Un Regard en arrière - Les Terroristes russes

UN REGARD EN ARRIÈRE

LES TERRORISTES RUSSES

Les violences anarchistes de l’heure présente me reportent à douze ou quinze ans en arrière. Ceux qui ont vécu à Saint-Pétersbourg entre 1878 et 1882 doivent ressentir de même l’impression d’une vieille pièce très connue reprise sur un autre théâtre. Tout ce que l’on observe aujourd’hui dans les mouvemens de l’esprit public à Paris, appréhensions, obsession, affolement, sensibilité vaguement complice chez les uns, colère exaspérée chez les autres, je l’ai observé dans la société pétersbourgeoise à la fin du règne d’Alexandre II ; et la conversation parisienne reproduit avec la fidélité d’un phonographe les propos qui s’échangeaient alors dans les entretiens russes, interrogations effrayées ou gouailleuses sur la bombe du jour, prédictions sinistres ou plaisanteries sceptiques, dissertations sur les causes et les remèdes du mal.

Y aurait-il donc moins de différences qu’on ne le croit généralement entre les actes, les hommes, les circonstances qui ont produit là-bas et qui produisent ici des effets d’opinion si semblables ?

Pour poser devant le lecteur cette question, car ce n’est point mon dessein de la trancher, je vais transcrire quelques notes prises il y a quinze ans, au sortir des audiences où se déroulaient les grands procès nihilistes. L’Europe occidentale connut très peu et très mal le détail de ces tragiques affaires ; à peine s’il en transpira quelques révélations dans nos journaux. La presse russe était muette par ordre. Le huis-clos des premières commissions militaires et, plus tard de la haute cour de justice, excluait rigoureusement les journalistes et les étrangers. En plus des juges et des accusés, il n’y avait d’autre public qu’un petit nombre de hauts fonctionnaires, qui parlaient peu de ce qu’ils avaient vu et entendu. Une faveur spéciale m’a permis d’assister à deux de ces procès, celui d’octobre 1880, dit le Procès des Seize, et celui de mars 1881, où furent condamnés les meurtriers d’Alexandre II. Le souvenir de ces tristes événemens était si cruel à la Russie qu’il y aurait eu inconvenance à le ranimer par une publication durant les années qui suivirent. Le temps a passé ; ces mauvaises heures sont entrées dans l’histoire. Il n’est peut-être pas inutile de proposer aujourd’hui aux lecteurs français un point de comparaison d’où ils pourront tirer plus d’un enseignement.


Je n’ai pas l’intention de refaire ici le tableau des années troublées qui s’écoulèrent entre le coup de pistolet de Véra Zassoulitch et l’assassinat d’Alexandre II. On sait comment un parti invisible, insaisissable, nombreux et fortement organisé suivant les uns, illusoire et composé de quelques criminels isolés suivant les autres, commença d’inquiéter la Russie au lendemain de la guerre turque, terrorisa l’empire de 1879 à 1882, continua d’obséder les imaginations pendant les premières années du règne actuel, alors même que ses tentatives devenaient plus rares, découragées et relativement inoffensives. Ce parti se donnait à lui-même, dans les pamphlets clandestins qu’il répandait à foison, des qualifications diverses, changeantes à mesure qu’il évoluait davantage vers l’action violente : ses adeptes s’intitulèrent successivement réalistes, révolutionnaires-socialistes, anarchistes, et enfin terroristes ; plusieurs accusés revendiquèrent ce dernier nom devant leurs juges avec une jactance théâtrale. L’appellation de nihilistes, qui a prévalu dans le langage courant et surtout à l’étranger, était la plus impropre de toutes : elle confondait les propagandistes par le fait avec l’école philosophique, ou, pour mieux dire, avec l’état d’esprit et de sentiment créé dans une partie de la Russie pensante par la crise morale qui suivit l’abolition du servage.

Les coups frappés par ce parti occulte se multiplièrent, à partir de 1878, avec une audace et un succès croissans. Ils visèrent d’abord les chefs de la haute police à Pétersbourg et quelques gouverneurs des grandes villes du sud, Kharkof, Kief, Odessa. Le prince Krapotkine, gouverneur de Kharkof, tomba sous le poignard. Le général Mézentzef, chef des gendarmes, fut tué en plein jour, à coups de revolver, sur une place de Pétersbourg ; ses assassins s’enfuirent dans une voiture qui les attendait. Des tentatives semblables se renouvelèrent contre le général Drenteln, successeur de Mézentzef, contre Loris-Mélikof. Il y eut d’autres victimes parmi les fonctionnaires d’un rang plus modeste et les simples agens de police. On en trouva un mystérieusement poignardé sur la glace de la Neva. Quand les autorités réussissaient à dénicher une imprimerie clandestine, elles ne s’en rendaient maîtresses qu’au prix d’une véritable bataille, où les typographes révolutionnaires se faisaient résolument tuer. D’autre part, et pour se procurer les fonds nécessaires à leurs œuvres criminelles, les conspirateurs essayaient de dévaliser les trésoreries de quelques villes de province. Ils louaient une maison voisine, d’où partait le boyau souterrain qu’ils creusaient jusqu’aux caves du receveur des finances. Le coup manqua à Kichenef, il réussit à Kherson : toute la réserve du fisc, 1500000 roubles, disparut une nuit par la sape. On retrouva d’ailleurs peu de temps après la plus grande partie de cette somme, que les voleurs n’avaient pas pu mettre en lieu sûr.

