptif, qu’il ne prenait pas la peine de le dissimuler, et que tout ce qu’avait fait ce prince imbécile devenait pour son successeur un objet de risée. On sait que le règne de Claude fut celui des affranchis, et que sous lui ils dominèrent l’empereur et l’empire. Ce pouvoir absolu que Claude leur avait laissé disposait mal Néron pour eux ; il était surtout sans pitié pour les anciens favoris de son père. Aussi, s’il fallait essayer de trouver à Trimalchion un modèle, je serais très tenté de croire que Pétrone a voulu peindre ce Pallas, l’amant d’Agrippine, le serviteur préféré de Claude, qui parvint à une si scandaleuse fortune, et mit le sénat et l’empire à ses pieds. Cet ancien esclave poussait la vanité jusqu’à ne plus vouloir parler à ses affranchis, et un jour qu’on l’accusait d’avoir tramé je ne sais quel complot avec eux, il répondit « qu’il ne commandait jamais chez lui que des yeux et du geste, et que, s’il fallait de plus longues explications, il l’écrivait pour ne pas prostituer ses paroles. » Néron, qui lui devait tout, le détestait : il aimait à le poursuivre de ses railleries les plus cruelles, et finit par se débarrasser de lui en l’empoisonnant. Il ne pouvait donc pas être fâché qu’on fit rire aux dépens de ce parvenu ou de quelqu’un qui lui ressemblait, et Pétrone, en traçant le personnage ridicule de Trimalchion, était assuré de ne pas déplaire à son maître.

Il savait bien aussi qu’il ne risquait pas de le mécontenter, tout grand seigneur qu’était Néron, quand il prenait tant de peine pour peindre au naturel des personnages grossiers et représenter des scènes populaires. C’est assurément une des plus grandes curiosités de son livre. L’auteur nous introduit franchement au milieu du plus bas peuple de Rome. Il nous conduit sur le forum le soir, à l’heure où l’on vend les objets volés. Il nous montre un de ses héros aux prises avec les marmitons de son auberge, occupé surtout à se défendre « contre une vieille mégère borgne, coiffée d’un torchon sale et chaussée d’une paire de sabots dépareillés. » Au bruit qu’ils font arrive le commissaire du quartier (procurator insulœ), qui de cette voix tonnante qui fait trembler les ivrognes leur adresse un long discours orné de force solécismes. Quand il s’agit de reproduire les entretiens de ces pauvres gens, Pétrone attrape avec une habileté merveilleuse leur façon de plaisanter et de moraliser. Il suit pas à pas tous les caprices de leurs interminables commérages. Il est d’abord question d’un camarade qu’ils viennent de perdre. « Quel brave homme ! dit l’un d’eux (on est toujours un brave homme quand on vient d’être enterré), il me semble qu’hier je lui parlais encore, et je crois toujours m’entretenir avec lui. Pauvres mortels ! nous ne sommes que des outres remplies de vent, et les mouches ont la vie plus dure que nous. Ce sont les médecins qui l’ont tué… Après tout, il n’a pas lieu de se plaindre, on lui a fait un bel enterrement, il avait une bonne bière et un drap magnifique. Il a eu le temps d’affranchir quelques esclaves avant sa mort, et on l’a convenablement pleuré. Il me semble pourtant que sa femme se force pour verser quelques larmes. Que serait-ce s’il ne l’avait pas comblée de bienfaits ! Mais que voulez-vous ? une femme c’est une femme, elle tient toujours des oiseaux de proie, il faut se garder de leur faire du bien : c’est jeter de l’eau dans un puits. » Un autre est moins louangeur pour le défunt : il trouve qu’il a fait tous les métiers, qu’il était avide, « et qu’il aurait ramassé un écu dans la boue avec les dents. » Un troisième abandonne le mort pour se plaindre de tout le monde, il est décidément d’humeur morose et regrette en tout le passé. Autrefois le blé était moins cher, les magistrats plus honnêtes, les dieux plus accommodans. « Quand la terre était sèche, les jeunes filles s’en allaient par les rues couvertes de longues