Un Roi constitutionnel - Léopold Ier, roi des Belges

Un Roi constitutionnel - Léopold Ier, roi des Belges
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 273-301).
UN
ROI CONSTITUTIONNEL

LÉOPOLD Ier ROI DES BELGES.

I. Histoire populaire du règne de Léopold Ier roi des Belges, par M. Hymans, membre de la chambre des représentans. — II. La Belgique sous le règne de Léopold Ier, par M. Thonissen, professeur à l’université de Louvain. — III. Léopold Ier, roi des Belges, d’après des documens inédits, par M. Théodore Juste.

On sait de quel mot cynique Napoléon Ier parlant du plan de Sieyès, définissait le rôle d’un souverain constitutionnel. Et pourtant, à juger d’après les services rendus aux peuples, je crois que nul homme sensé n’hésitera à préférer un roi constitutionnel à un conquérant, quelque prodigieuse qu’ait été sa carrière. Léopold Ier n’a gouverné qu’un bien petit pays, et il n’avait rien du foudroyant génie qui a fait de Napoléon Ier le plus extraordinaire d’entre les fils des hommes. Néanmoins, quand l’équitable postérité, s’occupant des princes vraiment utiles à leurs sujets, viendra à comparer ces deux monarques, je doute que ce soit au second qu’elle accorde la palme. Le plus grave reproche qu’elle adressera au victorieux capitaine, ce ne sera pas, j’imagine, d’avoir, sans résultat durable, sacrifié tant de sang et d’or, des hommes par millions et des écus par milliards, — car les uns et les autres se remplacent, — ce sera d’avoir laissé à sa chute l’intelligent et généreux peuple qu’il avait eu la bonne fortune de tenir dévoué et docile en ses mains affolé de gloire militaire, avide de domination extérieure, fasciné par les coups de la force, plein d’admiration pour un gouvernement tout-puissant, plié à l’obéissance non par l’empire des lois, mais par le bras de fer d’un soldat, c’est-à-dire très mal préparé à supporter un gouvernement pacifique ou à fonder par lui-même un gouvernement libre. Léopold au contraire a eu ce rare mérite de permettre à une nation de se gouverner elle-même et d’introduire sur le continent une institution plus favorable à la grandeur politique des peuples que la vapeur et l’électricité ne le sont à leur bien-être, je veux dire le régime parlementaire, entendant par là le régime où les affaires d’un pays sont administrées par un ministère responsable devant une assemblée librement élue, ce qui n’est rien moins que le règne de la parole et la condition de toute liberté. L’excellence d’un gouvernement se mesure, a dit très bien M. Stuart Mill, à la somme de qualités morales et intellectuelles qu’il répand dans la nation. Un gouvernement qui rend les hommes aptes à se diriger eux-mêmes est bon ; celui qui les rend impropres à se conduire seuls est mauvais, car, pour n’obéir qu’aux lois qu’ils font eux-mêmes, il leur faut plus de prévoyance, plus, de vertu, plus de sagesse, que pour obéir à un maître.

Au moment où le régime parlementaire est introduit dans des états nouveaux comme la Grèce, l’Italie, la Roumanie, la Serbie, et semble avoir quelques chances de s’implanter dans des états anciens, comme l’Autriche, la Prusse, la France ou même l’Espagne, il peut être utile d’examiner à quelles conditions ce régime a heureusement fonctionné en Belgique pendant un temps qui paraît long au milieu de tant et de si profonds bouleversemens. L’examen de la vie du roi Léopold nous aidera à faire cette étude. Les événemens de son règne avaient déjà été racontés avec talent, au point de vue libéral, par M. Hymans, écrivain d’esprit, auteur d’une histoire de Belgique appréciée en France même non moins que dans son pays, et au point de vue catholique par M. Thonissen, professeur à l’université de Louvain. Récemment un historien belge dont l’impartialité n’est contestée par personne vient de publier, d’après des documens inédits, une très intéressante biographie du roi Léopold, qui, sans nous introduire encore dans l’intimité de ce souverain, nous permet cependant de saisir l’ensemble de sa carrière. Notre but n’est pas de la retracer à notre tour ; nous voudrions seulement montrer comment le premier roi des Belges a compris ce rôle difficile de monarque constitutionnel. Pour le détail des faits, nous renvoyons aux ouvrages que nous venons de citer.


I.

Quand le 4 juin 1831 Léopold de Saxe Cobourg-Gotha fut élu roi des Belges par le congrès national, il se trouvait parfaitement préparé à la mission qu’il était appelé à remplir. Né à Cobourg le 16 décembre 1790, sixième enfant de l’héritier présomptif du duché, Léopold avait été mêlé, tantôt comme militaire, tantôt comme négociateur, à tous les événemens extraordinaires du commencement de ce siècle. Engagé dès l’âge de quatorze ans dans l’armée russe par le crédit de sa sœur Julienne, femme du grand-duc Constantin, il prend part à la campagne de 1805, et assiste, parmi la suite de l’empereur Alexandre, à l’entrevue d’Erfürt. Napoléon l’oblige de quitter le service russe et veut se l’attacher comme aide-de-camp ; mais le jeune cadet, quoique sans ressources, trouve dans son patriotisme blessé la force de se soustraire à un honneur que plusieurs princes ses compatriotes se disputaient. Il se dérobe en Italie à d’humiliantes faveurs ; puis, quand a commencé en Allemagne la guerre de l’indépendance, il s’y jette avec enthousiasme. Il fut, comme il l’a rappelé plus tard, le premier prince allemand qui joignit l’armée libératrice. Placé à la tête d’un corps de cavalerie russe, il prend part à la campagne de 1813 en Allemagne et à celle de 1814 en France. En 1815, il assiste au congrès de Vienne et y obtient par son habileté des avantages pour le duché de sa famille. En 1816, il épouse la princesse Charlotte, la future héritière de la couronne d’Angleterre. Ce mariage se fit sous l’influence de sentimens romanesques, rares en ces hautes et froides-sphères. En 1814, le prince Léopold avait accompagné l’empereur Alexandre dans sa visite à la cour de George III. La jeune Charlotte fut vivement impressionnée par l’esprit et la beauté de Léopold, le plus charmant cavalier de son temps au dire de Napoléon, qui s’y connaissait. Elle refusa le prince d’Orange, qu’on voulait lui faire accepter, et se promit de n’épouser que celui à qui son cœur s’était attaché. Cette heureuse union, enfin accomplie, ne dura guère. Un an après, la princesse Charlotte succomba en accouchant d’un enfant mort-né, et Léopold perdit ainsi, avec une femme qu’il adorait, la position de prince-consort, que son neveu, le prince Albert, devait remplir avec tant de distinction aux côtés de la reine Victoria. Quoique élevé à la dignité de membre de la famille royale et du conseil privé, il persista à vivre retiré dans son château de Claremont, suivant avec attention et réflexion les événemens qui se déroulaient sous ses yeux en Angleterre et sur le continent.

Lors des négociations pour la constitution de la Grèce en 1829, il fit preuve de cette prévoyance et de cette sagesse dont l’expérience avait doué son esprit naturellement sagace et juste. Le chef du gouvernement provisoire hellénique, Capodistrias, lui avait transmis l’appel de la Grèce, et les grandes puissances lui en avaient offert la couronne. Il accepta, mais à la condition qu’on accorderait au nouveau royaume des limites qui, en donnant satisfaction au sentiment national, lui permissent de se développer en paix. Il réclama avec instance les îles ioniennes et l’île de Crète. La Crète doit appartenir au maître des Dardanelles, répondit lord Aberdeen, et Léopold refusa de monter sur un trône chancelant, au milieu d’un peuple froissé dans son orgueil, mécontent de son sort, et aspirant à s’adjoindre les territoires qu’on lui avait imprudemment refusés. Les circonstances actuelles montrent combien les prévisions du prince étaient fondées. Pour avoir refusé de faire alors en Orient la juste part du principe des nationalités, les grandes puissances voient se redresser devant elles aujourd’hui la rivalité de la Grèce et de la Turquie précisément à propos de cette île de Crète, dont Léopold demandait l’annexion au royaume hellénique il y a quarante ans.

Quand la Belgique offrit à son tour la couronne à Léopold, il montra aussi quelque hésitation. Deux difficultés l’arrêtaient. La première était une question de limites : la Belgique prétendait conserver les deux provinces de Limbourg et de Luxembourg, qui voulaient rester belges. La conférence de Londres voulait les adjuger à la Hollande, qui les réclamait au nom des traités. La seconde difficulté provenait des dispositions de la constitution votée par le congrès, et qui, aux yeux des hommes d’état les plus expérimentés, ne semblait pas offrir assez de garanties à l’exercice du pouvoir royal. « Cette constitution, mal rédigée et presque inexécutable, serait la plus mauvaise de l’Europe, si celle de la Norvège n’existait pas, » disait encore le prince de Metternich en 1848. Léopold demanda l’avis de son secrétaire, le baron de Stockmar. « Il est vrai, répondit celui-ci, que le pouvoir du roi et de ses ministres est fort limité. Il faudra voir si toutes ces libertés peuvent s’accorder avec l’ordre ; essayez si vous pouvez régner dans l’esprit de la constitution en y apportant une grande délicatesse de conscience. Si les institutions nouvelles ne marchent pas, il sera temps de demander aux chambres de modifier le pacte fondamental. » — « On voit bien, dit un jour en souriant le prince aux délégués du congrès, que la royauté n’était pas là pour se défendre, car vous l’avez assez rudement traitée. Votre charte est bien démocratique. Cependant, en y mettant de la bonne volonté de part et d’autre, je crois qu’on pourra marcher. »

La constitution belge consacrait en effet une série d’innovations dont la république des États-Unis offrait seule alors le modèle : séparation presque complète de l’église et de l’état, liberté et égalité des cultes, droit illimité de réunion et d’association, liberté complète de l’enseignement, de la parole, de la presse. Quand on voyait toutes ces libertés accordées non à une nation assise sur une base solide et traditionnelle, comme l’Angleterre, mais à un pays en voie de formation, sortant d’une révolution, renfermant deux nationalités distinctes, flamands et wallons, deux partis inconciliables, libéraux et catholiques, des républicains et des orangistes aspirant à la restauration de la dynastie déchue, certaines appréhensions étaient très naturelles. Et pourtant cette constitution qu’on accusait d’être trop républicaine subsiste encore, tandis que celles de la plupart des autres états ont été renversées ou profondément modifiées. Partout les constitutions qui font la plus grande place à la liberté durent le plus longtemps. Les plus anciennes sont celles de certains états de la Nouvelle-Angleterre où se trouvent inscrits les fameux principes de 89, antidatés de deux cents ans. La raison de ce fait n’a pas besoin d’être longuement développée. À mesure que les hommes s’éclairent, ils prétendent subir moins de contrainte et prendre une part plus décisive au maniement des affaires publiques, parce qu’ils y voient mieux et souffrent moins qu’on les dirige mal. Les constitutions qui accordent trop de pouvoir au souverain ou trop d’empire à la compression ressemblent à des vêtemens trop étroits qu’un adolescent fait éclater par sa naturelle croissance. Au contraire les constitutions perfectibles comme celle de l’Angleterre, ou consacrant de bonne heure toutes les libertés comme celles des états américains et de la Belgique, sont longtemps respectées, parce que le mouvement démocratique qui porte en avant les sociétés chrétiennes peut s’y développer à l’aise, sans avoir d’obstacles à vaincre ou de privilèges à anéantir.