Bientôt les attentats se concentrèrent sur la personne du souverain. Le 14 avril 1879, un petit employé des finances, Solovief, tira plusieurs coups de pistolet sur l’Empereur au Jardin d’Eté. A partir de ce moment, le poignard et le revolver furent remplacés par la dynamite et autres substances explosives. Le 1er décembre de cette même année 1879, le trop fameux Hartman faisait sauter aux portes de Moscou l’un des deux trains impériaux, celui où par bonheur Alexandre II ne se trouvait pas. On sut plus tard qu’il y avait eu trois mines échelonnées sur le parcours que le tsar devait suivre en revenant de Crimée : la première à Odessa, inutilisée par un changement fortuit d’itinéraire ; la seconde à Alexandrovo, où une imperfection technique empêcha l’explosion comme le train passait ; la dernière et la seule efficace, à Moscou. Moins de trois mois après, le 17 février 1880, la dynamite ébranlait le Palais d’Hiver : tandis qu’Alexandre II recevait son beau-frère, le prince de Hesse, dans la petite salle à manger de famille, cette pièce était entamée par une explosion ; le corps de garde situé en dessous s’effondrait, la catastrophe tuait ou blessait une quarantaine de victimes, serviteurs du palais et soldats du régiment de Finlande.

Aux attentats trop réels, suivis d’effet ou avortés, connus de tous ou dissimulés par la police, l’imagination populaire ajoutait les créations de son perpétuel cauchemar : il n’était bruit que de quartiers minés, désignés pour sauter à tel jour. Les ukases se succédaient, instituant l’état de siège renforcé, les cours martiales, changeant sans cesse les titulaires des hautes juridictions, étendant leurs pouvoirs discrétionnaires. Ces tâtonnemens fébriles de l’autorité ne faisaient qu’augmenter le trouble et le découragement de l’esprit public ; ils décelaient l’inquiétude et l’impuissance des forces sociales, qui cherchaient vainement des armes sûres contre un ennemi inconnu. On avait exécuté, après jugement sommaire, les rares criminels pris sur le fait : on ne réussissait pas à saisir les relations probables de ces hommes entre eux, les ramifications du vaste complot que l’on soupçonnait. La police, supérieurement organisée sous le règne de Nicolas pour la surveillance des salons et des hautes classes, n’était alors nullement préparée à cette lutte dans les ténèbres. Les nombreuses arrestations qu’elle faisait, un peu au hasard, ne lui fournissaient que des renseignemens mal liés ou contradictoires. Ses efforts pour reconnaître et prévenir l’ennemi restèrent inefficaces, jusqu’au jour où les aveux détaillés de l’un des conspirateurs, le juif Goldenberg, soulevèrent enfin un coin du voile.

Cette déposition de Goldenberg fut, comme on va le voir, le fil qui permit de se retrouver dans le labyrinthe et de poursuivre une instruction d’ensemble sur tous les crimes des années écoulées. Elle servit de base aux réquisitoires du ministère public, dans tous les grands procès qui se succédèrent à partir de 1880. Le premier fut le procès des Seize. Il s’ouvrit le 25 octobre (vieux style) au matin, et dura six jours pleins, pendant lesquels je ne quittai pas la salle d’audience. Mes impressions garderont peut-être plus de vie, si je leur laisse ici la forme qu’elles prirent au moment même.


… Ce matin, par un froid très vif, à travers un brouillard épais qui gèle en givre sur les arbres, je me suis rendu à la maison de justice de la Litéïnaïa. Nul mouvement inusité dans les rues, autour de ce triste et lourd cube de pierre. Il communique par un boyau avec la prison de la Spalernaïa ; là sont internés provisoirement les prévenus extraits de la forteresse pour le procès. On ne m’avait pas exagéré la rigueur des consignes : ma carte nominative est minutieusement examinée à plusieurs barrières, gardées par des gendarmes. J’ai enfin été admis dans la première salle du Palais ; petite, vulgaire, d’une décoration un peu trop gaie pour un tribunal. Un grand et mauvais portrait de l’empereur en pied ; une image sainte, avec sa lampe qui clignote dans le petit jour sale de ce matin d’octobre. Au fond, une longue table en fer à cheval, recouverte de drap rouge ; derrière, trois rangées de fauteuils, en maroquin de même couleur. A droite, le banc des accusés ; à gauche, un banc de chêne tout semblable, où prennent place des généraux, des secrétaires d’État, quelques gros personnages. Dans l’hémicycle, un Evangile sur un pupitre, une table chargée de pièces à conviction. Derrière la barre, des sièges apportés pour les quelques élus devant qui s’est abaissée la consigne : une quarantaine de personnes, des militaires pour la plupart.

