Un Réveil libéral en Province

Un Réveil libéral en Province
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 530-553).
UN
REVEIL LIBERAL
EN PROVINCE

Paris n’a que trop l’habitude de se regarder comme l’arbitre de la France entière, et cette disposition est fort secondée par le plaisir de vanité qu’éprouve la France à se contempler elle-même dans ce miroir resplendissant. C’est là dans notre histoire un fait ancien qui a exercé une influence souvent remarquée sur le cours de nos révolutions. A en juger par l’apparence, les derniers incidens électoraux ne seraient pas faits pour interrompre cette tradition L’éclat de certains noms, l’unanimité et la force d’une démonstration inattendue, tout, jusqu’aux efforts de la résistance, s’est réuni pour donner aux dix élections de Paris une importance que toutes celles de France mises ensemble auraient peine à balancer. Si, comme il faut bien l’espérer, une sérieuse renaissance de l’esprit de liberté doit dater parmi nous du mois de juin 1863, ce sera Paris cette fois encore qui en aura donné le signal, et qui paraîtra décider une fois de plus de la destinée de la France.

Il serait fâcheux cependant, pour plus d’un motif, que cette impression fût seule écoutée, et que la situation nouvelle dont les élections de 1863 sont le point de départ conservât ainsi un caractère exclusivement parisien. Si Paris, grâce à cette liberté de mouvement qu’aucune entrave administrative ne peut enlever tout à fait à une grande ville, a eu l’avantage de faire prévaloir dans les élections son vœu tout entier, il serait injuste d’oublier que plusieurs villes, plusieurs départemens même, avec moins de succès sans doute, mais à travers plus de difficultés, ont rendu les mêmes combats. Leur pensée n’a réussi qu’à s’exprimer très imparfaitement; mais peut-être était-elle plus large, plus équitable que celle des électeurs de la capitale. Pourquoi ne pas l’avouer en effet? une seule chose est venue troubler l’heureux augure que tous ceux qui espèrent bien de la liberté aimeraient à tirer des élections parisiennes : c’est le regrettable esprit d’exclusion qui s’est fait voir dans plusieurs incidens de la lutte, et dont le résultat définitif a gardé l’empreinte. Hors une exception (il est vrai qu’elle est brillante), tous les choix faits par Paris appartiennent à une seule fraction de l’opinion libérale, celle qui affectionne tout particulièrement, le nom de démocratique, et dans le sein de cette fraction même, combien les juges se sont montrés difficiles! La couleur a été impitoyable pour la nuance. Il ne suffisait pas d’être de la religion, si l’on n’appartenait pas à la plus stricte observance. Ni de vieux services ni de jeunes talens n’ont pu trouver grâce devant un conseil de guerre très étroit, donnant le mot d’ordre à une armée très disciplinée.

Tout autre a été le spectacle offert au même instant dans plusieurs départemens. Là au contraire, si l’opposition a réussi soit à remporter, soit à disputer la victoire, elle a dû ce succès absolu ou relatif à la concorde qui s’est établie entre des amis de la liberté élevés à diverses écoles, mais oubliant, dans un intérêt commun et supérieur, soit leurs dissentimens passés, soit les points de divergence qui les séparent encore. C’est à un acte de conciliation patriotique de ce genre qu’ont été dues à Marseille les élections de MM. Marie et Berryer, dont le rapprochement seul est éloquent, à Nantes celle de M. Lanjuinais. M. Ancel au Havre, M. Plichon dans le Nord, n’ont pu triompher aussi qu’à ces conditions. Ce sont également les sympathies de tous les amis de la liberté sans distinction qui ont accompagné M. Casimir Perier à Grenoble dans les nobles incidens d’une défaite plus glorieuse que beaucoup de victoires.

Ainsi, tandis que Paris s’abandonnait à un sentiment de puritanisme jaloux, le mouvement libéral dans les départemens cherchait au contraire à grossir son courant, encore bien peu rapide, par le concours de toutes les opinions indépendantes. Tandis qu’à Paris on fermait la porte à tout libéralisme qui n’avait pas au moins quinze ans d’existence et ne se rattachait pas à un millésime fameux, en province elle restait ouverte même au plus récent, au plus tard venu, à celui qui avait attendu pour se réveiller la démonstration complète des inconvéniens du pouvoir sans contrôle. Nous accusons en général assez volontiers la province de se complaire dans un esprit étroit et suranné, de recevoir lentement une impression et de s’y renfermer obstinément quand elle l’a reçue. Nous lui reprochons de trop se préoccuper de tracasseries personnelles et d’éterniser de petits ressentimens. Cette fois ç’a été le monde renversé : la province a fait preuve, à temps et avant Paris, de l’instinct politique qui consiste à deviner les besoins d’une situation nouvelle, à oublier le passé, ou du moins à ne s’en souvenir que pour en éviter le retour. Qu’aurions-nous appris en effet, et à quoi nous aurait servi de vivre, si nous ne savions pas aujourd’hui, chacun par notre propre expérience, ce que coûte à la liberté la division de ceux qui l’aiment, ce que vaut et surtout ce que dure toute domination exclusive ? À moins de nous condamner à tourner éternellement dans le cercle de mêmes déceptions, il faut bien convenir que l’avenir de la liberté ne peut être fondé en France que par le concours de tous ceux qui se rallient autour de cette grande cause, quelles que soient d’ailleurs leur dénomination et leur origine, soit qu’un élan généreux les y ait amenés de bonne heure, soit qu’une réflexion tardive les y ramène. Dût notre orgueil parisien en être humilié, il faut confesser que sur ce point la province a vu plus clair que nous : il faut que notre reconnaissance aille chercher là où ils se sont fait connaître les précurseurs intelligens de l’union libérale.

C’est à ce titre principalement que plusieurs volumes publiés en province depuis quelques années paraissent mériter une attention particulière. Beaucoup de lecteurs de la Revue connaissent déjà Varia[1] : ils savent que cette publication n’est ni un livre proprement dit, ni un recueil périodique dans la forme accoutumée. C’est une série de dissertations substantielles portant sur les sujets les plus divers de législation et de politique, de philosophie même, et paraissant à des époques indéterminées. Cinq de ces livraisons ont déjà vu le jour, et la plus ancienne remonte à trois ans de date. Francs Propos, conçu sur le même modèle, ne compte qu’une année d’existence[2] et n’a encore donné qu’un échantillon. Dans l’une pas plus que dans l’autre série, aucun article n’est signé ; on chercherait vainement dans ces deux ou trois mille pages un seul nom d’auteur. Nous ne croyons pourtant commettre aucune indiscrétion en disant tout haut que les deux œuvres, dont la fraternité est évidente, proviennent de réunions formées dans deux départemens de l’est de la France par des hommes intelligens et presque tous jeunes, qui ont pris pour principe de se recruter indifféremment dans toutes les nuances de l’opinion libérale. Des héritiers de noms anciennement considérés que des traditions de famille rattachaient au vieux droit public de France, — des fils de leurs œuvres qui avaient salué avec plaisir le passage éphémère de la république, — des croyans sincères, des esprits moins soumis, qui ne sont peut-être, comme Fontenelle le disait de Leibnitz, que de stricts observateurs de la religion naturelle, — des constitutionnels se plaisant au jeu complexe des institutions parlementaires, des amateurs de la simplicité démocratique, il y a de tout cela dans le groupe amical qui prend part à la rédaction de Varia et de Francs Propos. Un œil exercé pourrait, à la simple lecture des articles, distinguer ces touches diverses. L’œuvre pourtant a un caractère d’unité qui s’accuse même chaque jour par des traits de plus en plus nets et déterminés. De volume en volume, l’inspiration commune prévaut davantage sur les tendances particulières. C’est donc vraiment l’union libérale qui passait en acte à Nancy et à Metz, pendant qu’elle n’était parmi nous qu’à l’état de projet contesté.