Léopold se décida enfin à accepter la couronne qu’on lui offrait, après que la conférence de Londres eut admis dans le traité des dix-huit articles du 26 juin 1831 que la question du Luxembourg était distincte de la question hollando-belge, et que durant le litige les Belges garderaient le grand-duché, qu’ils occupaient, sauf la forteresse même. Le choix de Léopold devait satisfaire à la fois les deux puissances protectrices du nouveau royaume, car d’un côté, par ses antécédens, par ses idées, par ses relations, il pouvait être considéré comme un prince anglais, et de l’autre, par son mariage projeté avec une fille du roi Louis-Philippe, il allait s’allier par un lien très intime à la dynastie française. L’affermissement de la Belgique était d’un avantage inappréciable pour la France. On conçoit que l’Europe vit avec regret se disloquer ce beau royaume des Pays-Bas, dans lequel le congrès de Vienne avait voulu reconstituer la glorieuse principauté des anciens ducs de Bourgogne, réunissant à de vastes et productives colonies les trésors créés par un commerce étendu, une industrie très active et une agriculture modèle ; mais la France ne pouvait voir qu’avec satisfaction l’ancien front de bataille tourné contre elle remplacé par une puissance neutre et amie, qui couvrait sa frontière la plus faible d’un boulevard infranchissable.

Le parti du mouvement en France aurait voulu conquérir les frontières du Rhin, en faisant à l’Europe une guerre révolutionnaire et en délivrant la Pologne. Louis-Philippe résista de toute son énergie, et refusa même de ratifier l’élection du duc de Nemours, à qui le congrès belge avait d’abord déféré la couronne. Il fit sagement, car il aurait eu à combattre non-seulement les grandes puissances continentales, mais même l’Angleterre, qui faisait de la seule élection d’un prince d’Orléans un casus belli. Le parti démocratique français se trompe quand il croit à l’efficacité toute-puissante d’un appel à la révolution. Il est sous l’empire de deux illusions très généreuses, mais très dangereuses. Il s’imagine qu’il est encore le représentant par excellence des idées de liberté comme en 1789, et il oublie les rancunes ardentes et trop justifiées que les violences de Napoléon ont laissées bien plus encore dans le cœur des peuples que dans celui des rois, car à ceux-ci il ne prenait que des provinces, tandis qu’aux autres il enlevait l’indépendance, la nationalité et l’honneur même. Le drapeau tricolore, qui était aux premiers jours de la révolution l’étendard de l’affranchissement universel, est devenu aux yeux des vaincus, — et qui ne l’a été ? — un symbole toujours menaçant d’usurpation et de conquête. Si en 1830 la France était sortie de ses frontières, elle n’eut point fait crouler les trônes, mais elle aurait attiré sur elle la fureur des peuples, encore avides d’une sanglante revanche, et menés au combat par la libre Angleterre. L’élection de Léopold et la sagesse de Louis-Philippe préservèrent le continent de cette effroyable calamité.

Après la prise d’Anvers par l’armée française et l’évacuation du territoire belge par les Hollandais, les chefs du parti libéral et du parti catholique, fidèles à l’union de 1830, s’occupèrent de concert de la réorganisation du jeune état qui leur était confié. Des lois votées par les chambres à de grandes majorités vinrent successivement fixer les cadres de l’armée, le régime de l’enseignement supérieur, des administrations communales et provinciales. En 1834, M. Rogier fit décréter le premier réseau de chemin de fer du continent. Le roi laissait pleine liberté à ses ministres. Il s’intéressait à toutes les mesures qui devaient avoir pour effet de favoriser la prospérité du pays, mais sur les questions d’organisation intérieure il ne semble pas avoir eu d’idées très arrêtées. En 1835 seulement, la Belgique ayant à traverser une crise très grave, il intervint avec une énergie que Louis-Philippe n’hésita pas à blâmer dans ses lettres intimes.

Le roi Guillaume n’avait pas encore adhéré au traité réglant définitivement les bases de la séparation de la Hollande et de la Belgique, de sorte que le Limbourg et le Luxembourg étaient restés unis à la Belgique. Désespérant enfin d’en arriver à une restauration qu’il avait longtemps crue possible, il accepta le traité dit des vingt-quatre articles, et la conférence de Londres, réunie de nouveau, décida que ce traité recevrait son exécution. C’était pour les Belges une bien cruelle extrémité, car ils devaient, en se conformant aux résolutions des grandes puissances, rejeter pour ainsi dire du sein de la patrie des compatriotes qui désiraient y rester. Des écrits éloquens protestèrent contre une lâche soumission, des associations se formèrent pour organiser la résistance, le patriotisme s’enflamma dans tout le pays, les chambres même s’y associèrent par des adresses et en décrétant des armemens extraordinaires. Loin de le modérer, le roi sembla se mettre à la tête du mouvement, lorsqu’on ouvrant la session, le 13 novembre 1838, il déclara dans le discours du trône que « les droits du pays seraient défendus avec persévérance et courage. » Léopold espérait encore rallier à sa cause lord Palmerston et Louis-Philippe, car au fond, en plaidant pour les droits de la Belgique, il défendait un intérêt européen. Détacher la moitié du Luxembourg d’un pays auquel l’unissaient les souvenirs historiques, la communauté d’origine, l’avenir de ses industries, les vœux unanimes de ses habitans, pour en faire une petite principauté isolée entre la France et la Prusse, rattachée aux Pays-Bas par un lien purement dynastique, et à l’Allemagne par les lois de la confédération germanique, c’était évidemment une détestable combinaison. À propos du Luxembourg comme au sujet de la Crète, Léopold avait vu juste. Il considérait l’avenir, tandis que la diplomatie ne s’occupait, comme toujours, que du présent. Si en 1838 le Luxembourg avait été conservé à la Belgique moyennant une compensation que les chambres offraient de porter à plus de 100 millions, on n’aurait pas vu en 1867 cette question devenir presque l’occasion du conflit le plus malheureux que puisse avoir à déplorer la civilisation européenne. Abandonnée par ses alliés naturels, l’Angleterre et la France, la Belgique dut se soumettre à un sacrifice que les grandes puissances regretteront probablement encore longtemps de lui avoir imposé.

Les difficultés extérieures terminées, les deux partis dont l’union avait assuré le succès de la révolution de 1830 ne tardèrent pas à se séparer en deux camps opposés et nettement tranchés. Souvent on entend gémir sur cette division. Ces regrets sont puérils. Dans tout pays libre, tant qu’il y aura des diversités d’opinion, il y aura des partis. Ils sont le résultat et la preuve de la vie politique, exactement comme les sectes sont la preuve de la vie religieuse. Quand Bossuet reprochait à la réforme la multitude de sectes qu’elle avait enfantées, c’est à l’activité de la pensée humaine qu’il faisait le procès. Pour qu’il n’y ait plus ni partis ni sectes, il faut que les hommes en soient arrivés à confier à l’église ou au gouvernement le soin de penser et de vouloir pour eux, c’est-à-dire non à subir le despotisme, mais à l’accepter, à le bénir, à l’adorer. L’indifférence de l’âme et la torpeur de l’esprit expliquent seules une pareille abdication. L’existence des partis, loin d’être funeste à l’exercice du régime parlementaire, lui est indispensable. C’est une vérité qui ressort clairement de ce qui s’est passé en Belgique et en Hollande dans ces dernières années. Par ses traditions, par ses lumières, le peuple néerlandais est mieux préparé que le peuple belge au régime des assemblées délibérantes, et cependant cet ingénieux mécanisme marche moins bien chez lui qu’en Belgique. Les ministères se succèdent, la durée, la consistance, la force, leur font défaut ; à chaque instant, des conflits surgissent, des discussions s’éternisent pour des objets qui n’en sont pas dignes. D’où cela vient-il ? De ce que, les questions coloniales et les questions intérieures s’enchevêtrant, il ne peut se former deux partis nettement séparés et décidés à soutenir au pouvoir les hommes qui les représentent. Depuis qu’en Angleterre la division des partis en tories et whigs n’est plus qu’un souvenir historique, le gouvernement parlementaire a montré une semblable instabilité. Là au contraire où le ministère est appuyé sur une majorité fortement unie par une opinion commune, il peut gouverner avec vigueur, avec suite, avec efficacité. Il dure, et s’il tombe, ce n’est pas pour un objet indifférent, car il peut demander à ses adhérens, au nom de l’intérêt supérieur qu’il défend, le sacrifice des dissidences accessoires. Un homme d’état tel que Pitt exerce alors un pouvoir aussi grand, aussi durable qu’un Richelieu ou qu’un Metternich. Le succès du régime parlementaire est en raison de la franche opposition des partis et de l’importance de l’objet qui les divise. L’esprit de parti, qui n’est que le dévoûment à ses convictions, ne devient funeste que quand il va jusqu’à faire repousser une mesure utile au pays pour éviter de la devoir à des adversaires.