robes, nu-pieds, les cheveux épars, l’âme pure, implorant Jupiter ; aussitôt il pleuvait à seaux sur la procession, et tous les assistans s’en retournaient mouillés comme des rats. Aujourd’hui les dieux ne feraient plus un pas pour nous, nous ne croyons à rien, et la campagne souffre. » Son voisin est plus disposé à prendre le temps comme il vient, il ne trouve pas qu’en somme on soit trop malheureux. On se plaint partout, et peut-être ailleurs a-t-on plus de raisons de se plaindre. « Si vous allez dans les pays voisins, dit-il, il vous semblera qu’ici les porcs se promènent tout rôtis. » Les jeux publics surtout, pour lesquels il a un goût très vif, l’aident à prendre gaîment la vie. Justement on en prépare en ce moment de magnifiques. On y doit voir des gladiateurs qui ne se feront pas de quartier, des combats de nains et une femme qui sait conduire un char dans l’arène. On y verra aussi, ce qui pique surtout la curiosité publique, l’intendant de Glycon, « qui a été saisi pendant qu’il procurait quelques agrémens à sa maîtresse. » Glycon l’a condamné aux bêtes, et il réserve au peuple le plaisir de le voir dévorer. C’est sans doute un fort agréable divertissement, mais notre homme trouve qu’il n’est pas complet ; il lui faudrait aussi la femme. « Qu’a fait l’esclave après tout ? Ce qu’il n’était pas libre de refuser. Celle qui l’a forcé méritait plus que lui de sauter sur les cornes d’un taureau. » C’est l’opinion de beaucoup de monde ; aussi verra-t-on le jour de la représentation une bataille s’élever entre les galans et les maris jaloux.

Tels sont les propos qu’échangent entre eux ces bonnes gens entre deux verres. Ce qui est le plus piquant, c’est que Pétrone les fait vraiment parler leur langue. Nous avons, grâce à lui, un échantillon exact de la façon dont on s’exprimait au Ier siècle dans les rues tortueuses de Suburra. Ces petits marchands, ces manœuvres, ces affranchis qu’il fait parler ont peu de souci de la grammaire. Ils construisent les phrases en dehors de toutes les règles de la syntaxe. Ils confondent les genres, et disent sans se gêner : vinus, cœlus et vasus. Ils allongent les mots ou les abrègent, ils en forment à leur gré de gracieux ou de barbares, ils emploient les voyelles les unes pour les autres, et prononcent intrépidement Éphigénia pour Iphigénie et bubliotheca pour bibliothèque.

Ne nous laissons pas tromper par ce souci de reproduire exactement la langue et les propos du peuple ; gardons-nous d’en conclure que nous avons affaire à quelque écrivain populaire, et qu’il a composé son livre pour la canaille de Rome : ce serait une grande erreur. Tout le monde sait combien il est rare qu’un poète, surtout s’il est sorti des rangs inférieurs, chante sa condition et fasse de son métier le sujet de ses vers. On en a paru quelquefois surpris, et pourtant la raison en est facile à trouver : ce n’est pas la coutume qu’on mette son idéal près de soi ; cette vie d’imagination, qui inspire les poètes, et que chacun de nous crée à sa fantaisie, est rarement la vie réelle. Nous n’en serions pas si charmés, si c’était celle de tous les jours ; il faut d’abord, pour qu’elle nous plaise, qu’elle nous éloigne de nos habitudes et nous promette des plaisirs que nous ne connaissons pas. Les pauvres gens la placent naturellement au-dessus d’eux ; ceux au contraire dont la fortune ne peut plus s’accroître et qui sont arrivés au faîte « aspirent à descendre : » au XVIIe siècle, tandis que les bergers rêvaient d’être princes, le passe-temps de certains princes consistait à se faire bergers. Ce besoin de chercher des divertissemens et des distractions loin du milieu qu’on fréquente est de tous les temps, mais il devient plus vif chez les classes élevées quand elles ont épuisé tous les plaisirs et que l’abus de l’opulence en a fait naître le dégoût. Il ne leur reste plus alors, pour échapper à l’ennui qui les dévore, que