Un appariteur annonce les juges : ce sont, aux termes de l’ukase du 19 août 1878, neuf officiers des divers régimens de la garde, présidés par un général-major. Ce dernier a une figure de vieux colonel français, tannée, grisonnante, comme régularisée par le pli de la discipline. Deux procureurs militaires se partagent la tâche du ministère public. Six jeunes gens, candidats à des emplois dans l’administration de l’armée, s’assoient au banc de la défense ; ils ont été désignés d’office parmi les élèves sortis de l’Académie militaire. Les juges prêtent serment sur l’Evangile, les orthodoxes devant le pope, un luthérien devant un pasteur, un catholique devant un dominicain.

On introduit les « nihilistes » dans le banc, cerné par des gendarmes, sabre au clair. Seize accusés, treize hommes et trois femmes. Des visages hâves, pâles, tout verts de la moisissure des cachots qui plongent sous la Neva, dans la citadelle de Saint-Pierre et Saint-Paul. Quelques figures me frappent tout d’abord par leur caractère : un feu de fièvre anime les yeux ; les traits sont calmes, rigides chez plusieurs de ces hommes. Deux accusent le type juif très prononcé. Les femmes sont laides, avec la physionomie habituelle des filles nihilistes, cheveux négligemment rejetés en arrière, traits écrasés, teint bilieux. Elles portent des robes de laine noire. Les hommes, vêtus de redingotes assez décentes, deux ou trois de vestons, ont l’extérieur de commis de magasin ; rien du moujik russe. Un petit bossu disparait derrière les autres.

Au moment où on les introduit, un rayon de joie illumine tous ces tristes visages. Les compagnons se revoient après de longs mois d’isolement cellulaire, une émotion profonde les secoue visiblement ; ils se précipitent les uns vers les autres, s’embrassent et se serrent chaleureusement les mains. Les nihilistes se tassent dans leur banc, et leurs regards rencontrent, au banc d’en face, les regards des hauts fonctionnaires qui les examinent curieusement. L’opposition de ces deux groupes d’hommes est ce qu’il y a de plus intéressant dans la salle.

Les juges, modestes officiers, disparaissent presque comme des comparses. J’ai là sous les yeux, dans un espace de quelques mètres carrés, les états-majors des deux armées, celle de l’attaque, celle de la défense sociale. D’un côté, quelques outlaws, peu nombreux, avec de pauvres moyens ridiculement disproportionnés à la tâche qu’ils rêvent, mais résolus, farouches, implacables dans la destruction qu’ils poursuivent au prix de leur vie. De l’autre, les principaux dirigeans de ce grand empire, prestigieux sous leurs uniformes, disposant de toutes les forces vives de la nation ; bons vivans que j’ai laissés hier soir aux tables de whist ou de souper du club, et qui sommeillent maintenant sur cette dure banquette de chêne, ou regardent en dilettantes les fauves qu’on a amenés devant eux ; hommes excellens, dévoués à leur maître, mais irrésolus sur la route à suivre, incertains sur la valeur de leur propre action. D’un côté, une idée, fausse et folle, mais une idée fixe ; de l’autre, peu d’idées, ou des idées molles, contradictoires. Surtout, et c’est là le grand point, les meilleurs de ces hommes puissans sont tendus, comme nous tous, vers la recherche de leurs intérêts personnels ; les misérables d’en face ont abdiqué tout intérêt personnel. C’est la force terrible, celle qui pourrait presque égaliser les chances dans cette lutte disproportionnée.

Pendant toute la durée des débats, il semblait qu’un dialogue dramatique se poursuivît entre les deux armées affrontées. Quand les accusés prenaient la parole, leurs professions de foi ne s’adressaient qu’incidemment aux juges ; elles jetaient leur défi de passion froide à la vieille et glorieuse société qui sommeillait en face, sanglée dans son uniforme, solidement assise sur ses intérêts, mais un peu troublée de sentir en elle-même si peu d’énergie intime contre ces énergumènes.

Le président du tribunal pose à chaque prévenu les questions d’usage. Le plus jeune a 22 ans, le plus âgé 30. Deux sont d’origine polonaise, deux autres se disent israélites. Quelques-uns répondent à la question confessionnelle : « Athée », ou « Socialiste-révolutionnaire. » Sauf un serrurier et un « typographe secret », aucun d’eux n’accuse une profession déterminée. Au point de vue de la classification sociale, je relève sur ce banc six nobles, quatre marchands, trois paysans, un tchinovnik, un étudiant fils de prêtre, un médecin de district. Mais les mots de notre langue traduisent imparfaitement la classification russe et risquent d’éveiller des idées erronées. Les individus qui figurent ici sous la qualification de nobles (dvorianine) appartiennent en réalité aux échelons inférieurs de la société ; Chiriaef, qualifié paysan, leur est supérieur par la culture de l’esprit ; ses manières décèlent une condition plus aisée. Quelques-uns des inculpés ont passé par les Universités. Quatre-vingts témoins sont assignés par l’accusation ou par la défense, sans compter de nombreuses dépositions écrites. La première journée a été consacrée en entier à la lecture de l’acte d’accusation. Cette pièce groupe les faits de la cause sous les dix chefs suivans :