Et, chose remarquable, ce n’est pas ici une rencontre fortuite opérée sur le terrain mouvant de la politique quotidienne, c’est au contraire sur les hauteurs immuables de quelques principes que cette union s’est accomplie. Il ne s’agit point, comme on pourrait le croire et comme on le dira sans doute, d’une coalition de partis opposés, tous également vaincus, faisant un moment trêve à leurs haines pour monter ensemble à l’assaut d’un pouvoir dont la durée les importune. Les événemens du jour tiennent peu de place dans Varia, les noms propres n’en ont absolument aucune. Les sujets traités sont habituellement des considérations générales (trop générales peut-être) sur l’état de la France, ses mœurs, ses besoins, son avenir, envisagés en dehors de toute combinaison d’institutions ou de tout accident de dynastie. Les titres seuls font foi de ce but désintéressé. Le moyen de cacher des allusions factieuses sous des têtes de chapitres comme celles-ci : la Nouvelle génération, les Avantages de la province, Bourgeois et Gentilshommes, l’Education politique en France! Alors même que quelque accident contemporain fournit matière à des réflexions, comme dans l’article sur la Liberté de la Charité qui a suivi les mesures prises par M. de Persigny contre la société de Saint-Vincent-de-Paul, ou celui qui traite des décrets du 24 novembre 1861, la pensée est rapidement portée à une élévation théorique qui fait perdre de vue le point de départ. Le tour généralisateur et légèrement métaphysique qui paraît commun à tous les rédacteurs des deux recueils est même ce qu’une critique sévère pourrait leur reprocher, et ce qu’un bon juge n’a pas craint de signaler dans des termes pleins de bienveillance à leur correction. « Je me permettrai, monsieur (écrivait M. Guizot, le 25 juin 1861, au principal rédacteur de Varia, dans une lettre insérée en tête du troisième volume), de vous donner un conseil : marchez hardiment dans votre voie, abordez sans hésiter les questions, les intérêts, les fait, dont le pays est préoccupé; jugez avec votre liberté les idées, les incidens, les hommes. » Autrement : touchez terre un peu plus souvent; quand vous, pensez aux hommes, appelez-les par leur nom; quand vous voulez parler des choses, servez-vous du langage de tout le monde.

Je m’associerai volontiers à cette remarque, que j’ai moi-même pris la liberté de faire à l’occasion : il est heureux peut-être, à un certain point de vue, qu’il n’y ait pas été tout de suite ni pleinement fait droit. En se maintenant, trop peut-être pour sa propre popularité, dans la région des principes, Varia nous fournit la meilleure des réponses aux contradicteurs intéressés qui soutiennent que l’union des partis libéraux dépourvus de principes avoués ne peut avoir que la valeur négative ou destructive d’un instrument d’opposition. La voilà en effet cette union telle que nous pouvons la rêver, en miniature sans doute, mais pourtant en vie : elle parle, elle marche, et loin de songer à dresser aucune machine de guerre contre aucun pouvoir, non-seulement elle ne menace, mais elle ne paraît même connaître ni ministres ni royautés. Loin de vivre de polémique sur les faits et d’équivoque sur les principes, elle paraît au contraire se complaire dans des développemens dogmatiques. Bien d’autres objections encore, insidieuses et sincères, qu’on se plaît à faire aux partisans de l’union libérale, ont leur réponse dans Varia. Vous doutez par exemple que sous ce mot de liberté invoquée en commun par des partis autrefois ennemis il y ait un sens précis, et vous mettez au défi ceux qui le prononcent avec ensemble de tomber d’accord d’une définition qui les satisfasse. De quelle liberté parle-t-on? dites-vous. Il y a des libertés de bien des sortes, des libertés constitutionnelles et des libertés démocratiques. Les amis du passé ont une manière d’entendre la liberté qui n’est pas celle de ses détracteurs. Il y a aussi la liberté de l’église et celle de la pensée. Toutes ces libertés-là ont souvent mal vécu ensemble, et l’on peut même dire qu’elles ont réciproquement travaillé à s’empêcher de vivre. Comment s’y prendre pour les accorder? Comment?... Varia soutient que la chose n’est pas si difficile qu’elle en a l’air, et se met en devoir de le prouver par son exemple. Sa prétention, c’est que ce n’est point en équivoquant sur le mot de liberté qu’on peut arriver à s’entendre, mais au contraire en l’approfondissant hardiment et en tirant sans crainte toutes les conséquences que l’idée comporte : c’est en un mot qu’il y a une liberté supérieure, une liberté par excellence, une liberté sans épithète, comme on l’a dit spirituellement, dont la vertu est de faire vivre en paix toutes les libertés particulières en commençant par les dépouiller de ces qualifications étroites auxquelles correspondent toujours autant de restrictions sous-entendues.

Précisons davantage. Quel est-il, ce terrain élevé et commun de liberté sur lequel ont pu se rencontrer, en se tendant la main, des hommes qui jusque-là n’avaient pu s’approcher sans se combattre? Les rédacteurs de Varia et de Francs Propos ne se vantent pas de l’avoir découvert, et ils ont raison : s’ils étaient seuls à s’y placer, personne probablement ne les y suivrait. Tout leur mérite est d’avoir marché d’un pas plus résolu que d’autres dans une voie ouverte déjà par beaucoup de bons esprits, et vers laquelle se portent de plus en plus les regards de la foule. Leur programme n’est autre chose que l’application prudente, mais hardie, de ce qu’on nomme par une expression très impropre la décentralisation administrative. C’est là même, je crois, le titre d’une brochure qui pourrait bien sortir de la même officine que Varia, et qui en reproduit les traits principaux[3]. C’est dans cette idée de décentralisation largement conçue et poursuivie sous toutes ses faces qu’ils ont cherché leur élément de conciliation et le but libéral de leurs efforts communs.

Je dis que l’expression est impropre, parce qu’elle est à la fois vague et étroite, parce qu’elle ne rend qu’une partie de leur pensée, et celle-là même très imparfaitement. A ne considérer que l’étymologie du mot, on devrait croire qu’il ne s’agit que de quelques règlemens de bureau à modifier, de quelques questions de voirie, de biens communaux ou d’usines à transporter du ministre de l’intérieur au préfet ou bien au maire, tout au plus d’un amoindrissement de la capitale à préparer au profit du département ou des communes. Les rédacteurs de Varia au contraire, sans être insensibles en leur qualité d’enfans de la province à ce côté pratique de leur entreprise, jugent pourtant non sans raison que le vœu public encore mal défini qui appelle instinctivement la décentralisation sans bien savoir ce qu’il demande et sans bien se comprendre lui-même a une tout autre portée. C’est l’expression d’un malaise plus profond qui réclame un remède plus radical. Décentraliser, suivant eux, ce n’est pas seulement faire passer le pouvoir du fonctionnaire qui réside à Paris à celui qui réside à Metz ou à Strasbourg, ce n’est pas même étendre les prérogatives des conseils-généraux aux dépens des préfets, ni celles des municipalités aux dépens des maires, c’est porter la cognée beaucoup plus avant dans les racines de l’arbre administratif. Décentraliser, ce n’est rien moins que soumettre à une révision générale les rapports journaliers de l’état et des citoyens, c’est établir entre les pouvoirs publics quels qu’ils soient, — quelque nom qu’ils portent, de quelque source qu’ils proviennent, — et la liberté des individus un nouveau partage d’attributions et comme une liquidation sur de nouvelles bases. Ou j’ai mal compris ce qu’ils veulent, ou leur ambition n’est pas moindre. Comment s’étonner dès lors qu’au sein d’une entreprise aussi large beaucoup d’esprits suivant des directions diverses puissent se rencontrer, que, pour l’envisager tout entière, il soit même utile d’être placé à divers points de vue, et que surtout, pour l’accomplir, ce ne soit pas trop du concours de beaucoup d’efforts?

