Un Roi et un Pape
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 837-870).
02  ►
UN
ROI ET UN PAPE

I.
LE ROI VICTOR-EMMANUEL ET LA MONARCHIE ITALIENNE.

En me rendant en Italie au mois de décembre dernier, je pensais devoir assister aux funérailles d’un pape et à la réunion d’un conclave. Un almanach romain annonçait pour janvier 1878 un grand catafalque dans Rome : l’horoscope s’est vérifié, mais pour un autre sans doute que celui qu’il désignait. Avant de descendre sur le Vatican, au-dessus duquel elle planait depuis des mois, la mort s’est soudainement abattue sur le Quirinal. Le robuste souverain qui se préoccupait déjà d’assurer la liberté du conclave a disparu de la scène avant le vieux pape dont les jours étaient manifestement comptés. Du lit qu’il ne devait plus quitter, Pie IX a entendu le canon du château Saint-Ange annoncer à ses anciens sujets les funérailles de son successeur temporel. L’histoire a parfois de ces coïncidences aussi dramatiques que les coups de théâtre des plus hardis des poètes. Il y avait quelque chose d’émouvant et de pathétique dans ce rapprochement de deux cercueils si divers et l’un et l’autre entourés d’hommages passionnés, dans ces cérémonies rivales du Panthéon d’Agrippa et de Saint-Pierre du Vatican, dans cette clôture simultanée de deux règnes contemporains et comme parallèles à travers tous leurs contrastes.

Ces deux existences peuvent, par leurs vicissitudes et la diversité même de leur fortune, résumer les grandes luttes politiques ou religieuses de notre époque et les conflits intérieurs de notre civilisation. En ces deux antagonistes involontaires, dans le dernier pape-roi et le premier roi d’Italie, se personnifiaient dignement deux esprits dont la lutte menace de troubler longtemps encore l’Europe et le monde. Pie IX et Victor-Emmanuel ne sont pas seulement de grandes figures de notre histoire contemporaine, ils ont été l’un et l’autre associés à des événemens, à des révolutions d’une importance décisive pour l’Europe et pour l’histoire même de l’humanité. Ce sont ces révolutions à peine achevées dont nous voudrions étudier le sens et la portée dans l’œuvre et dans la vie des deux grands morts. Nous commencerons par celui qui le premier est descendu au tombeau.


I

La fin inopinée du premier roi d’Italie a terminé une carrière. peut-être unique, peut-être sans analogue dans l’histoire. On a parfois comparé l’heureux Piémontais à notre Béarnais, à Henri IV ; d’autres ont prononcé le nom de Guillaume d’Orange, d’autres celui de Léopold Ier roi des Belges. Tous les parallèles de ce genre peuvent porter sur les caractères ou les aptitudes, non sur les situations et les destinées. S’il y a eu trop souvent des peuples dans l’état de servitude ou de morcellement où Victor-Emmanuel a trouvé l’Italie, il ne s’était pas encore rencontré de prince pour les en tirer.

Victor-Emmanuel a été ce qu’il y a de plus rare au monde, ce qui ne se voit d’ordinaire qu’aux âges héroïques : un fondateur d’état. C’était un roi qui avait fait son royaume, ou mieux un roi qui avait fait une nation. En lui s’étaient incarnées les espérances séculaires de tout un peuple ; par lui se sont réalisés les rêves les plus hardis des poètes et l’utopie la plus invraisemblable des penseurs de l’Italie. Quand on mesure la distance du modeste berceau de Turin aux somptueuses funérailles du Panthéon d’Agrippa, on comprend toutes les hyperboles, toutes les hymnes dont les cent villes de la péninsule ont récemment retenti en l’honneur du fils de Charles-Albert. Pour les Italiens, Victor-Emmanuel a été le libérateur vainement attendu depuis des siècles, une sorte de rédempteur qui les a rachetés de l’humiliation et de la servitude. On a pu à l’étranger croire qu’aux yeux de ses nouveaux sujets l’ancien roi de Piémont était effacé par tel ou tel de ses collaborateurs, par Cavour aux yeux des uns, aux yeux des autres par Garibaldi. Il n’en était rien ; pour l’ensemble de la nation, Victor-Emmanuel est toujours resté la vivante personnification de l’Italie nouvelle. À ce titre, aucun homme, même parmi les plus grands, n’a tenu dans aucun pays une aussi large place, aucune mort ne pouvait laisser un pareil vide.

Le fondateur de l’unité italienne n’était point ce qu’on appelle un grand homme, et il a montré qu’on peut sans cela faire de grandes choses. Sans rien avoir d’extraordinaire dans l’esprit, le dernier roi du Piémont a su rester toujours à la hauteur de la tâche qui lui était dévolue, à la hauteur des événemens qui se sont accomplis sous son règne et en son nom. Pour peu que l’on réfléchisse à l’inattendu, au merveilleux des destinées qui l’ont successivement porté de Turin à Milan, à Florence, à Naples, à Palerme, à Venise, à Rome, ce n’est point là un mince mérite. Victor-Emmanuel avait reçu des circonstances un des rôles les plus complexes, les plus difficiles, que l’histoire ait jamais confiés à un homme et surtout à un roi ; il l’a joué avec une conviction, avec un entrain et une bonne humeur qui en ont assuré le succès. Ce qui fera l’intérêt singulier de ce règne de moins de trente ans, c’est que les prodigieux succès n’en ont été dus ni à un génie exceptionnel, ni à des armées irrésistibles, encore moins à l’aveugle caprice du sort. L’Italie a dû son incroyable fortune à des qualités plus humbles, plus modestes, plus à la portée de tous, et par là même plus dignes d’étude et d’admiration ; l’Italie de Victor-Emmanuel a dû sa renaissance nationale à la persévérance, à la patience, au bon sens, à l’esprit de suite, en un mot au caractère et à la politique. Par là l’histoire contemporaine de la péninsule donne aux hommes d’état une grande leçon et aux peuples injustement malheureux un encourageant exemple. Une grande œuvre menée à bonne fin avec de petits moyens, par des mains semblables à celles de tous, c’est là pour les nations comme pour les individus le spectacle le plus sain et le plus fortifiant.

Jamais peut-être le point de départ n’a été aussi loin du but atteint. Tout semblait d’abord contre Victor-Emmanuel et contre l’Italie. Rien n’annonçait les prochaines merveilles de ce règne ; le prophète qui les eût prédites n’eût pu obtenir créance des patriotes les plus enthousiastes. Les ressources matérielles faisaient défaut ou étaient hors de proportion avec la tâche à remplir. La force morale, d’ordinaire la principale force d’un petit état, ne paraissait guère plus à la portée du Piémont et de Victor-Emmanuel. Sans appui en Europe, le faible royaume de Sardaigne était sans prestige en Italie. A la maison de Savoie manquait jusqu’au levier habituel de toutes les révolutions, la confiance populaire.

Loin d’être en naissant l’objet prédestiné des espérances nationales, le futur unificateur de l’Italie fut pendant une partie de sa jeunesse l’objet des défiances italiennes. Sa mère, princesse de Toscane, était une archiduchesse d’Autriche ; son père, Charles-Albert, était traité de renégat par les patriotes, depuis que, pour se faire pardonner d’anciennes relations avec les carbonari ou les libéraux italiens, il avait pris part à l’expédition du duc d’Angoulême contre les libéraux espagnols. C’était le temps où les poètes les plus populaires de l’Italie[1] stigmatisaient dans des strophes brûlantes le héros du Trocadero. Une fois roi de Piémont, Charles-Albert n’avait pas su par sa politique hésitante reconquérir la confiance naguère perdue par le duc de Carignan. Le prince royal ne semblait guère promettre plus que son père ; en 1842, il épousait lui aussi une archiduchesse d’Autriche, la propre fille du vice-roi de Milan. Les noces de Victor-Emmanuel amenaient au palais de Turin les blancs uniformes autrichiens, et le mariage du futur libérateur de Milan et de Venise était regardé comme un gage de servitude, comme un anneau de plus à la lourde chaîne qui rivait l’Italie aux Habsbourg.

On approchait déjà de 1848, l’Italie était en fermentation, et ce n’était point encore vers la maison de Savoie que se dirigeaient les regards des patriotes ; c’était vers Rome, vers le nouveau pape, vers Pie IX, dont, à la suite des néo-guelfes, toute la péninsule, attendait le signal de l’émancipation. Charles-Albert, cédant à sa générosité naturelle et à l’entraînement national, se décidait enfin à frayer à son fils la route sur laquelle il devait tomber lui-même. Le roi de Piémont accordait à son peuple cette constitution subalpine, ce statuto qui, au bout de trente ans, est encore la pierre fondamentale de l’Italie nouvelle. Milan soulevé chassait la garnison autrichienne, et en allant au secours des Lombards le roi de Piémont arborait le drapeau aux trois couleurs, emblème longtemps proscrit des espérances de l’Italie. De ce jour date la haute fortune de l’héritier des anciens ducs de Savoie. Avec le statut et le drapeau, avec le gage de la liberté et le symbole de l’indépendance, Charles-Albert avait donné à sa maison le double talisman qui lui devait valoir l’empire de l’Italie entière.

Au milieu même de ses brillans succès des premières semaines, Charles-Albert était loin de prévoir le terme où sa courageuse initiative devait conduire son fils. Les patriotes n’avaient point alors de programme déterminé ou accepté de tous, le programme devait se formuler et s’élargir avec l’action ; mais, avant de savoir que faire de son indépendance, l’Italie devait éprouver que le poids qui pesait sur elle était trop lourd pour être soulevé par elle seule. Charles-Albert devait expier le téméraire farà da se. On sait les inutiles victoires et les prompts revers du Piémont en 1848, Pastrengo, Santa-Lucia, Goito, où Victor-Emmanuel se fit blesser, puis la défaite de Custozza, l’abandon de Milan au milieu des outrages d’un peuple égaré, la retraite, l’armistice. On sait la reprise des hostilités en 1849 par le Piémont réduit à ses seules forces et la campagne de trois jours terminée par le désastre de Novare. C’est le soir de la bataille de Novare, au milieu du désordre et des angoisses de la défaite, que l’abdication de Charles-Albert laissait à Victor-Emmanuel la couronne de Sardaigne. Certes les débuts du nouveau règne ne promettaient guère ; la raison même semblait condamner le successeur de Charles-Albert à renoncer pour jamais aux dangereux rêves de son père. Le Piémont n’avait plus ni armée ni argent ; épuisé par deux campagnes inégales, le petit royaume succombait sous une tâche manifestement trop lourde pour sa faiblesse. Le nouveau roi n’avait ni prestige ni popularité. Les anciennes défiances s’étaient réveillées avec la défaite ; les bruits de trahison remplissaient l’armée et le peuple, les partis s’agitaient dans le parlement, Gênes s’insurgeait contre une paix attribuée à une lâche défection. Telle était pour la maison de Savoie la première récompense de son dévoûment à la cause nationale. Charles-Albert, détrôné, s’en allait en exil mourir à Porto pour expier le crime le moins pardonné de la destinée, le crime des trop hautes espérances ou des trop vastes ambitions.

Un pareil exemple et un pareil début étaient peu encourageans pour le jeune roi. Ce qui fit la fortune de Victor-Emmanuel, c’est, au milieu d’un tel désastre, de ne s’être laissé aller ni à l’abattement ni aux tentations de réaction politique. Ces tristes mois de 1849 sont peut-être l’époque la plus honorable de cette noble carrière, et le mérite en revient tout entier à Victor-Emmanuel. Il ne manquait pas de gens autour de lui, dans sa propre famille même, qui lui conseillaient de revenir à la vieille politique et aux anciens usages de sa maison, qui lui conseillaient de profiter de Novare et des victoires de l’Autriche pour retirer le statut accordé en 1848, et se venger de l’ingratitude des libéraux en leur reprenant les libertés octroyées par Charles-Albert. Victor-Emmanuel ne voulut point démentir la parole de son père. De la part du jeune souverain, cette loyauté, que les agitations du pays faisaient paraître excessive, se trouva être un trait de la plus habile politique.