de pénétrer dans ce monde inférieur, dont leur fierté les avait éloignées jusque-là, et d’y chercher des spectacles nouveaux, des excitations inconnues. C’est à cette extrémité qu’en était venue, après des excès de tout genre, l’aristocratie romaine du Ier siècle. Quand Messaline sortait le soir de son palais, « accompagnée d’une seule servante, et la tête couverte de faux cheveux blonds, » pour aller courir les bouges honteux de la rue des Toscans, elle était moins poussée par une ardeur de débauche, qu’elle pouvait aisément satisfaire au Palatin, que par un dévergondage de curiosité. C’est aussi la même passion qui poussait Néron à errer la nuit dans les rues de Rome, déguisé en esclave, attaquant les hommes et les femmes, comme un débauché ou un voleur vulgaire, s’attablant dans les cabarets et s’y faisant de méchantes querelles qui finissaient souvent par des coups. Dans les fêtes qu’il donnait à ses amis, il n’aimait rien tant que de construire des boutiques et des mauvais lieux, devant lesquels il faisait mettre les plus grandes dames de Rome, vêtues en marchandes ou en cabaretières, et qui excitaient les passans à entrer. Il me semble que le Satiricon se comprend mieux quand on se souvient de ces fêtes. Il est sorti des mêmes besoins ; il donnait aussi quelque satisfaction à ces goûts vicieux et dépravés. Pétrone voulait plaire au prince et à ses amis en dépeignant ce monde inférieur qu’ils aimaient à fréquenter un moment pour se reposer de l’autre, et réveiller par le contraste leur curiosité éteinte et leurs sens épuisés.

Tout indique du reste que c’est bien pour eux qu’il écrivait, et que, malgré le plaisir qu’il prend à peindre la mauvaise société, il appartenait lui-même à la meilleure. Les beaux esprits et les grands seigneurs du XVIIe siècle, qui le pratiquaient si volontiers, ne se trompaient pas quand ils le tenaient pour un des leurs. C’est ce qui se reconnaît partout, et principalement à ce ton d’ironie légère qui est perpétuel dans son livre et trahit l’homme du monde. Pétrone a peu de goût pour ces grands éclats de voix et cette violence d’invectives qui plaisent aux déclamateurs comme Juvénal ; il raille finement et d’un mot, sans appuyer et sans crier ; mais son ironie, si délicate qu’elle soit, ne ménage rien. Tout ce qu’on respectait à Rome, par habitude et par point d’honneur, y est plaisamment touché. Les héros de son roman témoignent peu de confiance dans les magistrats et dans les lois, et ils sont fort disposés à croire qu’il faut commencer par payer son juge quand on veut gagner son procès. Ils ne se fient guère non plus à la police et seraient gens à redouter presque autant la rencontre des gardes de nuit que des voleurs. Le charmant récit de la Matrone d’Ephèse indique qu’ils ne font pas beaucoup de fond sur la fidélité des femmes, et qu’ils croient qu’une veuve inconsolable est fort sujette à se consoler. Ils n’ont pas non plus beaucoup de scrupule à plaisanter sur la religion ; ce n’est pas sans un sourire qu’une dévote campanienne déclare « que son pays est si rempli de divinités qu’il est plus aisé d’y rencontrer un dieu qu’un homme, » et qu’elle demande à genoux le secret pour des mystères impénétrables, « qui ne sont guère connus que d’un millier de personnes. » Dans ce roman si peu moral, il est souvent question de morale, et il n’est pas rare d’y trouver des pages qu’on croirait empruntées aux épîtres de Sénèque ; mais cette sagesse est souvent si étrangement placée qu’on sent bien que l’auteur ne la prend pas au sérieux. Elle reçoit aussi très souvent de cruels démentis. Trimalchion veut bien s’attendrir un moment sur le sort des esclaves : c’était alors de bon ton. « Ils sont des hommes, dit-il, et ils ont été nourris du même lait que nous, » ce qui ne l’empêche pas un peu plus tard de menacer un de ses serviteurs, à propos d’une peccadille, de le faire brûler vif.

