Un Publiciste sous la révolution

Un Publiciste sous la révolution
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 831-862).


UN PUBLICISTE
SOUS LA RÉVOLUTION.



Mémoires et Correspondance de Mallet Dupan pour servir à l’histoire de la révolution, recueillis et mis en ordre par A. Sayous, ancien professeur à l’académie de Genève ; 2 vol. in-8o, 1851.

L’histoire de la révolution française est loin d’être entièrement connue ; quelques parties restent plongées dans l’ombre, d’où probablement elles ne sortiront jamais complètement : il y aura toujours une grande obscurité répandue autour de cet événement. Ne nous en plaignons point trop d’ailleurs : au point de vue pittoresque, un air d’éclipse et de crépuscule va bien à la révolution ; cela lui prête des apparences grandioses ; ses horreurs et ses massacres ont besoin d’une atmosphère d’obscurité, ses larves s’y agitent mieux, et ses acteurs y prennent une tournure sublime qu’ils n’auraient peut-être pas au grand jour.

Combien la vérité historique est difficile à découvrir ! Soixante ans nous séparent de 1789, et, malgré les milliers de volumes qui ont été écrits, nous ne connaissons pas encore d’une manière complète l’origine, la suite logique et le développement de cette révolution. Les mémoires des révolutionnaires ne nous apprennent rien ou à peu près rien sur les événemens ; occupés à se justifier eux-mêmes, qui d’une insurrection, qui d’un massacre, qui d’une motion anarchique, ils n’ont pas eu le temps de voir les faits qui se déroulaient à côté d’eux ; tout entiers à leur plaidoyer pro domo suâ, le remords semble les hanter, et aussi la peur et la superstition. Chose remarquable dans ce siècle d’incrédulité générale, tous les hommes célèbres de cette époque se montrent d’une crédulité sans exemple ; ils ont des craintes d’enfans et des hallucinations de vieillard affaibli, ils s’entourent de chimères, et en les voyant, comme ils le font, accuser au hasard, on comprend comment ils ont dû aussi frapper au hasard. Ils ont tous un bouc émissaire sur lequel ils font retomber la responsabilité de tous les événemens, même de leurs actes, et plus le personnage incriminé est éminent, plus il est difficile de découvrir ses pensées et d’assister à sa vie de chaque jour, mieux ils acceptent leurs propres imaginations et les propres fantômes qu’ils se sont créés. Les mémoires du temps, et à leur suite bon nombre d’historiens, font peser sur cinq ou six personnages toute la responsabilité des crises révolutionnaires ; c’est le roi, c’est la reine, c’est Pitt et Cobourg, c’est le duc d’Orléans, c’est Robespierre, qui ont tout fait. Ainsi le degré de culpabilité attribuée aux principaux personnages de la révolution s’augmente avec la difficulté qu’il y a à pénétrer leurs secrètes pensées et le mystère qui entoure leurs existences.

Peu à peu cependant le jour se fait, les révélations arrivent, et ces imaginations s’évanouissent. Ainsi, pour prendre un exemple, que n’a-t-on pas dit et écrit sur ce mystérieux comité autrichien dont ont tant parlé tous les meneurs des factions, et dont on a surtout parlé à l’époque où il n’existait plus ! Eh bien ! la dernière publication qui a été faite sur Mirabeau réduit ce fait aux proportions les plus modestes. En réalité, ce comité se composait de deux personnes, M. le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche à Paris, et M. de La Marck, député aux états-généraux. Leurs entrevues n’avaient d’autre but que de rapprocher Mirabeau de la cour et de gagner à la cause monarchique quelques-uns des meneurs parlementaires et des chefs de l’opposition. Sous la forme que lui avait prêtée l’imagination révolutionnaire, le comité autrichien était un événement véritable : ici c’est à peine s’il atteint les proportions d’une conférence parlementaire. Combien de faits du même genre ont été ainsi dénaturés ! combien de dangers imaginaires qui ont motivé des insurrections et des massacres étaient au fond aussi innocens que ce comité autrichien ! Et pour prendre le plus grave de tous ces dangers, la coalition, quand on a lu avec attention les mémoires de Mallet Dupan, lorsqu’on a assisté jour par jour et heure par heure à toutes les faiblesses, à toutes les incertitudes, à toutes les défections des cabinets européens, si timides en action et si téméraires en parole, lorsqu’on voit combien la désunion régnait au sein de cette coalition, quelles mesquines rivalités s’y donnaient carrière, combien les cabinets donnaient et refusaient leur adhésion au gré de leurs caprices, on cesse d’être surpris des triomphes des armées françaises, et l’on voit alors que les théories de nos modernes terroristes qui justifient, par l’imminence des dangers, des excès et des crimes sans nom, ne sont pas seulement monstrueuses, mais qu’elles sont aussi vaines et niaises. L’imagination a joué un grand rôle dans l’histoire de la révolution française, si bien que, dans les récits qui en ont été faits, on peut dire que la réalité n’est jamais seule et qu’elle est toujours mêlée à la fable, que la vérité et la fable sont si bien unies ensemble qu’il est impossible aujourd’hui de les séparer.

La révolution a ainsi, par cet abus de l’imagination, donné raison à tout le monde, et l’exagération des faits les plus simples a fourni des armes à tous les partis. Que de crimes ! disent les uns ; que d’héroïsme ! disent les autres. Hâtons-nous d’ajouter que cette exagération ne lui nuit pas, car si elle était écartée, si tous les événemens étaient ramenés à leur simple réalité, beaucoup de géans peut-être seraient réduits à la stature de nains, et l’épopée révolutionnaire, comme on dit aujourd’hui, serait restreinte aux proportions de la plus simple histoire. Alors on s’apercevrait peut-être qu’il y avait bien de la faiblesse, bien de l’incertitude d’esprit dans ces hommes dont aucun n’a un but net, déterminé et vers lequel il marche franchement, qui font tout le contraire de ce qu’ils avaient l’intention de faire. Ce qui fait le grandiose de la révolution, c’est la fatalité. Eh bien ! recherchez la cause de cette fatalité, et vous trouverez qu’elle provient de la faiblesse de caractère des hommes de ce temps, de l’obscurité de leurs desseins, de l’ignorance où ils étaient eux-mêmes du but vers lequel ils marchaient.