L’on raconte qu’après Novare, dans l’entrevue qu’il eut avec le nouveau roi, Radetzki lui offrit des conditions plus douces, s’il consentait à déchirer le statut et à rejeter le drapeau tricolore. Plus clairvoyant que certains courtisans de Turin, le vieux feld-maréchal comprenait que là était la force du Piémont, là était le double aimant qui lui devait attirer les sympathies de la péninsule. Victor-Emmanuel resta sourd aux injonctions du vainqueur et même, dit-on, aux prières de sa mère et de sa femme, toutes deux Autrichiennes ; il refusa de reprendre la bannière bleue des ses ancêtres, il refusa de redevenir roi absolu. A l’heure où tous les princes italiens s’empressaient de retirer les libertés accordées à leurs sujets sous la pression populaire, le roi de Sardaigne demeura, seul en Italie, et presque seul en Europe, fidèle au statut qu’il avait juré. C’est de ce jour qu’il mérita le surnom de roi honnête homme, re galantuomo, qui dans sa simplicité est l’un des plus beaux que souverain ait jamais portés. Il est probable qu’au milieu de ses tristesses, Victor-Emmanuel ne se rendait lui-même pas bien compte de tout ce qu’il conservait en gardant la constitution et le drapeau de 1848. En fait, il avait beau ouvrir à l’Autriche ses forteresses, — avec le statut dans une main et le drapeau tricolore dans l’autre, il gardait les deux armes qui lui devaient bientôt conquérir l’Italie.

Le jour du relèvement national semblait désespérément éloigné. L’Italie paraissait plus loin que jamais, plus loin qu’en 1815 et en 1821, du double but où la devait conduire le nouveau roi. Les Autrichiens occupaient les places fortes du Piémont, ils tenaient garnison à Parme, à Modène, à Bologne, à Florence, à Livourne aussi bien qu’à Venise et à Milan ; les Français étaient à Rome, l’étranger partout. Qui eût dit alors qu’en dix ans, qu’en vingt ans au plus, l’Italie tout entière, des Alpes à l’Etna, serait réunie sous le sceptre constitutionnel du roi de Novare ? C’est pourtant de ces souffrances et de ces humiliations qu’est né le royaume d’Italie. L’unité italienne s’est virtuellement faite dans les dures années qui suivirent Novare, dans ces années de dépression où la communauté du malheur rapprochait tous les Italiens. Les esprits et les cœurs s’unifiaient avant les provinces. De Venise à Naples, tous les yeux se tournaient vers le Piémont, seul demeuré fidèle au programme de 1848. Dans le Piémont, l’Italie entière avait une presse et une tribune libres. Les patriotes qui avaient échappé à la mort et au bagne sortaient de leur ancien isolement, les exilés affluaient à Turin. Les états sardes, dernier abri de la pensée nationale, servaient de refuge aux libéraux chassés de toutes les petites capitales et réunis dans la persécution par ceux mêmes qui eussent eu le plus d’intérêt à les tenir séparés.

Grâce à Victor-Emmanuel, la péninsule s’habituait ainsi à regarder le petit royaume subalpin comme la contrée d’où lui devaient venir la lumière et la liberté. Toutes les espérances convergeaient vers ce coin de terre, vers cette marche des Alpes si longtemps restée indifférente et presque étrangère à l’Italie. Dans l’humiliation de la patrie commune, les Italiens étaient fiers du Piémont comme d’une gloire nationale, ils le montraient aux étrangers comme une preuve de ce que pouvaient faire les Italiens rendus à eux-mêmes. Le nom de Victor-Emmanuel commençait à être murmuré tout bas dans les familles, dans les écoles, dans les prisons, en attendant qu’il retentît dans les rues et sur les places publiques. L’écu de Savoie, la croix d’argent sur champ de gueules, devenait insensiblement le symbole des aspirations nationales, le signe béni de la régénération future. J’ai entendu des Napolitains raconter que dans leur jeunesse ils allaient de temps en temps raviver leur foi nationale en contemplant sur la porte de la légation de Piémont cet emblème de salut. Dans ces dix années, de 1849 à 1859, Victor-Emmanuel donna peu à peu aux aspirations de l’Italie ce qui leur manquait, une forme, un corps, une devise. Les peuples, de même que les enfans, ont besoin de tout personnifier, de tout incarner, dans un homme et dans un nom. Les esprits se préparaient en silence et presque inconsciemment pour qu’au jour voulu les vœux de l’Italie se personnifiassent en Victor-Emmanuel.

Obligé de replier en deçà du Tessin le drapeau national, le roi de Piémont s’appliquait à faire fleurir dans ses états le régime constitutionnel avec le statut de 1848. Le roi et ses conseillers sentaient que cette délicate plante du nord qu’ils essayaient de faire prendre sous le ciel du midi, leur petit royaume la cultivait pour l’Italie entière. Victor-Emmanuel demeurait roi constitutionnel après le coup d’état de décembre 1851 aussi bien qu’après le désastre de Novare. Quelque intérêt qu’il eût à se concilier les sympathies du gouvernement français, dont il pouvait dès lors convoiter l’alliance, le fils de Charles-Albert résistait aux leçons de la France impériale, comme aux exigences de l’Autriche. Au milieu de la nuit qui couvrait alors le continent, le Piémont restait, avec la Suisse et la Belgique, comme une île lumineuse, objet d’admiration et d’envie de la part des grands états. Avant même d’avoir Cavour pour ministre, Victor-Emmanuel, aidé de collaborateurs aujourd’hui déjà pour la plupart dans le tombeau, s’efforçait de créer un état modèle, une sorte de type ou d’étalon politique pour le reste de la péninsule. Dans les chambres de Turin, l’Italie faisait son apprentissage parlementaire, s’initiant et se dressant aux pratiques constitutionnelles.

En même temps qu’il exerçait sur elle une sorte de fascination, le Piémont assurait ainsi d’avance à la péninsule des institutions à la fois nouvelles et éprouvées ; c’est par l’ordre et la régularité de son administration, c’est par la supériorité de ses lois, qu’il faisait de la propagande révolutionnaire. Victor-Emmanuel ne devait apporter la révolution à l’Italie qu’en lui apportant du même coup un gouvernement. Pour tous les princes de la péninsule, il n’y allait bientôt plus avoir d’autre alternative que d’imiter le fils de Charles-Albert et de se confédérer avec lui, ou de disparaître devant lui. Dès lors on eût pu prévoir que le jour où seraient rompus les liens qui l’enchaînaient à l’Autriche, l’Italie se jetterait d’elle-même aux pieds du roi de Piémont. Grâce à Victor-Emmanuel, l’unité italienne devait se faire d’une manière unique dans l’histoire, par une impulsion soudaine, par une sorte d’attraction magnétique à laquelle aucune province ne saurait résister.


II

« Vous avez pris un chemin bien long pour arriver en Lombardie, » disait après le siège de Sébastopol un officier russe à un officier sarde. Rien en effet ne semblait plus étranger aux intérêts et au but du petit Piémont que la guerre de Crimée. On ne saurait à ce sujet trop admirer la lointaine prévoyance de Victor-Emmanuel, de Cavour et du parlement de Turin. Les vaines tentatives de 1848 et de 1849 avaient montré que les efforts décousus d’une Italie morcelée étaient incapables de rejeter l’Autriche au-delà des Alpes. Pour accomplir sa mission, il fallait au Piémont des sympathies et une alliance : c’est ce qu’il allait chercher sur les arides plateaux de la Tauride. La guerre de Crimée était la clé qui devait ouvrir à l’Italie les conseils de l’Europe.

Cinq ans après Novare, les trois couleurs italiennes se déployaient de nouveau sur les champs de bataille, et cette fois, comme sous Napoléon Ier, les Italiens combattaient à côté des Français. Les regards de la péninsule étaient fixés sur le corps expéditionnaire du général La Marmora. Dans nombre de villes et de familles étrangères au Piémont, la bataille de la Tchernaïa, où les Piémontais avaient pris part, fut fêtée comme une victoire nationale. La guerre terminée, le Piémont, comme belligérant, entrait au congrès de Paris, le petit royaume de cinq millions d’âmes siégeait à côté des cinq grands états. En s’immisçant ainsi dans la plus délicate et la plus compliquée des affaires européennes, le Piémont avait ouvert d’avance au futur royaume italien l’accès des conférences et des congrès de l’Europe ; avant même que l’Italie fût faite, Victor-Emmanuel et Cavour lui avaient assuré une place parmi les grandes puissances. Au congrès de Paris, c’était déjà la péninsule, plutôt que le royaume de Sardaigne, qui parlait par la bouche de Cavour. Le Piémont savait se faire admettre comme le représentant naturel d’une nation officiellement privée de voix et coexistence. Pour la première fois la question italienne était solennellement posée dans un congrès au nom de l’Italie. Quelques années après la défaite de Charles-Albert, Victor-Emmanuel proclamait les revendications nationales, en face même de l’Autriche, avec la double sympathie de ses alliés de Crimée et de son adversaire de la veille, irrité de l’hostile neutralité de la cour de Vienne pendant la guerre[2]. Le congrès de Paris a été une première victoire pour le Piémont, une première revanche de Novare.

Les mémoires françaises sont encore pleines de ce qui bientôt suivit ; qui ne se rappelle les voyages de Victor-Emmanuel et de Cavour, les entrevues de Plombières, les bombes d’Orsini, le mariage d’une princesse de Savoie avec le prince Napoléon, le discours impérial du 1er janvier, l’ultimatum de l’Autriche au Piémont, et enfin la campagne de 1859 qui en quelques semaines arrachait la Lombardie à l’Autriche ? Pendant quelques mois, l’histoire de l’Italie se confond presque avec l’histoire de la France. Personne n’a oublié cette guerre, glorieuse pour nos armes, et ces noms : Magenta et Solferino, ces grandes victoires françaises, Palestro et San Martino, où Victor-Emmanuel et les Italiens combattaient à côté de nous. Tout le monde sait comment l’armée qui devait délivrer l’Italie des Alpes à l’Adriatique fut soudainement arrêtée à Villafranca, moins par les places fortes du quadrilatère et les tergiversations de Napoléon III que par l’attitude menaçante de la Prusse, qui n’avait pas encore découvert le profit qu’elle pouvait tirer d’une alliance italienne.

Les préliminaires de Villafranca arrêtaient les armes libératrices de la France, ils n’arrêtaient point le mouvement national des Italiens. Toutes les provinces débarrassées des garnisons autrichiennes secouaient l’une après l’autre la domination des princes qui, au lieu de combattre l’étranger, s’étaient faits ses lieutenans. Les petits états s’empressaient à l’envi de sacrifier une autonomie qui n’était qu’une sujétion déguisée de l’Autriche et une tyrannie tracassière et ignorante. Parme, Modène, les Légations, la Toscane, proclamaient Victor-Emmanuel, sans qu’un soldat piémontais eût foulé leur territoire. La Sicile, entraînée par Garibaldi et les mille, se précipitait dans le courant national, et le roi de Naples désertait sa capitale pour se réfugier derrière ses places fortes. Un élan soudain, une commotion sans exemple, avait jeté aux pieds de Victor-Emmanuel l’Italie rendue à elle-même. L’unité de ce pays, divisé depuis tant de siècles, avait été l’affaire de quelques mois. L’union des diverses provinces s’était accomplie à la façon des combinaisons spontanées des corps qui cèdent aux lois naturelles de l’affinité[3].