Il est en effet une chose que personne ne remarquait hier et dont chacun commence à s’étonner aujourd’hui. Assurément, depuis quatre-vingts ans tout à l’heure que nous travaillons en constitutions et en révolutions, nous ne nous sommes pas fait faute de discussions remontant aux principes des choses et touchant aux bases de la société. Que de philosophie au contraire nous avons dépensée sur l’origine ou la balance des pouvoirs, sur la souveraineté du peuple ou le droit divin, sur les rapports des puissances exécutive, judiciaire et législative! Nos luttes même les plus cruellement pratiques ont toujours eu ce caractère de théorie. Le sang a coulé dans nos rues pour des idées abstraites, et nous avons fait lire argumentabor sur les drapeaux qui surmontaient nos barricades. Eh bien ! dans cette recherche de métaphysique sociale, il est une question simple pourtant, et la première même dans l’ordre des idées, qui n’a jamais été abordée de front par aucun de nos constituans. C’est celle-ci : comment convient-il, dans une société bien réglée et qui veut être libre, non pas que les pouvoirs publics soient constitués ou partagés, ou balancés, ou même limités, mais que les rôles soient répartis entre ces pouvoirs, quels qu’ils soient, et les citoyens? Que doit faire l’état? que doit-il laisser faire à l’individu? Quelles fonctions appartiennent naturellement au représentant des intérêts communs d’un peuple? Quelle tâche ne peut être enlevée à l’activité et même à l’intérêt privé des particuliers? Où est la ligne de démarcation? Le bon sens dit qu’il y en a une et l’aperçoit même confusément. Nous nous en tenons à cet instinct confus et n’avons jamais fait effort pour démêler le principe secret qu’il peut receler. Le bon sens dit par exemple que l’état est par nécessité gendarme, soldat, magistrat, législateur; mais convient-il qu’il soit aussi banquier, commerçant, prêtre, instituteur, aumônier, qu’il prenne à l’entreprise la satisfaction de tous les intérêts moraux et matériels d’une nation, depuis la voirie, la direction des eaux, l’aménagement des forêts, la régularisation du crédit public, les beaux-arts, jusqu’à la charité et à la religion? Il faut bien que nous soyons jugés, gardés par l’état; devons-nous être aussi par lui enseignés, édifiés, amusés, et, comme dit la vieille comédie,

…….. Coiffé, chaussé, ganté,
Alimenté, rasé, désaltéré, porté?


Il y a là sans doute un départ à établir qui vaut bien autant, en fait d’importance, et nous touche chacun de plus près que le fameux partage des pouvoirs si souvent remaniés par nos théories constitutionnelles, car de savoir si c’est un roi ou une assemblée qui doit gouverner, cela intéresse assurément et le roi et l’assemblée, et deux ou trois fois en dix ans ceux qui la nomment ; mais de savoir si ce gouvernement royal, parlementaire ou démocratique sera chargé de couper mes arbres et d’arroser mes prairies, de me prêter de l’argent si j’en ai besoin, ou de m’empêcher d’en prêter aux conditions que je puis trouver, de distribuer mes aumônes, d’élever mes enfans, et de prier Dieu pour moi à toute heure, sous quelque humble toit que j’habite, c’est affaire à moi de m’en soucier. C’est cela pourtant dont nos publicistes, jusqu’à ces derniers temps, se sont toujours le moins préoccupés[4]. Les attributions de l’état ont été, une fois pour toutes, au début de ce siècle, réglées par l’état lui-même, d’après des traditions de droit romain et d’omnipotence monarchique déjà fort généreuses et plus largement interprétées encore par un grand homme qui, doué de toutes les qualités du lion, avait celle en particulier de savoir en tout se faire sa part. Comme il l’a faite, nous l’avons prise et gardée, tout en nous disputant pour savoir qui en aurait l’usage et la jouissance. Ainsi a passé de dynastie en dynastie et de monarchie en république cette machine énorme que chacun révère sous le nom d’administration, le nom seul et les qualités du possesseur changeant, tantôt déposée en une seule main, tantôt tenue par plusieurs en nom collectif, mais toujours intacte et préservée même de l’altération et de la rouille par un exercice constant. Au plus fort des tourmentes révolutionnaires, il s’est toujours trouvé à point un gouvernement provisoire pour empêcher que la main populaire n’en vînt démonter les ressorts, comme le syndicat d’une succession en litige veille sur la masse indivise, qui est le gage commun des prétendans à l’héritage.

Que dis-je ? non-seulement aucune révolution n’a rien distrait de cette masse, mais il n’en est aucune qui, en certaine mesure, ne l’ait grossie, et cela est tout simple. Du moment en effet où l’effort commun de tous les partis parmi nous a été, — non de restreindre la part de l’état dans les fonctions sociales pour accroître celle de l’activité personnelle des citoyens, — mais au contraire de s’emparer de cette part pour en jouir exclusivement et en user au gré de ses passions, il est tout simple que chaque parti arrivant au pouvoir se soit fait offrir, en qualité de don de joyeux avènement, quelque extension de ces prérogatives, objet unique de son ambition. Les prétextes n’ont jamais manqué pour motiver l’accroissement désiré, et chose remarquable, qui montre combien certains principes sont larges et certaines consciences élastiques, ces prétextes, chaque parti les a puisés dans la somme d’idées particulière qui constituait sa profession de foi et lui fournissait son mot de ralliement. Nous avons vu par exemple des révolutions démocratiques et des réactions conservatrices se succéder rapidement sur la face agitée de notre pays. Réactions et révolutions ont eu, les unes comme les autres, les meilleures, quoique les plus différentes raisons du monde pour enfler le rôle de l’état en atténuant, en exténuant même celui de l’individu. Pour les conservateurs, c’est l’intérêt de l’ordre qui passe avant tout. Or l’ordre, c’est, à n’en pas douter, l’état avec sa force armée et disciplinée, avec ses fonctionnaires et ses factionnaires, aussi fidèles les uns que les autres au poste et à la consigne, avec ses casemates et ses bureaux disposés les uns comme les autres, suivant la même symétrie mathématique, ses cartons pleins chacun du même nombre de dossiers, et ses piles triangulaires formées chacune du même nombre de boulets de canon. Quelle plus belle et plus vivante image de l’ordre ! L’individu, au contraire, n’est que caprice : pas deux visages qui se ressemblent et pas deux hommes qui pensent de même. À peine si le même homme fait deux jours de suite la même chose. Évidemment tout ce qu’on enlève à cette force variable de l’individu, qui ne procède que par boutades, pour donner à celle de l’état, qui est la règle par excellence, est autant de conquêtes faites par l’ordre sur l’anarchie. Conservateurs, vous ne sauriez trop aimer l’état, c’est lui seul qui vous défend contre l’émeute.

Seriez-vous démocrate au contraire, et un peu de révolution n’a-t-il rien qui vous effraie, arrivez-vous au pouvoir porté par le flot populaire, alors je vous entends : c’est l’égalité qui est votre grande affaire, et l’état est là encore tout à votre service, car l’état, c’est aussi le niveau égalitaire par excellence, c’est devant l’état encore bien plus que devant la loi que tout est égal. Quelle plus grande égalité que celle qui fait dépendre les intérêts, la prospérité, peut-être même l’existence du plus riche comme du plus pauvre, du plus illustre comme du plus obscur des citoyens, de quoi? Peut-être de la décision d’un commis de bureau à 1,500 fr. d’appointemens, dont personne ne saura jamais le nom. Si on laissait faire l’individu, on ne sait pas ce qui pourrait arriver, car parmi les individus malheureusement rien n’est égal. Il y a des hommes intelligens et des hommes maltraités par la nature, des laborieux et des paresseux, des économes et des prodigues, des gens de bien et des gens sans conscience. Laissez ces élémens se développer sans contrôle, et c’en est fait de l’égalité : le talent donnera l’influence, l’industrie acquerra la richesse, la vertu se conciliera le respect, les gros capitaux mangeront les petits; peut-être les âmes religieuses et charitables s’attireront la confiance des pauvres : voilà la féodalité tout entière. Démocrates, vous ne sauriez trop aiguiser, trop affiler le ciseau de l’état; il n’y a que lui pour émonder cette végétation inégale du sol qui fait des gros arbres et des petits, des chênes et des buissons, une vraie forêt en un mot au lieu de la belle égalité d’une allée de charmilles. C’est ainsi que l’état s’est toujours trouvé prêt à satisfaire l’instinct particulier de chaque parti, et plus encore celui qui leur est commun, à savoir le goût d’écraser son adversaire et de dominer sans contrôle. Tous aussi ont pris ces droits à cœur en les baptisant du nom qui pouvait les leur rendre particulièrement chers. Pour un royaliste de 1825, les droits de l’état, c’était l’héritage que le roi tenait de sa naissance; pour les démocrates de 1848, c’était le dépôt des droits du peuple. Il n’y a que la liberté individuelle, qui, n’étant jamais sacrée ni par la sainte ampoule ni par le suffrage universel, toujours battue, quoi qu’il arrivât, a toujours aussi payé l’amende.