Les mémoires de Mallet Dupan et la correspondance de Mirabeau et du comte de La Marck ont, entre autres mérites, celui de la vérité. Ce sont les premières publications peut-être où la crédulité ne joue aucun rôle, où les passions soient mises de côté. On lève enfin un coin du voile qui couvrait certains événemens, on assiste au jeu véritable des partis, aux négociations, aux pensées cachées de quelques-uns des personnages de la révolution. On aperçoit enfin le véritable Mirabeau, un Mirabeau monarchique, politique, et non plus le Mirabeau légendaire, extérieur, le titan romantique de M. Hugo, le Satan de M. de Chateaubriand. Nous avons un Mirabeau humain, vrai, un homme de génie, et non plus une comète échevelée ou un monstre. Par opposition, nous avons aussi un autre Lafayette que le Lafayette traditionnel ; nous avons un Lafayette factieux à force d’entêtement, légèrement vaniteux, instrument dangereux entre les mains des habiles, utile à ses ennemis, véritable embarras pour ses amis. Les constitutionnels et les radicaux perdront quelques illusions ; mais la vérité historique y gagnera. Il en est de même des mémoires de Mallet Dupan. Jamais on n’avait eu des renseignemens aussi exacts et aussi sincères sur l’émigration, sur la coalition, sur les guerres civiles de cette époque. Les folies de Coblentz (nous employons le mot consacré) n’avaient jamais été aussi bien prises sur le fait, aussi au vif ; la vanité, la fatuité, l’outrecuidance, y sont peintes avec leurs gestes, leurs sourires dédaigneux, leurs intempérances et imprudences de langage, avec tous leurs tics de la minute présente. Une sorte d’esprit chimérique plane sur toutes ces têtes, et une atmosphère de billevesées politiques entoure tous ces personnages de l’émigration, comme la superstition et l’imagination entourent les personnages de la révolution. Vous vous rappelez certain passage des mémoires de Garat, si souvent cité et si curieux non-seulement pour l’historien, mais pour le moraliste, où Garat raconte une double conversation qu’il avait eue dans la même journée avec deux hommes de partis opposés ; vous vous rappelez les alarmes, les absurdités, les craintes que la bouche de ces deux hommes laissait échapper ; ce fragment de Garat, mieux que tous les récits possibles des faits extérieurs, vous avait fait pénétrer dans les secrets du temps et dans l’ame de la terreur. La mauvaise humeur et les boutades de Mallet dans ses lettres intimes vous rendent le même service que le passage de Garat. Avec Mallet, vous entrez dans l’esprit de l’émigration ; ses indiscrétions vous font comprendre cet autre genre de folie puérile. En vérité, lorsqu’on a achevé la lecture de ces documens opposés, on se dit que tous les historiens ont menti ; que, pour attribuer une certaine valeur morale à cette époque, il faut être, comme nous le sommes tous, engagés dans les mille intérêts qu’elle a fait éclore : alors on fait naturellement un retour à la nature humaine saine, vigoureuse, énergique, capable de haines vivaces et d’amours durables, et l’on se demande à quel degré de corruption il a fallu descendre pour que dans les deux camps ennemis on arrivât à une telle folie superstitieuse et à une telle faiblesse d’esprit. Ô grands chefs de bandes et de partis d’autrefois ! ô princes et généraux, révolutionnaires et rois ! Blaise de Montluc, Coligny, d’Egmont, Cromwell, Charles Stuart, qu’auriez-vous pensé de ces hommes que nos partis respectifs traitent de grands cœurs et d’esprits éminens ? Il y a un soupçon dont il est vraiment difficile de se défendre à l’endroit de la révolution : c’est que cette époque était pour la nature humaine une humiliation, et que l’abaissement des âmes y était inscrit à chaque page.

Là est pour le moraliste l’intérêt véritable des mémoires de Mallet Dupan. La nature humaine qui s’y montre et y passe n’a rien de bien intéressant : c’est une nature humaine à l’état politique ; on y parle avec toute sorte de réticences, on se passe silencieusement de longues notes diplomatiques, on y chuchote ; les visages sont froids et sans expression de physionomie, les paroles glacées. Rien de pittoresque, nulle couleur. Si l’on y cherche les sentimens sympathiques à la nature humaine et tout ce qui a le privilège de l’attacher, on ne l’y trouvera pas. Le côté terrible de la révolution y apparaît à peine ; jamais dans les articles et dans les récits de Mallet on ne sent l’impression nerveuse que les événemens font sur certains esprits doués de la faculté d’être émus, remués ou secoués par les faits, et d’en retrouver dans leur esprit comme dans une chambre noire les couleurs, la mobilité, les grimaces. Jamais on n’entend gronder l’émeute, jamais on n’aperçoit le mouvement des batailles et des insurrections. Mallet disserte sur les décrets, sur les partis, bien plus qu’il ne raconte ; il juge la révolution bien plus en politique qu’en spectateur, car ce n’est pas seulement par ses idées que Mallet Dupan est anti-révolutionnaire : il l’est aussi par son style, par sa manière de raconter, de présenter les faits. Nulle manière d’écrire n’est aussi loin de la forme novatrice, de la prose tourmentée, affectionnées par les écrivains les plus distingués de la fin du dernier siècle. Sa manière de raconter et de discuter est nette, mais avec un peu de sécheresse, légèrement diffuse et prolixe, mais non entortillée, comme l’est trop souvent celle des publicistes de cette période. Les qualités de pensée et de style sont toujours chez Mallet Dupan des qualités moyennes. C’est un excellent écrivain constitutionnel. Mallet est journaliste pur et simple, mais personne dans ce genre de travaux obscurs et sans gloire n’a fait mieux que lui et n’a mis plus de conscience à remplir sa tâche obligée. Nous ne chercherons donc dans Mallet Dupan ni de grandes qualités de style et de pensée, ni des tableaux pittoresques où les événemens viennent se refléter avec leurs couleurs les plus vives, ni des observations nouvelles et curieuses sur la nature humaine. Ce qu’il y a moralement de plus curieux chez lui, c’est tout ce que sa mauvaise humeur laisse supposer de folies et de sottises (car Mallet est toujours ou à peu près de mauvaise humeur, comme le sont généralement les hommes de bon sens sans génie et les inutiles donneurs de conseils qui n’ont pas la flamme intérieure d’un Mirabeau) ; c’est cette épidémie contagieuse de puériles chimères, de superstitions séniles et d’imaginations qu’il nous fait étudier en grondant et en maugréant, comme un médecin qui décrirait les ravages du mal chez un malade que son entêtement rend incurable. Là est le côté curieux et tout-à-fait nouveau des mémoires de Mallet Dupan. Avant d’y revenir, il faut pourtant s’arrêter un instant devant l’homme lui-même : Mallet en vaut la peine ; s’il n’a pas d’éclat ni de grandes qualités, il a en revanche des qualités modestes, utiles ; c’est un de ces hommes de talent que la société peut employer et dont elle sait quoi faire ; il y a tant d’hommes de génie dont elle est embarrassée, et qui ne lui sont bons à rien !