1° Assassinat du gouverneur de Kharkof, prince Krapotkine, le 9 février 1879[1] ; — 2° Tentative d’assassinat sur la personne de l’empereur, le 2 avril 1879 (attentat de Solovief) ; — 3° Participation au congrès révolutionnaire de Lipetzk ; — 4° Attentats contre la vie de l’empereur, au moyen de mines de dynamite disposées sous la voie ferrée à Odessa et à Alexandrovo, le 18 novembre 1879 ; — 5° Attentat de même nature, suivi d’effet, à Moscou, le 19 novembre 1879 ; — 6° Explosion au Palais d’Hiver, le 5 février 1880 ; — 7° Emploi d’une typographie clandestine, ruelle des Sapeurs, à Pétersbourg ; — 8° Résistance à main armée lors de la descente de police dans cette typographie, le 17 janvier 1880 ; — 9° Résistance à main armée et meurtre d’un surveillant dans une maison de Vassili-Ostrof, le 24 juillet 1880 ; — 10° Distribution de subsides au parti socialiste-révolutionnaire.

Le fondement de l’acte d’accusation est la déposition du juif Goldenberg. C’est un document capital pour l’étude du mouvement révolutionnaire. Ce Goldenberg fut arrêté, en novembre 1879, à la station d’Elisabethgrad, où on le trouva porteur d’une valise pleine de dynamite. Quelque temps après, le bruit courut qu’il s’était pendu dans son cachot. Les gens qu’il a livrés et beaucoup de sceptiques prétendent qu’on l’a interné secrètement en Sibérie, ou même laissé fuir en Amérique. Quoi qu’il en soit de sa disparition mystérieuse, cet individu a fait au magistrat instructeur des aveux complets sur l’assassinat du prince Krapotkine, consommé par lui, sur sa participation aux attentats régicides du 2 avril et du 19 novembre, sur l’organisation du parti dont il était un des principaux chefs. Il a nommé tous ses complices et défini la part de responsabilité de chacun. Le procureur a lu, au cours des débats, la majeure partie de cette longue déposition ; elle dénote une intelligence très supérieure à celle des accusés qui comparaissent aujourd’hui ; elle a produit une impression profonde. Nulle analyse ne saurait en rendre l’accent de sincérité et l’intérêt dramatique.

Goldenberg déclare qu’il a vécu et qu’il mourra dans la foi socialiste ; mais qu’intimement convaincu de l’inanité des efforts tentés à l’heure actuelle pour soulever le peuple russe, il veut arracher le pays à ce cercle fatal de meurtres, commis tour à tour par les révolutionnaires sur les gens du pouvoir, par ces derniers sur les révolutionnaires. Désirant arrêter l’effusion inutile du sang et confiant dans la clémence du comte Loris Mélikof, il se décide à livrer les secrets et les hommes de son parti, avec l’espoir que le gouvernement renoncera aux représailles et que la Russie pourra enfin accomplir pacifiquement son évolution vers un meilleur état social. « Je me dévoue pour tous, ajoute-t-il, espérant que je serai la dernière victime de ces tristes événemens ; s’il en devait être autrement, sachez que chaque goutte du sang de mes frères serait de nouveau payée par le sang de leurs bourreaux. »

Passant au récit des faits, Goldenberg nous initie à la formation et aux métamorphoses du parti révolutionnaire. Jusqu’à l’année 1876, les propagandistes russes étaient isolés, hésitans, sans doctrines et sans liens communs. Le journal Terre et Liberté, qui parut à intervalles irréguliers de 1874 à 1876, ne représentait qu’un petit groupe d’agitateurs, sans ramifications provinciales. Vers la fin de 1876, le parti dit populaire, les narodniki, se dégagea du milieu révolutionnaire avec une ébauche d’organisation et un programme déjà plus précis. Ses membres se vouaient à la propagande des principes socialistes ; leur but était le remplacement de l’ordre de choses actuel par un régime fondé sur ces principes et approprié aux besoins particuliers du peuple russe. Des groupes urbains et ruraux s’établirent sur divers points, en relations avec le groupe central de Pétersbourg, qui se chargeait de procurer aux autres les ressources matérielles, les faux passeports, les livres et journaux.

Au milieu de l’année 1878, une nouvelle affiliation se détacha du parti populaire et prit le nom de parti terroriste. La Volonté du Peuple devint l’organe de cette fraction dissidente. Elle réclamait une action violente, destinée à terrifier le gouvernement et l’opinion. Les adhérens du terrorisme, sentant le besoin de s’organiser plus fortement et de débrouiller la confusion de leurs programmes, se réunirent en congrès à Lipetzk, au mois de juillet 1879. Cette petite ville de la province de Tambof fut le Grutli des conspirateurs russes. Goldenberg y rassembla quinze affiliés dont il donne les noms ; deux d’entre eux, Kviatkovsky et Chiriaef, sont sur le banc des accusés ; les autres se dérobent encore aux recherches de la police. Les séances se tenaient la nuit, sur la bruyère, dans les forêts qui avoisinent Lipetzk. On y arrêta définitivement les cadres d’un gouvernement occulte : ses deux organes centraux étaient la « Commission dirigeante » et le « Comité exécutif », ce fantôme dont il a été si souvent parlé. La première devait diriger tout le mouvement terroriste, procurer les ressources nécessaires et décider les actes de vigueur réclamés par les circonstances ; le second devait pourvoir à l’exécution de ces actes. Les principaux agitateurs se partagèrent entre les deux comités, qui comptaient chacun huit à dix membres.