Cette action commune de forces opposées entre elles, mais convergeant sur un même point, a porté la conséquence qu’on pouvait prévoir. L’état en France a pris pour lui et sur lui tout ce qui se pouvait prendre; il n’a laissé à l’individu que tout juste ce dont il ne pouvait pas le dépouiller sans l’anéantir. Rien n’égale le nombre des attributions dont peu à peu il s’est emparé, si ce n’est le poids de la responsabilité, dont, par suite de la même intempérance, il reste chargé. Que de choses qui, dans la plupart des pays civilisés, se font par la libre initiative des individus, chez nous se font par l’état, et ne se font que par lui! Que de pays ont des écoles, des routes, des ponts, des billets de banque, des hôpitaux, sans avoir comme nous, pour subvenir à tous ces besoins sociaux, des professeurs et des ingénieurs d’état, une banque investie d’un monopole et une administration de bienfaisance officielle ! Là même où cet envahissement à peu près universel a dû s’arrêter devant de vieilles habitudes ou d’invincibles répugnances de la nature humaine, l’état semble s’être consolé de ces ménagemens en soumettant au moins au contrôle le plus jaloux ce qu’il ne pouvait pas absorber. Là où la régie a paru inapplicable, nous avons eu le règlement, Dieu sait dans quelle abondance et jusqu’à quelle minutie ! Parmi les professions restées libres ou soi-disant telles, combien peu qui ne soient réglées par la loi dans le moindre détail! Combien au contraire dont le régime se rapproche et semble ne se distinguer qu’à regret des fonctions publiques! Nous avons d’abord les professions à monopole (notaires, avoués, agréés, agens de change, — jusqu’à hier bouchers et boulangers, — aujourd’hui encore imprimeurs, libraires, éditeurs), toutes conférées par brevet que l’état accorde, et peut en certains cas révoquer, puis les professions mixtes que l’état confirme, s’il ne les confère pas (tous les ministres des cultes reconnus sont dans cette catégorie), puis encore les professions à diplôme, c’est-à-dire toutes les professions libérales, supposant des preuves de capacité dont l’état est juge, enfin les professions à livret, à savoir presque toutes les professions manuelles et laborieuses, tenues de fournir contre elles-mêmes à la police un moyen constant de surveillance. Tous ces gens-là dépendent de l’état à certain degré, ou au moins à certains momens de leur vie. Que reste-t-il en dehors de cette énumération? Tout au plus le propriétaire, le citoyen par excellence, inviolable, dit l’axiome légal, dans son domicile : inviolable en effet, pourvu qu’il n’oublie pas que le sous-sol de son terrain ne lui appartient pas, et qu’il n’en peut défricher la superficie qu’avec une autorisation, pourvu aussi qu’il ne soit sur l’alignement d’aucune route qui le contraigne à émonder ses arbres et à dresser le talus de son fossé de telle façon et non de telle autre, pourvu surtout qu’il ne rencontre le tracé d’aucun grand travail d’utilité publique qui l’expose à être exproprié! Sous ces conditions, charbonnier peut encore à la rigueur se croire maître chez lui; mais alors qu’il se garde de sortir de cette retraite privilégiée pour tâcher de s’entendre avec son voisin, censé libre comme lui, en vue de poursuivre en commun quelque but soit d’utilité, soit de conscience, soit même d’agrément. Ce serait là une association, c’est-à-dire la négation même du principe élémentaire de tout le droit public en France, car si aux yeux de la loi française l’individu est déjà un suspect qu’il faut surveiller, l’association, elle, est une coupable qui n’a besoin que d’être reconnue pour être condamnée. Quoi qu’elle fasse et quoi qu’elle veuille, il n’importe, son crime est d’être, et c’est un péché d’origine dont l’autorisation la plus solennelle de l’état ne peut pas toujours la relever. Simple réunion de plus de vingt personnes, délit ; association de producteurs ou de travailleurs, coalition; réunion de prière ou de charité, jésuitisme, ultramontanisme, état dans l’état : quoi de plus digne de toutes les foudres administratives? Ainsi maintenu en permanence dans la gêne et l’isolement, l’individu perd à la fois la force et le désir de se suffire à lui-même. Son découragement croissant sert de prétexte pour achever de le dépouiller de ce qui lui reste, sous couleur de le décharger de ce qui l’accable. Lui-même, à force d’être traité en mineur, prend les sentimens d’un enfant qui s’effraie dès qu’il est seul, et, s’enfermant dans un cercle vicieux qui se resserre sur lui chaque jour davantage, il s’affaiblit parce que l’état l’entrave, et s’abandonne aux bras de l’état parce qu’il est faible.

Telle est sans exagération la condition singulière à laquelle tous, à quelque parti que nous appartenions, nous avons contribué à réduire notre pays. Si nous en sommes las aujourd’hui, et beaucoup d’indices témoignent que cette lassitude commence à se faire sentir, il est assez naturel que tous soient invités à concourir pour réparer le mal que tout le monde a fait. Le péché ayant été commun, la pénitence peut l’être aussi sans la moindre humiliation pour personne. Faire rentrer l’état dans les limites naturelles de son action qu’il a évidemment franchies, lui faire rendre tout ce qu’il a pris, restituer à chacun de nous la part de droits dont il est frustré, dans l’espérance que peu à peu l’exercice nous rendra aussi l’usage de nos forces, cela peut être le programme d’un nouveau parti libéral, qui ne demande à personne l’oubli de ses convictions, mais seulement le sacrifice d’une erreur que tous ont partagée. Encore un coup, république ou monarchie, dynastie de telle date ou de telle autre, peu importe : il y aura toujours en présence un état qu’on appellera roi, assemblée ou président, des individus qu’on appellera sujets ou citoyens, mais dont les rapports essentiels ne seront pas changés parce qu’ils porteront d’autres noms. Si le traité qui règle actuellement ces rapports a été conclu tout entier au profit d’une des parties et au détriment de l’autre, s’il se trouve par là sujet à être attaqué pour lésion énorme et d’outre moitié, c’est un procès que nous avons tous un égal intérêt à soutenir.

C’est le point de vue auquel semblent s’être placés avec une sagacité digne d’éloges les rédacteurs de Varia et de Francs Propos. Nous en trouvons la trace presque à toutes les pages de leurs volumes, particulièrement dans les remarquables études intitulées Liberté de la Charité, des Fonctions publiques, de l’Éducation politique de la France. Nous ne saurions trop les encourager à y donner encore plus de netteté et de hardiesse. Qu’ils ne cessent de réclamer pour nous, non le droit de nous donner un maître, pris dans telle famille, élu par tel mode de suffrage, un maître à une ou plusieurs têtes, mais le droit d’être maîtres nous-mêmes chez nous, le cultivateur sur son champ, le père de famille au foyer domestique, l’ouvrier à son établi, le prêtre à l’autel, le professeur dans sa chaire, — le droit de faire nos affaires en un mot et même de les mal faire, jus utendi atque abutendi, comme disent les jurisconsultes en parlant du droit par excellence, du droit type et source de tous les autres, la propriété. Pour défendre cette grande cause, qu’ils fassent valoir hardiment et tour à tour les argumens appropriés à l’esprit de chaque parti. Qu’ils s’efforcent de bien persuader aux conservateurs, inquiets avant tout du repos public, que la soumission passive à un état abstrait engendre autant de révolutions qu’elle en prévient, et livre à des jours donnés toute une nation à la discrétion d’une émeute maîtresse d’un télégraphe. Qu’ils fassent rougir les démocrates dont l’orgueil ou plutôt l’envie se contente de l’égalité dans la servitude. En toute chose, qu’ils prennent à cœur de substituer à cette police soi-disant tutélaire et en réalité tracassière, qui a la prétention de nous connaître tous par notre nom, pour faire notre éducation et nous rendre bons, l’autorité de la loi, dont le regard froid ne s’arrête sur nous que pour nous punir quand nous avons mal fait. C’est là la vraie liberté, la liberté des hommes faits, celle qui est nécessaire à chacun pour le développement de ses opinions, quelles qu’elles soient, et qui touche tous les gens d’honneur au point sensible qui leur est commun, la dignité. C’est celle-là par conséquent dont la conquête réclame et peut employer le concours de tous les bras.