L’homme du monde se reconnaît encore à sa façon d’écrire. Ce romancier, qui reproduit si fidèlement les propos populaires, avec leurs hardiesses d’incorrection, se sert d’une langue si fine et si châtiée quand il parle pour son compte, que Juste-Lipse disait qu’on n’avait jamais écrit si purement des impuretés (auctor purissimœ impuritatis). C’est surtout quand il est question des femmes et de l’amour que ce style s’assouplit et se colore. Il n’y a rien de plus gracieux dans toute la littérature latine que le récit des aventures de Polyœnos et de Circé ; mais cette grâce n’est pas exempte d’un peu de manière et de précieux. L’influence du monde s’y fait sentir, on y retrouve cette habitude de raffiner ses pensées et de dire spirituellement les choses tendres, familière aux gens d’esprit qui vivent ensemble. « Ce que Pétrone a de plus particulier, dit Saint-Évremond, c’est qu’à la réserve d’Horace en quelques odes, il est peut-être le seul de l’antiquité qui ait su parler de galanterie. » C’était en effet une nouveauté, et Saint-Évremond a raison de dire que Virgile par exemple « n’a rien de galant. » Il a dépeint la passion dans sa vérité et dans sa force ; Pétrone la montre affaiblie et comme énervée par l’usage de la vie commune et les conventions de la société. Ses amoureux sont toujours assez maîtres d’eux pour avoir de l’esprit même dans les momens les plus tendres ; ils s’expriment avec cette nuance d’exagération qui ne va pas sans un sourire et laisse entrevoir une discrète ironie. Quand Polyœnos aperçoit. Circé pour la première fois, il est ébloui de sa beauté, ce qui ne l’empêche pas d’en faire un tableau détaillé. « Il n’y a pas de parole, dit-il, qui puisse exactement la décrire. Sa chevelure, frisée naturellement, tombait en grosses boucles sur ses épaules. Son front était petit[6] et bordé par ses cheveux qu’elle relevait en arrière. Ses yeux brillaient comme les étoiles dans une nuit sans lune ; ses narines étaient légèrement arquées, et son gracieux petit visage ressemblait à celui que Praxitèle a donné à sa Diane. Que dire de son menton, de son cou, de ses mains, de la blancheur de ses pieds, qui brillait à travers les bandes d’or de son brodequin ? Elle faisait honte au marbre de Paros. » Lorsqu’il s’est un peu remis de son admiration, il s’approche d’elle et lui adresse ces paroles galantes que Racine aurait bien voulu répéter aux belles dames d’Uzès : « Je vous en conjure, au nom de vos charmes, ne dédaignez pas d’accueillir un étranger parmi vos adorateurs. Vous le trouverez dévot à votre beauté, si vous lui permettez de vous adorer. » Je me figure que cette langue spirituelle et précieuse était celle qu’on devait parler dans la société de Poppée.

Les conclusions auxquelles nous amène l’étude que nous venons de faire du Satiricon surprendront peut-être quelques personnes. Les anciens critiques ne jugeaient pas l’œuvre de Pétrone comme nous, et ils en donnaient une opinion différente. Le souvenir du récit de Tacite, qui ne s’oublie pas, les avait trompés. Ils songeaient toujours à cette satire que Pétrone écrivit de sa main à ses derniers momens pour se venger du prince qui le condamnait à mourir. Sans doute il n’était pas possible de la confondre avec ce roman dont il nous reste de si longs débris, et qui ne pouvait pas être écrit en un jour ; mais on se laissait aller à croire que le roman et la satire, étant l’œuvre du même écrivain, étaient composés dans le même esprit, que dans tous les deux « l’auteur avait voulu décrire les débauches de Néron, et que ce prince y était le principal objet de son ridicule. » C’est une opinion à laquelle il faut, je crois, renoncer. Le Satiricon n’est pas une œuvre d’opposition ; il n’est pas possible de penser, comme