Déjà Goldenberg et Kviatkovsky avaient fait partie de la réunion de six personnes qui décida l’attentat du Jardin d’Eté, au mois d’avril 1879, par les mains de Solovief. Le sort était tombé sur ce jeune homme, on l’avait muni d’un revolver et d’une capsule de poison, il avait obéi. A Lipelzk, on décréta la lutte à outrance contre le gouvernement, au moyen des explosifs. La première application de ce programme fut la triple tentative sur le train impérial, en novembre 1879. Tichonof et Okladsky, deux des prévenus qui comparaissent aujourd’hui, étaient préposés à la mine d’Alexandrovo : ils firent jouer leur batterie électrique au passage du convoi, le courant fonctionna mal, rien ne décela le danger auquel l’empereur venait d’échapper. La mine de Moscou avait été confiée à Chiriaef et à Hartman, établis depuis plusieurs semaines dans une maison à proximité de la voie.

Goldenberg ayant été arrêté à la fin de novembre, sa déposition finit naturellement du jour de son arrestation. A partir de cette époque, l’acte d’accusation retombe dans les conjectures. Néanmoins l’explosion du Palais d’Hiver est suffisamment éclaircie : elle fut machinée par un certain Chaltourine, entré en qualité de menuisier, sous un nom d’emprunt, au service de la maison impériale ; cet individu, qui travaillait dans le corps de garde, avait garni un poêle de dynamite ; il disparut après la catastrophe sans laisser de traces. Le procureur s’étend ensuite sur les affaires de moindre importance : typographie clandestine, résistance à main armée, distributions de subsides. L’accusé Drigo est désigné comme le répartiteur d’une fortune assez considérable, laissée au parti par le révolutionnaire Lissogoub, récemment exécuté à Odessa.

L’interrogatoire des prévenus a commencé fort tard dans la soirée et s’est continué le second jour. Kviatkovsky et Chiriaef, les plus gravement chargés, répondent bien ; leurs physionomies se détachent avec un certain relief sur l’ensemble de leurs compagnons. Le premier est un jeune homme de mine intelligente, proprement mis, l’air d’un employé de commerce aisé en France. Il s’exprime en termes justes, sans jactance ni faiblesse ; il avoue avec quelques restrictions sa participation aux attentats régicides. Chiriaef produit une impression plus vive ; tête très russe, la silhouette des christs slaves sur les icônes, avec une gravité marmoréenne sur des traits réguliers, fermes et fins. Il jette ses déclarations à haute voix, sans un détour, en homme qui a livré sa vie. Il avait décidé la mort de l’empereur, il l’a préparée avec Hartman. C’est certainement un convaincu, une victime pathologique. Zundélévitch, un juif à la physionomie mobile et avisée, répond avec plus d’ambiguïté à l’accusation d’avoir fait partie du comité dirigeant.

Tichonof et Okladsky, les deux complices qui ont chargé la mine d’Alexandrovo, donnent une autre note : des bravades de mauvais ton. La figure du premier est insignifiante, mais froide et décidée. Le second, gamin de mine crapuleuse, salement mis, rit d’un mauvais rire ; gavroche russe, fait pour la corde. Il pose devant l’auditoire ; il explique sa déconvenue quand la batterie électrique n’a pas fait jouer la mine, et ajoute : « Ça n’a pas été de ma faute ! » Autre méchante et basse face de criminel, ce Kobuilinsky, impliqué dans l’assassinat du général prince Krapotkine, et qui essaye de nier.

Les suivans se défendent plus ou moins contre les faits qu’on leur reproche. Ils se donnent pour des agens secondaires, ignorans de la direction générale. Le petit bossu Goulitch, le médecin de district, raconte avec de curieux détails comment il a été enrôlé dans la secte ; son récit nous renseigne sur les pratiques de la propagande en province. Deux des femmes confessent résolument leur collaboration à la typographie clandestine et la lutte qu’elles ont soutenue contre la police. La troisième dit appartenir au parti, mais elle nie sa présence à l’imprimerie.

Trois journées ont été remplies par les dépositions de témoins, les débats, les plaidoiries des jeunes avocats d’office, qui m’ont paru extrêmement faibles. Les accusés persistent dans les attitudes respectives qui les caractérisaient au début. Tichonof, Okladsky et Kobuilinsky apparaissent de plus en plus comme des bêtes de proie, sans idées personnelles ; ils ne prennent la parole que pour lancer des appels à la révolte, pour affirmer des convictions qu’ils ne définissent pas. Les comparses louvoient devant l’accusation ; quelques-uns sont visiblement partagés entre le désir de diminuer leur responsabilité et le point d’honneur de ne pas se séparer de leurs compagnons. Les coryphées, Kviatkovsky, Chiriaef et Zundélévitch, demeurent inébranlables dans leur langage ferme et modéré. Ils exposent leurs vues, — vues bien confuses, — sur la transformation de la société russe, qu’ils eussent voulu, qu’ils voudraient encore amener par de tout autres moyens. Ils s’efforcent uniquement de prouver qu’ils ne sont pas des hommes de sang, qu’ils n’ont été poussés au meurtre que par l’inéluctable nécessité de la loi du talion.