Après être remontés hardiment aux principes, qu’ils ne craignent pas de descendre aux détails de l’application. C’est là même, si je ne me trompe, la partie vraiment originale et fructueuse de la tâche qu’ils se sont proposée. Bien loin de fatiguer le lecteur, ce sont les détails au contraire qui à la longue peuvent seuls soutenir et réveiller l’attention. Un public comme le nôtre, blasé et tant de fois déçu, n’accorde jamais qu’un demi-intérêt aux considérations générales. On le voit, il est toujours prêt à tomber d’accord des théories pour s’épargner la peine d’y réfléchir, sauf à se rejeter sur les difficultés de la pratique pour se dispenser de faire un effort. Dans le cas présent, combien de gens nous accorderont en thèse générale que l’influence de l’état est excessive chez nous, que l’individu y est à la fois trop asservi et trop protégé, trop empêché et trop dispensé d’agir ! Mais ils demanderont tout de suite d’un ton découragé si l’émancipation est possible après tant d’années et un si long usage de la tutelle, si les fils enchevêtrés qui nous lient à l’état peuvent être démêlés sans que le lien social lui-même, celui qui fait l’unité et la force de la nation, soit relâché en même temps. Voilà les doutes auxquels un examen détaillé seul peut répondre. C’est là une carrière tout ouverte pour des esprits actifs et intelligens, lancés déjà sur la bonne piste. Encore une recommandation. Qu’ils soient sobres d’exemples pris à l’étranger : en général, ces exemples inquiètent les Français plus qu’ils ne les touchent. Sans compter que notre amour-propre en souffre, nous sentons trop bien qu’ils ne nous conviennent qu’à moitié, et que nous ne sommes ni Anglais ni Américains. Ce qu’il nous faut, c’est un plan d’émancipation national, gallican, tenant compte de notre histoire, de notre caractère, même de nos faiblesses. Il y a là matière pour une suite d’études patriotiques qui auraient, entre autres avantages, celui de consolider, par la confiance qui naît d’un travail commun, cette concorde d’élémens divers que les rédacteurs de Varia ont eu le mérite d’inaugurer dans leur province.

Est-ce là tout cependant? et, après s’être maintenue tant qu’il ne s’agit que de tracer une ligne de démarcation entre le domaine légitime de l’état et celui de l’individu, cette concorde va-t-elle expirer à la limite même qui sépare ces deux domaines? Entrés dans les régions de l’état lui-même, c’est-à-dire dans celles de la politique proprement dite, nos divisions vont-elles sur-le-champ reparaître? Unis tout à l’heure, devons-nous nous retourner subitement les uns contre les autres, libéraux constitutionnels contre démocrates purs, et monarchiques de telle nuance contre monarchiques de telle autre? Je crois très fort qu’il n’en est rien, et que nous avons encore un long et même très long bout de chemin à faire ensemble.

L’état en effet, c’est bientôt dit; mais de quel état parlons-nous? Il peut être composé de bien des façons et agir de bien des manières. Les attributions qu’un esprit sensé ne peut disputer à l’état, la police, la justice, la levée des impôts nécessaires aux dépenses d’intérêt commun, l’exécution de ces dépenses, la défense du sol national, l’état peut les exercer par différentes sortes d’organes qui se réduisent au fond à trois principaux. Elles peuvent être réunies entre les mains d’une grande autorité constituée au centre du pays et rayonnant ensuite sur chaque point du territoire par l’intermédiaire de délégués qui relèvent d’elle, qu’elle nomme et révoque à volonté, et qui n’ont d’autre tâche que d’obéir à ses commandemens. Ou bien ces mêmes attributions peuvent être réparties entre un grand nombre d’autorités diverses, créées directement dans chaque lieu par l’élection et n’ayant entre elles d’autres liens que celui qui est nécessaire pour qu’elles ne s’entravent pas les unes les autres, et que leur existence simultanée n’engendre pas la guerre civile. Enfin quelques-unes seulement peuvent être détachées pour être dévolues à des corporations indépendantes qui, une fois créées, se recrutent et se gouvernent elles-mêmes. En un mot, pour sortir des définitions abstraites et montrer les choses sous leurs traits reconnaissables, un pouvoir central chargé de toute l’administration, — des pouvoirs communaux ou provinciaux décidant des intérêts locaux, — de grands corps, comme étaient les universités ou les parlemens de l’ancien régime avec certaine attribution souveraine, — telles sont à peu près les trois seules faces sous lesquelles puisse se dessiner, en regard de la liberté de l’individu, la physionomie de cette force publique qu’on appelle l’état.

De ces divers modes de procéder, chacun sait qu’il en est un que l’état français a jusqu’ici affectionné particulièrement. C’est le premier, c’est celui qui réunit tout le pouvoir au centre, pour le faire découler ensuite, par une série de canaux superposés les uns aux autres et engrenés les uns dans les autres, jusqu’aux extrémités. Toute l’histoire de France a conspiré dans ce sens. Tout le sol a été nivelé, toutes ses eaux vives ont été colligées par des ingénieurs monarchiques ou républicains, pour rendre facile une canalisation de cette espèce. Un pouvoir colossal à Versailles ou à Paris, Rappelant Louis XIV ou la convention, nommant les juges et les intendans des moindres villages, ces fonctionnaires arrivant de la capitale avec ordre de faire rapport de tout et de ne rien décider sans un ordre supérieur, voilà l’idéal toujours poursuivi par tous les pouvoirs, aux applaudissemens de tous les publics, quelquefois dérangé par les circonstances, mais enfin plus complètement atteint qu’un idéal n’a coutume de l’être en ce monde. Quant aux deux autres formes que l’état peut revêtir, il les a toujours considérées ou comme des vêtemens trop étroits qui gênaient ses mouvemens, ou comme des costumes surannés pour jamais passés de mode. Des pouvoirs locaux indépendans, à peine, à aucune époque un peu récente de notre histoire, en avons-nous connu l’ombre. Il serait difficile de dire ce qui était le plus sacrifié ou le plus maltraité par nos maîtres, des assemblées provinciales de l’ancien régime ou de nos conseils-généraux actuels, des échevins de paroisse d’autrefois ou de nos modernes conseils municipaux. Les uns et les autres, traités en véritables mineurs ou interdits, n’ont jamais pu délibérer sans ordre ni prendre une décision qui n’eût besoin d’être confirmée. Ils n’ont été que des rouages, et des rouages souvent inutiles, d’une grande administration centrale. Quant à des corporations maîtresses d’elles-mêmes et remplissant sous leur responsabilité propre quelque grand devoir social, l’ancienne France en connaissait sans doute; mais apparemment elle s’en est repentie, car la nouvelle y a mis bon ordre. Il n’en reste pas un vestige, et toutes les précautions ont été prises pour en chasser les fantômes des voûtes ou des palais où par habitude ils pourraient avoir tentation de revenir. Nos magistrats inamovibles sur le papier, mais nommés, avancés et mis à la retraite par décret impérial, limités à tout instant dans leur compétence par les arrêts de conflits ou les refus d’autorisation du conseil d’état, ne peuvent guère se faire l’illusion d’être les héritiers des parlemens. Et si l’université de France, fille des rois et adoptée par un empereur, s’est, en raison de cette double origine, quelquefois senti monter au cerveau des fumées d’indépendance, des décrets comme ceux de 1852 sont venus à temps châtier cet anachronisme de vanité.