La conduite de Léopold envers les partis peut servir d’exemple aux rois constitutionnels. Jamais on n’a pu dire qu’il ait favorisé l’un plus que l’autre. La royauté devant être irresponsable, il la maintenait dans une sphère supérieure où les luttes du forum ne venaient point troubler son impartialité olympienne. Appelé à agir de concert avec des hommes d’opinion opposée, il évitait soigneusement tout ce qui pouvait rendre moins faciles ses rapports avec les uns ou avec les autres. Au fond, de quel côté penchait-il ? Aucune parole, aucun écrit émané de lui n’est venu le révéler. Ses instincts de tory, ses souvenirs de prince allemand l’inclinaient probablement vers les catholiques, qui devaient représenter à ses yeux le parti conservateur et aristocratique ; mais sa perspicacité lui faisait voir que les principes du libéralisme répondent mieux aux besoins de notre époque.

Si le roi Léopold recommandait volontiers aux deux partis la modération, il connaissait trop bien les conditions de gouvernement des assemblées électives pour demander la fusion des deux opinions rivales. Il tenait plutôt à ce que chacune d’elles restât strictement fidèle à ses principes, afin qu’il y eût en présence deux groupes d’hommes représentant deux tendances qui pussent tour à tour exercer le pouvoir avec dignité. En 1864, l’un des chefs du parti catholique pour lequel il avait toujours montré beaucoup de goût et d’estime lui ayant présenté un programme ministériel radical, le roi préféra s’adresser à ses adversaires. « Ce que vous me dites, répondit-il à M. Dechamps, est très sensé, très séduisant même ; mais si vous, conservateurs, vous vous lancez dans un steeple-chase démocratique avec les libéraux, où cela nous conduira-t-il ? » Le roi avait raison : quand tout un parti agit contrairement aux principes sur lesquels il repose, ce ne peut être qu’une faute ou un piège. Des deux façons, le frein dont a besoin le gouvernement représentatif disparaît. Récemment l’Angleterre s’est scandalisée, non sans motif, de voir des réformes démocratiques opérées par les mains du chef des conservateurs, M. Disraeli. Sans doute les partis se transforment peu à peu, à mesure que le terrain du combat se déplace ; mais un brusque changement doit toujours être suspect.


II.

Dans la plupart des discours publics adressés au roi Léopold, on lui a fait un grand mérite d’avoir été fidèle au serment qu’il avait prêté à la constitution. Cet éloge, je ne le répéterai point, dans la crainte de faire injure à sa mémoire. En quel temps étrange vivons-nous donc pour qu’on croie devoir louer un souverain d’avoir fait ce que commande l’honnêteté la plus vulgaire ? Il a fait plus que tenir sa parole ; il a agi dans l’esprit de la constitution avec un tel scrupule que pendant tout son règne la nation s’est réellement gouvernée elle-même sous ses auspices. Il eut pourtant à résister plus d’une fois à de dangereux conseils. J’en citerai un exemple qui apporte avec lui un grave enseignement. Après quelques essais de ministères mixtes qui avaient échoué, M. le comte de Theux avait formé en 1846 un cabinet homogène d’une nuance catholique très marquée. Le parti libéral se prépara aussitôt à le combattre avec la plus grande énergie. L’association électorale de Bruxelles convoqua les délégués de toutes les associations provinciales, afin de constituer un congrès libéral chargé d’arrêter le programme du parti, de la même façon qu’on le fait aux États-Unis avant toute élection importante. La seule perspective de la réunion des représentans de ces clubs, qui existaient dans toutes les grandes villes, remplit Louis-Philippe et ses ministres des plus vives alarmes[1]. Il crut que les excès de 93 allaient se renouveler en Belgique. Il était convaincu que Léopold devait frapper, anéantir cette audacieuse assemblée, qui n’était rien moins à ses yeux qu’une convention révolutionnaire. Il conseillait à son gendre de maintenir à tout prix le cabinet conservateur, et surtout de ne point admettre au pouvoir les délégués et personne de leur couleur politique. Il allait même jusqu’à lui offrir en cas de conflit l’appui armé de la France. On ignore ce que répondit Léopold, mais il se garda bien d’adopter la politique de résistance que Louis-Philippe pratiquait avec un si constant et si regrettable succès. Habitué aux meetings et aux tumultueuses réunions populaires de l’Angleterre, le roi des Belges laissa le congrès libéral se réunir, discuter, arrêter son programme, et après que les élections eurent mis les catholiques en minorité, il n’hésita pas à former son cabinet précisément de ces hommes qu’on lui conseillait de proscrire. L’année suivante vint montrer laquelle des deux politiques était la plus sage. Le même ébranlement qui renversa le trône de Louis-Philippe affermit celui de Léopold, parce que le premier s’efforça de comprimer la force ascendante de la démocratie, tandis que le second ne craignit pas de s’y associer : mémorable leçon que les souverains ne devraient pas oublier.

Les idées de réforme sociale qui firent explosion en 1848 ne semblent avoir causé à Léopold aucune de ces terreurs insensées qui provoquèrent chez tant d’autres de si lâches abdications. Il en tira au contraire la conclusion qu’il fallait s’occuper sérieusement du sort des travailleurs. Notre siècle est le siècle des ouvriers, a dit un jour M. Gladstone. Le mot n’est pas venu au roi Léopold, mais l’idée ne lui était pas étrangère. En 1849, il écrit au ministre de l’intérieur, M. Rogier : « La question du droit au travail a été agitée, et l’attention des populations ouvrières s’est portée sur les différentes théories mises en avant en faveur du travail. Sans vouloir donner une opinion sur cette grave question, je dois pourtant dire que, s’il existe des pays où le gouvernement est appelé à venir en aide au travail, la Belgique plus que tout autre se trouve dans cette position. » Il était sans cesse occupé de chercher les moyens les plus propres à développer le commerce et l’industrie belges. Lors des négociations pour le traité commercial avec la France, qui, commencées en 1840, n’aboutirent qu’à la fin de 1842, il n’épargna rien pour faire obtenir des conditions favorables à la Belgique. Il repoussa l’union douanière, qui avait été un moment proposée, mais dont l’industrie française ne voulait pas, et qui aurait provoqué le mauvais vouloir de toute l’Europe contre la France. Il écrivait confidentiellement à l’envoyé belge à Paris le 27 janvier 1841 : « Il faut une ligne de douanes entre les deux pays, parce qu’il faut au reste de l’Europe une preuve palpable qu’il n’y a pas incorporation. Les quatre autres puissances signataires de nos traités se sont déjà prononcées contre une union de douanes. Elles déclarent que par une pareille union notre neutralité cesserait de fait et de droit, que nous ne serions plus qu’une province française que les puissances ne respecteraient plus. Dans le pays, où l’on commence à comprendre l’importance de la neutralité, on en veut le maintien, et la majorité s’opposerait de toutes ses forces à toute mesure qui y porterait atteinte. » On le voit, Léopold était plutôt un homme d’état européen, et son action, dépassant sans cesse les limites étroites de son territoire, avait pour but principal d’écarter toutes les occasions de froissement ou de conflit qui pouvaient s’élever entre les grandes puissances. Il remplissait vraiment l’office d’un ministre de paix dans toute l’Europe et plus tard jusque dans l’autre hémisphère.

En sa qualité d’ancien land-lord anglais, il suivait avec le plus vif intérêt tous les progrès de l’agriculture. Les détails même ne lui échappaient pas. En voici une preuve prise entre cent autres. Le 24 août 1855 il écrit de Laeken à un des ministres, M. de Decker : « Je joins à ces lignes une Revue des Deux Mondes qui contient des renseignemens sur un engrais sur lequel j’aimerais à avoir des renseignemens. Vous savez que le sable de notre côte est composé de débris de coquillages. La tangue dont parle la Revue doit ressembler à notre sable de mer ; il serait utile de vérifier cela. J’ai toujours été frappé du parti qu’on pourrait tirer du sable de mer pour les terres fortes, si le transport n’était pas trop cher. » Le dernier banquet auquel il assista fut celui que lui offrit la Société agricole de la province de Namur, où était situé son domaine d’Ardenne.

Comme pour mieux habituer le pays à se gouverner lui-même, le roi faisait fréquemment de longues absences. Il visitait tour à tour l’Angleterre, la France, les villes d’eaux d’Allemagne, la Suisse ou la ravissante villa Julia qu’il possédait aux bords du lac de Côme, et dont les splendides camélias en pleine terre faisaient son orgueil. Les ministres, profitant souvent aussi de ces vacances pour voyager de leur côté, la Belgique semblait arriver à cet état d’anarchie vantée par Proudhon comme la perfection du gouvernement que l’avenir nous réserve. En 1864 éclata une crise ministérielle qui dura plus de quatre mois. Aucun des deux partis n’avait dans les chambres une majorité assez forte pour exercer le pouvoir avec dignité. C’était à qui des catholiques et des libéraux mettrait le plus de persévérance à décliner l’honneur d’accepter le portefeuille. Le roi se rendit lui-même chez le prince de Ligne, président du sénat, pour lui demander de former un ministère de conciliation ; mais, le prince ayant déclaré qu’une semblable combinaison n’avait aucune chance de succès, Léopold partit pour l’Angleterre et y resta tout un mois. Il voulait sans doute laisser au parlement et aux partis eux-mêmes la responsabilité de la situation et le soin de trouver une issue à l’impasse dans laquelle ils s’étaient engagés. C’est ainsi qu’une nation acquiert le sang-froid, la sagesse et l’esprit de suite, qualités qu’exige la pratique du gouvernement parlementaire.