Le procureur a lu son réquisitoire, il demande la peine capitale. Ce matin, 30, sixième jour du procès, les accusés ont eu la parole pour la dernière fois. Les trois chefs se sont bornés à renouveler leurs affirmations précédentes, qui peuvent se résumer dans cette déclaration de Kviatkovsky : « Nous reconnaissons les faits. Nous ne nous reconnaissons pas coupables, pas plus que nous ne vous accusons. Vous et nous, nous appartenons à deux mondes d’idées différens, entre lesquels la fatalité des circonstances historiques ne laisse place à aucun compromis. Nous vous prévenons seulement que votre jugement aura une portée incalculable. Il dépend de vous de mettre fin à une lutte dont tout le monde est las. Suivant ce que sera votre verdict, nous et nos frères encore libres nous rentrerons avec joie dans le travail légal pour le triomphe de nos idées ; ou bien la plaie s’envenimera, et nos successeurs reprendront à contre-cœur les armes terribles tombées de nos mains. » — Les criminels d’Alexandrovo n’ont profité de la parole que pour lancer au tribunal un défi violent et emphatique, refusant d’avance une grâce dont ils rougiraient. On a dû les faire emmener par les gendarmes. Une femme, — cette malheureuse a mis au monde un enfant dans la forteresse, — a demandé à partager le sort de ses compagnons, quel qu’il fût.

La Cour s’est retirée, sa délibération a duré treize heures. Elle est revenue à une heure après minuit, rapportant un verdict qui condamne les cinq accusés principaux à la peine de mort par pendaison, les autres aux travaux forcés à temps ou à perpétuité, et les trois femmes à la déportation en Sibérie. Celles-ci ont dit adieu en souriant à leurs camarades, qui écoutaient le verdict sans proférer un mot, sans qu’un muscle bougeât sur ces pâles visages, plus pâles encore ce soir à la trouble clarté des lampes. Je les retrouve cette nuit, tels qu’ils me revenaient les nuits précédentes, tels que je les ai contemplés durant ces six mortelles journées, immobiles et figés dans leur idée fixe.

Nous sortons du tribunal avec des notions plus nettes sur ce vague fantôme, le parti terroriste. Il existe en Russie une société secrète dangereuse, il n’existe pas de parti au sens vrai du mot. Cet empire a été terrorisé depuis un an par une bande de 25 ou 30 criminels résolus. Quelques hommes d’une valeur relative s’agitent désespérément et se sacrifient dans un petit milieu d’ignorans et d’égarés. On peut les compter facilement, après les aveux de Goldenberg. Certains d’entre eux ont été supprimés par les exécutions antérieures ; d’autres, qui figuraient au procès actuel, vont payer leur dette ; ceux qui échappent aux recherches, soit qu’ils se cachent en Russie, soit qu’ils conspirent à l’étranger, pourront encore effrayer le pays par de nouveaux attentats ; mais ces coups d’audace partent de mains trop rares et trop faibles pour ébranler sérieusement la sécurité d’un grand État. Nous savons maintenant que le « Comité exécutif », cet épouvantail, même doublé de la « Commission dirigeante », ne commandait à aucune force organisée. Les quelques membres de ces comités décidaient et exécutaient de leurs mains les crimes convenus entre eux. Nous les voyons, suivant les besoins, se transporter d’un bout à l’autre de la Russie, de Pétersbourg à Odessa, recrutant péniblement sur les lieux un ou deux complices nouveaux. On connaît aujourd’hui leurs vrais noms et leur carrière. Enfin les suppositions romanesques qui prêtaient aux conspirateurs des intelligences dans les plus hautes sphères doivent tomber devant l’évidence ; aucun nom digne d’attention n’a retenti au procès, aucune réticence dans la conduite des débats n’a éveillé nos soupçons. Si la guerre forcenée déclarée au pouvoir par les terroristes peut rencontrer quelques secrètes complaisances dans l’opinion libérale, la grande masse du peuple russe ne saurait être entamée par les théories socialistes-révolutionnaires, telles que les hommes d’action les ont empruntées à l’Occident. Un péril désormais si bien connu peut être considéré comme à demi conjuré…


Telles étaient les conclusions un peu optimistes que nous tirions alors de ces premières révélations. La suite du temps ne les a pas démenties ; mais nous devions traverser encore une période d’angoisses qui nous montra les racines du mal plus profondes, le recrutement des terroristes plus étendu que nous ne le pensions, et leur puissance entière pour frapper des coups plus lamentables que les précédens. Durant l’hiver de 1880-1881, les alertes continuelles et les arrestations faites par les autorités disaient assez que des mines sourdes cheminaient sous le sol russe.

Le 1er/13 mars au matin, un dimanche, je reçus comme d’habitude l’invitation au razvod, la parade de la garde montante où l’empereur Alexandre II nous convoquait chaque dimanche dans le manège Michel. J’ai gardé ce papier, car son laconisme a pris depuis ce jour une étrange signification.

Demain, dimanche, 1er/13 mars, aura lieu la parade de la garde montante, au manège Michel, à 1 heure de l’après-midi.