Saint-Évremond, que a par une agréable disposition de différens personnages, Pétrone y touche diverses impertinences de l’empereur et le désordre ordinaire de sa vie. » Les personnes qu’on y raillé ne sont ni le prince ni ses amis, mais plutôt des gens que l’empereur n’aimait pas et dont on se moquait autour de lui ; l’auteur n’a pas écrit son livre « dans le temps de ses mécontentemens cachés, » l’ouvrage doit être au contraire de l’époque de sa faveur. Il n’était pas destiné à satisfaire les rancunes de ces politiques de salon qui se transmettaient à la dérobée et dévoraient en cachette les ouvrages suspects : il était fait pour être lu à la cour, dans ce cercle de gens d’esprit corrompus et de débauchés élégans qui entouraient Néron et Poppée, et Pétrone, en le composant, travaillait, comme l’affranchi Paris, « pour animer les plaisirs du prince. »

Gardons-nous pourtant d’aller trop loin ; il faut avoir soin, avec ces gens d’esprit, de ne pas forcer les nuances. Ils sont si souples, si adroits, si fuyans, si habitués au monde et à la vie, qu’ils parviennent à éviter les extrêmes et qu’ils savent unir les contraires. C’est ainsi que Pétrone a su mêler quelque indépendance à ses flatteries. On lui ferait tort assurément, si on le confondait tout à fait avec les Paris, les Vatinius, les Tigellin avec tous ces vulgaires scélérats, prêts à tout faire et à tout souffrir, dont cette cour, nous dit Tacite, était plus remplie qu’aucune autre. La fermeté de sa mort le distingue d’eux, et j’ajoute que le Satiricon lui-même, quand on le lit avec soin, nous donne de lui une meilleure idée. il est remarquable que, même dans les passages où il veut être agréable au prince, ce railleur éternel ne renonce pas à son ironie. Celui qu’il charge d’attaquer Lucain et de refaire la Pharsale, c’est un poète ridicule que les enfans poursuivent à coups de pierres quand il se montre dans les portiques, qui est si occupé à faire des vers sur un vaisseau pendant une tempête, qu’il ne s’aperçoit pas qu’il va périr, et qui accueille par des injures ceux qui viennent l’interrompre pour le sauver. Le choix d’un si médiocre personnage pour une cause où l’amour-propre de l’empereur pouvait être engagé ne cachait-il pas quelque malice ? Ne dirait-on pas vraiment que Pétrone tient à nous mettre lui-même en défiance de ses flatteries, et qu’il veut nous faire entendre que sa complaisance n’était pas, comme celle des autres, sans limites et sans réserves ? Cette intention, qui, bien que timide et voilée, s’entrevoit dans ce qu’il nous dit, me paraît plus visible encore dans ce qu’il ne dit pas. Parmi les talens du prince dont il tirait tant de vanité, quelques-uns sont délicatement loués chez Pétrone, mais il y en a dont il n’a pas dit un seul mot. Dans ce roman qui touche à tout, il n’est jamais question du théâtre, et l’on n’y trouve pas la moindre allusion à cette manie qui possédait l’empereur de paraître sur la scène et d’y remporter des couronnes en chantant des drames lyriques.

Ce silence est fait pour nous surprendre. Il n’y avait rien dont Néron fût plus fier que de ses triomphes de musicien et de chanteur. Ses courtisans le savaient bien, et ils ne manquaient pas d’offrir sans cesse des sacrifices aux dieux « pour la conservation de sa voix céleste. » Lorsqu’après quelques hésitations, encouragé par la servilité publique, il osa se produire sur un théâtre, ce fut un grand événement à Rome. Il ne faudrait pas croire que tout le monde ait jugé sévèrement cette fantaisie : l’opinion publique se partagea, et jusque dans la société la plus distinguée Néron trouva des approbateurs. Un petit poème de cette époque, qu’on a récemment découvert[7], nous montre le prince dans une de ces représentations solennelles, chantant