Vers la fin de son règne, dans une conjoncture bien plus grave qu’en 1847, Léopold eut encore une fois l’occasion de montrer quel doit être le rôle d’un souverain constitutionnel. En 1857, le ministère catholique alors au pouvoir présenta un projet de loi destiné à donner plus de consistance aux établissemens de bienfaisance, et que les libéraux appelèrent la loi des couvens, parce que, disaient-ils, elle aurait pour résultat d’en multiplier rapidement le nombre, déjà beaucoup trop grand. Le roi Léopold ne semble pas avoir été frappé de ce danger. Il désirait qu’une grande latitude fût laissée à la bienfaisance, et il ne distinguait pas le droit individuel de l’aumône, que personne ne conteste, du droit de fonder des établissemens publics et de créer des corporations permanentes, qui ne doit appartenir qu’au pouvoir législatif. C’est dans ce sens du moins qu’il touchait à la question dans une lettre adressée à M. de Haussy en 1849, où il dit : « Les deux pays où le régime constitutionnel se trouve le mieux entendu, l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, ne mettent aucune entrave aux actes de bienfaisance des particuliers. » Un des hommes qui ont apporté dans l’étude de ces questions le plus de sûreté de coup d’œil et le plus de passion pour la vérité, M. Frère-Orban, ayant eu probablement connaissance des opinions du roi, s’efforça de les redresser en exposant d’une manière complète, dans un livre intitulé la Mainmorte et la Charité, la législation des États-Unis et de l’Angleterre, laquelle est très différente de l’idée que l’on s’en fait généralement.

Soit que cet ouvrage n’eût pas modifié ses idées, soit qu’il voulût respecter scrupuleusement l’initiative de son cabinet, le roi ne paraît avoir fait aucune objection à la présentation du projet de loi qu’avait préparé M. Nothomb. Les libéraux le combattirent durant vingt-sept séances consécutives avec l’énergie que donne la conviction d’un danger public. Cette lutte acharnée au sein du parlement enflamma les esprits au dehors. Les rues se remplirent d’une foule tumultueuse qui se livrait à des manifestations hostiles envers les députés catholiques, et l’agitation se communiqua de la capitale aux provinces. L’irritation du roi fut d’abord extrême. Ses souvenirs de militaire et la nécessité de faire prévaloir à tout prix les décisions de la majorité le portèrent d’abord à refuser toute concession à une pression extra-parlementaire ; mais bientôt de plus calmes réflexions et les sages résolutions de deux de ses ministres, M. de Decker et M. le comte Vilain XIIII, hommes de bien qui mettaient l’intérêt du pays au-dessus de celui de leur parti, décidèrent Léopold à préférer des mesures de transaction. La chambre fut d’abord ajournée, puis, les élections communales ayant prouvé que les villes étaient profondément hostiles au projet de loi, le ministère crut devoir se retirer. « J’ai la majorité dans les chambres, disait M. de Decker, mais je ne suis pas sûr qu’elle s’appuie sur la majorité de la nation. Or c’est une des positions les plus dangereuses que l’on puisse faire à un pays constitutionnel que de le gouverner avec une majorité qui peut être accusée de ne plus représenter fidèlement les sentimens et les vœux de la nation. » — « Un gouvernement prudent, avaient dit aussi les ministres, doit tenir compte de l’opinion publique alors même qu’elle est égarée par la passion ou le préjugé. » Le roi adressa au ministre de l’intérieur une lettre, rendue publique, où il exprimait la même pensée. « Sans me livrer à l’examen de la loi en elle-même, disait-il, je tiens compte comme vous d’une impression qui s’est produite à cette occasion dans une partie considérable de la population. Il y a dans les pays qui s’occupent eux-mêmes de leurs affaires de ces émotions rapides, contagieuses, se propageant avec une intensité qui se constate plus facilement qu’elle ne s’explique, et avec lesquelles il est plus sage de transiger que de raisonner. » Léopold hésitait lui-même sur la conduite à suivre, tant la question lui semblait difficile. Il alla jusqu’à demander l’avis d’hommes d’état éminens d’Angleterre et de France. Il s’adressa en même temps, paraît-il, à M. Guizot et à M. Thiers. L’opinion de M. Guizot est connue déjà, car, développée en un travail complet, elle fut publiée dans la Revue sous ce titre : La Belgique et le roi Léopold en 1857[2]. M. Thiers se prononça dans un sens opposé au projet de loi, dont il redoutait les conséquences politiques. Froisser les susceptibilités de la bourgeoisie libérale et s’appuyer sur le clergé, c’était, selon lui, un grave danger. M. Théodore Juste affirme que ces considérations, exposées par M. Thiers avec le sens pratique qui le distingue, firent une grande impression sur l’esprit du roi. Le fait est qu’il ne retint pas le ministère catholique, qui pensait que l’intérêt du pays lui commandait de quitter le pouvoir, et tout porte à croire que le roi a sagement agi.

L’indignation de Léopold, sa répugnance à transiger, venaient précisément de son respect pour le gouvernement parlementaire. La loi des couvens était incontestablement appuyée par la majorité du parlement au moment où elle fut présentée. Strictement le régime constitutionnel eût donc exigé qu’elle ne fut pas retirée, et on ne manqua point de répéter que céder devant les manifestations de la rue, c’était enlever au pouvoir sa force et sa considération. Je crois néanmoins que le roi fit bien de ne pas suivre la politique de résistance vers laquelle certains conseils et son propre sentiment de fierté, d’honneur, de légalité, le poussaient. Il est en effet deux choses dont il faut tenir grand compte dans nos sociétés modernes, premièrement l’opinion des villes, secondement le mouvement général des esprits. Les villes ne pèsent dans le scrutin qu’en proportion de leur population, et pourtant dans les momens de crise c’est d’elles que dépend le triomphe ou la chute des gouvernemens. Qui n’a pour lui que les campagnes n’aura jamais d’assiette solide. Cela n’est injuste qu’en apparence. L’opinion, nul ne le conteste, est maintenant la reine du monde. Or qui forme l’opinion, sinon ceux qui étudient, écrivent et parlent ? Un homme qui pense, même sans voter, exerce infiniment plus d’action que cent autres qui votent sans penser. Régner à l’encontre des gens qui pensent, c’est se condamner à n’avoir d’autre appui que la force et le nombre ; mais le moment finit toujours par arriver où le nombre et la force se mettent du côté de la pensée. Il faut se garder aussi de vouloir remonter le courant naturel des esprits, car les plus habiles réussissent tout au plus à rester en place, et les maladroits sont bientôt emportés aux abîmes. Le roi Léopold fit donc bien de laisser tomber le projet clérical ; la Providence en effet ne semble guère favoriser ceux qui favorisent le clergé.


III.

Le premier roi des Belges consacra les dernières années de sa vie à faire réussir un plan auquel il devait attacher la plus grande importance, car il y mit plus d’énergie et de persistance que pour aucun autre objet. Il s’agissait de la réorganisation de l’armée et des fortifications d’Anvers. J’ai été, avec bien d’autres, porté à croire que, si l’existence de la Belgique devait jamais être menacée, son sort se déciderait, comme autrefois, sur les champs de bataille européens et non d’après l’issue d’un siège même très prolongé ; mais quand on voit un prince aussi calme, aussi clairvoyant et connaissant en outre tant de particularités que nous ignorons, apporter dans la poursuite d’un dessein une ardeur si inusitée, il est difficile d’admettre qu’il n’ait pas eu de sérieuses raisons pour le faire. Ces raisons, quelles sont-elles ? Les documens publiés jusqu’à présent ne nous offrent sur ce point que des indications très incomplètes. Nous essaierons néanmoins d’établir l’enchaînement d’idées qui a déterminé la conduite du roi Léopold dans cette circonstance.

Tant qu’il ne s’agissait que des débats entre libéraux et catholiques, il laissait aux partis le soin de régler ces querelles de ménage ; mais, dès que l’existence même de la Belgique était en jeu, il sortait de son indifférence un peu dédaigneuse : l’homme d’état européen se mettait à l’œuvre, car l’équilibre de l’Europe se trouvait engagé dans la question. De l’activité extraordinaire que Léopold a déployée au sujet de l’armement d’Anvers on peut donc conclure qu’à ses yeux l’intérêt général s’y rattachait. On a dit que ces fortifications avaient été élevées pour parer à un danger pressant du côté de la France. Ce que nous connaissons de la correspondance intime du roi prouve le contraire. Il s’y loue à diverses reprises de la bienveillance « du puissant voisin[3]. » Seulement il croyait à l’imminence de vastes et redoutables complications, où les sentimens particuliers des souverains sont dominés par la nécessité des situations. Les craintes du roi pour l’avenir de l’Europe dataient de la guerre de Crimée, qu’il avait vue avec un vif regret. « L’avenir peut devenir encore très grave, écrivait-il dès cette époque. Il est difficile que les complications actuelles ne soient pas suivies par des luttes plus sérieuses. » Ses traditions de tory lui faisaient considérer la triple alliance de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse comme l’unique garantie efficace de la paix, « La seule barrière réelle que nous avions anciennement, disait-il en 1859, était le front imposant de ces trois grandes puissances ; cela est fini. »