Ainsi, des trois formes possibles de l’état, il en est une qui a décidément la préférence de l’état français, et effectivement elle présente à l’état lui-même tous les avantages pour l’accomplissement de sa tâche : unité dans le commandement, promptitude dans l’obéissance, commodité, célérité, régularité. Malheureusement, si on regarde d’un autre côté, à l’intérêt par exemple de la liberté des individus, le spectacle se retourne, et il est clair que si cette liberté avait à dire à qui elle aime mieux avoir affaire, elle choisirait dans le sens contraire. Ce n’est pas assez d’avoir, une fois pour toutes, nettement déterminé la part de l’état et celle de l’individu : quelques précautions sont nécessaires pour que la barrière, une fois élevée, ne soit à tout moment franchie. L’individu est faible, l’état est fort; l’individu est désarmé, l’état est en armes. De là tentation constante d’agression d’une part et menace d’oppression de l’autre. Or il est clair que le péril est d’autant plus grand que l’état forme une masse plus compacte, plus unie, plus disciplinée; il s’évanouit au contraire quand l’état est composé de parties mobiles, se faisant équilibre l’une à l’autre. Il est de toute évidence que si j’ai quelque abus à craindre de la part de la force dont l’état dispose, cet abus est cent fois plus redoutable, venant d’une grande autorité centrale, obéie passivement par des milliers d’agens, que de magistratures émanant d’origine différente, se limitant mutuellement, et pouvant se servir de recours et de contrôle réciproques. Il est trop clair que si mon maire, mon juge et mon préfet sont trois personnages indépendans l’un de l’autre, je puis recourir auprès de l’un contre le tort que l’autre me fait, et, frappé à gauche, je puis chercher à droite un défenseur; mais si ce sont trois serviteurs d’un même maître, trois exécuteurs d’une même pensée, trois faces d’un même visage, me voilà pris de tous les côtés, et l’autorité s’élève devant moi comme un mur qui ne laisse aucun jour par où puisse passer un rayon de lumière ou s’exhaler un soupir.

De plus, sous le régime d’une autorité unique et centrale, l’état n’entretient avec les individus que des rapports de commandement et d’obéissance. Il ne me laisse d’autre choix que d’être son fonctionnaire ou son administré, d’exécuter ses lois ou de les subir, deux manières différentes de lui obéir. Il n’y a pas pour un citoyen, sous un tel régime, de troisième alternative. De ces relations toujours ainsi entretenues de haut en bas naît une habitude, ici d’ordre sans commentaire, et là de soumission sans réplique, qui broie dans les âmes le sentiment de l’indépendance et fraie d’avance la voie à toute usurpation illégale. Des pouvoirs moins centralisés au contraire, des communes libres par exemple ou des compagnies indépendantes ouvrent à tout citoyen une entrée directe au sein de l’état lui-même, l’associent à la chose publique sans qu’il ait besoin de courber la tête ou de recevoir la commission d’un supérieur. Cela est vrai surtout des franchises communales, dont la vertu propre est d’établir une sorte de terrain neutre où l’état et l’individu se rapprochent et se rencontrent dans des proportions qui permettent entre eux une égalité cordiale. Une commune libre s’administrant elle-même, c’est une sorte d’être politique mixte qu’on peut appeler à volonté, suivant le point de vue d’où on l’envisage, une liberté ou un pouvoir. C’est l’état encore, car elle représente un intérêt général et a droit de se faire obéir; c’est l’individu déjà, car chacun y siège en vertu de son propre droit et vient y veiller à ses propres affaires; c’est l’individu agrandi et l’état en diminutif : inappréciable intermédiaire qui prévient entre deux forces inégales les contacts directs, d’où naissent les conflits inévitablement terminés par des conquêtes.

Bien d’autres considérations encore feraient voir jusqu’à l’évidence qu’il y a sur ce point capital une contradiction manifeste entre les habitudes invétérées de la France et les conseils les plus élémentaires de la liberté. C’est donc là un nouveau terrain de recherches, de luttes et par conséquent d’union pour les amis de l’une et de l’autre, quelle que soit d’ailleurs leur dénomination politique ; nouvelle œuvre de réparation commune imposée par les fautes communes du passé. Comment faire pénétrer dans cette unité massive de l’état français, telle que la tradition de tous les régimes nous l’a transmise, des franchises de corporation, de commune ou de province qui allègent le poids dont elle pèse sur la poitrine du pays? Dans ce bloc, comment pratiquer, sans les rompre, des fissures qui permettent à la liberté de s’y faire jour? comment désarticuler l’état sans le détruire? Peut-on rendre aux cours de justice des; allures plus indépendantes sans, ressusciter les abus des anciennes cours souveraines? Au-dessous de Paris, peut-on créer d’autres centres d’autorité, d’autres foyers de vie publique ? A quelles conditions nos municipalités, nos départemens peuvent-ils sortir de tutelle? Ce sont là encore des questions que tous peuvent agiter de concert sans toucher même de loin aux points qui divisent, car, quelle que soit l’organisation supérieure de l’état, il est toujours important de savoir si tout doit procéder de ce sommet unique, si par conséquent le moindre arrêté de police doit tomber sur nous d’une hauteur qui, suivant la loi des corps graves, en triple ou quadruple le poids naturel, ou bien si nous aurons à traiter avec des autorités plus voisines de nous et plus accessibles. Démocrates ou constitutionnels, nous avons tous intérêt à apprendre si nous devrons toujours adresser nos vœux à un dieu suprême qui se cache dans les nuages, ou bien s’il nous sera permis de nous faire des demi-dieux à notre image, qui sachent de quoi nous sommes faits, et dont l’autel, plus près de terre, soit d’un abord plus facile.

On voit quel nouveau et vaste champ s’offre ici aux réflexions des publicistes libéraux. Les articles de Varia sur la Réforme judiciaire et de Francs Propos sur l’autonomie de l’université sont des exemples des questions qui peuvent être posées et même des solutions qui peuvent être proposées en ce genre, abstraction rigoureusement faite de questions politiques d’un autre ordre. Tout dans ces travaux ne nous paraît pas sans doute également acceptable, mais tout nous paraît utile, principalement la patience méritoire avec laquelle les auteurs n’ont pas craint de descendre dans certains détails et de rédiger presque des articles de projet de loi; car ici encore, nous en avons la conviction, il faut que l’étude soit détaillée pour être profitable. Des généralités vagues sur la décentralisation, comme celles qui remplissent les journaux depuis que le Moniteur en a donné le modèle, ne suffiraient pas. C’est de pratique que nous avons besoin, car c’est à la pratique que les difficultés nous attendent. Il ne faudrait pas qu’un mouvement de réaction superficiel nous fît illusion sur la profondeur de la révolution qu’il s’agit d’opérer et du sentiment qu’il s’agit de combattre. La France tient beaucoup plus qu’on ne pense à son unité administrative, dans laquelle, bien à tort, elle voit le symbole de l’unité morale dont elle est fière. Elle s’effraie et se cabre dès qu’on touche à l’image, comme si la réalité était en péril. Cette grande nation, chez laquelle les sentimens, la langue, les mœurs portent à tel point l’empreinte de l’unité, qu’il en résulte même un peu de monotone uniformité dans les caractères, a la faiblesse de croire qu’elle tomberait en dissolution, si tous les préfets n’envoyaient à la même heure la même circulaire dans toutes les mairies. C’est un fantôme qu’on ne peut dissiper qu’en marchant sur lui d’un pas tranquille et résolu, le flambeau des faits à la main. C’est peu à peu, en prévoyant toutes les objections et en préparant réponse à tout, qu’on peut arriver à convaincre un lecteur français que, si les communes étaient libres de s’administrer à leur gré, elles n’enverraient pas à nos armées des recrues animées d’un sentiment moins national, que si nos cours impériales dépendaient moins étroitement du garde des sceaux, elles n’en appliqueraient pas moins le code civil, et ne songeraient nullement à faire revivre les droits coutumiers, que des établissemens d’instruction assujettis à un régime moins uniforme n’enseigneraient ni le picard ni le breton au lieu de la langue de Bossuet et de Racine, — en un mot que le corset qui enserre les membres de la France n’est pas son corps, encore moins son âme, et qu’on en peut relâcher les mailles sans porter atteinte à l’unité même de l’être moral.