Jacques Mallet Dupan naquit en 1749, dans le petit village de Céligny, situé sur la rive droite du lac de Genève. Son père, pasteur de ce Tillage, avait épousé Mlle  Dupan, fille de syndic, nous dit son biographe, et d’une des plus anciennes familles de la magistrature du pays. Il fit ses premières études au collège de Calvin à Genève, en même temps que Clavières, le futur ministre girondin, et compta parmi ses professeurs M. de Saussure, neveu et successeur de l’illustre Charles Bonnet. Si, comme le dit le profond poète Wordsworth, l’enfant est le père de l’homme, Mallet Dupan pour être conservateur n’a pas eu besoin de grands efforts d’esprit, il n’a eu qu’à développer en lui l’éducation qu’il avait reçue. Par sa naissance, Mallet tient à la fois à la démocratie et à l’aristocratie ; il est le fils d’un pasteur, mais en même temps il est né dans la classe gouvernante d’un pays libre ; il est citoyen d’une république, mais enfant d’une famille habituée au gouvernement de cette république. Il est donc essentiellement constitutionnel, juste-milieu par sa naissance et son éducation avant de l’être par choix et par opinion. Toute sa vie n’est que la suite, la continuation très logique et très sage de cette éducation. Durant toute sa carrière politique, il est resté fidèle au sang qu’il portait en lui.

A peine âgé de vingt ans, Mallet Dupan prit part aux querelles politiques de son pays, et débuta dans sa carrière de publiciste par une brochure intitulée Défense des bourgeois de Genève par un citoyen natif (1771), où il prenait en main la cause des natifs, alors expulsés de Genève[1]. Cette brochure lui valut d’amers reproches et les attaques des partis auxquels il appartenait par sa naissance ; mais en revanche elle lui procura l’amitié de Voltaire, qui la lui continua jusqu’à sa mort. Voltaire, qui venait d’accueillir chez lui les natifs exilés dans l’espoir de fonder une colonie de ces habiles ouvriers autour de son Ferney, accueillit à bras ouverts le jeune Mallet, et, comme en ce moment le landgrave de Hesse-Cassel intercédait auprès de l’auteur de Candide pour obtenir de sa main un professeur d’histoire et de belles-lettres, le grand propagandiste lui envoya Mallet en toute hâte pour répandre dans la Hesse les lumières et la philosophie, comme on adresse un précepteur dans une riche famille pour y faire l’éducation des enfans. Mallet partit donc, et prononça devant le landgrave un discours d’ouverture dans lequel il apparaît déjà tel qu’il sera un jour : tout en restant un disciple du XVIIIe siècle, le jeune Genevois commence à s’en séparer déjà, comme par appréhension et par une vague divination de l’avenir plutôt à vrai dire que par motif réel et antagonisme d’opinion. « Comment se fait-il, se demandait Mallet, qu’avec tant de philosophie il y ait si peu de philosophes ; une morale si prouvée et tant de désordres ? Je l’ignore ; mais c’est un préjugé contre nos mœurs que le génie a pu rendre polies sans les rendre bonnes. Il n’est que trop certain que les temps de décadence approchent,… » Voltaire lui écrivit, pour le remercier, une lettre toute flatteuse, dans laquelle il lui faisait voir, ce qui était assez son habitude, l’avenir tout en beau ; il ne semble pas avoir aperçu les doutes qui commençaient à s’élever dans l’intelligence de Mallet, lequel étant, par son âge, un de ces heureux jeunes gens destinés à voir de belles choses, était aussi destiné à souffrir des conséquences de ces doctrines, et semblait en avoir par avance le sentiment. Mallet Dupan ne fit qu’un très court séjour dans la Hesse, et revint l’année suivante à Genève ; mais ses relations avec Voltaire continuèrent comme par le passé. Il en garda toujours le plus vif et le plus reconnaissant souvenir, et plus tard, lorsqu’à l’occasion de l’édition des Œuvres complètes, par Beaumarchais, la haine se déchaîna contre la mémoire de Voltaire, Mallet prit en main la défense de ce grand, mais terrible esprit, et répondit avec dignité aux lettres injurieuses et aux menaces qui lui arrivèrent sous le couvert de l’anonyme. Cette défense lui valut une lettre de remerciemens du pauvre Vagnières, l’ancien secrétaire de Voltaire et le même qui nous a laissé sur son maître tant d’anecdotes. C’est une lettre curieuse que celle de Vagnières, une lettre empreinte d’une certaine sensibilité toute physique ; elle est touchante comme le billet qu’un Bosswell aurait pu écrire sur son cher Jonhson attaqué, et elle émeut en vérité, surtout quand on pense qu’elle a été écrite par un serviteur fidèle au sujet d’un homme dont la cordialité et la chaleur n’étaient pas précisément les qualités dominantes, malgré toute son humanité et toutes ses nerveuses facultés sympathiques.

Nous avons insisté sur les relations de Voltaire avec Mallet Dupan, parce qu’évidemment elles ont exercé beaucoup d’influence sur la pensée du jeune publiciste. Mallet est peut-être le premier écrivain chez qui, bien avant la révolution, l’esprit du XVIIIe siècle arrive à douter de lui-même ; cependant il en doute bien plus en matière de politique, de gouvernement et de morale naturelle qu’en matière de religion. Il faudra que les orages arrivent pour faire éclore les Bonald et les De Maistre. Mallet poursuit bien un certain dix-huitième siècle, celui des brochuriers et des journalistes, celui de Raynal, de Morelly, de d’Holbach : il poursuit infatigablement les athées et les anarchistes ; mais il porte en lui l’autre dix-huitième siècle, celui de Voltaire et de Rousseau. Nous l’avons vu prendre la défense de Voltaire, il prit plus tard celle de Rousseau ; il s’étonnait de voir poursuivre cet homme, « qui, disait-il, n’a cessé de démontrer les principes de la loi naturelle,… qui en professait les dogmes fondamentaux avec enthousiasme. » Enfin, si Mallet a échappé à la contagion de matérialisme sordide et d’athéisme régnant à cette époque, il n’a pas échappé à l’esprit général de son temps ; il a participé à son enthousiasme malgré sa froideur apparente. Mallet est tiède en religion ; très circonspect à l’endroit de la foi chrétienne, on ne voit pas qu’il ait pour elle autre chose que du respect. Son plaidoyer en faveur de Voltaire ne prouve rien, et n’amnistie pas Voltaire des écarts de sa plume. Il le justifie très bien de l’accusation d’être athée ; il le présente comme un déiste convaincu et un fervent disciple de la morale naturelle. Singulière façon, on en conviendra, de répondre aux accusations lancées par un mandement épiscopal ! En quoi, aurait-on pu répondre à Mallet, le déisme et la morale naturelle importent-ils à un chrétien ? En quoi le déisme de Voltaire l’a-t-il empêché d’être un ennemi de la religion chrétienne ? Mais au XVIIIe siècle on avait tellement oublié ce que c’était que la religion et le christianisme, que quiconque était lavé du reproche d’être athée passait aussitôt pour le cœur le plus religieux et était tenu pour un saint. Aujourd’hui, les raisons que Mallet donne en faveur de Voltaire ne satisferaient personne, pas même ses adeptes et ses disciples ; mais alors (ce qui prouve bien le dépérissement de la pensée à la fin du XVIIIe siècle) elles durent paraître accablantes pour les adversaires de Mallet.