La guerre d’Italie ne lit qu’accroître ses inquiétudes. Il écrivait le 8 juin 1859 à son ministre plénipotentiaire à Berlin, M. Nothomb : « La lutte en Italie est rude ; son issue décidera de la suprématie de la France en Europe. On parle de localiser, cela est très bien ; mais la victoire dans ses effets ne se localise pas. L’avenir de l’Allemagne, le nôtre, se décideront cet été. » Plus tard, en 1863, il écrivait encore à M. Nothomb : « On ne peut pas se cacher que l’Europe est entrée dans une crise formidable, et il est d’une haute importance de la surveiller. » Sans doute le roi Léopold n’ignorait pas que la France et l’Allemagne appréciaient également toutes deux l’énorme avantage d’avoir leur frontière la plus vulnérable couverte par un état neutre. Il se plaisait à rappeler qu’en 1840, au moment où l’on craignait une guerre générale, M. Thiers avait montré que la royauté belge était la médiatrice naturelle et impartiale dans les conflits qui pouvaient mettre aux prises l’Allemagne, la France et l’Angleterre. Il savait aussi que les hommes d’état allemands étaient d’avis que les provinces belges ne pouvaient échoir à aucune grande puissance sans rompre aussitôt l’équilibre existant ; mais n’avait-il pas écrit ce mot si plein de sens : la victoire dans ses effets ne se localise pas ? En supposant un puissant état définitivement victorieux, qui donc mettrait des bornes à ses désirs d’agrandissement ? Pour écarter de pareilles éventualités, il croyait pouvoir compter sur l’Angleterre. Cette puissance avait, pensait-il, le plus grand intérêt à défendre l’indépendance de la Belgique, et, descendue sur le continent, elle y trouverait pour alliée soit l’Allemagne contre la France, soit la France contre l’Allemagne. Ce qu’il fallait donc dans cette hypothèse, c’était un lieu de débarquement assez bien fortifié pour être à l’abri d’une invasion soudaine, et où l’armée belge pût attendre l’arrivée de l’armée anglaise. On a prétendu que Léopold avait voulu seulement se faire construire à grands frais un refuge pour se mettre à l’abri, lui, sa famille et ses trésors. Cette puérile explication aurait eu un sens au moyen âge, où les rois prisonniers devaient payer rançon ; mais aujourd’hui les souverains détrônés ont grand intérêt au contraire à se laisser prendre, car l’année 1866 nous a montré qu’en leur enlevant la couronne on ne leur marchandait point les millions. Ce qui est vrai, c’est qu’Anvers était sur le continent une tête de pont destinée à permettre aux Anglais de déboucher en cas de besoin. L’Angleterre était le pivot de la politique extérieure de Léopold, non parce qu’il était l’oncle de la reine Victoria ou l’ami des hommes d’état anglais, mais parce que l’Angleterre, puissance insulaire, était la seule qui, victorieuse, ne saurait être tentée de s’annexer le territoire de l’alliée qu’elle viendrait de sauver. Des événemens récens nous ont montré comment des états indépendans peuvent être définitivement effacés de la carte de l’Europe en moins de huit jours. Quand l’affaire est faite, il est trop tard pour en appeler. Le XIXe siècle n’a plus goût aux revenans. « La Belgique, écrivait Léopold dès 1850, est, par sa position géographique, le pays le plus exposé de la terre. Là où d’autres pays ont des mois pour se préparer, elle a des jours. » C’est afin de transformer ces jours en mois que le roi voulait un grand réduit fortifié à l’abri d’un coup de main.

Pour obtenir les moyens de défense qu’il jugeait indispensables, Léopold, pendant quinze ans, n’a épargné aucun effort. Il stimulait le zèle de ses ministres par des lettres continuelles, et il ne perdait aucune occasion pour ramener à ses idées les membres du parlement et l’opinion du pays. « Je suis parfaitement désintéressé dans cette grave question qui peut compromettre l’avenir du pays, écrivait-il au ministre de l’intérieur, M. Rogier. Je n’ai jamais fait de l’armée, comme cela se voit dans beaucoup d’autres pays, un amusement personnel, malgré le vif intérêt que les choses militaires m’inspirent ; mais je vois en elle, comme M. Thiers me le disait il y a peu de mois, l’indépendance de la Belgique. Sans bons moyens de défense, vous serez les jouets de tout le monde. » C’est à cette occasion qu’il posa le seul acte où on peut lui reprocher d’avoir trop engagé la responsabilité de la couronne. Les habitans d’Anvers étaient très mécontens des fortifications qu’on élevait autour de leur ville, quoiqu’on construisît à grands frais précisément la grande enceinte que leurs représentans avaient réclamée. L’agitation était très vive et prenait même parfois un caractère séditieux. En 1861, le conseil communal résolut de présenter au roi une adresse pour réclamer contre l’exécution des plans adoptés. La pratique correcte du régime parlementaire aurait exigé que le roi leur répondît : Ce n’est point à moi, c’est aux chambres qu’il faut vous adresser ; je suis un monarque constitutionnel, je n’ai pas le droit de modifier les résolutions des chambres, car je ne pourrais le faire que par un coup d’état. — Le conseil communal d’Anvers suivait l’exemple de ce qui se fait en France avec raison, parce que là en effet, d’après la constitution, c’est l’empereur qui gouverne ; mais jamais en Angleterre nul n’a songé à demander à la reine qu’elle arrête la mise en vigueur d’une loi régulièrement votée. Au lieu de profiter de la circonstance pour donner au pays une nouvelle leçon de droit constitutionnel, le roi préféra apporter dans le débat le poids de son autorité. Il reçut les délégués d’Anvers, et s’efforça, dans un discours d’un raisonnement serré et d’un ton assez sévère, de justifier la mesure qu’on attaquait. Lui-même semble avoir éprouvé quelques doutes sur la convenance de cet acte, car dans sa correspondance privée il se montre avide de recueillir les marques d’approbation de la presse étrangère. « J’ai lu avec plaisir, écrivait-il au général Chazal, que le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes approuvent ma réponse. Lord Russell l’a également approuvée. » Malgré tout, je persiste à croire que, si le roi tenait à son discours, il aurait agi plus prudemment en le faisant prononcer par un ministre responsable. Il s’agissait, il est vrai, d’un intérêt général, non d’une question de parti, et néanmoins, aux yeux des mécontens, la royauté perdit une partie de son prestige. Le souverain ne doit jamais attacher son nom et presque sa dignité à une mesure législative qu’une majorité nouvelle peut changer.

Quel jugement faut-il porter sur l’œuvre que le roi Léopold a menée à terme au risque de laisser des germes d’irritation dans une des villes les plus importantes du pays ? Ce jugement dépendra évidemment de l’opinion qu’on se fera de la justesse des vues qui ont été son mobile. A-t-il eu raison de compter sur l’Angleterre en cas d’attaque du dehors ? Sur ce point, les opinions sont partagées. Non, disent les uns ; l’Angleterre cherche à se dégager des affaires du continent. Ses grands intérêts sont dans l’autre hémisphère, en Asie, en Australie, non en Europe. Si elle abandonne les îles ioniennes et peut-être Gibraltar, qui sont à elle, l’Abyssinie, qu’elle a conquise, ira-t-elle faire la guerre pour Anvers, qui ne peut jamais lui appartenir ? Anvers est un pistolet sur le cœur de l’Angleterre, a dit Napoléon ; mais le mot a vieilli et n’a plus de sens aujourd’hui. Les économistes sont déjà entrés dans le cabinet britannique, et leurs idées acquièrent sans cesse plus d’autorité dans leur pays. Pour eux, ce qui importe, c’est non le drapeau qui flotte sur un territoire, mais la quantité de marchandises qu’on y peut vendre. Que le continent tout entier ne fasse plus qu’un état gigantesque, ils ne s’en plaindront pas, pourvu que ses ports soient ouverts au libre échange. N’ont-ils pas déclaré que même la question d’Orient ne mettrait pas le feu aux canons anglais, et qu’on ne referait plus une campagne de Crimée ? L’Angleterre, qui n’a pas défendu le Danemark, abandonnerait de même la Belgique.

Voici ce qu’on peut répondre pour justifier les vues du roi Léopold. Ignorez-vous donc que, si l’Angleterre n’a pas secouru le Danemark, c’est pour ne pas mettre la Belgique en péril, car, faisant la guerre à l’Allemagne, elle perdait ses alliés naturels sur le continent, et s’enlevait d’avance le droit et le moyen de refuser à la France victorieuse la compensation que celle-ci aurait jugé bon de réclamer pour s’indemniser des sacrifices de tout genre que lui aurait coûtés une guerre dont elle aurait supporté presque tout le poids ? Le peuple anglais n’a pas encore perdu tout à fait le respect des traités, et il se souviendrait qu’il a apposé sa signature à celui qui garantit l’indépendance de la Belgique. En diplomatie, il tient aux traditions. Or l’une de celles qui a le plus de racines dans l’opinion, c’est que de la neutralité de l’Escaut dépend la liberté de la Tamise. Le chef du parti whig, lord Russell, n’a-t-il pas dit à propos de l’annexion de Nice et de la Savoie : « S’il surgissait une question dans laquelle la France vînt à agir dans cet esprit d’empiétement qui est quelquefois le mobile d’une grande nation militaire, alors nous formerions une alliance avec les autres grandes puissances pour combattre ses desseins ? » Au-delà du détroit, les idées économiques sont en grande faveur, mais voici un simple calcul qui à ce point de vue ne manque pas de portée. La Belgique apporterait à la puissance qui se l’adjoindrait un tel accroissement de forces que l’Angleterre, afin de maintenir l’équilibre préexistant, devrait dépenser pour ses armemens sur terre et sur mer au moins 100 millions de plus par année. Or, au taux actuel des consolidés, cela dépasse l’intérêt de 3 milliards. À les sacrifier tout de suite pour une guerre décisive, elle éviterait une dépense annuelle de 100 millions, et elle ferait encore une économie. Donc, même isolée, elle tenterait la lutte, et elle ne serait pas longtemps seule, car la conquête de la Belgique entraînerait celle des provinces rhénanes, comme celle de ces provinces entraînerait l’annexion de la Belgique. S’il y avait fait accompli, peut-être l’Angleterre se résignerait-elle ; mais c’est justement pour empêcher le fait de s’accomplir que Léopold a voulu armer l’Escaut. En le faisant, il a été appuyé par les hommes d’état anglais et par les princes allemands[4], et cette mesure de précaution était si légitime et si naturelle que la France même n’en a pris aucun ombrage. Espérons que l’occasion ne se présentera pas de vérifier combien les prévisions du roi des Belges étaient fondées.


IV.