Machiavel, à la fin de son livre du Prince, a représenté l’Italie attendant en vain un sauveur, une sorte de messie national, devant lequel s’ouvriraient toutes les portes, tomberaient toutes les murailles des cités italiennes. A trois siècles de distance, il me semblait lire dans ces pages une prophétie des destinées de l’Italie, tant cette lointaine vision du secrétaire de la république florentine s’est de nos jours réalisée pour ceux qui se présentaient au nom de Victor-Emmanuel. Le prince invoqué par les pressentimens de Machiavel s’est enfin rencontré, mais combien différent du sombre modèle imaginé par le Florentin ! C’est par sa loyauté de roi et sa bravoure de soldat, c’est par son dévoûment à la commune patrie, que Victor-Emmanuel a séduit et gagné l’Italie.

On ne sait pas assez d’ordinaire la part de Victor-Emmanuel dans ce grand mouvement, l’influence de son nom et de sa popularité. C’est en son nom que se faisait partout la révolution, c’est à lui personnellement que se donnaient les villes et les petits états en révolte contre leurs maîtres de la veille. Italie et Victor-Emmanuel était la formule magique qui d’une mer à l’autre ouvrait toutes les portes, renversait toutes les barrières. J’ai passé en Italie la première moitié de cette année 1860 qui a décidé du sort de la péninsule ; j’étais alors étonné de rencontrer souvent sur les murs ces mots bizarres : Viva Verdi ! La renommée du musicien qui plus d’une fois semble avoir exprimé les douleurs et les colères de ses concitoyens ne suffisait pas à m’expliquer ce singulier enthousiasme. J’eus bientôt le mot de l’énigme ; sous le couvert de Verdi, c’était Victor-Emmanuel qui était ainsi acclamé. Le nom du compositeur n’était que l’anagramme du titre décerné par la nation au roi de Piémont : Vittorio-Emmanuele re d’Italia. Partout alors c’était la même expression qui revenait : vogliamo Viltorio, et, quand il s’agit de consacrer officiellement les annexions, partout, à Naples, à Florence, comme plus tard à Venise et à Rome, ce que votait le peuple dans ses plébiscites, c’était l’union au royaume constitutionnel de Victor-Emmanuel.

Lorsqu’au lendemain de ces annexions M. de Cavour succombait subitement, laissant inachevée l’œuvre dont il paraissait le principal ouvrier, l’unité italienne, encore mal cimentée et comme à peine échafaudée, semblait devoir s’écrouler du coup. Il n’en fut rien, Cavour fut remplacé par ses disciples ou par ses rivaux, et l’édifice national fut consolidé et couronné. À ce moment décisif, il n’y aurait eu pour nos voisins qu’une perte difficilement réparable, la perte du roi. A l’Italie inachevée, la mort de Victor-Emmanuel eût alors enlevé sa devise et sa bannière. C’était le seul nom capable d’effacer toutes les dissidences qui pendant longtemps avaient rendu les patriotes impuissans. Pour Victor-Emmanuel, les républicains abdiquaient leurs théories, étonnés de recevoir des mains d’un roi l’unité et la liberté ; pour lui, les libéraux modérés et les conservateurs risquaient, une révolution, sûrs de retrouver le lendemain l’ordre et la paix dans le nouveau royaume. Il fallait un prince tel que Victor-Emmanuel pour réunir en faisceau les influences si diverses et les forces parfois si disparates qui ont accompli la révolution italienne.

Est-ce à dire que c’est Victor-Emmanuel seul qui a fait l’Italie ? Non certes, à de telles œuvres ne suffisent ni la loyauté d’un roi galant homme, ni le génie d’un Cavour, ni l’audace d’un Garibaldi. De pareilles révolutions sont moins l’ouvrage d’un homme que l’ouvrage d’un peuple et de l’histoire ; elles ne réussissent que lorsqu’elles sont dans l’ordre de la nature et conformes aux intérêts et au génie des nations. Les destinées de l’Italie étaient écrites d’avance dans son cadre de flots et de montagnes, dans l’homogénéité du peuple italien, si un à travers toute sa variété. L’Italie moderne est moins l’œuvre des hommes que l’œuvre de la nature. Quand il disait dédaigneusement que l’Italie était une expression géographique, M. de Metternich en confessait à son insu l’indestructible personnalité. Grâce à la géographie, l’Italie devait survivre à tous les traités de partage, à toutes les violences de la conquête ; le peuple italien était assuré de renaître dans son unité, dans son intégrité. La Providence, pour lui si longtemps ingrate en apparence, lui avait fait le plus grand des dons, elle lui avait donné des frontières indélébiles. Depuis longtemps déjà « le beau pays que l’Apennin partage et qu’entourent la mer et les Alpes[4] » était moins divisé par ses minces cloisons de montagnes que par les traités et la politique de l’étranger. Un jour devait venir où tous ces tronçons séparés du même corps se joindraient et se souderaient ensemble, où l’Italie formerait un état, comme depuis des centaines d’années elle formait une nation. Et dans quel siècle cette révolution devait-elle se faire, si ce n’est dans l’âge de la vapeur et de l’électricité, quand partout les montagnes semblaient s’aplanir et les distances s’effacer ?

Elle a eu beau étonner l’Europe de sa brusque venue au monde, l’unité italienne a, comme toutes choses vivantes, eu son laborieux enfantement et son obscure gestation. Depuis des siècles, de Dante à Alfieri, l’union des Italiens était lentement élaborée par les lettres et par l’art. Depuis 1800 surtout, la poésie, l’histoire, le roman, la philosophie même, d’Ugo Foscolo à Massimo d’Azeglio, de Colletta à Balbo, de Silvio Pellico à Gioberti, de Cantù à Guerrazzi, la littérature de toutes les écoles et de toutes les régions de l’Italie n’était qu’une glorification voilée ou découverte, qu’une apologie passionnée de l’idée nationale, à tel point qu’on pourrait dire que l’Italie a été faite par ses poètes et ses écrivains. Depuis la fin du XVIIIe siècle, elle était insensiblement unifiée par les guerres et les révolutions, par les armées étrangères et les sociétés secrètes, par le despotisme et la répression même. La révolution française et Napoléon Ier avaient à leur insu creusé les fondations de l’édifice que devait un jour élever la maison de Savoie, — la révolution en réveillant partout la conscience nationale, en renversant tous les trônes de la péninsule, en mêlant et triturant les provinces et les peuples, — Napoléon en ressuscitant le nom de royaume d’Italie, en formant une armée italienne, en réunissant sous le sceptre de sa famille tous les Italiens, des lagunes de Venise au détroit de Messine. Les traités de 1815, qui semblaient détruire à jamais les espérances des patriotes, ravivèrent le sentiment national dans la communauté du malheur. L’Italie entière ressentait l’oppression de ses membres, et elle s’apercevait de plus en plus que le meilleur moyen de devenir indépendante et de le rester, c’était d’être une.

Un seul point pouvait sembler douteux : l’Italie se constituerait-elle sous forme d’état fédératif, ou sous forme d’état centraliste ? Cette question de forme devait être tranchée par les gouvernemens et les princes italiens. Si toutes ses dynasties eussent été nationales et tous ses princes patriotes, l’Italie eût pu recourir à la fédération. C’est à ce but, en apparence le plus accessible, que devaient tendre les premières révolutions. En 1848, aux beaux jours de Charles-Albert et de Pie IX, quand les gouvernemens de Piémont, de Toscane et de Rome, négociaient une alliance et un Zollverein italien, quand le roi de Naples même faisait mine d’envoyer ses troupes combattre l’Autriche, l’Italie put se croire sur la voie d’une fédération. Les déceptions et les défections de 1848 tournèrent au profit de l’unité. Ce qui semblait suffire au temps de Charles-Albert, avant la réaction de 1849, devait aux jours de Victor-Emmanuel paraître un piège ou un leurre. En redevenant les protégées et les clientes de l’Autriche, toutes les petites cours s’étaient faites les complices de Mazzini, les agens de l’idée unitaire. En abandonnant au roi de Piémont la cause de l’indépendance, les autres souverains lui abandonnaient leurs droits et leurs états. A la maison de Savoie est ainsi échue une tâche délaissée de tous ; à Victor-Emmanuel est revenue la couronne de fer, parce que seul des princes italiens il a su être de son temps et de son pays. Le jour est venu où tous les trônes étayés sur la puissance autrichienne sont tombés avec la domination qui leur servait d’appui, et, dans cet effondrement général, toutes les espérances et tous les intérêts se sont naturellement ralliés autour du seul gouvernement demeuré debout. Rien donc de fortuit, rien donc de surprenant même, dans la prodigieuse fortune de Victor-Emmanuel. La couronne d’Italie était promise à sa maison par les fautes des autres princes. On entend parfois dire au nord des Alpes que c’est la France et Napoléon III qui ont fait l’unité de l’Italie. C’est là une erreur ou une confusion. La France a le droit de se vanter d’avoir fait l’indépendance et non l’unité italienne. Vis-à-vis de l’unité, le gouvernement français n’a eu qu’une conduite passive, il s’est contenté de ne s’y point opposer, et il n’y pouvait faire obstacle qu’en détruisant lui-même l’œuvre de Magenta et de Solferino, en envoyant ses troupes rétablir dans leurs capitales en révolte les petits princes dépossédés, c’est-à-dire en reprenant à son compte le rôle ingrat de l’Autriche. Si la France a de sa main accru l’impulsion du mouvement unitaire, c’est à Villafranca, c’est en s’arrêtant devant le quadrilatère et devant l’attitude hostile de l’Allemagne. Le traité de Zurich, qui prétendait entraver l’unité, ne devait faire que la précipiter, car en présence de l’Autriche campée dans les places fortes de la Haute-Italie, l’unité ne pouvait manquer d’apparaître à tous les Italiens comme la seule chance de maintenir et d’achever leur incomplète indépendance.

S’ensuit-il que sans l’origine et l’éducation à demi italiennes de Napoléon III, sans le besoin du second empire de dériver à l’extérieur les instincts libéraux de la France, l’Italie fût demeurée indéfiniment soumise à l’étranger, indéfiniment morcelée ? Pour ma part, je ne saurais le croire. L’Italie était mûre pour l’indépendance et la vie nationale ; l’histoire, qui est fertile en expédiens, aurait certainement trouvé d’autres moyens d’atteindre au but marqué par la nature et la civilisation. Le moment seul eût pu différer, et encore n’eût-il probablement pas été longtemps retardé. Le rôle que nous avons rempli en 1859 n’aurait-il jamais pu être joué par d’autres avec un égal succès ? L’allié dont il avait besoin pour chasser l’Autriche, le Piémont n’eût-il pu le découvrir ailleurs qu’aux Tuileries ? Il me semble qu’il n’y a pas besoin de beaucoup chercher pour reconnaître que devant elle l’Italie avait deux voies ouvertes, deux alliances possibles. Privée de l’appui de la France, la Sardaigne eût tourné ses regards vers le nord ; tôt ou tard, elle eût reçu de Berlin des encouragemens, des secours. L’alliance de la Prusse lui eût un jour donné Milan, comme en 1866 elle lui a valu Venise. Dès 1848, les esprits les plus clairvoyans de l’Allemagne commençaient à pressentir le parti que la Prusse et l’unité allemande pouvaient tirer du Piémont et de la révolution italienne. Dès 1859, plusieurs écrivains, tels que le socialiste Lassalle, proclamaient hautement la solidarité de la Prusse et du Piémont[5]. La connexité des intérêts de deux états ayant à repousser l’Autriche, l’un hors de l’Allemagne, l’autre hors de l’Italie, était trop manifeste pour ne pas éclater un jour aux yeux des politiques des deux pays. Quand la guerre de 1859 ne leur en aurait pas donné le signal, l’Allemagne et l’Italie n’en eussent pas moins tôt ou tard recommencé la révolution avortée de 1848 ; quelque Bismarck prussien n’en eût pas moins repris au compte de son roi le rôle unificateur que la Prusse avait refusé en 1848, et ce jour-là le Piémont, aidé de la révolution italienne, n’eût pas prêté à l’état-major de Berlin un concours beaucoup moins efficace que l’armée novice de Custozza.