Mallet, du reste, par la nature de son esprit, dut avoir du goût et de l’admiration pour Voltaire. Voltaire, malgré toutes ses irritations, toutes ses invectives, est au fond très modéré. La mesure est le caractère de cet esprit en apparence si violent. Ce qui trompe sur son compte, c’est (et tel est d’ailleurs son plus grand défaut) qu’il se porte avec une vivacité extrême vers l’objet de son désir ; c’est qu’il veut avec la même force de volonté la plus petite comme la plus grande des choses, qu’il tend toutes les facultés de son ame vers la première bagatelle venue ; c’est qu’il met également en toutes choses son ardeur, son tempérament, sa colère et son amour. De là le ton perpétuellement satirique et, si nous osons ainsi parler, l’unité agressive de ses œuvres. Cependant quiconque dégage sa pensée de son langage passionné et ses sentimens de sa pétulance et de sa colère voit qu’ils peuvent se ramener à quelques idées pleines de mesure et de justesse, la religion, bien entendu, étant mise de côté. Les idées politiques de Voltaire et tout le côté de sa philosophie qui s’applique à l’ordre temporel durent évidemment plaire à Mallet, car ces idées sont essentiellement monarchiques et modérées.

Voltaire est donc pour beaucoup, nous le pensons, dans l’éducation intellectuelle de Mallet. L’autre élément qui a contribué à la formation de son talent, c’est l’esprit que tout jeune il avait pu puiser au sein de sa famille et de son pays, c’est Genève. Mallet est un Genevois dans toute la force du terme ; il a les qualités et les défauts de cette célèbre école ; il en a la précision dans l’examen des faits et la sécheresse dans l’expression, une tournure d’esprit constitutionnelle, très sagement démocratique et en même temps très impopulaire. Il n’a pas de qualités sympathiques et n’a jamais dû non-seulement convaincre, mais même légèrement émouvoir un seul de ses adversaires. C’est là le caractère malheureux de l’école genevoise, et ce qui, avec tant de hautes qualités, l’a toujours rendue stérile. L’école de Genève a eu de grands défauts, dont le principal est d’avoir été la plus abstraite de toutes les écoles politiques, tout en repoussant comme pernicieuse la logique abstraite. Elle est avant tout une école critique et repose sur une saine et positive appréciation des faits, mais cette appréciation a été acceptée presque comme une doctrine rationnelle. De là les teintes fausses qui abondent dans cette école ; elle donne aux faits un air systématique et établit entre eux des compromis et des transactions, toute une sorte de science mathématique. Elle veut tous les accepter, les équilibrer et les ordonner ; elle cherche à refaire artificiellement en politique la nature humaine : aussi cette école ne saurait-elle répondre aux sentimens des masses, qui n’embrassent jamais un grand nombre de faits et d’idées, mais qui n’ont d’enthousiasme que pour un seul fait, pour une seule idée à la fois ; elle est impopulaire aussi parce qu’elle donne aux faits un air abstrait, qu’elle leur retire tout ce qu’ils ont de sympathique et de touchant, tout ce qui en corrigerait l’exagération et la grossièreté. Les doctrines genevoises ne semblent jamais être applicables qu’au passé et à l’avenir : elles ont voulu réduire le présent à être scientifique ; mais au contraire le présent est passionné, instinctif ; il vit et parle, et il faut entendre et parler son langage pour pouvoir le gouverner. Aussi les politiques de l’école de Genève et tous les politiques des écoles qui correspondent à celle-ci n’ont-ils jamais été capables de gouverner. Leur manière d’envisager la réalité a établi dans leur caractère une contradiction déplorable : tant qu’il ne s’agit que de penser, ils sont pleins de hardiesse et même d’imprudence dans les idées ; mais faut-il agir, ils sont alors d’une très grande timidité : ils ont des enthousiasmes de tête pour les doctrines, et leur cœur tremble devant le moindre péril ; la réalité les alarme, et la pensée solitaire les enhardit.

Tous ces caractères (à l’exception du dernier) sont aussi les caractères de Mallet, et c’est ce qui explique pourquoi, malgré le talent avec lequel il était dirigé, le Mercure de cette époque est si oublié, tandis qu’on se rappelle et qu’on lit d’autres écrits du même temps qui ne contiennent ni la même science ni la même saine critique. Comme toute l’école de Genève, Mallet est rationaliste en dernière analyse, d’un rationalisme tempéré par l’observation positive ; il corrige comme elle le doute méthodique par l’induction baconienne, et dans l’étude de l’histoire il cherche plutôt des causes et des effets que des principes et des conséquences ; il voit tout à la lumière d’un certain empirisme méthodique et savant plutôt qu’à la lumière de la logique. « Je suis très convaincu, écrivait-il long-temps avant la révolution, qu’il faut laisser là les définitions et les traités de métaphysique pour revenir à la philosophie expérimentale. C’est des étincelles de la vérité historique que doit se composer le flambeau de la législation. » Il se prononce pour des réformes non par voie de révolutions, mais à l’aide de l’égalité civile, « qui doit guérir les fléaux nés des germes aristocratiques. » Il ne croit pas à l’économie politique comme science, mais il admet son utilité comme enquête purement locale et lorsque l’économiste borne ses observations au pays pour lequel et dans lequel il écrit. Il ne croit pas que le droit des gens puisse être élevé à la hauteur d’une science absolue, et pense qu’il dérive simplement des coutumes, des traités, et qu’il a été inventé pour mettre un peu d’ordre et de justice dans les imbroglios passionnés de l’histoire ; il a soutenu autant qu’il était en lui M. Necker et ses plans de réforme. Ainsi Mallet se présente à nous comme le premier qui ait apporté en France les doctrines genevoises, comme un précurseur de Dumont de Genève et de Sismondi.