La vie privée de Léopold était celle d’un homme de haute culture qui goûte et apprécie toutes les productions de l’esprit humain. Il lisait beaucoup. Ses bibliothécaires lui soumettaient la liste des livres importans qui paraissaient dans les différentes langues qu’il connaissait, c’est-à-dire en français, en anglais, en allemand, en flamand, en espagnol, en italien et en russe. Aucune science ne lui était étrangère. La médecine, la botanique, l’astronomie, l’ont notamment occupé vers la fin de sa vie. Il avait toujours sur sa table un roman commencé, dont il poursuivait souvent la lecture pendant la nuit, afin de tromper ses insomnies. Il dînait ordinairement seul et tard, puis il se faisait exécuter par son pianiste ordinaire les œuvres des maîtres qu’il préférait, celles de Mozart et de Beethoven surtout. Comme la plupart des princes allemands, il n’aimait pas le luxe. L’ameublement des pièces qu’il occupait était de la plus extrême simplicité. Il avait emprunté aux hommes d’état anglais l’art de rester jeune. Il faisait chaque jour une promenade au grand air, et plusieurs fois par an il se rendait à son pavillon d’Ardenne pour y chasser à la traque, sans suite et à pied. Son seul but était d’entretenir par l’exercice la circulation du sang et la vigueur des muscles, et il n’a jamais voulu de ces coûteux équipages de chasse qu’on entretient ailleurs pour plaire à des courtisans et pour ressusciter l’ancien régime. Était-ce parcimonie ? Non, c’était sagesse appropriée à l’esprit de notre temps. Les notions économiques et les sentimens chrétiens se sont assez répandus pour faire paraître inique que des milliers de familles soient par l’impôt privées du nécessaire afin de donner le superflu à des chevaux, à des chiens et à des piqueurs. Cette pompe royale, qui jadis éblouissait le peuple, l’irrite aujourd’hui, et ce qui dans un siècle d’autorité formait comme une auréole, en un temps de démocratie scandalise comme un gaspillage. Le prestige qu’un souverain peut acquérir aux yeux du peuple est non plus maintenant en raison du faste qu’il déploie, mais en proportion des services qu’il rend.

L’air, les manières, la parole, tout en Léopold était d’un roi constitutionnel. Il était bon pour tous, affable avec ceux qui l’approchaient ; il n’était familier avec personne. Il avait cette dignité courtoise du grand seigneur bien élevé qui marque la distance sans froisser la vanité. Il était comme entouré d’une sorte d’atmosphère royale qui, mieux que l’étiquette, imposait la déférence. Le soin qu’il mettait à se modérer en tout lui donnait une imperturbable sérénité. Il n’était pas étranger à la colère, mais nul n’en a ressenti les effets. S’il avait ses préférences comme homme, jamais elles ne paraissent avoir influencé ses résolutions comme souverain ; il a vu se succéder au ministère des hommes de toute nuance et d’origine très diverse, et les nouveau-venus que le scrutin lui imposait étaient aussi bien accueillis que les anciens auxquels de longues relations l’avaient attaché.

En 1831, en recevant les délégués du congrès, Léopold avait dit : « Je me suis trouvé dans tant de positions singulières et difficiles que j’ai appris à ne considérer le pouvoir que sous un point de vue philosophique. Je ne l’ai désiré que pour faire le bien, et le bien qui reste. » Ce ne furent point là de vaines paroles. Il ne régnait pas pour satisfaire le goût de la domination, et en aucune circonstance il n’essaya d’étendre la prérogative royale. On rapporte qu’en 1848 Léopold aurait dit à ses ministres que, si la Belgique croyait ne plus avoir besoin de lui, il ne voudrait pas être un obstacle à ses nouvelles destinées. M. Juste n’a point recueilli ce mot légendaire, mais à coup sûr il était dans l’esprit du roi, qui ne ressentait pour le pouvoir aucun goût égoïste. Et en effet quand tant de trônes sont renversés non-seulement par les peuples, mais par les rois eux-mêmes, se trouverait-il beaucoup d’hommes au cœur élevé qui voulussent échanger le calme de la vie privée contre les responsabilités et les soucis du pouvoir souverain, s’ils n’y étaient poussés par l’idée d’être utiles ? Une liste civile peut tenter des aventuriers, mais quels plaisirs peut-elle procurer que doive se refuser un riche particulier ? Le mélancolique dégoût des grandeurs, si fréquent aujourd’hui chez les princes, et la difficulté de trouver de bons candidats pour les trônes vacans ne doivent pas étonner. Léopold lui-même n’a pas échappé à ces tristesses, dont il se distrayait par les voyages et le travail. Ce qui prouve que l’idée d’un devoir et non une ambition vulgaire l’attachait à ses hautes fonctions, c’est qu’il semblait ne se souvenir du pouvoir dont il était investi que quand il croyait l’intérêt du pays en question.

Le succès de ce long règne a été tel qu’il a frappé le monde entier. À quoi a-t-il tenu ? À ce que Léopold a compris avec un tact supérieur quelle devait être la conduite d’un roi constitutionnel dans nos sociétés modernes. On a dit que le meilleur des souverains serait un lord anglais habitué à traiter les grandes affaires au sein d’un parlement libre et d’une nation jalouse de ses droits. Il est certain que l’Angleterre envoie à tout moment au Canada, au Cap, en Australie, aux Indes, des vice-rois qui ne gouvernent pas sans éclat, et il est probable que si les peuples d’Europe plaçaient un Peel, un Gladstone ou un Stanley sur les trônes que de temps en temps ils se croient obligés de rendre vacans, ils auraient moins souvent à recommencer l’épreuve. Léopold était précisément le type achevé du grand seigneur anglais, comme l’a été aussi le prince Albert. Il avait exactement les qualités qu’il faut à ce régime politique délicat, qui vit de prudence, de transaction et d’abstention, et qui se déforme et meurt sous une main impatiente, violente ou obstinée. Par opposition à ce régime, jugé trop difficile ou trop faible, on a introduit depuis quelques années en France, conformément à la constitution, en Prusse, contrairement à la constitution, un système de gouvernement qu’on appelle représentatif, et qui à aucun prix ne doit devenir parlementaire. Dans ce système, le souverain gouverne par des ministres qu’il choisit à son gré, les chambres votent les lois et les budgets ; mais il n’appartient pas à la majorité de déterminer la marche des affaires. Sans doute le succès de toute institution humaine dépend des qualités de ceux qui la mettent en pratique, et la pire donnera de bons résultats, si la conduite est toujours habile et la chance toujours favorable ; mais avec le degré de savoir-faire que l’on peut attendre ordinairement des hommes et la mesure de faveur qu’on peut espérer de la fortune, le système soi-disant représentatif doit aboutir au despotisme ou à une révolution. Si le parlement a le droit de voter le budget, inévitablement il voudra que l’argent qu’il accorde serve à une politique qu’il approuve, non à une politique qu’il blâme. Celui qui paie veut être le maître et doit l’être. Si le souverain cède, c’est la majorité qui gouverne, et l’odieux parlementarisme l’emporte ; s’il résiste, ou bien il aura à chasser les chambres par un coup d’état, ou les chambres, appuyées sur le peuple, devront renverser le trône par une révolution. Il n’y a donc pas de milieu entre le despotisme et le régime parlementaire. On peut pendant un certain temps, par l’abus des influences, obtenir des élections favorables ou bien gouverner malgré les chambres, comme l’a fait durant cinq ans M. de Bismarck ; mais il est difficile d’avoir toujours à point un Sadowa pour ramener une opposition récalcitrante, ou pour se faire absoudre de ses torts.

Si celui qui exerce le pouvoir exécutif gouverne effectivement, il devient responsable, et, s’il est responsable, il faut qu’il soit soumis à l’élection. L’action personnelle et la responsabilité conviennent à peine à un président de république ; l’hérédité et la responsabilité sont inconciliables. Qu’un homme qui peut être ou devenir incapable, idiot ou fou, comme George III, ait le pouvoir de disposer à son gré du sort d’une nation civilisée, c’est ce que notre temps se refuse à admettre. Si un souverain a commis des fautes graves ou subi des revers dont on peut le rendre responsable parce qu’il en est l’auteur, son fils, avec la couronne, héritera de son impopularité, et de cette façon il est bien difficile qu’une dynastie s’établisse. Quand ce sont les ministres qui portent le poids d’une administration malhabile ou malheureuse, le parlement les remplace et le principe dynastique reste sauf.

Partout où il y a des hommes qui réfléchissent et non des foules faites pour porter le joug, il se formera un parti qui voudra marcher en avant. Si ce parti ne rencontre devant lui qu’un ministère, il ne sera qu’anti-ministériel ; si l’obstacle réside dans le souverain, il deviendra nécessairement anti-dynastique. L’opposition, ne voyant d’issue que dans l’emploi de la force, l’esprit d’insurrection deviendra habituel. Au peuple le plus doux on donnera bientôt ainsi un tempérament révolutionnaire, car entre l’esprit révolutionnaire et l’esprit de servilité qui approuve et subit tout, il n’y aura point de milieu. A-t-on à se plaindre d’un agent de police ou d’un garde champêtre, on n’y verra de remède que dans le bouleversement de l’état. C’est une vérité connue depuis longtemps, que le moyen de faire durer la royauté est de limiter son pouvoir[5]. Le roi Léopold a pu laisser à son fils ses pouvoirs constitutionnels sans trouble ni contestation ; qui peut dire que l’autre système subirait aussi heureusement l’épreuve d’un changement de règne ?


V.