Si l’histoire n’est ni le jeu du hasard ni le produit des fantaisies individuelles, les destinées de l’Italie n’étaient pas irrévocablement enchaînées à la politique ou à l’existence même d’un Napoléon. La volonté d’un homme, quelque puissant qu’il semble, peut modifier les voies de l’histoire, elle n’en saurait guère altérer la fin. En passant les Alpes en 1859, la France n’a probablement fait que ravir à d’autres l’honneur et le profit d’ouvrir à la péninsule le chemin de l’indépendance. Mieux vaut pour nous avoir pris l’initiative de cette guerre mémorable, qui, selon les récentes paroles d’un homme d’état italien, « a rendu cher à l’Italie le nom de la France[6]. » En offrant le concours de ses armes à une nation qui lui était rattachée par tant de liens, la France n’a fait du reste qu’obéir à ses généreux instincts. De toutes les guerres du second empire, la guerre d’Italie a été la seule populaire, parce qu’elle était la seule dans l’esprit de la révolution, qui prédestinait la France à ce rôle émancipateur. Le malheur pour notre pays et pour l’Europe est que les rênes de la politique européenne aient été saisies par une main trop débile ou trop hésitante pour la diriger ; c’est que l’initiative de la réforme territoriale du continent ait été prise par un esprit trouble, confus et incertain, ayant des visées plutôt que des desseins, incapable de mesurer la portée ou la force des événemens qu’il déchaînait, et ne sachant ni les accepter, ni les régler, ni les arrêter[7] !

La résurrection politique de la péninsule n’était pas seulement dans l’ordre naturel de l’histoire. C’était un bienfait pour la civilisation européenne, ainsi remise en possession d’un de ses membres essentiels, et ainsi délivrée d’un des ennemis de sa sécurité. L’Italie morcelée et assujettie semblait avoir fait un serment contre la paix de l’Europe ; ne pouvant recourir au canon, elle s’était armée du poignard et des bombes, et sur la tombe de ses patriotes elle avait juré de ne jamais permettre à ses voisins de jouir tranquillement des biens qui lui étaient déniés. Du jour où elle est devenue libre, l’Italie a renoncé à ce rôle de trouble-fête. L’indépendance a réconcilié avec le repos de l’Europe la patrie des conspirateurs incorrigibles et des agitateurs cosmopolites. Mazzini n’a point eu de successeur, Orsini est demeuré le dernier des héros italiens de l’assassinat politique. Le vieil Etna révolutionnaire, toujours prêt à de soudaines éruptions, a cessé pour jamais de remuer le sol de l’Europe.

Cette soudaine transformation était à prévoir, elle avait été annoncée par Victor-Emmanuel. « Je sais, disait le roi de Sardaigne en 1860, au moment même où il se mettait à la tête de la révolution, je sais qu’en Italie je clos l’ère des révolutions[8]. » Le roi de Piémont disait vrai : le sentiment national satisfait a étouffé le sentiment révolutionnaire. C’est là un des plus merveilleux exemples de l’apaisement que peut produire chez un peuple le triomphe de ses aspirations nationales. Victor-Emmanuel restera dans l’histoire comme le type et le modèle de ces hommes trop rares qui osent se mettre à la tête d’une révolution et savent la conduire.

L’Italie nouvelle doit être pour l’Europe un élément d’ordre et de paix. Pendant des siècles, durant tout le moyen âge et l’époque moderne, l’Italie a été pour ses voisins, pour la France en particulier, un champ de bataille toujours ouvert, toujours arrosé d’un sang stérile. De Charles d’Anjou et des vêpres siciliennes, des folles guerres de Charles VIII, de Louis XII, de François Ier aux grandes campagnes de la révolution et de l’empire, il serait difficile de compter les milliers et milliers de ses soldats que la France a laissés dans les champs de la péninsule. En devenant une et indépendante, l’Italie a pour jamais cessé de mériter le nom de tombeau des Français. Par la création du royaume d’Italie, la maison de Savoie a relevé la barrière des Alpes, que le morcellement de la péninsule semblait avoir laissé tomber. Désormais la France n’a pas plus à intervenir au-delà des Alpes qu’au-delà des Pyrénées, car, pour les peuples comme pour les particuliers, les bonnes clôtures font les bons voisins. Il n’y a plus de question italienne, et ainsi a disparu du sol de l’Europe une des plus fréquentes occasions de conflits, une des plus anciennes causes de guerre.

Le nouveau royaume de la maison de Savoie doit devenir pour l’Europe un gage d’équilibre en même temps qu’une promesse de paix. L’Italie, remise en possession de son indépendance, est autant que personne intéressée à ce qu’aucune puissance ne s’élève assez au-dessus des autres pour les offusquer de son ombre et les accabler de sa prépondérance ; un nouveau saint-empire germanique allant des bouches du Rhin aux Alpes ou à l’Adriatique ne serait pas pour elle un voisin moins gênant que l’ancienne monarchie de la maison d’Autriche. Le premier intérêt de l’Italie nouvelle, ce n’est point le complément de sa frontière sur l’Adige ou l’Isonzo, c’est l’affermissement ou l’instauration d’un nouvel équilibre européen sur des bases conformes à la nature et aux vœux des peuples. A cet égard, les intérêts de la péninsule sont identiques à ceux de la France ; si les deux pays n’ont pas de proie ou de butin à se partager, ils doivent également désirer que le remaniement territorial du continent puisse garantir à chaque nation la plénitude de son indépendance et assurer à l’Europe une ère de paix et de travail. Comme la France, l’Italie ne peut convoiter aucune hégémonie militaire, aucun primato politique ; toute tentative d’hégémonie ou de primato les rencontrerait tôt ou tard unies pour le maintien des libertés de l’Europe. Entre l’Italie et la France, il peut y avoir des dissentimens passagers, des malentendus réciproques, des soupçons de part et d’autre immérités, il ne saurait y avoir d’antagonisme national. Quelque attitude que les incidens de la politique puissent faire prendre à chacun des deux états, il viendra certainement un jour où ils ne sentiront plus que la connexité de leurs intérêts, où ils ne se rappelleront plus que leur fraternité d’origine et de civilisation.


III

L’on a souvent comparé l’œuvre du roi Victor-Emmanuel et de M. de Cavour en Italie à l’œuvre de l’empereur Guillaume et de M. de Bismarck en Allemagne. C’est là un des rares parallèles historiques fondés sur de réelles analogies. L’unité de l’Italie et l’unité de l’Allemagne sont deux faits du même ordre, deux faits provenant de causes semblables. Ce n’est pas le hasard qui les a rendus contemporains, pas plus que ce n’est le hasard qui les a placés dans notre siècle. Entre ces deux révolutions si voisines et pour ainsi dire si parentes, il y a cependant des diversités, des oppositions même qu’il importe de ne point perdre de vue. Pour le mode de construction comme pour le plan et le style de l’ouvrage, l’Italie édifiée par Victor-Emmanuel diffère presque autant de l’Allemagne reconstruite par l’empereur Guillaume que Florence et Venise diffèrent de Nuremberg ou de Kœnigsberg.

Dans les deux pays, comme chez toutes les nations du monde, l’unité s’est faite par réaction contre les voisins, par crainte ou par défiance de l’étranger, par orgueil national ; mais dans l’Italie opprimée depuis des siècles et privée de tout lien fédéral, l’unité, issue de besoins plus pressans, a eu un caractère plus purement défensif, plus strictement national. Le nouveau royaume n’a nulle part empiété sur une nationalité étrangère : l’Italie de Victor-Emmanuel n’a, pour se constituer elle-même, mutilé aucun peuple voisin, elle n’a point violé aux dépens des autres le droit national, sur lequel elle fondait son propre droit à l’existence. Toutes les provinces comprises dans le royaume d’Italie y sont librement entrées. Victor-Emmanuel n’a pas eu recours au compelle intrare ; à la table où il a convoqué les cités ou les régions de la péninsule, il n’y a point de convives forcés. C’est là un privilège que l’Italie doit tenir à conserver et qui mérite d’autant plus d’être noté que de tous les grands états de l’Europe la France est peut-être seule à le partager avec sa voisine.

L’Italie n’a eu ni Alsace-Lorraine, ni Slesvig danois, elle n’a eu non plus ni Hanovre, ni Francfort. En unifiant la péninsule, le Piémont s’est perdu et comme noyé dans l’Italie, qu’il faisait revivre, donnant lui-même aux autres l’exemple des sacrifices à la grande patrie. Il en a été tout autrement dans l’empire germanique. L’Allemagne n’a pas absorbé la Prusse, la Prusse n’a pas non plus complètement absorbé l’Allemagne. L’ancien royaume et le nouvel empire subsistent côte à côte, avec des droits et des limites mal définis, en sorte que l’Allemagne de 1871 n’est à proprement parler ni un état unitaire, ni un état fédératif. Tel qu’il est constitué aujourd’hui, avec ses relations compliquées qui rappellent les anciens liens de vasselage et de suzeraineté, l’empire d’Allemagne est un phénomène étrange, bizarre. C’est au milieu des états modernes comme un être antédiluvien ; pour vivre, il lui faudra reculer vers la fédération ou avancer dans le sens de l’unité.

Il y a enfin entre l’Allemagne et l’Italie nouvelles une troisième différence qui tient en partie aux deux autres. En Italie, l’unité a été faite par la liberté et pour la liberté en même temps que pour l’indépendance. La révolution dont Victor-Emmanuel a été le chef et le modérateur a poursuivi en même temps un double idéal, qu’elle a su réaliser l’un par l’autre. Cela explique comment, dans l’unité italienne, le fer et le feu qui forgent les couronnes impériales ont eu une bien moindre part que dans l’unité allemande. Victor-Emmanuel avait une autre force, une autre arme : le statut de Charles-Albert et la liberté politique. Grâce au roi de Piémont, l’Italie s’est en quelques années emparée simultanément de deux biens dont chacun a coûté à d’autres peuples des siècles de luttes et d’efforts. C’est là ce qui rend l’œuvre de Victor-Emmanuel et du peuple italien sans analogue ou sans égale dans l’histoire, ce qui rend le Piémont digne de servir de modèle à tous les petits états qui se croient le noyau d’une grande nation. Pour nous servir d’une métaphore vulgaire, l’Italie, redevenue indépendante, a fait coup double, atteignant à la fois la liberté et l’unité. Le peuple allemand a bien, lui aussi, visé simultanément au double but atteint par son heureux émule ; il n’a point touché aussi juste. Le nouvel empire d’Allemagne ne saurait encore être donné comme un modèle de gouvernement libre. A cet égard, l’on pourrait dire, sans leur faire injustice, que l’empereur Guillaume et M. de Bismarck n’ont guère accompli que la moitié de la tâche exécutée par Victor-Emmanuel et Cavour.