Au milieu du débordement de l’écrivaillerie, comme disait Montaigne, Mallet tranche par ses mœurs et sa vie autant que par son talent sur les journalistes de l’époque. Il n’a jamais mené l’existence douteuse et souterraine de la plupart d’entre eux ; jamais n’ont pesé sur lui les soupçons qui pèsent sur eux tous, sur Linguet, sur Morande, sur Brissot, sur Beaumarchais et sur le plus grand de tous, hélas ! sur Mirabeau lui-même. Sa vie a toujours été modeste, et peut être fouillée en tous sens : elle a été discrète et ouverte à la fois. Au milieu de sa plus grande prospérité littéraire, alors qu’il rédigeait la partie politique du Mercure de France, que dirigeait le célèbre Panckoucke, il a toujours vécu retiré au milieu de sa famille et allait rarement dans les brillans salons de la capitale. Pendant l’émigration, il a vécu pauvrement et a donné ses conseils à peu près gratuitement aux cours souveraines qui les lui ont demandés. Mallet passe généralement pour un agent de la coalition, cela est inexact : c’est un conseiller passionné, mais désintéressé ; on ne peut dire qu’il ait été jamais à la solde d’un gouvernement. Lorsque, épuisé par le travail, il mourut en Angleterre, où il rédigeait le Mercure de Londres, ses amis, Lally-Tolendal et Malouet en tête, furent obligés de fournir aux frais de ses funérailles, et le gouvernement anglais dut subvenir aux besoins de sa famille. Il avait une haute idée de la dignité de l’écrivain et des devoirs qui lui sont imposés, et c’est lui qui, parlant de l’inefficacité des lois répressives sur la presse, a dit ces belles paroles, bonnes à retenir et à méditer : « La meilleure sauvegarde de la liberté de la presse, le plus efficace préservatif de son dérèglement, c’est la morale des auteurs, non pas la morale qu’en parle et qu’on imprime, mais celle qu’on pratique : le respect religieux de la vérité, l’honneur, l’habitude de la décence, et cette terreur utile qui devrait saisir tout homme de bien, lorsque sa plume va afficher une accusation ou répandre un système. » Jamais il n’a hasardé un fait sans s’être préalablement informé de la stricte vérité. Il offre, sous ce rapport, un parfait contraste avec un journaliste de l’école opposée, avec le chef futur de la gironde, Brissot, dont une imagination inquiète dictait toutes les accusations. On voit Brissot, pendant toutes les années qui précèdent la révolution, arriver partout la bouche enfarinée, comme on dit vulgairement, pour débiter les lieux communs les plus insupportables sous forme de paradoxes et affirmer des faits dont il n’a pas été le témoin. Ainsi le voyons-nous dans l’affaire de Warren Hastings, et surtout dans l’affaire de la reddition de Genève aux puissances alliées, en 1782. Pauvre Brissot, infortuné Philadelphien ! il a laissé après lui une triste réputation ; mais il lui a été donné d’expier cruellement ses sottises. Ce ne fut pas un intrigant, comme on l’a appelé : ce fut un grand faiseur d’embarras. Mallet se distingue aussi de Linguet, esprit dont tout le mérite provenait d’un échauffement factice et d’une inquiétude remuante qui lui cachait plus de choses qu’elle ne lui en faisait découvrir. Il n’a jamais eu, comme ses confrères, à se repentir de ses opinions ; sagement constitutionnel, il n’a pas eu, comme Linguet, besoin de se convertir à la révolution, ni, comme Brissot, à regretter ses fautes politiques.

L’époque du XVIIIe siècle à laquelle Mallet appartient par sa carrière de journaliste est une des plus curieuses et des plus affligeantes qu’il y ait dans l’histoire. Elle a été très bien nommée par un illustre anglais rage du papier : c’est l’époque des brochures, des journaux, des libelles et des pamphlets ; il n’y a plus de règle et d’autorité ni en politique, ni en littérature ; l’anarchie intellectuelle précède l’anarchie politique ; on se bat à coups de brochures, on se diffame dans les journaux, on se verse des écritoires sur la tête en attendant les échafauds de la place Louis XV. La bataille des livres prélude à la guerre civile et aux journées de septembre. Les gens de lettres sortent de dessous terre, les mensonges et les calomnies s’entrecroisent comme les intrigues ; les quelques honnêtes gens de l’époque sont traités sans façon de faquins, et M. de Calonne est appelé par les libellistes à ses gages le vertueux ministre avec une telle audace de servilité et de bassesse, qu’un des hommes les plus réellement vertueux de cette époque, le roi Louis XVI en personne, révolté par cette épithète imméritée que quinze censeurs avaient respectée, la biffe de sa propre main. Il est vrai en revanche que, si le délire, la déraison et la corruption sont universels, le mot de vertu est dans toutes les bouches ; les absurdités les plus contradictoires se manifestent : la religion est traînée dans la boue par des milliers de brochures que la censure laisse passer, tout en condamnant Suard à 600 livres d’amende pour un récit de la mort de Barthe, où il donnait à entendre que ce dernier était mort philosophiquement, c’est-à-dire sans confession. C’est une époque d’un caractère immonde et faux. Le grand homme du moment, c’est Beaumarchais, un esprit pétillant comme du bois sec dans lequel la sève est dès long-temps tarie, brillant comme un feu d’artifice, mais sans flamme et même sans clarté, un phénomène comme le serait un feu sans chaleur. L’hypocrisie et le mensonge sont partout, et les ministres eux-mêmes osent mentir devant le roi. Nous trouvons dans le journal de Mallet Dupan, à la date du 17 avril 1787, l’anecdote suivante : « Le roi avait ordonné à M. de Calonne d’écrire à M. Joly de Fleury pour avoir l’examen qui avait été fait du Compte-Rendu après la retraite de M. Necker. M. de Fleury lui répondit que cet examen, fait par un ennemi de M. Necker, avait confirmé en tout l’exactitude du Compte-Rendu. Le roi demanda cette réponse. M. de Calonne, qui voulait gagner du temps, nia l’avoir reçue. Le roi en parla avec le garde-des-sceaux, qui, déjà mal avec M. de Calonne, dit : — Sire, il y a huit jours que M. de Calonne a cette réponse. En présence du roi, ils se querellèrent, s’accusèrent, et le roi prit le parti de les chasser. » Que dites-vous de cette scène ? Voilà un ministre, un gentilhomme qui ment à deux reprises, et qui ment devant son roi, lequel se contente de le chasser pour un acte qui méritait la Bastille ou l’exil. Bussy-Rabutin jadis avait dû traîner toute sa vie loin du monde où il était né pour un acte moins répréhensible. Cette anecdote, que nous prenons entre mille, ne témoigne-t-elle pas de la déraison générale ? Il y a à cette époque comme un universel ramollissement des cerveaux ; la nature morale de cette génération est desséchée autant qu’elle peut l’être, et l’imbécillité trône en souveraine. Patience, quelques jours encore, et le feu du ciel va tomber.