L’étude qu’on vient de lire suggère presque naturellement à l’esprit la question que voici : l’année 1830 a vu naître en France et en Belgique deux établissemens monarchiques dans des conditions à peu près pareilles ; pourquoi leur sort a-t-il été si différent, et comment la tempête qui renversait l’un a-t-elle raffermi l’autre ? S’il y avait quelque prééminence, elle était, semble-t-il, du côté du roi et du peuple français ; mais leurs avantages naturels étaient plus que compensés par leur mauvaise éducation politique. C’est un point qu’il peut être utile d’éclaircir. Louis-Philippe et la bourgeoisie française s’étaient formés sous l’influence de deux grands événemens : l’empire, qui ne leur avait pas appris à pratiquer la liberté, et la révolution, qui leur en avait laissé l’effroi. Nous avons vu quelles alarmes causait en 1846 au cabinet français la seule annonce de la réunion d’un congrès libéral à Bruxelles. Il n’y eut qu’un cri : c’est l’anarchie ; vite une armée pour l’étouffer dans son germe ! On s’aperçoit dans les lettres confidentielles à son gendre que les souvenirs de la révolution revenaient sans cesse à l’esprit de Louis-Philippe pour l’épouvanter et lui conseiller la résistance. Quand en 1840 il avait appelé M. Guizot en remplacement de M. Thiers, il se croyait à la veille d’une catastrophe, a Si ce ministère est renversé, écrivait-il à Léopold le 6 novembre, point d’illusions sur ce qui le remplace : c’est la guerre à tout prix, suivie d’un quatre-vingt-treize perfectionné. »

La bourgeoisie cédait à ces appréhensions plus encore que le roi. La révolution de juillet a laissé en vigueur les articles du code Napoléon qui punissaient comme un délit l’usage de la plupart des libertés. En 1830, ce furent les gardes nationaux qui s’opposèrent par la force à l’exercice du droit de réunion et d’association, parce qu’il empêchait la reprise du commerce. La liberté religieuse ne fut jamais admise par les tribunaux malgré les textes de la loi. Les juges en avaient même si peu la notion qu’ils interdisaient le mariage à un prêtre, lequel pouvait se faire juif ou mahométan. Depuis l’empire, chaque attentat devenait la cause de rigueurs nouvelles, car on y reconnaissait l’esprit révolutionnaire qu’il fallait vaincre à tout prix. Un fanatique assassine le duc de Berri : la réaction ne connaît plus de bornes. On tire sur Louis-Philippe : des lois plus rigoureuses enchaînent la presse. Des Italiens essaient de tuer Napoléon III pour un intérêt italien, et tous les Français sont livrés à la discrétion du pouvoir par une loi dite de sécurité générale, sans doute parce qu’elle l’enlève à tout le monde. En agissant ainsi, le législateur hâte la révolution qu’il veut empêcher. Punissant toute la nation pour le crime de quelques individus et les innocens pour les coupables, il communique aux bons citoyens l’esprit d’opposition et même d’insurrection, dont ils avaient horreur. Rien n’est plus inévitable. Si parce qu’un insensé a commis un méfait vous mettez à tout le monde des menottes, chacun, pour recouvrer sa liberté, n’aspirera qu’à vous renverser. Qu’on laisse au contraire pleine liberté à toutes les doctrines, même les plus menaçantes, et la bourgeoisie apprendra sans doute à lutter pour se défendre, et au lieu d’attaquer le gouvernement elle le soutiendra comme son nécessaire boulevard. Si avant 1848 le socialisme avait pu exercer le droit de réunion et d’association, exposer hautement ses idées, jamais la garde nationale n’aurait laissé tomber Louis-Philippe.

Étouffez les idées nouvelles, leurs représentans deviennent des martyrs, et tout homme généreux, fût-il même leur adversaire, se rangera de leur côté. La compression a ce tort irrémédiable qu’elle arme contre celui qui y a recours les plus nobles sentimens du cœur humain. En outre, en soustrayant le peuple qui a la faiblesse de l’invoquer à ces grands conflits de la pensée d’où naît la vigueur intellectuelle, elle lui communique un tempérament si impressionnable que la moindre agitation lui donne la fièvre. Avec la liberté illimitée, les idées de réforme sociale qui fermentaient dans le peuple à l’insu des classes supérieures se seraient produites au grand jour ; ce qu’elles contenaient de juste aurait agi sur le sentiment public et sur la législation ; ce qu’elles renfermaient de faux aurait servi à stimuler l’ardeur des défenseurs de la vérité : double avantage qui eût épargné à la France ces luttes sanglantes dans les ténèbres qui ont conduit où l’on sait. Comprimez, et inévitablement l’esprit de réforme dégénère en esprit de révolte, l’association au grand jour en société secrète, et le défenseur du peuple en assassin des rois.

En Belgique, les hommes du congrès de 1830, moins hantés par les souvenirs de 93 et plus frappés des avantages du régime anglais et américain, ont eu le courage d’inscrire toutes les libertés dans le pacte fondamental, s’interdisant ainsi tout retour offensif contre elles. Les saint-simoniens étant venus ouvrir un club à Bruxelles en 1830, certains défenseurs de la famille, de la religion et de la propriété voulurent s’y opposer. Deux députés catholiques, M. Vilain XIIII et l’abbé Andries, proclamèrent, aux applaudissemens de l’assemblée, qu’il fallait que la liberté fût entière pour toutes les opinions, et le chef de la police promit de la faire respecter. En 1831, des excès eurent lieu dans différentes villes ; quand il s’agit de faire adopter le traité des dix-huit articles, qui devait sauver la Belgique, une association puissante qui avait des ramifications dans tout le pays, une presse déchaînée, les républicains, les orangistes, exaspérés, prêchaient l’insurrection à l’intérieur, la guerre au dehors. Même en ce moment de péril suprême, nul ne réclama des lois répressives. Les gens sensés luttèrent partout avec l’énergie que donne le sentiment de la responsabilité. Au sein du congrès, quelques orateurs, M. Lebeau surtout, parvinrent à changer l’opinion par la puissance de leur parole animée du patriotisme le plus sensé et le plus pur. Le pays fut sauvé, et, en récompense de ces épreuves virilement traversées, il a conservé intact le trésor de ses droits.

Qu’on se le persuade bien, dans un pays longtemps asservi, la liberté ne peut prendre racine qu’après plusieurs années de troubles et de luttes. Ceux qui en ont été privés ne manquent pas d’en faire d’abord mauvais usage. Si la bourgeoisie ne peut supporter cette crise et demande au gouvernement de rétablir le calme pour rendre aux affaires l’activité habituelle, jamais un régime stable ne pourra s’établir. Bientôt la compression qu’elle a sollicitée la gênera elle-même, et le bras fort qu’elle a invoqué l’irritera. Ses alarmes oubliées, elle se remettra dans l’opposition, et finira par renverser le pouvoir lié de ses terreurs ; puis, l’œuvre de destruction accomplie et le spectre de 93 ou du socialisme se dressant sur les ruines, la panique reprendra, et ce sera à recommencer. Pour échapper à ce cercle vicieux, il faudrait se ceindre les reins et s’apprêter à tout supporter, sauf les attaques à main armée, dont on serait toujours sûr de venir à bout, car, lorsqu’on accorde liberté à tous, nul n’a plus ni droit ni prétexte à employer la violence.

Les clubs attaqueront la propriété, mais qu’a-t-elle à craindre dans un pays où les propriétaires sont en majorité ? la religion, mais l’histoire montre qu’elle se fortifie et se purifie dans l’épreuve ; la famille, mais apparemment on ne défendra à personne de se marier, et quant aux adversaires du mariage, ils n’attendent pas la réforme, à en juger d’après le nombre croissant des enfans naturels. Contre les attaques de la parole et de la plume, la société doit se défendre elle-même, car le gouvernement ne peut le faire qu’en lui ôtant la liberté, et alors elle se retourne contre lui. L’ébranlement de 1848 ne s’est communiqué ni à l’Angleterre, ni à la Suisse, ni à la Belgique. Un député belge en a dit un jour la raison. « Pour faire le tour du monde, s’écria-t-il, la liberté n’a pas besoin de passer par chez nous. »

Un autre avantage du régime constitutionnel fondé en Belgique, c’est que Léopold a été élu par la nation, tandis que Louis-Philippe n’avait été investi de la couronne que par quelques parlementaires sans mandat à cet effet. Certes le duc d’Orléans avait le pays pour lui, et, s’il avait consulté les électeurs, il aurait eu la presque unanimité des voix, comme l’a affirmé Lafayette. Il est d’autant plus regrettable que le pouvoir ne lui ait pas été décerné par le suffrage populaire. C’eût été un malheur, dit M. Guizot, car, l’élection remplaçant la nécessité et le contrat, le principe républicain prenait, sous un nom royal, possession du pays. Mais de quel poids pèsent aujourd’hui ces subtiles distinctions au milieu de ce profond mouvement démocratique qui pénètre partout, et quelle force Louis-Philippe a-t-il puisée dans la semi-légitimité dont il pouvait se prévaloir ? Il n’avait pas le droit de dire comme Léopold : « Nul pouvoir n’est plus légitime que le mien, car il a sa source dans la volonté nationale. » Le peuple français, ayant reconquis la disposition de lui-même, pouvait croire qu’on avait à tort décidé de son sort sans le consulter. Le droit exerce encore un tel empire sur les hommes que son apparence même donne au parti qui l’invoque une force singulière. Si aux républicains on avait pu opposer la volonté du pays librement exprimée, ils auraient sans doute pu travailler à la changer ; mais l’insurrection eût été sans excuse et sans issue. — L’élection est un titre ou en est au moins le semblant ; la légitimité n’est qu’une superstition. C’est un mot dont les peuples ne comprennent plus le sens. Il peut encore tourner la tête et fausser les idées de ceux qui s’en prévalent. Il n’a plus la puissance ni de désarmer une opposition ni de conjurer un péril.

Voici une autre différence encore entre les deux établissemens constitutionnels de France et de Belgique. La révolution de juillet a été faite contre le clergé, et celui-ci lui a été hostile. La révolution de septembre a été faite en grande partie par le clergé et pour le clergé, de sorte qu’il lui a été favorable. C’est un point d’importance. Jusqu’à présent, le gouvernement parlementaire ne semble pas pouvoir s’établir d’une façon stable dans les pays catholiques. La raison en est évidente, et le contraire aurait lieu d’étonner. Le chef infaillible de l’église ayant déclaré que les libertés modernes sont incompatibles avec les traditions et les dogmes du catholicisme, ces libertés ne peuvent s’établir que si l’influence du clergé diminue, et plus celui-ci sera puissant, plus elles seront menacées. On arrive ainsi à une situation sans issue, car si, pour faire triompher les institutions modernes, on attaque l’église, le sentiment religieux s’affaiblit, et sans lui, comme le dit Tocqueville, la liberté tourne en licence et marche à sa ruine[6]. La Belgique a eu cette chance unique d’avoir, pour contribuer à sa fondation, des catholiques que les doctrines de Lamennais et de M. de Montalembert avaient transformés en amis sincères des institutions libres. C’est en vain que la papauté, par l’encyclique de 1832 et par le Syllabus, a condamné leurs généreuses doctrines, en leur montrant qu’elles sont en opposition formelle avec les décisions des conciles et la tradition constante de l’église ; ces hommes de 1830 ne se sont pas révoltés comme Lamennais, mais ils sont restés fidèles aux erreurs de leur jeunesse. Les générations nouvelles, instruites avec plus de soin, se montreront probablement les organes plus conséquens des idées de Rome ; mais l’inspiration première durera probablement encore assez longtemps pour qu’on puisse conjurer le péril. L’établissement de juillet n’a pas eu cette fortune. Du commencement à la fin, il a eu contre lui l’hostilité latente ou déclarée du clergé. Ç’a été certainement pour lui une grande cause de faiblesse.