Ce jour-là, ce fut Dieu qui donna le mot d’ordre et releva le gardien suprême de l’empire russe de la dure faction qu’il lui avait imposée. Au sortir du manège, sur le canal Catherine, une première bombe endommageait l’équipage de l’empereur et blessait les hommes de son escorte ; comme il descendait pour s’enquérir, un second projectile lui brisa les jambes et le renversa sans connaissance. Deux heures après, de la place du Palais d’Hiver où attendait la foule anxieuse, nous vîmes le pavillon impérial s’abattre en berne le long de son mat.

La stupeur augmenta le lendemain, quand on apprit que l’infortuné souverain avait été littéralement cerné par les assassins. Une mine, pratiquée sous la rue Sadovaïa, itinéraire habituel de l’empereur, l’attendait à quelques pas du manège. Cette mine partait d’une crémerie louée depuis quelques semaines par des inconnus, les époux Kobozef ; les travaux souterrains avaient été entrepris dans l’arrière-boutique, derrière un divan qui en avait caché l’amorce au général du génie chargé d’inspecter les maisons de la Sadovaïa. Des complices, munis de projectiles pareils à celui de Ryssakof, s’étaient postés sur toutes les voies d’accès par où Alexandre II pouvait regagner son palais.

Ces faits furent entièrement dévoilés par le procès des régicides, le 26 mars (vieux style). On n’avait pu mettre la main que sur six des coupables, quatre hommes et deux femmes. Un autre s’était suicidé sur place ; et le porteur de la deuxième bombe du canal Catherine avait été foudroyé par l’engin qu’il lançait sur l’empereur. Le procès dura trois jours ; les juges étaient cette fois des membres du Sénat constitués en haute cour : on leur avait adjoint, aux termes de la loi, le maréchal de noblesse de Pétersbourg et un représentant de chacun des trois ordres. J’ai assisté aux débats ; mais je ne ferais que me répéter en reproduisant des observations toutes pareilles à celles que m’avait suggérées le procès des Seize. Les deux années se retrouvaient en présence sous mes yeux, avec la même composition des deux côtés. Les soldats du crime, âgés de 20 à 30 ans, présentaient les variétés accoutumées. Ryssakof, le plus jeune, n’était qu’un instrument secondaire, inintelligent, récemment embauché. Le fils de paysan Jéliabof et le chimiste Kibaltchich, déjà signalés par Goldenberg comme membres du Comité exécutif et complices des attentats antérieurs, nous donnèrent l’impression d’agitateurs redoutables. Kibaltchich fit montre de connaissances scientifiques très étendues, quand il expliqua la composition et le mécanisme de ses bombes, les plus terribles engins de cette nature qu’on eût encore employés. Les déclarations politiques de ces deux hommes ne digérèrent guère de celles que nous avions entendues, quelques mois auparavant, sur les lèvres de Kviatkovsky et de Chiriaef. La Pérovskaïa leur fut encore supérieure par le sang-froid de son attitude et la netteté de ses réponses. Cette femme, bien née, fille d’un général, avait été l’âme de tous les complots. Son physique insignifiant ne permettait pas de deviner, quand elle prit place au banc des accusés, la rare trempe de caractère dont ses actes et ses paroles témoignèrent. La haute cour, après une nuit entière de délibération, rapporta une sentence capitale pour tous les accusés. Cette fois, ce fut la douteuse clarté de l’aube qui éclaira les adieux toujours sourians, toujours impassibles, des indomptables créatures qui allaient expier leur forfait, trois jours après, sur les glacis de la Forteresse.

Les procès du 9 février 1882 et du 28 mars 1883 amenèrent devant la haute cour plusieurs des régicides qui avaient échappé aux poursuites. Les épigones du terrorisme, les membres du Congrès de Lipetzk dénoncés par Goldenberg, tombaient l’un après l’autre dans les mains des gens de police et allaient rejoindre sur le banc de justice quelques recrues plus récentes. C’était toujours la déposition du juif désillusionné qui fournissait à l’information et aux réquisitoires leurs points de repère. Au mois de septembre 1884, le procès des Quatorze entraînait la condamnation de la fameuse Véra Figner ; comme la Pérovskaïa, cette femme avait joué un rôle prépondérant, on retrouvait sa main dans tous les attentats. Mais déjà le mouvement révolutionnaire tournait : en 1884, la plupart des inculpés étaient des officiers, y compris un lieutenant-colonel, qui venaient répondre d’une nouvelle forme de propagande, la création de cercles socialistes dans les corps de troupes. Le terrorisme proprement dit était épuisé. Durant les dix dernières années, ses adeptes, s’il en reste, ont renoncé à la lutte ouverte. Je n’ai pas à rechercher ici les directions que l’esprit de rébellion a pu prendre, j’ignore si la police impériale a tout lieu d’être rassurée et s’il y eut des tentatives étouffées ; je me borne à constater un fait de notoriété publique : depuis dix ans, la Russie ne s’est plus réveillée au bruit de la dynamite.