C’est qu’en effet Victor-Emmanuel a été pour son peuple le fondateur de la liberté non moins que le restaurateur de l’indépendance et de l’unité nationales. A la bien regarder, cette seconde partie de l’œuvre n’est ni moins grande ni moins admirable que l’autre dont l’éclat semble la rejeter dans l’ombre, peut-être même eût-elle paru d’avance plus malaisée et plus incroyable encore. Nous qui avons débuté plus tôt, et qui depuis près d’un siècle cherchons en vain notre assiette politique, nous pouvons comprendre ce que c’est pour un peuple que d’installer chez lui un gouvernement libre. Qu’est-ce donc quand, ainsi qu’au sud des Alpes, le gouvernement parlementaire a été improvisé de toutes pièces, et cela chez quelle nation ? Dans cette terre des morts que l’étranger parcourait comme un musée de tombeaux, dans cette Italie dont les lieux communs littéraires avaient fait le type classique de la décadence, chez un peuple vieilli qui semblait condamné à copier les chefs-d’œuvre qu’il ne savait plus créer, et dont toute l’ambition paraissait bornée aux triomphes de l’opéra. Un parlement italien, des élections à Rome, à Ravenne, à Venise, des députés des Abruzzes, des Calabres, de la Sicile, des Romagnes, qu’eussent dit d’une telle prophétie les Staël, les Chateaubriand, les Byron, les Stendhal, les Lamartine ? Qu’en eût-on pensé encore en 1848 et à la veille de 1860 ? Il semblait qu’on ne pût faire fleurir la liberté sur la terre où fleurit l’oranger. Aux jours mêmes où s’accomplissait ce prodige, dans les années qui suivirent la guerre d’Italie, je me rappelle encore l’incrédulité des hommes les plus libéraux et les plus bienveillans pour la péninsule. Le miracle s’est fait cependant, il dure depuis dix-huit ans, il ne peut plus être mis en doute ; l’Italie, la dernière venue d’entre elles, est la plus libre des grandes monarchies du continent.

Cette sorte de primato libéral, cette gloire la plus enviable de toutes, l’étranger n’y a rien à revendiquer, elle appartient tout entière au peuple italien et à son roi. C’est peut-être la première fois dans l’histoire qu’une nation a pu passer soudainement, et comme sauter d’un bond du régime le plus despotique au régime le plus libéral. Phénomène étrange, probablement sans précédent, c’est dans les conspirations et les sociétés secrètes, c’est dans les prisons et les bagnes que ce peuple semble s’être formé à la vie publique. En Italie, on pourrait dire que la servitude a été l’école de la liberté, et le despotisme l’apprentissage du self-government, tant le bon sens et le sang-froid, tant la prudence et le calme du peuple italien ont été mûris par les souffrances. Dans cette œuvre de liberté, comme dans celle de l’unité, la première part revient à la nation, la seconde à Victor-Emmanuel.

Les hommes d’état de l’Italie, les nouveaux venus des nouvelles provinces, comme le vieux personnel piémontais, ont tous contribué à cette rapide acclimatation du régime parlementaire. Tous, à commencer par les chefs des partis rivaux, par les Minghetti et les Sella, les Depretis et les Cairoli, n’en attribuent pas moins le principal honneur à Victor-Emmanuel. L’établissement du gouvernement constitutionnel, c’est là en effet l’œuvre propre, l’œuvre personnelle du dernier roi. Pour fonder dans un pays le régime parlementaire, il faut avant tout un chef d’état qui le comprenne et le respecte. Victor-Emmanuel a, de l’aveu de tous, été le modèle, le type même du souverain moderne, n’appartenant qu’à la nation, ne se laissant compromettre dans aucune querelle, classer dans aucun parti. Comme roi parlementaire, le premier roi d’Italie a été le digne émule. du premier roi des Belges, dont on nous retraçait récemment ici même avec tant de sagacité les maximes et les leçons[9].

Sous ce règne si tourmenté à travers tant d’alternatives et de dangers de toute sorte, aucun parti, aucun ministère, aucun homme n’a jamais été maintenu au pouvoir sans qu’il plût au parlement de le voir aux affaires ; aucun n’en a été écarté sans que le parlement l’en voulût éloigner. Aussi, sauf au lendemain de Novare, où le jeune roi de Sardaigne dut congédier une chambre dont les impolitiques exigences mettaient la paix et l’état en péril, le Piémont et l’Italie n’ont-ils connu d’autres crises parlementaires que celles qui surgissaient du sein du parlement.

Ce métier de roi constitutionnel, Victor-Emmanuel le remplissait avec tant de bonne grâce et de bonne humeur qu’il lui semblait naturel. Cette constante déférence aux vœux du parlement et de la nation ne venait chez lui ni d’ignorance, ni d’incapacité, ni d’indifférence. Victor-Emmanuel n’était ni un mannequin couronné, ni un roi de théâtre, il ne fut jamais le Louis XIII d’un Richelieu. Cet intrépide soldat, cet infatigable chasseur, n’était ni un roi vulgaire ni un politique médiocre. Depuis la mort de Cavour, le roi était sans conteste le premier politique de son royaume, et dans quelques circonstances, après Villafranca par exemple, le souverain s’était montré plus maître de soi et plus intelligent des nécessités du moment, plus réellement politique que Cavour même[10]. C’est un rare mérite pour un chef d’état que de savoir abandonner le gouvernement à ses ministres, alors que pour l’intelligence et pour l’expérience il se sent au moins leur égal. Il y a dans ce cas un double écueil à éviter : le roi d’Italie sut seconder les plus habiles de ses ministres, sans s’offusquer de leur talent ou de leur popularité ; il sut tolérer les plus médiocres sans chercher à profiter de leur faiblesse pour s’emparer personnellement de la direction des affaires.

Victor-Emmanuel avait des qualités qui le rendaient manifestement propre au rôle délicat de roi constitutionnel, une franchise sans ostentation, un bon sens sans vulgarité, une finesse sans dissimulation, une fermeté sans entêtement. Est-ce à dire que le roi d’Italie ait eu pour ce métier, qu’il remplissait avec tant d’aisance, une prédisposition native, et une vocation spéciale ? Je ne le pense point ; Victor-Emmanuel eût pu tout aussi bien que ses pères faire un monarque absolu. Il était d’un tempérament sanguin, d’un caractère décidé, vif, impétueux même ; le sang-froid et la modération furent chez lui autant une conquête de la volonté qu’un don de la nature. Comme tout chef d’état, plus qu’aucun autre peut-être, le fils de Charles-Albert a eu dans ses trente années de règne plus d’un sacrifice à faire au bien de l’état et aux volontés de la nation ; il leur a dû plus d’une fois immoler ses goûts et ses sympathies, voire ses sentimens de famille, ses affections, ses scrupules. La confiance de son peuple était pour lui la juste récompense de ce loyal dévoûment. N’ayant jamais recherché le pouvoir personnel, il gardait sur ses ministres et sur la nation un grand ascendant personnel. Sa popularité, qu’il n’avait jamais jouée imprudemment, demeurait pour l’Italie comme un trésor intact et une ressource suprême en cas de péril national.

En passant du souverain aux sujets, nous trouvons que, si certaines circonstances semblaient faciliter l’établissement du régime parlementaire, d’autres lui pouvaient opposer des obstacles sérieux. Au premier rang des conditions favorables, il faut d’abord placer le caractère même de la nation, l’esprit tempéré de l’Italien moderne, le bon sens et la finesse pratique d’un peuple auquel ses malheurs ont appris à rester maître de lui-même. Il faut compter aussi le cens électoral, qui retient en dehors de l’arène parlementaire les classes les plus ignorantes et les plus accessibles à la propagande des partis extrêmes de droite ou de gauche. Les Italiens songent à accroître le nombre, aujourd’hui trop restreint, des électeurs politiques ; en accomplissant cette importante réforme, ils feront bien de ne pas oublier que, pour n’être point un danger public, l’extension du droit de suffrage doit accompagner et non précéder les progrès de l’instruction et de la civilisation. En Italie, les inconvéniens d’une franchise illimitée seraient d’autant plus sensibles qu’une plus grande partie du peuple est restée sous l’influence d’un clergé souvent encore hostile à l’unité et aux institutions.

Parmi les conditions défavorables à l’exercice régulier des libertés publiques, il fallait naguère mettre en première ligne le manque d’éducation politique du pays : en 1860 en effet, plus des trois quarts de la population, tous les pays étrangers à l’ancien royaume de Sardaigne, étaient entièrement novices à la vie publique. Il n’en est plus de même aujourd’hui, l’initiation est complète, et l’apprentissage terminé. L’ensemble de la péninsule compte déjà près de dix-huit ans, le Piémont et la Ligurie près de trente années d’une vie politique régulière, sans coup d’état, sans révolution, on pourrait presque dire sans crise d’aucune sorte. Quel est celui des grands états du continent qui pourrait se vanter d’une telle ancienneté, d’une telle continuité de libertés parlementaires ?

Ce nouveau royaume, qui a si vite dépassé la plupart de ses aînés, n’en a pas moins rencontré sur son chemin plusieurs pierres d’achoppement. Aux difficultés ordinaires des gouvernemens libres il s’est ajouté au sud des Alpes des difficultés particulières dont quelques-unes subsistent encore. Parmi ces dernières se pourrait ranger la pénurie financière qui a contraint le parlement à charger le pays de nouveaux impôts, au risque de rendre odieuse ou impopulaire une forme de gouvernement qui se montrait si onéreuse. Un autre danger, c’était l’indifférence d’un grand nombre des électeurs et le peu d’assiduité de beaucoup des élus. L’Italie présentait le singulier phénomène d’un pays où la vie politique était intense et où les comices électoraux étaient souvent déserts, le sénat et la chambre souvent presque vides. Encore aujourd’hui, il n’y a guère d’élections sans ballottage, alors même qu’il n’y a que deux candidats, et, pour être en nombre, les chambres sont parfois obligées d’user du télégraphe. Ce mal tenait à plusieurs causes, au défaut de mœurs politiques chez les électeurs, soudainement appelés à exercer des droits dont ils n’appréciaient pas toujours l’importance ; — au défaut de conscience ou au défaut de ressources chez certains des élus, qui, ne recevant point d’indemnité pécuniaire, étaient peu disposés à abandonner les soins de leur profession, et remplissaient en amateurs un mandat dont eux non plus ne comprenaient pas toujours la valeur. Le petit nombre des électeurs censitaires dont dépendait l’élection pouvait être aussi pour les députés, sûrs du concours de leurs amis, un autre motif de négligence et de dilettantisme. Il y avait là pour les institutions un péril, que le progrès des mœurs publiques tend à éloigner. Le nombre des abstentions a diminué, bien que les vieux partis aient continué à prêcher l’abstention comme un devoir, moins pour entraver le jeu régulier des institutions que pour rester maîtres de s’attribuer les voix des indifférens et des paresseux.

Par bonheur en effet pour les libertés publiques, au lieu de chercher à profiter de la négligence de leurs adversaires pour en prendre la place dans les assemblées électives, les partisans de l’ancien régime se sont d’ordinaire réfugiés dans le silence et l’abstention. Par là même, le peu de zèle des électeurs et des élus perdait beaucoup de ses inconvéniens. Dans le parlement, les luttes se trouvaient bornées à des hommes et à des partis également dévoués à l’Italie nouvelle, de façon que l’on n’y a jamais vu le triste spectacle, si commun en France, d’une minorité hostile à la constitution et au principe même du gouvernement, ne cherchant dans les libertés parlementaires qu’un moyen de destruction. En Italie, les vieux partis ont, par leur abstention, coopéré à l’affermissement du nouvel ordre de choses, et là où ils se sont décidés à se mêler aux luttes électorales, ils ont réveillé le zèle de leurs adversaires libéraux, en sorte que, de quelque façon qu’ils aient manœuvré, les amis des régimes déchus ont été jusqu’ici hors d’état d’arrêter le jeu des institutions parlementaires.