Et ces brochures et ces pamphlets, en avez-vous par hasard parcouru quelques-uns ? Il n’y a pas une sottise, un crime, un paradoxe de la révolution qui ne se retrouve par avance dans ces papiers, qui dorment aujourd’hui dans la poussière, leur lit naturel. Rien n’est curieux comme les conflits, les luttes qui s’engagèrent à la fin du dernier siècle, quelques années avant 89. Avec chaque discussion naît un nouveau danger : chaque brochure publiée en faveur de l’autorité l’ébranle ; chaque défenseur de la liberté, en revanche, salit la liberté ; chacun force son opinion et l’exagère si bien, qu’il lui fait rejoindre l’opinion opposée : l’anarchie rejoint le despotisme, et le despotisme l’anarchie. Il serait curieux de retrouver l’origine du socialisme dans ces contestations et ces polémiques entre l’ancien régime à son agonie et la révolution encore à l’état latent. Le plus célèbre de tous les journalistes d’alors, Linguet, ne faisait autre chose, dans ses livres et ses journaux, dans ses attaques contre l’Encyclopédie, contre les philosophes, que justifier le despotisme par des raisonnemens que ne désavoueraient pas tels ou tels de nos socialistes. Le sage Mallet lui-même, l’aristocrate Mallet, prenant la défense de Linguet, alors attaqué et poursuivi à outrance, demandait à ses adversaires si la propriété, qu’ils accusaient l’auteur de la Théorie des Lois civiles de détruire, n’était pas une usurpatrice qui se maintenait en accaparant, pour se conserver, toutes les ressources de la loi, et si la liberté n’était pas le privilège de celui qui possède. Ainsi Mallet, le défenseur de la société, arrive à poser exactement la même question que posait, tout à côté de lui, le radical Brissot, et que devait plus tard formuler M. Proudhon en ces termes : « La propriété, c’est le vol ! » La révolution arrive, on le voit, et tous ceux qui s’efforcent de la repousser l’attirent comme malgré eux ; mais ne remarquez-vous pas combien tous ces hommes, dont quelques-uns, comme Linguet et Mallet, sont vraiment distingués, sont peu sûrs des principes qu’ils soutiennent ! combien ils sont peu fermes sur les principes, comme ils en sont peu maîtres, et combien l’art de raisonner est perdu ! Les traditions sont oubliées, obscurcies, et leurs défenseurs eux-mêmes ne les connaissent plus. Les institutions sociales, les questions de gouvernement, sont devenues un véritable labyrinthe où ceux qui s’y engagent ne se retrouvent plus. On entend des voix confuses qui crient au milieu de ce dédale : — Par ici ! par là ! de ce côté ! de cet autre ! — l’inquiétude s’empare de toutes les têtes ; l’échauffement de l’esprit et la colère chez quelques-uns, la lassitude et l’indifférence hébétée chez d’autres, ont remplacé la raison calme, froide, maîtresse d’elle-même et du but qu’elle poursuit. Cette révolution va s’opérer par convulsions, désespoir, fièvre ardente, inquiétude, lassitude et hébétement. Les plus inquiets vont émigrer, les plus désespérés vont massacrer, les plus las vont tendre stupidement, sans résistance, le cou à la guillotine.

Le journal de Mallet Dupan, composé ide notes sur les événemens qui ont précédé la révolution française, est curieux à plus d’un titre. Nous assistons aux préparatifs de ce grand événement, nous avons pour ainsi dire la révolution avant la révolution. Quand on a lu ces notes, on se dit que la tempête est inévitable, et l’on comprend l’opinion du grand Goethe, qui, voyageant alors en Italie, dit, après avoir appris l’affaire du collier : « Voilà qui prédit les tremblemens de terre’. » Malheureusement ces notes portent toutes, ou à peu près, sur les scènes de l’assemblée des notables, sur l’exil du parlement et les échauffourées qui s’ensuivirent ; Mallet est un observateur exclusivement politique et qui ne compte que les faits ayant rapport aux affaires publiques et qui ont une importance immédiate. Il manque de philosophie dans sa manière d’observer, et, à défaut de philosophie, de cette curiosité et de ce bavardage propres à un Suétone ou à un Bachaumont. Nous ne trouvons pas dans ses notes l’universel délire de l’époque, ses engouemens puérils, ses manies imitatrices, son enthousiasme pour les montgolfières, les modes anglaises et la vertu ; mais nous rencontrons un de ses traits les plus caractéristiques, un des vices dont la révolution a le plus abusé, l’insolence, l’insolence en bas, l’insolence en haut, aucun respect nulle part, et, au sein de cette société si polie en apparence, la grossièreté qui commence à poindre, une grossièreté mêlée de férocité, et qui facilite et active l’esprit de révolte. Que dites-vous, par exemple, de l’anecdote que voici : « Juin 1787. La reine s’étant trouvée à l’Opéra il y a huit jours, quelques insolens ont crié : Voilà le déficit ! ce qui fut répété dans la salle. Durant toute l’assemblée des notables, malgré la violence des propos dans tous les lieux publics et sociétés, on n’a mis personne à la Bastille, fait attesté par M. Du Puget, lieutenant du roi de la Bastille. » Est-ce que cette exclamation injurieuse ne vous semble pas faire assez bien pendant aux sobriquets immondes dont plus tard les sans-culottes accablèrent la royale famille ? Voilà le déficit, cela nous prédit par avance la Madame Veto des chansons anarchiques et le « ah ! voilà l’Autrichienne ! » du 20 juin 92. Un fait tout nouveau, c’est que cette insolence inouïe ne trouve même pas sa punition, les portes de la Bastille ne s’ouvrent plus. Dans cette société affaissée et près de sa fin, il n’y a plus même le courage de la répression. Remarquez aussi que cette manière de désigner la reine implique toute une révolution dans l’esprit des hommes : désormais le roi ne sera plus que le budget, un système de finances ; le roi, ce sera le système, et les gouvernans seront des employés chargés de le faire mouvoir. Non-seulement le respect est mort, mais l’ancienne manière de considérer l’autorité est morte avec lui.

En attendant, Marat, sorti de ses repaires souterrains, pérore aux Tuileries et commente le Contrat social aux applaudissemens de la foule, et des pères Duchêne inconnus placardent sur les murs de Paris et de Versailles des bouts rimes plats et obscènes contre le roi et sa famille. Parmi ces bouts rimes que cite Mallet Dupan, il en est qui portent avec eux leur enseignement ; bien fous étaient ceux qui ne voyaient que le résultat d’une ébullition passagère dans ces attaques ignobles contre la royauté. A propos de ces placards, Mallet fait la réflexion suivante : « Le Français, étant incapable de délibération froide, l’est aussi d’un gouvernement libre où chacun doit discuter avec poids et mesure. » Hélas ! de pareilles misères ne proviennent pas de la vivacité, de la mobilité et de la facile irascibilité de l’esprit français ; la vivacité, la mobilité du caractère sont des qualités plus ingénieuses. Non, ces placards indiquent la volonté d’être insolent, la détermination bien arrêtée d’injurier, l’envie formelle d’être irrespectueux. Bien loin d’être sorti de l’échauffement des esprits, tout cela est au contraire froid et calme, et la platitude n’empêche pas ici la méditation. Ces injures ont aussi leur profondeur, et en tout cas indiquent une haine vivace qui fera son chemin ; elles présagent les infâmes calomnies du tribunal révolutionnaire.