Ainsi émancipation de l’individu, substitution du concours de plusieurs autorités indépendantes à l’unité hiérarchique qui a tout jusqu’ici, telles sont déjà les deux vastes tâches qui s’offrent à l’action commune des partis libéraux ; ce sont deux faces de la liberté que nous pouvons tous envisager du même œil. Je le sais bien pourtant, ce n’est pas tout : au-dessus de l’individu émancipé, de la commune ou de la province restaurée, à côté de la justice et de la religion rendues à l’indépendance, il y a encore, — il faut bien en venir là, — ce qui proprement s’appelle gouvernement. Si réduites que soient la part de l’état et dans l’état celle du pouvoir central, encore faut-il que ce pouvoir existe. Si libres qu’on fasse les membres, encore, pour vivre et se tenir debout, leur faut-il une colonne vertébrale et une tête. C’est ici que prennent naissance ces débats constitutionnels de funeste mémoire qui ont fait couler tant de sang et noirci tant de papier sans que nous soyons, après soixante ans, plus avancés que le premier jour. Quel doit être, dans l’origine ou l’exercice de la souveraineté, le rôle du principe de l’élection ou de tel autre, celui de l’hérédité par exemple? Quels rapports le pouvoir qui fait les lois doit-il soutenir avec celui qui les exécute? Faut-il un ou deux corps législatifs issus d’origine diverse ou pareille? Questions sur lesquelles tout homme qui réfléchit a son parti pris, mais dont la discussion tant de fois renouvelée a laissé dans les esprits de la foule plus d’éblouissement que de lumière, questions toujours brûlantes pourtant, pleines d’émotions et de tempêtes. Proposons-nous de les ressusciter, on dirait des-blessures toujours saignantes dont on ne peut approcher la main sans que les chairs frémissent. Ces plaies sont aujourd’hui plutôt bandées que fermées par une constitution qui, au mérite déjà grand d’être toute faite et d’exister, joint celui de n’avoir pas la prétention d’enchaîner définitivement l’avenir. Il y aurait des dangers de plusieurs sortes à essayer de lever ou même de secouer trop fortement ce frêle appareil.

Heureusement, pour constituer l’union des esprits libéraux, rien de pareil n’est nécessaire. Précisément parce que nous avons fait l’épreuve de presque toutes les formes possibles de gouvernement, nous avons appris par la comparaison qu’aucune n’est tout à fait essentielle à la liberté, aucune non plus complètement incompatible avec elle. Nous avons gémi sur plus d’une tyrannie républicaine, comme nous avons vu fleurir plus d’une liberté sous le droit divin. L’expérience fort coûteuse qui a fait passer au creuset des révolutions toutes les sortes d’institutions imaginables nous a permis de dégager, si l’on ose ainsi parler, les conditions élémentaires et comme les degrés minimum de température et de pression atmosphérique sous lesquelles la liberté peut se produire. Ce minimum se réduit, je crois, à des termes très simples auxquels toute constitution, celle de 1852 comme toute autre, peut aisément se prêter.

Toute constitution en effet qui ne veut être ni la tyrannie avouée ni l’anarchie pure (or quelle constitution n’a la prétention d’éviter ces deux extrêmes?) fait toujours, au moins en apparence, deux parts dans la direction des affaires politiques d’une nation. Elle en réserve une à l’intervention du pays lui-même, appelé à se prononcer par un mode d’élection quelconque ; une autre est laissée à la discrétion du gouvernement, sur quelque principe qu’il soit établi. Ce partage est l’essence même de toute constitution, car si la nation n’était consultée sur rien, elle serait ouvertement asservie; si le pouvoir n’avait le droit de rien décider, toute autorité serait mise à néant et toute force manquerait à la loi..

Ces deux élémens sont donc toujours, au moins nominalement, en présence. Or du moment qu’ils existent, dans quelque mesure qu’ils soient répartis et quelque proportion qu’on ait établie entre eux, la liberté peut s’en emparer : il suffit qu’elle exige chez l’un la sincérité et qu’elle impose à l’autre le contrôle de la discussion et le frein de la responsabilité. Si petite que soit la part faite à l’intervention du pays, pourvu que cette intervention soit sincère et que ce soit réellement le pays qui l’exerce par ses véritables organes, c’est un germe que la liberté peut couver patiemment, en attendant de l’avenir l’éclosion inévitable. Une chambre sincèrement élue, quelles que soient d’ailleurs ses attributions, c’est la liberté dans la place. Fiez-vous, pour s’y loger à l’aise, à son invincible élasticité. Si faible que soit l’organe laissé à la voix du pays, si le son en est pur, la liberté lui trouvera des échos. Si grande d’autre part que soit la puissance discrétionnaire laissée par la loi au gouvernement, si l’usage de cette puissance peut être librement discuté, et si ceux qui en disposent peuvent être sommés à un jour donné d’en rendre compte, la liberté fera la garde à l’entour et les empêchera d’empiéter. Le plus vaste pouvoir du monde, s’il demeure soumis à la critique pendant qu’il s’exerce et peut être pris à partie pour répondre de ses œuvres, est plus efficacement borné par ce contrôle et cette menace que par aucun article de loi écrite. Au fond, il n’y a pour la liberté que trois poisons destructeurs qui sont les alimens mêmes dont le despotisme se nourrit : le mensonge, le silence et l’impunité. Le pouvoir absolu périt du jour où l’on peut quelque part, fût-ce à ses pieds, parler et juger.

Ceci revient à dire que la liberté n’a au fond que trois demandes indispensables et sine qua non à faire à une constitution : sincérité dans les élections, droit de discussion à la tribune et dans la presse, responsabilité sérieuse des dépositaires du pouvoir. Une fois rassuré sur ces exigences, tout homme sensé lui conseillera d’être beaucoup plus coulante et moins chicanière que par le passé sur des questions de préséance et de point d’honneur, de s’inquiéter moins par exemple de grandir les attributions du corps électif aux dépens des prérogatives du souverain. Encore un coup, le partage même importe peu : ce qui importe, c’est qu’une fois fait, on s’y tienne, qu’il ne soit pas subrepticement faussé, et que chacun dans sa sphère soit justifiable devant l’opinion de sa conduite. Donnez-moi cette assurance, la liberté vous tient quitte du reste.

Mais aussi tant que la sécurité n’existe pas sur ces points capitaux, il y a, on le voit, même dans l’ordre politique le plus élevé, des conquêtes urgentes à poursuivre, auxquelles peuvent se consacrer de concert tous les libéraux en ajournant après la victoire leurs dissentimens de moindre valeur. Il y a comme un symbole en trois articles que chacun peut signer et défendre, réservant pour soi-même son franc parler, et accordant à autrui la tolérance sur les points douteux. C’est la règle catholique en matière de foi. Je n’imagine pas que personne ait, en fait d’orthodoxie, la prétention d’être plus difficile que l’église. Le bon sens d’ailleurs, la règle de ménage la plus vulgaire indique assez qu’il est ridicule, quand on n’a pas le nécessaire, de se quereller sur les conditions du superflu. Que si cette campagne à soutenir pour obtenir le modeste nécessaire de la liberté devait être longue et laborieuse, si elle devait retenir plus de temps qu’on ne le pense sous le même drapeau des gens qui s’étonnent un peu de s’y trouver ensemble, il n’y aurait peut-être pas lieu de trop s’en affliger, car ces gens y gagneraient de se connaître, peut-être de s’apprécier même les uns les autres plus qu’ils n’ont fait jusqu’aujourd’hui. Rien ne fait tomber les préjugés et ne dissipe les malentendus comme une lutte commune soufferte pour un but généreux. Peut-être à la longue, le rapprochement des hommes venant en aide à celui des opinions, l’avenir verrait poindre enfin cet accord complet des nobles cœurs dont l’espoir toujours trompé a lassé la patience des générations présentes.

En attendant, l’union, même bornée et temporaire, servira toujours à réveiller, à échauffer ces cœurs libres là où ils existent et à les former où ils n’existent pas. C’est là, avant tout plan d’institution à rédiger, avant même toute garantie à obtenir, l’œuvre présente et pressante d’un nouveau parti libéral. En prononçant le mot d’éducation politique de la France, on a tracé le véritable programme : l’éducation prend des enfans et en fait des hommes. Ce sont des hommes qui nous manquent et qu’il nous faut. Il en faut à toute constitution pour la mettre en œuvre, à toute liberté pour en jouir, en user et la défendre. L’homme libre, c’est-à-dire celui qui connaît à la fois l’étendue et la limite de son droit, qui craint la loi, mais ne veut pas concevoir d’autre crainte, c’est là vraiment, pour parler le langage de l’école, la matière de la liberté, dont les institutions diverses ne sont que la forme. Préparez hardiment la matière : la forme viendra à son heure. A quelque couche du sol que se trouve le métal précieux dont on fait l’homme libre, osons l’extraire et le porter au jour, sans nous inquiéter si plus tard, mis en fusion par la chaleur de la vie publique, il ira remplir ou déborder le moule que nos préférences personnelles peuvent lui préparer.