Une autre difficulté du gouvernement constitutionnel, celle-là plus particulière encore à l’Italie, c’est l’esprit local, le régionalisme. Les anciens petits états ont partout loyalement abdiqué au profit de la patrie commune, ils n’ont pu encore se fondre assez les uns dans les autres pour toujours oublier leur origine, leurs traditions, leurs intérêts particuliers. Entre les diverses provinces de la péninsule la soudure est faite, mais on voit encore la marque de la soudure. Les intérêts régionaux tiennent une grande place dans la politique italienne, les hommes de chaque province tendent à former au milieu des partis des groupes divers. Une telle disposition n’a rien d’étonnant après une séparation de tant de siècles, et peut-être a-t-elle été fortifiée par la manière même dont s’est faite l’unité. En s’annexant de nouvelles provinces, l’ancien royaume de Piémont a voulu montrer à tous que ce n’étaient point les Piémontais, mais les Italiens qui gouvernaient le royaume d’Italie. Pour cela, on a dû faire entrer dans les divers cabinets des représentans des principales régions du royaume. Depuis, l’habitude en est restée. Chacun des ministères du roi Victor-Emmanuel n’avait pas seulement à faire la part de chaque groupe de la majorité, il lui fallait faire la part de chaque région, la part du nord et du sud au moins. De là naturellement une nouvelle complication dans un régime déjà compliqué. Chaque parti doit avoir à sa disposition des méridionaux aussi bien que des septentrionaux, et certains hommes politiques ont dû à cette nécessité une bonne part de leur fortune.

Il ne serait pas impossible de rencontrer quelque chose de plus ou moins analogue dans des pays unifiés depuis des siècles. En Espagne, par exemple, l’esprit régional n’est certainement pas moins fort qu’en Italie ; on s’en aperçoit assez à chaque révolution. En France même, l’on pourrait découvrir entre l’est et l’ouest, entré le nord et le sud, une sorte de dualisme latent, qui par bonheur ne s’étend pas d’ordinaire au-delà du domaine économique. Ce qui en Italie atténue les inconvéniens du régionalisme, c’est qu’à côté du groupement par régions, selon les relations personnelles et les intérêts locaux, il y a le groupement par partis, selon les convictions ou les passions politiques, et avec le temps ces dernières devront prendre le dessus, parce que entre les intérêts des diverses provinces il n’y a pas d’antagonisme forcé. La droite ou la gauche peuvent à tel moment l’emporter, celle-là dans le nord, celle-ci dans le midi, mais ni l’une ni l’autre n’ont nulle part une domination exclusive. Droite et gauche, libéraux et cléricaux, monarchistes et républicains, ont des partisans comme des adversaires, dans toutes les contrées de la péninsule. Il s’en faut donc beaucoup que les luttes de partis menacent de dégénérer en luttes de régions. Tant qu’il en sera ainsi, le régionalisme restera un embarras, une complication de surcroît pour la vie parlementaire, sans être réellement un péril pour la vie nationale.

A côté de cette difficulté de l’esprit local, les institutions parlementaires ont rencontré en Italie un avantage capital. Il y a dans les chambres italiennes deux grands partis également nationaux, également dévoués à la constitution, on pourrait dire également libéraux, une droite et une gauche, qui, par leur esprit comme par leur conduite, diffèrent l’une et l’autre de ce qu’on désigne sous ces noms en d’autres pays. Les réactionnaires, les partisans de l’ancien régime et des anciens princes, restent presque entièrement en dehors des luttes politiques, en dehors du parlement. Les révolutionnaires obstinés, les adversaires de la monarchie et de la constitution, n’y entrent qu’en fort petit nombre. Dans cet heureux parlement où les extrêmes sont en minorité, il y a bien des groupes, trop de groupes et trop de petites églises, mais jusqu’ici tous ces groupes se sont laissé ramener à deux partis auxquels le chef de l’état pouvait montrer une égale confiance. L’Italie nouvelle a ainsi ses whigs et ses tories, qui, en parvenant successivement au pouvoir, lui peuvent assurer le fonctionnement régulier du mécanisme parlementaire. C’est là un avantage que l’Angleterre et la Belgique sont seules à partager avec elle, et que les hommes d’état italiens doivent tous être jaloux de conserver à leur patrie, en ne permettant pas à leurs rivalités personnelles d’amener la décomposition et l’émiettement des partis.

Cette distribution des forces parlementaires en deux armées régulières, l’Italie la doit en grande partie à son premier roi. C’est la loyauté, la popularité, le libéralisme et la tolérance de Victor-Emmanuel qui ont fait des démocrates et des radicaux de la gauche un parti constitutionnel. Pendant presque tout son règne, Victor-Emmanuel avait gouverné avec les différens groupes de droite, avec les amis et les héritiers de Cavour, qui l’avaient aidé à faire l’Italie. Dans les dernières années, les votes du parlement avaient décidé le roi à prendre ses ministres au sein de l’opposition, en grande partie composée d’amis de Garibaldi et d’anciens républicains. A la veille de sa mort, le roi en était à son second cabinet de gauche. Victor-Emmanuel avait ainsi entièrement parcouru le cycle des évolutions parlementaires, il avait gouverné avec la gauche comme avec la droite. A cet égard aussi on peut dire que le roi n’est mort qu’après avoir achevé son œuvre et l’avoir mise à l’épreuve. Au royaume qu’il a fondé, il a légué un bien presque aussi précieux que la liberté même, une tradition de gouvernement.


IV

Le premier roi d’Italie est mort, l’Italie lui survivra-t-elle ? Bien des devins et des prophètes annonçaient à l’avance que l’édifice si rapidement achevé par Victor-Emmanuel ne saurait se soutenir sans la main qui l’avait élevé. L’événement montre déjà l’inanité d’un semblable horoscope. En aucun pays, la mort du chef de l’état n’eût pu causer plus de chagrin et moins de trouble. L’Italie survit à Victor-Emmanuel, comme elle a survécu à Cavour. Désormais son existence nationale ne dépend pas plus de la vie d’un homme que n’en dépend l’existence d’un état dix fois séculaire, tel que la France ou l’Angleterre. Le deuil même de la nation pour la perte de son libérateur a témoigné du peu d’influence des partis extrêmes. L’Italie, confondue tout entière dans une même douleur, a montré par ses larmes qu’elle était une, moralement aussi bien que politiquement.

Je doute que dans toute l’histoire il y ait eu un prince, il y ait eu un homme plus universellement regretté que Victor-Emmanuel. Les pompes si souvent menteuses du deuil officiel n’ont été pour lui qu’une sincère et faible expression de la tristesse publique. Dans toutes les villes, au midi comme au nord, l’impression a été la même. C’est à Naples, vers le soir, que j’ai appris le coup qui venait de frapper l’Italie, et je ne crois pas qu’aucune ville s’en soit montrée plus affligée. Les boutiques se sont aussitôt fermées, les théâtres ont interrompu leurs représentations, les journaux ont paru encadrés de noir. Dans les rues, une foule émue et triste, des attroupemens silencieux où l’on se communiquait à voix basse la fatale nouvelle, donnaient un aspect lugubre à la plus gaie des villes italiennes. Pour beaucoup de personnes, ce deuil public a pris le caractère et l’intensité d’un deuil privé, d’un deuil domestique. Une femme de la bourgeoisie me disait : « J’ai été deux jours sans pouvoir cesser de pleurer. » Ce qu’il y avait pour un étranger de plus inattendu, c’est que la douleur était générale sans acception de parti. Victor-Emmanuel a eu cette fortune d’être pleuré de ses adversaires comme de ses amis politiques. Sauf de bien rares exceptions, presque partout immédiatement punies par l’indignation publique, les rancunes des anciens partis ou les passions révolutionnaires se sont inclinées devant ce cercueil. Du pape Pie IX au général Garibaldi, il n’y a eu dans la péninsule qu’un même sentiment de douleur et de tristesse.

Ce singulier concert de regrets s’explique par les vertus du prince et les qualités de l’homme, par sa droiture, sa générosité, son affabilité, par son esprit de modération et de conciliation. Amis et adversaires du roi ont senti qu’ils n’avaient qu’à perdre à la disparition d’un tel souverain. Toutes ces qualités personnelles n’ont cependant été ni le seul ni le principal motif du deuil public. C’est moins l’homme, c’est moins le roi lui-même que l’Italie a ainsi pleuré, que l’émancipateur national, que le restaurateur du nom italien. Pour ceux qui comme nous se sont trouvés en Italie aux deux époques, l’enthousiasme général pour le monarque défunt rappelait manifestement l’enthousiasme pour le roi galant-homme, dans les années libératrices de 1859 et 1860. Aussi n’est-il pas surprenant que les funérailles de Victor-Emmanuel aient pris une apparence de fête nationale ; c’était en réalité la dernière fête, la dernière ovation que l’Italie donnait à son fondateur. Les fleurs et les couronnes pleuvaient sur le char funèbre, ainsi que jadis sur le cheval ou la voiture qui portait le souverain à son entrée dans les villes annexées. Un journal de Rome a dit que, pour l’Italie, ce deuil était un nouveau plébiscite qui, sur la tombe du défunt, consacrait son œuvre. Cela est vrai ; c’est son indépendance, c’est son unité recouvrée, que l’Italie fêtait dans cette solennité funèbre, c’est sa propre résurrection qu’elle célébrait dans ses chants de deuil, et qu’elle veut glorifier dans les monumens que de tous côtés elle prépare à son roi. Les cités antiques divinisaient leurs fondateurs, ou rendaient à leurs héros mythiques un culte public C’est ce qu’a fait l’Italie avec Victor-Emmanuel ; dans ce deuil national, dans ces funérailles qui ressemblaient à une marche triomphale, dans cette tombe du Panthéon, il y avait une sorte d’apothéose. Du cercueil de son premier roi, l’Italie a fait un autel où elle se vénère et s’adore elle-même en son rédempteur.

Est-ce à dire que toutes les espérances excitées par le nom de Victor-Emmanuel aient été remplies ? Est-ce à dire que tous les rêves de L’Italie aient été réalisés par le roi qui lui a donné l’indépendance, l’unité, la liberté ? Hélas ! il n’en est rien ; cette résurrection italienne, qui semble avoir dépassé toute attente, n’a pas été pour la masse de la nation sans désillusions et sans déboires. J’ai vu des hommes qui regrettaient un passé dont ils avaient ardemment souhaité la fin ; j’ai entendu plus d’une famille se plaindre de la révolution qu’elle avait appelée de ses vœux. Les volte-face de cette espèce ne sont pas rares dans le petit peuple et la petite bourgeoisie, dans le popolo minuto et le mezza ceto.