en grand habit de théâtre ses « chants troyens » sur la scène. « Tel était Phébus, dit le poète, quand joyeux de la mort du serpent il célébrait sa victoire en frappant de son archet sa lyre savante… Filles de Piérus, prenez votre vol, et venez nous trouver au plus vite : c’est ici que l’Hélicon se dresse maintenant ; ici vous retrouverez votre Apollon. Et toi, ville sacrée de Troie, sois fière de tes désastres et montre avec orgueil ce glorieux poèmeàla patrie d’Agamemnon. Tes malheurs ont enfin reçu leur récompense. Réjouissez-vous, ô ruines, et rendez grâces à votre triste sort ; voilà le descendant des Troyens qui vous relève de vos cendres ! » Ce ne sont là, dira-t-on, que des flatteries de poètes, et l’on sait par l’exemple de Martial et de Stace qu’ils n’ont pas épargné les éloges aux césars qui en étaient le moins dignes ; mais, parmi ceux qui se montrèrent complaisans à cette passion du prince, il se trouvait aussi de très graves personnages. Au commencement de ce règne, Sénèque avait composé des vers dans lesquels Apollon disait de ce prince de dix-sept ans : « Il me ressemble par le visage et la beauté ; par son chant et sa voix, il m’égale. » Louanges imprudentes qui risquaient d’encourager Néron dans ses folies ; il était naturel qu’il ne gardât pas pour lui seul des talens que ses amis ne cessaient d’exalter et qu’il souhaitât d’en faire jouir le monde. Quand il s’y décida, il voulut paraître au théâtre entre ses deux ministres, Sénèque et Burrhus, afin qu’on reconnût l’empereur dans le comédien, et obtint d’eux qu’ils donneraient à tous les spectateurs le signal des applaudissemens. A la vérité, Tacite nous dit que Burrhus n’applaudissait qu’en gémissant (Burrhus mœrens ac laudans) ; mais c’était un vieux soldat, qui n’avait jamais été qu’un courtisan médiocre : Sénèque devait applaudir de meilleure grâce. Quant aux Grecs qui se pressaient à ces spectacles, ils avaient tant d’estime pour les choses et les gens de théâtre, qu’un empereur histrion n’était pas fait pour les étonner[8] : aussi témoignaient-ils, quand ils l’écoutaient, une admiration si violente, un enthousiasme si bruyant, que Néron les proclamait les plus fins connaisseurs du monde, les plus dignes de l’entendre et de le juger. Seuls les vieux Romains, restés obstinément fidèles aux traditions du passé, qui avaient une si haute idée de l’autorité souveraine et tant de mépris des comédiens, qui mettaient au-dessus de toutes les vertus le respect du décorum, furent indignés. Ce qui nous semble surtout un grand ridicule leur paraissait un grand déshonneur, et Juvénal s’est fait l’interprète exact de leurs sentimens quand il reproche plus durement à Néron de s’être montré sur la scène que d’avoir tué sa mère. Au milieu de ce conflit d’opinions diverses, de quel côté se rangeait Pétrone ? Il ne l’a pas dit, au moins dans la partie de son livre qui nous reste, et où il a trouvé l’occasion de dire tant d’autres choses. Si dans un roman composé pour plaire au prince et « animer ses plaisirs » il n’a fait aucune allusion à sa passion insensée pour le théâtre, c’est qu’il ne l’approuvait pas. Ce silence est sans doute une protestation bien timide, mais il suffit à nous montrer Pétrone sous un meilleur jour. Au milieu de ce concert d’éloges, il y avait peut-être quelque mérite à se taire, et je ne crois pas qu’il soit trop téméraire d’en conclure que dans ses rapports avec ce terrible maître, si exigeant et si soupçonneux, cet homme d’esprit devait garder quelque dignité, que, tout favori qu’il était du prince, il ne s’est pas résigné à encourager indistinctement tous ses caprices, et qu’enfin il n’a pas attendu de mourir pour se montrer plus ferme et plus fier que tous ceux qui servaient et flattaient avec lui.