Les propensions belliqueuses du peuple français ont été aussi une source de cruels embarras pour la monarchie de juillet. Les partisans du progrès poussaient sans cesse à la guerre, et ne pardonnaient pas au roi de ne pas se ruer sur l’Angleterre pour les différends les plus insignifians. Ils oubliaient que la paix seule, en répandant les lumières et le bien-être, hâte l’émancipation des classes inférieures et le triomphe de l’égalité. Louis-Philippe, en résistant à leurs objurgations, on l’avoue aujourd’hui, a bien mérité de la civilisation. Ceux qui ont le plus fait pour la démocratie, c’est le ministre de l’instruction publique qui a fait voter la loi de 1833, et celui qui s’efforce aujourd’hui de répandre davantage encore l’enseignement populaire, il est regrettable pour un peuple et pour ses voisins que le héros chanté par ses poètes, immortalisé par ses artistes, presque divinisé par ses souvenirs, soit un guerrier, surtout quand le respect du droit et le sentiment moral lui faisaient défaut. Louis-Philippe, ce courageux champion de la paix, en favorisant le culte de ce dieu de la guerre, a commis une grave inconséquence et accru les difficultés qui embarrassaient sa marche. — Il est à peine nécessaire de dire que Léopold n’en a point rencontré de pareilles.

C’est sa méritoire répugnance pour la guerre qui a perdu Louis-Philippe, en l’attachant à la politique de résistance comme à son ancre de salut. Il y a persisté jusqu’au point de fausser les ressorts du gouvernement constitutionnel. Il repoussait toute réforme, non par intérêt personnel, mais parce que les réformes devaient amener au pouvoir une opposition imbue d’idées belliqueuses et révolutionnaires, dont le triomphe n’aurait pas tardé, croyait-il, à déchaîner les violences et les guerres d’un « 93 perfectionné. » Pour échapper à ces calamités, il lui fallait sa politique, son ministère, sa majorité. Léopold a eu la politique et les ministres que la nation voulait. Louis-Philippe parlait trop, agissait trop, et faisait croire son action plus personnelle, plus dominante qu’elle ne l’était réellement. Léopold au contraire n’épargnait rien pour n’avoir pas à agir, et, quand son intervention était nécessaire, pour la dissimuler. Il n’est pas bon qu’un ministre puisse être considéré comme l’unique dépositaire de la confiance et le représentant en titre des volontés du roi, car tout changement de majorité est un échec pour la couronne. Il faut qu’à chaque idée nouvelle qui acquiert de l’autorité dans le pays, des hommes nouveaux puissent entrer dans le parlement, afin de l’y exposer et d’y gagner des adhérens jusqu’à ce qu’ils arrivent au pouvoir pour la réaliser, — puis qu’ils fassent place à leur tour aux défenseurs d’une amélioration plus radicale, les ministères se remplaçant comme des vagues qui se succèdent dans la marée montante du progrès. On ne dira pas que le roi Léopold avait du génie ; mais il possédait ce qui est plus utile à un souverain constitutionnel, cette rare justesse d’esprit qui lui dicta la ligne de conduite la meilleure pour faire réussir le régime qu’il s’était trouvé appelé à inaugurer. Lord John Russell proclamait un jour au parlement que nul règne n’a été plus glorieux et plus utile à l’Angleterre que celui de la reine Victoria, parce que c’est sous ses auspices que le gouvernement parlementaire a été pratiqué dans toute sa sincérité. C’est aussi le témoignage que le roi Léopold se rendait à lui-même. Si la monarchie de juillet a succombé en France, ce n’est point par les vices du régime parlementaire, c’est plutôt parce qu’il n’y a pas été appliqué dans le même esprit qu’en Belgique, ni fondé sur les mêmes libertés.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. La lettre de Louis-Philippe au roi des Belges offre tant d’intérêt que nous croyons devoir la reproduire en entier.
    « Paris, 14 mai 1S46.
    « C’est sur la table du conseil que je vous écris. Vos lettres et tout ce que je recueille d’informations sur la situation de la Belgique fermentent dans ma tête, sur le fonds de ma vieille expérience et des orages révolutionnaires qui ont passé sous mes yeux. C’est surtout cette assemblée de délégués des associations belges qui va se réunir à Bruxelles qui me préoccupe. Elle ne me rappelle rien moins que la commune de Paris en 1792, dictant de l’Hôtel de ville à la convention nationale, aux Tuileries (après la disparition de la royauté), tout ce qu’il lui plaisait de lui imposer, et parvenant jusqu’à envoyer à sa barre des députations audacieuses qui lui faisaient rapporter le lendemain les décrets qu’elle avait prononcés la veille.
    « J’ignore le moyen que peut fournir la législation belge pour paralyser, frapper et anéantir cette audacieuse réunion, si elle ne permet pas de la prévenir, ce qui serait toujours préférable. On dit que la constitution belge autorise les associations ; mais je ne sais pas jusqu’où s’étend cette autorisation, et je doute qu’elle paisse s’étendre, même en droit, jusqu’à autoriser la formation d’une assemblée de délégués élue sans autorité légale, délibérant, prenant des arrêtés, comme des chambres légalement élues et exerçant les pouvoirs constitutionnels dont elles sont investies par la constitution et la loi du pays. Ce n’est rien moins à mes yeux qu’une convention nationale révolutionnaire constituée, puisqu’elle le serait en dehors de toutes les lois et de l’autorité constitutionnelle de la royauté et même probablement sans rapport avec le gouvernement légal du pays.
    « J’en ai entretenu tout à l’heure mes ministres, et il n’y a eu parmi eux qu’un cri sur l’incompatibilité d’un tel état de choses avec l’existence du gouvernement légal et constitutionnel du pays. Grâce à Dieu, cet état de choses n’existe pas encore, au moins dans ce développement ; mais n’oubliez pas que c’est précisément de l’absence de toute règle légale dans leur création que les assemblées révolutionnaires tirent la force de détruire les institutions légales, et que ces dernières se laissent intimider par l’audace effrénée des autres.
    « Nous ne sommes nullement disposés à laisser arriver la crise belge à de telles extrémités ; mais nous ne le sommes pas davantage à sortir des limites que nous tracent les traités et notre respect pour l’indépendance et la neutralité du royaume belge.
    « En voyant devant nous la possibilité de pareils événemens, j’éprouve le besoin de connaître votre opinion :
    « 1o Sur ce que vous croyez pouvoir faire pour les prévenir ;
    « 2o Sur ce que, le cas échéant où votre gouvernement se trouverait impuissant, et encore celui où il serait débordé, vous croiriez devoir et pouvoir nous demander. Nous ne devons ni ne voulons rien faire que par votre initiative ; mais il faut prévoir à l’avance et concerter ce que des orages rapides peuvent inopinément exiger.
    « L’heure de la poste ne me permet pas de vous écrire plus longuement. Gardez bien votre ministère actuel ; soutenez-le le plus vigoureusement que vous pourrez : rien ne serait plus propre à tout ébranler qu’une crise ministérielle et surtout que l’entrée au ministère des délégués, de leurs adhérens et de ceux de leur couleur politique. »
    On peut dire que Louis-Philippe, dans ce cas, n’a pas été bon prophète ; ce qui devait, suivant lui, tout ébranler est précisément ce qui a tout sauvé.
  2. Voyez la Revue du 1er août 1857.
  3. Les paroles publiques des ministres français ont toujours été conformes aux manifestations privées de l’empereur Napoléon, dont le roi Léopold se loue dans sa correspondance. Dans une dépêche adressée le 19 mars 1860 à M. de Persigny, alors ambassadeur de France à Londres, M. Thouvenel écrivait les paroles suivantes : « La Belgique s’est formée, et sa neutralité, reconnue par l’Europe, couvre depuis lors toute la partie de notre frontière qui se trouvait précisément la plus exposée, et pour laquelle la France pouvait nourrir de légitimes inquiétudes. En un mot, ce que les traités de 1815 présentaient de menaçant pour nous dans le nord n’est plus qu’un souvenir relégué dans l’histoire par la conférence de Londres. Nous n’avons plus de ce côté aucune espèce de garantie à réclamer. » Sans doute il y aurait une impardonnable et par trop enfantine naïveté à se fier aux paroles des diplomates ou même des souverain, mais quand elles expriment un fait, c’est de celui-ci et non des paroles qu’on tient compte.
  4. En 1865, Léopold écrivait à M. Jules van Praet, son secrétaire intime, à propos du général Chazal, qui avait défendu les armemens de la Belgique : « Veuillez dire à Chazal qu’il lui revient une gloire européenne de sa conduite. Le roi de Prusse m’en avait encore parlé avec admiration à Bade, le grand-duc Constantin aussi. »
  5. Plutarque rapporte que le roi de Sparte Théopompe répondit à sa femme, qui lui reprochait d’avoir amoindri le pouvoir royal : « Je le laisserai d’autant plus grand qu’il sera plus durable, » — « Et en effet, ajoute Plutarque, en lui ôtant ce qu’il avait de trop absolu, il le mit à l’abri de l’envie et des dangers qu’elle attire. »
  6. Dans le livre intitulé New-America, et dont M. Montégut a fait un si piquant compte-rendu (voyez la Revue du 1er mai 1868), M. Dixon, que les principes dogmatiques n’obsèdent pas, répète la remarque de Tocqueville et donne à la grandeur des États-Unis deux sources : le sentiment religieux et l’amour de la liberté.