Et d’où venaient ces contradictions si choquantes aux oreilles d’un étranger ? Elles provenaient d’une déception dans les rêves de tout temps les plus caressés de la multitude. Ce que beaucoup de familles attendaient de l’unité nationale et du régime parlementaire, c’était ce que le peuple attend de toute innovation, de toute révolution, ce qu’ailleurs il demande à un changement de régime, ou à un changement d’étiquette dans le gouvernement ; c’était l’éternelle chimère du peuple : la vie à bon marché, le travail facile, le bien-être, la richesse. Je me rappelle à ce propos une naïve remarque d’un Napolitain, lors de mon premier séjour en Italie. C’était au printemps de 1860, alors que Garibaldi renouvelait en Sicile la merveilleuse expédition de Timoléon et que partout à Naples l’on parlait de liberté ou de constitution. « Pourquoi voulez-vous un gouvernement constitutionnel ? » demandai-je à un ânier qui m’accompagnait sur les montagnes de Sorrente. « Excellence, me répondit-il, parce qu’ainsi nous serons mieux ; il y a vingt ans que je loue des ânes à des étrangers de tous pays, Anglais, Français, Américains ; ils ont tous une constitution, et ils sont tous riches. » Quelques années plus tard, de l’autre côté du golfe, j’entendais les âniers d’Ischia, où je prenais les eaux, se plaindre amèrement du nouveau régime qui avait mis un impôt sur leurs bêtes. C’est là l’histoire de beaucoup d’hommes, de beaucoup de ménages, sur les deux versans de l’Apennin. Pour la plupart des ignorans, l’Italie une et indépendante devait être riche en étant forte et puissante ; pour un grand nombre de ceux qui votaient l’annexion an royaume constitutionnel de Victor-Emmanuel, un état constitutionnel était celui où le peuple ne payait d’impôts qu’autant qu’il plaisait à ses députés d’en voter. L’imagination populaire se représentait de loin l’unité et la liberté comme deux fées qui cachaient dans leur sein tous les trésors, et s’apprêtaient à les répandre sur l’Italie. Au lieu de cela, les deux nouvelles venues se sont montrées besoigneuses, avides d’argent, ingénieuses en taxes. Au lieu de l’aisance et de la prospérité rêvées, on a eu de nouveaux et lourds impôts, l’indiscrète richezza mobile ou impôt sur le revenu, l’odieuse macinato ou impôt sur la mouture, jadis tant blâmé dans les états du pape, et aujourd’hui étendu à la péninsule entière. On a eu les déficits annuels, la réduction de la rente, le cours forcé du panier, on a eu la conscription et le service militaire obligatoire, on a eu d’émigration comme en Irlande ou en Allemagne. Tout ce qui pour les masses, tout ce qui pour l’égoïsme individuel ou l’intérêt personnel faisait l’attrait sensible de l’unité a ainsi disparu et s’est transformé en une amère déception.

Quoi de singulier après cela si dans les classes malaisées, ou dans le bas peuple, il se rencontre des regrets pour l’ancien régime, eu de nouveaux rêves d’eldorado sous le pavillon de la république ? Ce qu’il y a de singulier, ce qu’il y a de vraiment admirable, c’est qu’après tant de déboires, le prince au règne duquel sont dues toutes ces déceptions soit mort entouré de l’affection passionnée de son peuple. Ce qui est remarquable, c’est qu’après avoir eu une quinzaine d’années pour exploiter à leur profit la pénurie du trésor public et la gêne privée, les partis extrêmes soient demeurés aussi impuissans. Certes la popularité d’un souverain et d’un régime ne saurait être mise à une plus rude épreuve. En résistant à un tel dissolvant, en triomphant de pareilles déceptions, l’œuvre de Victor-Emmanuel a manifesté sa force, et l’unité italienne sa vigueur.

S’il y a des plaintes et des murmures dans une certaine partie du peuple, la portion la plus active et la plus influente de la nation supporte ces charges avec un noble patriotisme. « Nous ne savions pas, me disait dernièrement un Italien, ce qu’il nous faudrait consentir de sacrifices pour faire l’Italie ; mais nous en faudrait-il faire davantage, que nous les accepterions encore. » Et un autre de ses compatriotes ajoutait, non sans excès de pessimisme : « Les fruits de l’unité ne sont pas pour nous, ils ne seront peut-être pas mûrs pour nos fils, mais nos petits-fils sont sûrs de les récolter ! »

Nous touchons ici au côté défectueux de cette grande révolution ; il nous sera permis de nous demander si toutes ces désillusions, si tous ces sacrifices étaient inévitables. Pour ma part, je ne le crois pas. Dans cette révolution si habilement conduite, où la prudence et l’audace se sont si heureusement alliées, au milieu de tant de marques de sagesse et de tant de signes de bonheur, il y a eu une faute de commise, une faute dont les conséquences pèsent lourdement sur le nouveau royaume. Le parlement italien n’a point su adopter à temps les impôts nécessaires. En devenant une grande nation et une grande puissance, l’Italie a eu de grands besoins, on a voulu les satisfaire avant de s’en être assuré les moyens. Un des ministres de la péninsule avait dans ces dernières années posé en principe qu’aucune dépense ne devait être inscrite au budget qu’en y inscrivant simultanément des ressources équivalentes. On n’a pas eu la sagesse de se conformer assez tôt à cette maxime, on n’a pas eu le courage d’élever immédiatement les taxes au niveau des besoins. On voulait ménager la popularité de l’idée nationale, on voulait éviter les déceptions, on n’a fait que les retarder pour les accroître. En laissant le déficit s’accumuler, l’état, et les villes et les provinces à son exemple, ont laissé grossir le budget et avec lui les impôts.

Ici nous pouvons sans fausse gloire faire un retour sur nous-mêmes : la France, qui pour le sens politique s’est souvent montrée inférieure à l’Italie, lui a été supérieure en prudence, en prévoyance financière. Lorsque les années 1870 et 1871 ont jeté sur notre pays une surcharge d’une dizaine de milliards, aucun parti ne s’est refusé à voter les taxes indispensables, aucun n’a cherché la popularité aux dépens du trésor public. Il n’en a pas toujours été de même chez nos voisins, c’est peut-être la seule façon dont ils aient manqué de patriotisme et de clairvoyance. L’Italie a fait la faute d’accepter trop tard des charges inévitables ; si elle veut s’épargner de plus graves déceptions, elle doit éviter la faute de rejeter trop tôt les taxes auxquelles il lui a fallu recourir. Avec quelques réformes de détail et quelques années de patience, en ne voulant pas trop anticiper sur l’avenir, l’Italie est certaine de voir ses finances se rétablir et son unité produire tous ses fruits.

Si la révolution n’a point donné au peuple tout ce qu’il s’en promettait, il ne s’ensuit pas qu’elle ait été stérile pour la richesse et le développement matériel de la péninsule. Loin de là, les grands travaux publics, les réformes civiles, administratives, économiques, ne sont pas demeurés sans résultats. En dépit de la gêne du trésor et de la pénurie des municipalités, en dépit de l’émigration de l’or et de l’argent, Victor-Emmanuel a laissé l’Italie incontestablement plus riche qu’il ne l’avait trouvée. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à jeter les yeux sur les tableaux du commerce extérieur de la péninsule. Quel que soit le poids des taxes, le pays les supporte, et il n’y aurait de péril de ce côté que si de nouvelles erreurs financières ou si des aventures politiques venaient aggraver démesurément les charges de l’état. L’Italie, par ses fautes passées, n’a encore fait que reculer l’époque où se pourront réaliser les visions dorées de 1860. Si elle sait être économe, elle pourra éprouver sous le règne d’Humbert Ier que les brillantes promesses des années d’émancipation n’étaient pas un leurre.

Toutes les espérances suscitées par la révolution italienne n’ont pas été trompées. Les rêves de prospérité matérielle ne sont pas encore le seul songe des peuples. Une des choses qui ont le plus contribué à l’unité italienne, c’est le sentiment de l’honneur national, c’est le désir d’assurer à l’Italie une place au milieu des nations de l’Europe. Sous ce rapport, toutes les espérances, toutes les ambitions de la péninsule ont été réalisées, dépassées même dès le règne de son premier roi. L’orgueil national exerce encore chez tous les peuples un grand empire. Nulle part peut-être ce sentiment n’est plus puissant aujourd’hui que dans la patrie si longtemps humiliée de Mazzini et de Manin. A cet égard, il n’y a ni droite ni gauche, ni septentrionaux, ni méridionaux ; Lombards, Romains, Napolitains, sont également fiers d’appartenir à une grande nation. L’Italien aime généralement à faire figure, il est heureux de voir l’Italie prendre son rang parmi ces grandes puissances qui naguère encore n’avaient pour elle que des dédains. L’Italie est honorée, courtisée même des gouvernemens et des princes étrangers, qui à son endroit semblent rivaliser de prévenances ; elle est d’autant moins insensible à de tels hommages que ses anciens gouvernemens l’y avaient moins habituée. Aussi en jouit-elle avec une sorte de naïveté, à la façon d’une jeune fille qui vient de faire son entrée dans le monde. Ce n’est là de sa part qu’une légitime vanité. À ce titre, les funérailles de Victor-Emmanuel ont pu justement flatter l’amour-propre national. La part qu’ont prise au deuil de la péninsule les gouvernemens, les dynasties, les parlemens étrangers, n’était pas seulement une reconnaissance et comme une nouvelle consécration de l’unité italienne dans sa capitale ; tout Italien a senti que ces témoignages d’honneur rendus à Victor-Emmanuel étaient des hommages à l’Italie autant qu’à son roi.

Quand un peuple est animé d’un tel orgueil national, il y a peu d’apparence qu’il retourne de lui-même à l’ancien morcellement et déchire de ses mains cette unité dont il est si fier. En Italie, rien ne permet de présager un tel revirement. Chaque année qui passe affermit l’unité, les générations nouvelles ont déjà peine à concevoir un autre ordre de choses. Les hommes et les provinces vont se rapprochant et se mêlant par les chemins de fer, par le commerce, par les intérêts, par l’armée, par la politique, par les institutions. L’unité de l’Italie est faite, il faudrait une intervention étrangère pour la briser, une occupation étrangère pour l’empêcher de se reformer.


V

Le royaume laissé par Victor-Emmanuel n’est pas, comme l’empire d’un Charlemagne ou d’un Napoléon, une de ces constructions arbitraires que le temps ne saurait respecter, parce qu’elles violent les lois mêmes de la nature. Une Italie est aussi naturelle qu’une France, elle ne saurait être détruite que pour renaître ; une seule chose peut prêter au doute : l’unité italienne sera-t-elle maintenue par les institutions et par la dynastie qui l’ont fondée ? ou bien la monarchie et la maison de Savoie doivent-elles disparaître après assoir rempli leur mission historique ? On a souvent dit chez nous, comme un droit imprescriptible pour la monarchie légitime, que la France avait été faite par ses anciens rois. A combien plus forte raison peut-on dire de l’Italie qu’elle a été créée par la maison de Savoie ! C’est là un titre de propriété encore trop récent pour être périmé et ne point conserver une réelle valeur. La famille qui a réuni autour d’elle les provinces éparses de la péninsule a si bien lié ses destinées à celles de l’Italie que pour longtemps elles semblent inséparables.

La royauté italienne a aujourd’hui deux sortes d’adversaires : les ennemis de toute monarchie, les partisans des princes déchus. La maison de Savoie est attaquée des deux bords opposés, ce qui la met dans une situation assez analogue à celle de la monarchie de juillet chez nous. C’est toujours pour un trône un danger ou une faiblesse que de n’être point appuyé sur toutes les forces conservatrices du pays ; c’est là ce qui en France fait la débilité de toutes nos monarchies, ce qui en rendrait encore le maintien précaire. C’est là aussi le côté faible ou le défaut de la monarchie italienne. Sous ce rapport même cependant, la maison de Savoie est mieux assise en Italie que ne l’était en France la royauté de 1830 ou l’empire de 1852. La dynastie italienne a des adversaires de droite, sans avoir réellement de concurrens au trône, sans avoir en face d’elle des maisons rivales prêtes à recueillir sa succession. Les anciennes dynasties de la péninsule sont tombées sans laisser de racines en terre. Il n’y a point, à proprement, parler, de parti légitimiste, il n’y a qu’un parti religieux, papalin, clérical, et chez ce dernier, parmi le clergé comme parmi les laïques, les idées d’apaisement ou de transaction ont déjà fait bien des progrès et en feront de plus notables encore sous le nouveau pontificat.