Après nous être tant occupés de l’auteur, peut-être conviendrait-il de parler un peu plus de l’ouvrage ; mais il est de telle nature qu’il faut renoncer à y introduire un lecteur qui se respecte. A l’exception des passages que nous avons cités ou résumés, le reste échappe à l’analyse. Comment faire connaître ces scènes où l’auteur prend plaisir à décrire tout ce qu’on tient d’ordinaire à cacher, où l’immoralité est comme assaisonnée et relevée par l’élégance, où les passions les plus contraires à la nature sont exprimées d’un ton si vif et si naturel ? C’était évidemment un monde différent du nôtre que celui où ces choses pouvaient se dire et s’écouter sans embarras ; je ne veux pas prétendre assurément que tout le monde du temps de Néron vécût comme Encolpe et Ascylte : il est probable qu’alors comme aujourd’hui les romanciers s’attachaient plutôt à dépeindre l’exception que la règle ; mais, si les mœurs que décrivait Pétrone n’étaient pas celles de toute la société de son temps, cette société s’amusait de ses récits, et ils permettent au moins de juger combien elle avait la curiosité malsaine et l’imagination dépravée. Pétrone marque le point culminant de l’immoralité romaine, puisque Tacite nous dit qu’à partir de Vespasien les mœurs devinrent plus réglées et la vie plus honnête. Et nous n’avons pas la ressource de croire que son livre fut composé pour être lu en secret par quelques débauchés obscurs : on vient de voir que très probablement il était fait pour le grand monde et la cour. Quand on connaît la situation qu’occupait Pétrone auprès de l’empereur et dans quelle intention il écrivait, quand on sait que le Satiricon a dû être la lecture favorite du prince et de ses amis, on est disposé à faire plus d’attention à ces récits légers qu’il renferme ; on y cherche le tableau des mœurs et des opinions de ce temps, on s’y instruit de ces mille détails curieux que l’histoire ne daigne pas raconter ; on s’en sert pour pénétrer dans ces recoins obscurs qu’une époque ne montre pas volontiers à celle qui la suit, et qu’on a tant d’intérêt à découvrir quand elle n’est plus ; on en tire enfin le même profit que de ces romans de Diderot et de Crébillon qui achèvent de nous donner une idée de la société du XVIIIe siècle.


GASTON BOISSIER.

  1. Les manuscrits nous apprennent que les fragmens que nous avons conservés appartenaient aux livres quatorzième et quinzième de l’ouvrage. Ce sont donc treize livres entiers qui sont perdus, sans compter ceux qui suivaient le quinzième, et dont nous ignorons tout à fait le nombre.
  2. C’est sous ce titre de Satira que M. Bücheler a publié les fragmens de Pétrone. L’édition qu’il en a donnée à Berlin en 1862 est de beaucoup la meilleure C’est celle dont je me suis servi. J’ai profité aussi d’un excellent travail publié par M. Studer dans le Rheinische Museum (t. II, p. 72 et 19) et qui a renouvelé la critique sur Pétrone.
  3. On venait précisément d’employer ce moyen pour que la mort d’un innocent en entraînât d’autres : on avait ajouté une phrase accusatrice au testament d’Annæus Mela, le père de Lucain, qu’on avait condamné à mourir, puis on s’était servi de son anneau pour recacheter le testament, afin de donner à l’accusation une ombre d’apparence. C’est ce que Pétrone voulait éviter en brisant son anneau.
  4. Ces romans sont énumérés et analysés dans l’Histoire du roman dans l’antiquité de M. Chassang.
  5. Il arrive quelquefois à ce scepticisme religieux de Lucain de se manifester d’une manière assez maladroite. Cornélie, qui vient de voir mourir Pompée, s’écrie : « Je te suivrai jusqu’aux enfers, si pourtant les enfers existent. » Il faut avouer que ce doute est fort étrange dans cette situation,
  6. Un des traducteurs de Pétrone, Nodot, fait remarquer à ce propos que la petitesse du front était pour les anciens une marque de beauté, et qu’ils la regardaient même comme un signe d’esprit. Il ajoute : « On dirait, à entendre parler le peuple aujourd’hui, qu’on n’est plus de cette opinion ; cependant les gens de bon goût en sont toujours. J’ai eu même la curiosité de consulter là-dessus quelques-unes des plus belles femmes de France, de la première qualité, des plus spirituelles et des plus galantes, lesquelles m’ont assuré que c’est un défaut considérable d’avoir un grand front. »
  7. Ce sont deux églogues qui ont été découvertes, il y a quelques années, dans la bibliothèque du couvent d’Einsiedeln. Elles sont reproduites dans l’Anthologie latine de Riese, aux numéros 725 et 726.
  8. On a retrouvé dans les ruines d’une petite ville d’Asie-Mineure un décret du peuple de ce pays en l’honneur d’ambassadeurs étrangers qui avaient chanté en public en s’accompagnant de la cithare. Ce qu’on louait chez les ambassadeurs ne pouvait pas beaucoup choquer chez le prince.