On devine la conclusion où j’en voulais venir. Ces formidables secousses n’ont pas amené les grands bouleversemens que beaucoup de Russes et presque toute la presse étrangère prédisaient alors au « pays des nihilistes ». L’accès de fièvre a passé sans tuer le malade, sans même qu’il ait changé de complexion. Voilà de quoi rassurer ceux qui se croient chez nous à la veille du « grand soir », parce que nos anarchistes jouent à leur tour de la bombe et de la boîte à sardines. Le mal peut empirer, sans doute ; même en ce cas, la meilleure sauvegarde contre le pessimisme serait de se dire qu’on a déjà vu ce mal naître, sévir et disparaître en quelques années. On a le droit d’espérer qu’il ne sera pas plus rebelle et qu’il guérira plus vite en France ; quand il s’agit d’entraînemens, de modes et d’opinions, nous comptons en semaines ce qui se chiffre en années chez les autres.

Ces rapprochemens contiennent aussi des leçons pour les théoriciens trop sûrs de leurs théories. Il y a quinze ans, on prenait volontiers en pitié la barbarie russe. Avons-nous assez dit, écrit, imprimé que des phénomènes pareils n’étaient possibles qu’en Russie, qu’ils seraient inconcevables chez nous ? Que l’on se reporte, comme je viens de le faire, aux journaux du temps. Les ironistes passèrent un bon quart d’heure. Pour les journaux, cette monstrueuse maladie était surtout imputable au régime absolu ; les régimes libres étaient vaccinés contre elle.

Les journaux oubliaient qu’aucun régime ne protège l’homme contre les pires folies, quand il ne sait ou ne peut pas trouver l’emploi normal de ses forces intellectuelles. Les historiens et les philosophes, s’ils alléguaient des raisons moins baroques, s’aventuraient tout autant avec leur belle confiance dans la variabilité de l’espèce humaine. Nous avons tous à faire notre mea culpa, nous qui avons quelque peu abusé de la race, du climat, de l’histoire, pour expliquer comment des Slaves pouvaient seuls perpétrer des actes si slaves. Voici qu’ils s’acclimatent chez les Gaulois.

Certes, je ne prétends pas que nos anarchistes soient forgés du même acier que les terroristes russes. Il existe au moins une différence qui a bien sa valeur : notre police n’a pas encore « trouvé la femme », et le rôle de la femme était ce qu’il y avait de plus caractéristique dans les tragédies dont j’évoque le souvenir. Mais on ne saurait nier que les derniers attentats de Paris, s’ils révèlent moins de méthode et plus d’absurdité dans le choix des victimes que ceux de Pétersbourg, dénotent aussi une audace, un fanatisme, un mépris de la vie qui rapprochent sensiblement nos criminels de leurs modèles moscovites. Symptôme plus grave encore, nos bacheliers se mettent comme les leurs à lancer des bombes ; la contagion gagne, ici comme là-bas, des intelligences cultivées, qui commettent ou excusent le crime par raisons doctrinales.

Il y a quinze ans, à Pétersbourg, on cherchait les causes et les remèdes du mal : c’était l’entretien habituel des esprits profonds et des oisifs. Les mêmes catégories de personnes se livrent aujourd’hui à la même recherche dans Paris. Certains disaient en Russie : Nous guéririons vite si l’on nous plaçait dans les conditions de la vie française. J’ignore si quelques-uns en France font maintenant le raisonnement inverse. Une aussi forte opposition de points de vue suffirait à nous prouver que les causes sont difficiles à discerner. Il en est une au moins sur laquelle on pourrait tomber d’accord, car elle est commune aux deux foyers du mal. Je lisais ces jours derniers dans le journal le Temps : « En Russie, le développement excessif des études universitaires a produit le nihilisme ; en France serait-il ou sera-t-il toujours sans relation aucune avec cette affreuse maladie dont nous n’apercevons que les premiers symptômes, nous voulons dire l’anarchie ? » Eschyle dit de Prométhée qu’il « fit habiter dans l’âme des mortels d’aveugles espérances ». Ainsi fait le Savoir, nouveau Prométhée ; surtout quand les mortels ont des diplômes et pas d’emploi. — Oui, mais le remède ? Qui oserait fermer le réservoir où tous ont soif de boire et que nous avons tenu à honneur d’ouvrir le plus largement possible à tous ?

Pour l’oser, il faudrait d’abord bannir de la discussion ces nobles mots qui nous en imposent : instruction, développement intellectuel, et leur substituer le vocabulaire de la physiologie, de l’hygiène ; il faudrait reconnaître que notre civilisation a rompu l’équilibre dans l’animal humain, en développant l’activité cérébrale au détriment des autres activités musculaires ; il faudrait refaire de l’homme « un bon animal », au sens où l’entend Herbert Spencer. — On dit cela, on a l’agrément d’être traité de matérialiste par les uns, d’obscurantiste par les autres… et l’on va solliciter une bourse de collège pour un nouveau boursier. Le préjugé est trop fort. Nos races sont condamnées à l’encéphalite.

M. Renan, qui parlait si plaisamment de la sienne, et qui voulait soumettre Caliban au gouvernement de quelques chimistes supérieurs, a oublié d’ajouter un appendice à l’Avenir de la science. Caliban jouit à son tour de l’encéphalite, il est devenu lui-même un chimiste passable, et le premier soin du monstre est de réformer par les picrates un monde où Caliban ne s’estime pas très heureux.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Je laisse les dates au vieux style, telles que les donnent les pièces russes.