Vous avez vu l’insolence d’en bas, élevez vos regards vers les plus hautes régions de la société ; entrez, par exemple, à ces séances du parlement employées à discuter l’édit sur le timbre. C’est une de ces scènes parlementaires comme nous en avons tant vu, où les pouvoirs en lutte rivalisent d’aigreur. C’est le premier pas dans la résistance à l’autorité, et le ton acerbe qui caractérise les paroles que nous allons citer peut faire augurer du langage qu’on tiendra lorsque la résistance sera devenue la désobéissance, et que cette désobéissance aura triomphé. « Dans la séance de la première délibération du timbre (11 août 1787), M. d’Artois s’avisa de citer les Anglais, qui avaient cet impôt et dont nous imitions les modes, les voitures, etc. — Monseigneur, lui répondit M. Robert de Saint-Vincent, nous ne nous piquons pas d’imiter les Anglais, et vous devriez vous rappeler qu’ils ont détrôné sept de leurs rois et coupé le cou au huitième. Le comte ayant lâché quelques propos d’envoyer faire….. le parlement, M. de Saint-Vincent dit : Si Monsieur n’était pas le frère du roi, la cour devrait décréter sur-le-champ et le faire descendre à la Conciergerie pour avoir manqué de respect à cette assemblée. — M. d’Artois l’appelle Robert-le-Diable. »

Le comte d’Artois eut plus tard, sans doute, l’occasion de se rappeler les paroles prophétiques de Robert de Saint-Vincent. Ces paroles toutefois suggèrent une réflexion : si elles avaient été prononcées dans un autre pays, on n’y pourrait voir qu’une réponse ferme et énergique ; mais en France, pays d’obséquieuse politesse, où le respect a toujours pris la forme d’une déférence courtisanesque, et où nos rois, lorsqu’ils entendaient la vérité, ne l’entendaient jamais qu’enveloppée de discrètes réticences, elles peuvent à bon droit pronostiquer toute une révolution. Et les paroles du comte d’Artois, comment trouvez-vous qu’elles remplacent l’impérieuse insolence de Louis XIV disant aux prédécesseurs de ce même parlement : L’état c’est moi ? Les princes du sang parlent maintenant le langage le plus démocratique, à ce qu’il semble ; c’est le cas de s’écrier avec Edmond Burke : « L’âge de la chevalerie est passé. » Les esprits sont donc bien préparés pour une révolution. L’intrépidité de cynisme et d’insolence, l’audace de mensonge qui sont nécessaires dans les troubles civils existent déjà, et les soldats de ces troubles, ils existent aussi. On assiste dans les notes de Mallet à la naissance des types les plus curieux des émeutes modernes ; on commence la chasse aux mouchards, on brûle l’effigie de Brienne et celle de la reine, et pour célébrer l’inauguration du ministère Necker, on illumine le Palais-Royal. Le type du gamin de Paris, du gamin révolutionnaire, se révèle tout à coup. Le gamin met ses amusemens au service de l’émeute et lance dans les faisceaux d’armes des troupes ses pétards et ses fusées. Les clercs de la basoche, habitués du parterre, transportent leurs sifflets du théâtre au parlement. La curiosité politique commence à s’emparer du peuple, et, en attendant que le Père Duchêne lui permette d’être informé des affaires sans se déranger, il se précipite partout où il pense trouver un spectacle, — au palais, par exemple, où il va applaudir Linguet, qui plaide contre le duc d’Aiguillon, et remarquez à ce propos l’inquiétude intrépide et à toute outrance, la fougue, l’empressement, l’avidité de ce premier éveil de sa curiosité ! « Jamais on n’avait vu pareille scène au palais. Quoique l’audience fût à sept heures, l’affluence a été encore plus grande qu’au jugement du cardinal (l’affaire du collier). La grand’chambre, le parquet, les avenues, les antichambres, la grand’salle, les corridors, le grand escalier, la cour, tout était plein. Un jeune pensionnaire de Louis-le-Grand y est mort. C’était un spectacle affreux de voir sortir de la grand’chambre, durant le cours des plaidoiries, des gens à demi morts, trempés de sueur, sans souliers, sans chapeau, dans le désordre d’une bataille. Jamais on ne s’assemble quelque part à Paris sans accident. Il y avait cependant quarante gardes. On a laissé tout entrer ; garçons de café, bouchers, chenapans, clercs et sous-clercs, jusqu’à des poissardes. Voilà l’auditoire qu’a enthousiasmé Linguet par ses épigrammes. En sortant, il a été applaudi jusqu’à sa voiture… Rien de plus scandaleux que cette séance tumultueuse. »

Il y a là tous les élémens d’un bel et bon bouleversement politique. Il n’y manque que des chefs pour conduire et diriger ces élémens, et en vérité ils sont tout près de ce palais de justice : ils assistent en qualité de spectateurs à cette scène. Ne voyez-vous pas d’ici toutes ces têtes d’avocats, de procureurs et d’hommes de loi qui regardent aux portes du palais ou bien mêlés à l’auditoire et participant à ses émotions, — les journalistes et les pamphlétaires, toute la tribu des écrivains ?

Nous rassemblons à dessein tous ces faits, et nous demandons s’il n’y a pas comme un esprit de délire qui plane sur tous les esprits. Ces anecdotes prouvent une chose entre autres : c’est que l’ancienne manière de vivre est finie, que chacun est sorti déjà de son rang social et de sa position par les mœurs, par les habitudes, avant que la révolution soit venue déplacer les positions et bouleverser cette antique hiérarchie. Chacun de ces personnages ignore le langage qui convient à sa position et la dignité particulière qui convient à son rang. Nous pourrions suivre à travers la révolution cette décadence morale et montrer par maint exemple que tous ces hommes ne méritent ni dithyrambes élogieux, ni invectives cicéroniennes, et que cette époque est loin d’être une époque de vertus viriles. Il serait facile de montrer que tous les principes moraux sont éteints ou épuisés, et qu’il n’y a plus dans toutes les âmes que certains principes d’action d’autant plus forts qu’ils n’ont plus aucun contre-poids, certains principes d’action, et nous pourrions ajouter encore certains instincts naturels à la nation française, l’instinct militaire et le goût des batailles, qualités inhérentes à la race et qui sont comme le fonds primitif de la nature celtique. Ce sont ces principes et ces instincts qui ont suffi à toutes les luttes de la révolution, et que Napoléon a employés pour reconstruire la société qu’ils avaient abattue, faisant servir ainsi (c’est là son grand coup de génie) à la gloire de la civilisation les instrumens même de la barbarie et de la destruction. Quant aux principes qui font l’homme civilisé, ils n’existent plus, et les hommes de cette époque qui peuvent se dire civilisés ne le sont plus qu’extérieurement, par l’affaiblissement de leurs passions plutôt que par la douceur de leurs mœurs, par un caractère émoussé qui les rend incapables du mal, mais aussi du bien, par un certain sybaritisme moral qui leur fait détester les excès et la vue du sang, mais qui les rend par cela même incapables de résistance ; car savez-vous comment se défendaient ceux qui avaient le plus d’intérêt à la conservation ? Lors de la fuite du roi à Varennes, une visite domiciliaire fut opérée chez Mallet Dupan ; ses papiers furent mis sous les scellés, et lui-même dut pendant quelque temps se cacher pour éviter les violences. Pendant deux mois, Mallet suspendit sa collaboration au Mercure, dont il rédigeait la partie politique. Certains abonnés du Mercure, gens d’ordre selon toute apparence, se plaignirent enfin du silence forcé de Mallet et l’accusèrent de désertion. Mallet répondit par une page pleine de dignité et qu’il faut citer tout entière, car elle apporte avec elle son enseignement. « En renouvelant, dit-il, le témoignage de ma reconnaissance à ceux qui ont accompagné leurs plaintes de marques touchantes d’intérêt et d’attachement, j’exprimerai ma surprise du calcul singulier de quelques-uns. Ils paraissent considérer un auteur dans les conjonctures où nous sommes comme un serviteur qu’ils ont chargé de défendre leurs opinions, et qui doit monter à la tranchée pendant qu’ils dorment ou se divertissent. Ils trouvent commode qu’un homme s’occupe tous les huit jours, au risque de sa vie, de sa liberté, de ses propriétés, de leur faire lire quelques pages qui amusent leurs passions durant l’heure du chocolat, et ils regardent comme un devoir, comme une dette, qu’on s’immole à leur incurie et à leurs ridicules illusions. Ces messieurs ont cherché à me prouver avec humeur que je ne pouvais me permettre aucun relâche, que mon intrépidité devait suppléer à la leur, et que, fort de l’approche des contre-révolutionnaires, il m’était facile de me dévouer au salut public. Voilà certes de plaisans conseils et de plaisantes sûretés. Je répondrai à ces égoïstes que la mesure de mon courage, fixée par la raison ou par le sentiment, ne le sera jamais par les forfanteries des têtes exaltées, qui, sans mettre un écu ni une goutte de sang dans la balance des dangers, sont des Euménides pour y précipiter les autres et des puissances mortes pour les en tirer. »