Hélas! même en les cherchant ainsi à tous les points de l’horizon et sous tous les drapeaux, où sont-ils et combien sont-ils, ces hommes libres tels que je viens de les définir, ayant voué à la loi un culte jaloux qu’ils ne veulent offrir à aucune autre puissance de ce monde, ni à la force, ni au nombre, ni à la fortune, ni à la faveur ? En vérité, l’espèce en est assez rare, et dans notre état social la croissance assez difficile, pour que nous n’ayons pas la tentation d’éclaircir encore leurs rangs par d’inopportunes exclusions. Tout semble conspirer dans notre atmosphère pour empêcher de tels hommes soit de naître, soit de grandir. Une société où chacun a besoin de travailler pour vivre, mais dans laquelle les trois quarts au moins des emplois possibles ou fructueux de l’activité humaine sont convertis en fonctions publiques dont il faut demander l’investiture à un supérieur, — toutes les voies de la vie ainsi dominées à leur seuil par une voûte basse sous laquelle tout passant doit commencer par courber la tête, — de plus à chaque pas de chaque carrière, même soi-disant libre, des myriades de règlemens inconnus de ceux-là mêmes qui sont tenus de les observer, et dont une administration paternelle peut à son gré faire à ceux qui lui plaisent ou déplaisent la remise ou l’application, — cette administration pénétrant par mille issues toujours ouvertes dans l’enclos de la propriété privée et jusqu’au foyer domestique, voilà l’école que la sagesse tant vantée de nos aïeux a préparée pour former chez les générations naissantes l’indépendance des caractères. Joignez-y un complément d’éducation que le passé ne connaissait pas et que les temps modernes ont inventé, je veux dire une révolution périodique revenant à peu près tous les vingt ans en moyenne, qui change les maîtres sans relâcher aucun des liens du pouvoir, mais enlève à l’obéissance l’honneur de la fidélité et le prétexte du dévouement. En vérité, quand je songe à ce rouleau qui passe régulièrement sur toutes les têtes pour broyer tout ce qui résiste ou s’élève, bien loin de m’étonner qu’il y ait si peu d’hommes indépendans en France et de me montrer difficile sur le choix, je m’étonne qu’il en reste encore. Il y a, dit quelque part l’Écriture sainte, trois choses difficiles à rencontrer et une quatrième que je n’ai jamais aperçue : Tria sunt difficilia mihi et quartum penitus ignoro. Ces trois choses infiniment rares m’ont toujours paru pour la France être un homme qui n’a jamais demandé ou désiré un emploi public, — un homme qui connaisse assez bien tous les règlemens de sa profession pour ne pouvoir être pris en faute, s’il vient à déplaire à son maire ou à son préfet, — un homme enfin qui n’ait prêté qu’un seul serment à un seul pouvoir. Quant à la quatrième, tout à fait introuvable, c’est à mon sens un homme qui n’ait pour lui ni pour les siens, rien en aucun genre à craindre ou à espérer du gouvernement. Dans une société ainsi faite, tout acte d’indépendance est au fond un acte de désintéressement et de courage. Or le nombre des héros est toujours limité et ne forme en aucun pays la majorité du suffrage universel.

Que si quelques-uns ont réussi, au milieu de tant de séductions et d’écueils à conserver intacte la fermeté de leur âme, j’estime que ceux-là ont mieux à faire que de se chercher querelle les uns aux autres sur leurs faits passés ou leurs projets ultérieurs et de soumettre à l’épuration leur bataillon déjà si restreint. En fait de motifs d’exclusion d’ailleurs, j’en tiens d’excellens contre tout le monde au service de tout le monde. Je me charge, si on ouvre la porte aux récriminations, d’excommunier au nom de la liberté tous les libéraux. Si les démocrates par exemple refusent la communion libérale à ceux qui n’ont pas de tout temps juré foi et hommage au suffrage universel, ceux-ci ne seront pas embarrassés de répondre que la souveraineté du nombre, plus sujette qu’aucune autre à s’enivrer d’elle-même, a toujours, partout où elle a régné sans partage, dégénéré en tyrannie, et que les pires despotismes qui aient affligé la mémoire des hommes ont eu à leur origine une délégation populaire. Au nom de la raison émancipée, si on traite la foi d’esclavage, les croyans vont se souvenir que chez tous les peuples l’incrédulité a frayé les voies à la servitude. Rien ne manquera à ces dénonciations réciproques, ni les exemples historiques, ni les épithètes provoquantes propres à soulever l’esprit des masses. Aux souvenirs peu goûtés de l’ancien régime on opposera les visions plus redoutées encore du régime révolutionnaire, — aux excès de 1815 les fautes de 1848, au fantôme blanc le spectre rouge. Poursuivi des noms de féodal ou de clérical, on répondra par celui de socialiste. Chacun aura ainsi le plaisir de satisfaire son ressentiment; mais que deviendront dans ce conflit les droits que la liberté pleure, et qu’elle ne peut reconquérir que par les efforts communs de ceux qui s’associent à ses regrets?

Nous remercions les rédacteurs des deux recueils provinciaux d’avoir donné l’exemple d’un libéralisme plus intelligent; nous les remercions d’avoir pensé que, dans l’œuvre de réparation commune qu’il s’agit d’entreprendre en France, tous les partis qui ont essayé sans succès de lui donner la liberté peuvent apporter les qualités qui leur sont propres, et les consacrer à l’expiation des torts dont aucun d’eux n’est exempt. Ils s’applaudissent déjà sans doute du mélange de forces diverses qu’ils puisent dans ce concours. Ils ont bien fait d’emprunter aux démocrates ce que la foi et la démocratie peuvent seules donner, la confiance dans l’avenir, aux constitutionnels les ressources variées de leur intelligence politique, aux représentans d’un passé dont les formes ne renaîtront pas les traditions de respect de soi-même et de dignité personnelle qui sont attachées à l’héritage de la gloire et des vertus. Nous ne leur ferons pas un mérite de ne pas opposer un ostracisme ridicule aux hommes religieux qui pensent que les devoirs de la conscience chrétienne sont le corollaire et le contre-poids indispensable des droits civiques, et que la loi divine est nécessaire pour suppléer aux défaillances de la loi humaine; mais nous ne leur ferons pas non plus un reproche d’avoir ouvert leurs rangs à d’autres que l’esprit d’examen seul anime, pourvu que ceux-ci consacrent leur libre pensée, non pas seulement à secouer le joug de toute autorité morale, mais aussi à se dégager des routines et des préjugés administratifs. Nous félicitons en un mot ces généreux écrivains d’avoir compris que l’œuvre essayée était assez difficile pour ne repousser aucun instrument. En souhaitant beaucoup de succès à leur tentative et beaucoup d’imitateurs à leur sagesse, nous croyons former, dans l’intérêt de la liberté, le seul vœu qui soit encore permis après quatre-vingts années de luttes stériles et d’efforts sans résultat.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Varia, 1860-63 ; 5 vol. in-18, chez Michel Lévy.
  2. Francs Propos, 1 vol., à Metz, chez Rousseau Salles, et à Paris, chez Didier.
  3. Décentralisation administrative, etc., Paris et Metz 1863.
  4. Ces idées, popularisées depuis peu de temps par un grand nombre d’écrivains distingués, sont devenues presque communes, bien que l’application en ait fait encore peu de progrès. Il m’est peut-être permis de rappeler que j’ai été un des premiers à les présenter aux lecteurs de la Revue, à une époque déjà éloignée, sous l’empire d’une situation politique différente (n° du 12 mars 1849, Questions constitutionnelles; — du 1er et du 15 novembre 1840, De l’Instruction publique.)