Ce n’est point qu’entre l’état et l’église, entre la royauté issue de la révolution et la papauté qu’elle a dépouillée, nous pensions que l’on doive attendre ni traité de paix ni réconciliation formelle. Loin de là, sur ce point toutes les espérances nourries par de nobles esprits et récemment exprimées dans un livre digne d’attention[11] ne nous semblent pas seulement prématurées, elles nous paraissent chimériques. Les changement de personnes sur le trône d’Italie et sur la chaire de saint Pierre peuvent amener une détente dans la lutte, non une réconciliation. Les successeurs de Pie IX et de Victor-Emmanuel ne sauraient, malgré toute leur bonne volonté, oublier les querelles de leurs prédécesseurs, ils ne sauraient même trouver les termes d’un compromis acceptable pour les deux parties. Ce n’est point là une querelle de personnes, c’est une guerre de principes. Pie IX et Victor-Emmanuel, le pape et le roi n’ont fait que représenter deux esprits, deux droits différens, opposés, inconciliables. Ainsi s’explique comment la monarchie italienne, qui semblait avoir tant d’intérêt à ménager les sentimens religieux de son peuple, n’ait pu vis-à-vis de la cour romaine offrir ni accepter aucune transaction. Entre l’église et l’état, entre la royauté italienne et la papauté romaine, il n’y a de possible désormais qu’un modus vivendi fondé d’un côté sur le respect de la liberté religieuse, fondé de l’autre sur l’acceptation tacite des faits tolérés de la Providence.

De tous les sacrifices faits par le fils de Charles-Albert à la cause italienne, il n’y en eut pas de plus grand que d’entrer en roi dans la Rome des papes et de détrôner le pontife qui avant 1848 avait donné à l’Italie le signal des revendications nationales. Dès le lendemain de son avènement, le dernier roi de Piémont avait été obligé d’engager contre les privilèges du clergé un combat que le premier roi d’Italie a été contraint de pousser jusque dans les murs de Rome. Le soldat de Goito et de Palestro ne dissimulait pas son peu de goût pour cette guerre sans gloire contre des moines désarmés et un vieillard sans autres forces que ses prières et ses anathèmes. Ce prince, pendant vingt-cinq ans en lutte ouverte avec le Vatican, n’avait rien d’un esprit fort ; il eût pu à cet égard personnifier l’esprit d’un grand nombre de ses sujets qui ne combattaient qu’à regret et comme malgré eux dans le domaine temporel un pouvoir dont ils vénéraient l’autorité spirituelle. Le roi disait à son parlement : « Nous sommes à Rome, nous y resterons ; » l’homme aimait peu la ville aux sept collines et semblait presque la redouter. Victor-Emmanuel, demeuré toujours Piémontais, évitait le séjour de sa nouvelle capitale, et, quand son devoir l’y appelait, il préférait à son palais officiel et aux anciens appartemens des papes quelque villa romaine. Une prédiction comme il en circule tant dans la ville éternelle annonçait depuis longtemps que le premier roi d’Italie mourrait à Rome, au Quirinal. Je ne sais si cette prophétie était montée jusqu’au roi et avait rencontré chez lui de secrets pressentimens. Ce qui est certain, c’est qu’en expirant à Rome, dans l’ancien palais des conclaves, Victor-Emmanuel est tombé en soldat frappé à son poste.

La mort de Victor-Emmanuel a montré ce que dans les relations de l’église et de l’état on peut attendre du présent et espérer de l’avenir. Le premier roi d’Italie, le spoliateur de la papauté, regardé par tant de catholiques comme un excommunié, est mort dans l’ancien palais des papes en recevant publiquement les sacremens de l’église, sans que personne lui imposât une de ces rétractations in extremis si faciles à obtenir des mourans. De son palais en interdit, le roi d’Italie a été porté solennellement, avec le concours du clergé, sous la ronde coupole de Sainte-Marie-des-Martyrs[12], où il repose dans la terre bénite sous la garde des prêtres dont il a détrôné le chef. En vérité, cette mort et ces funérailles chrétiennes de l’usurpateur, ces services solennels, célébrés dans les nombreuses cathédrales de la péninsule, nous transportent bien loin du moyen âge, bien loin des anathèmes et des excommunications des Grégoire VII ou des Boniface VIII, bien loin même des menaces d’interdit faites aux envahisseurs de l’héritage de saint Pierre en 1860 ou en 1870. Certes il y a là un signe du temps, une preuve qu’au milieu de toutes ses résistances et ses protestations, l’église peut à l’occasion s’accommoder des faits accomplis. Il faut savoir gré au vieux pontife, qui allait lui aussi descendre au tombeau, de n’avoir pas devant ce cercueil poussé jusqu’aux dernières extrémités l’inflexibilité du non possumus. Quant au roi, dont le corps est déposé au Panthéon, il a eu dans la mort cette dernière bonne fortune, que sa tombe a été une prise de possession et qu’en même temps ses funérailles ont été un indice d’apaisement.

La maison de Savoie voit diminuer d’année en année le nombre des intransigeans de droite, il ne serait pas impossible qu’un jour elle trouvât ses plus fidèles sujets dans les familles naguère les plus attachées aux princes détrônés. Vis-à-vis des conservateurs, la monarchie unitaire sera bientôt la seule personnification de l’ordre et la meilleure garantie des intérêts ; vis-à-vis des libéraux et des patriotes, elle restera longtemps encore la personnification de l’unité, de l’indépendance, de la puissance nationale. « Si je croyais, disait le roi Victor-Emmanuel, que l’Italie dût être plus forte avec la république, je descendrais du trône, et je ne demanderais à conserver que le commandement d’un régiment. » Peu de personnes dans la péninsule et à l’étranger pensent aujourd’hui que l’Italie puisse être plus forte avec la république qu’avec la monarchie, qui lui a donné le jour et l’a introduite parmi les grandes puissances. Beaucoup de démocrates ont appliqué à la maison de Savoie le mot à tort ou à raison prêté à Lafayette à propos de la monarchie de juillet ; beaucoup se sont dit que, pour l’Italie, la maison de Savoie était la meilleure des républiques, et la royauté parlementaire le gouvernement qui pouvait le mieux lui assurer la liberté au dedans, la considération au dehors.

Plusieurs raisons font qu’en Italie l’avènement de la république ne paraît ni prochain ni désirable. A cet égard, nous pourrions appliquer à nos voisins des Alpes beaucoup des considérations que nous suggéraient naguère nos voisins des Pyrénées[13]. L’établissement d’une république régulière rencontrerait en Italie à peu près les mêmes obstacles qu’en Espagne. Dans les deux péninsules, une révolution qui affaiblirait le pouvoir central pourrait mettre temporairement en danger l’existence même de la nation. Avec la république le régionalisme prenant des forces nouvelles risquerait de tourner au fédéralisme, le fédéralisme de dégénérer en cantonalisme qui conduirait à l’anarchie, à la guerre civile, à la décomposition nationale. Une révolution italienne serait ainsi exposée à passer par les mêmes phases qu’une révolution espagnole pour aboutir peut-être à une dictature militaire ou théocratique. Dans ce pays récemment unifié, la république pourrait donc compromettre ce qui tient le plus au cœur de la plupart des républicains, ce qu’ils ont eu l’honneur d’être les premiers à deviner, à prêcher, à préparer, l’unité nationale.

Plus je considère la situation de l’Italie, plus il me semble qu’au sud des Alpes la monarchie n’est pas comme en France une forme de gouvernement que l’on puisse modifier sans péril pour la vie de l’état ; la royauté est, pour un certain laps d’années au moins, une des conditions d’existence de l’Italie nouvelle. La maison de Savoie n’est pas seulement le symbole vivant de la nationalité italienne ; c’est le lien le plus sûr de l’unité, c’est le nœud qui tient le plus solidement réunies les provinces de la péninsule. La rupture du lien monarchique menacerait de briser temporairement l’état et de déchirer la nation pour ne les laisser se reformer qu’au prix de nouvelles souffrances et de nouveaux sacrifices.

La maison de Savoie est une des dynasties de l’Europe dont l’avenir paraît le moins incertain, parce que c’est une des plus nécessaires à son peuple. De toutes les familles souveraines du continent, c’est peut-être celle qui, selon la promesse du roi Victor-Emmanuel, s’est montrée la plus capable de concilier le progrès des peuples avec la stabilité des monarchies[14]. Il n’y a pour la maison régnante et pour l’Italie que deux dangers sérieux, l’un au dedans, l’autre au dehors. Le premier, ce serait une politique d’exclusion et de division qui ferait de la royauté, au lieu d’une autorité modératrice et d’un balancier régulateur, l’instrument inerte d’un parti ou d’une secte. Le second écueil, ce serait une politique d’aventures et d’intempestives revendications qui compromettrait les grandes conquêtes du dernier règne pour des avantages douteux, médiocres ou précaires. Contre le premier de ces périls, les amis de l’Italie peuvent être rassurés par les sentimens de l’héritier et du disciple de Victor-Emmanuel ; contre le second, par le bon sens et les intérêts de la nation, qui a trop besoin de paix pour n’être pas pacifique. L’Italie, veuve de son premier roi, n’a pour donner à l’Europe ce que la civilisation est en droit d’attendre d’elle qu’à demeurer fidèle à la mémoire et aux traditions de celui dont elle déplore la perte.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Giusti et Berchet.
  2. Voyez la récente Histoire de la guerre de Crimée, par M. Camille Rousset.
  3. Pour tous ces événemens, nous n’avons qu’à renvoyer les lecteurs de la Revue aux excellentes études de M. de Mazade sur le comte de Cavour, études qui en Italie même jouissent d’une légitime autorité. Voyez les numéros du 15 mars, 15 avril, 1er juin, 15 juillet, 15 septembre 1876, 1er janvier 1877.
  4. « ……il bel paese
    Che Apennin parto e il mar circonda e l’Alpe. »
  5. Pour Lassalle, voyez par exemple le très intéressant ouvrage où un écrivain danois, M. G. Brandes, a représenté le jeune socialiste comme un des initiateurs de l’Allemagne nouvelle et des précurseurs de M. de Bismarck. — Ferdin. Lassalle (ouvrage traduit du danois en allemand) ; Berlin, 1877.
  6. Discours de M. Sella aux funérailles da général La Marmora à Biella.
  7. Voyez à ce sujet notre étude sur la Politique du second empire, dans la Revue du 15 avril 1872.
  8. « In Europa lamia politica, non sarà forse inutile a riconciliare il progressé dei popoli colla stabilHà delle monarchie. In Italia se cheio chiudo l’era delle rivoluzioni. » Proclamation du roi Victor-Emmanuel du 9 octobre 1860.
  9. Voyez, dans la Revue du 15 janvier, l’étude de M. Saint-René Taillandier.
  10. Voyez les études de M. de Mazade sur Cavour dans la Revue des 15 mars, 15 avril, 1er juin, 15 juillet, 15 septembre 1876, 1er janvier 1877.
  11. Il moderno dissidio tra la Chiesa e l’Italia, par le P. Curci. On sait que, dans ce livre fort bien accueilli d’une partie du clergé italien, l’ancien jésuite invite l’église à s’accommoder aux faits accomplis et à faire alliance avec la maison de Savoie pour faire de l’Italie une monarchie catholique.
  12. C’est le nom ecclésiastique du Panthéon d’Agrippa transformé en église depuis le VIIe siècle.
  13. Voyez l’étude ayant pour titre : une Restauration ; l’Espagne sous Alphonse XII. Revue du 15 mai 1877.
  14. Proclamation du roi Victor-Emmanuel en octobre 1860.