Aujourd’hui encore nous avons de ces vigoureux champions de l’ordre, et la race de ces conservateurs-là n’est pas perdue. Ce que nous tenions à constater, c’est qu’elle a commencé à ce moment-là, c’est qu’elle date de la fin du XVIIIe siècle. On a vu dans tous les siècles de la lâcheté, de l’indécision, de la mollesse ; mais on n’avait jamais vu des gens attaqués se défendre en lisant un journal, se croire bien forts parce qu’ils se sont échauffé solitairement la tête à cette lecture d’une heure, et se croire sauvés parce que l’article du matin était énergique et menaçant. On remarquera les paroles fermes de Mallet. Il avait le droit de parler ainsi à ses lecteurs, car depuis trois ans il bravait le danger et, ce qui peut-être est plus difficile, le mécontentement de tous les partis. Une fois déjà, en 1790, il avait été dénoncé comme aristocrate et ennemi déclaré du peuple par les meneurs des clubs, et il eut à parlementer avec une députation menaçante qui vint lui demander compte de ses écrits. Un jour, il fut dénoncé à la tribune par Mirabeau lui-même. Tandis qu’il avait à soutenir les assauts que livrait contre lui Brissot dans le Patriote français et à répondre aux accusations de scélératesse dont il l’accablait, il lui fallait se défendre contre les pamphlets de l’émigration, qui commençait. « Un de ces braves, écrit Mallet, qui, à soixante lieues des frontières, ont encore le courage de garder l’anonyme, et qui accusent de lâcheté tous ceux qui, depuis trois ans, soutiennent à Paris le feu des événemens, vient d’instruire mon procès. Il a publié sa sentence à Coblentz et l’a réimprimée à Paris sous le beau titre de : Politique incroyable des Monarchiens, ou Lettre à M. Mallet Dupan, le chef, le coryphée de cette secte. » Il est aussi ferme en face de ses maladroits amis que de ses ennemis, et dans toutes les discussions il tient la balance juste.

Une autre cause de faiblesse, c’est une trop grande et trop exclusive culture intellectuelle sans aucun contre-poids. Il y aurait un beau chapitre à faire pour un La Bruyère moderne qui aurait traversé les guerres civiles, et qui pourrait être intitulé du danger d’être trop civilisé en temps de révolution. On ne sait pas tout ce que les raffinemens de l’esprit et de la civilisation ont de dangereux dans de telles périodes ; dans les époques de révolution, il est nécessaire pour un moment de redevenir barbare et d’échapper à l’influence de ses habitudes. Il serait facile de montrer que certaines qualités d’esprit, la politesse, la réserve, sont à certains momens de véritables dangers. En lisant quelques passages de Mallet, on aperçoit très bien la supériorité des malhonnêtes gens sur l’honnête homme à de pareils momens ; les coquins n’ont aucun scrupule, non-seulement à l’endroit des autres, mais à l’endroit d’eux-mêmes. Ils ne craignent pas d’avancer la première sottise venue et n’ont point peur de se compromettre. Regardez les proconsuls de la terreur et les conventionnels en voyage. La plupart sont des gens médiocres ; on voit arriver partout les Fréron, les Tallien, les Collot-d’Herbois, affichant une sorte de pompe barbare, déployant l’emphase la plus bouffonne, et débitant le plus sincèrement du monde les sottises les plus infâmes. Ces gens-là n’ont point peur du ridicule. Ils sont grotesques très souvent, mais leur aplomb les sauve. Ils acquièrent par là une véritable supériorité, donnent à leurs paroles la tournure d’oracles, à leurs accusations les plus invraisemblables l’air de la vérité. Les bonnètes gens, au contraire, hésitent à se compromettre, et le plus grand malheur qu’ils imaginent est celui de passer pour des sots. On ne sait pas tout ce que cette appréhension du bon goût, de la politesse, a causé de fautes et de malheurs ; toute cette foule d’hommes instruits, lettrés, de gens de salons et d’académie, n’avaient rien de ce qu’il faut pour agir à de pareilles époques. Intelligences trop cultivées, ils avaient retranché de leur ame, par une culture excessive, tout ce qu’il y a dans la nature humaine de vivacités primesautières, de qualités primitives, de saillies vigoureuses, pour les remplacer par des finesses calculées et des épigrammes forgées à loisir. Mallet dénonce souvent ce vice des esprits trop cultivés ; il voudrait que les paroles toujours courageuses, quelquefois éloquentes qu’il imprime, que ses conseils de résistance se traduisissent en actes énergiques ; il s’afflige que la parole du publiciste ne soit pas aidée par le bras du lecteur. « Au milieu de tous les désordres et de tous les malheurs, écrit-il, nos contemporains n’ont envisagé la révolution que comme une escrime de raisonnemens, de colère et d’invectives… Ce que l’esprit gagne en jouissances, le caractère le perd en énergie. L’activité de l’ame, ce feu sacré qui ne s’évapore point comme celui de l’entendement, s’affaiblit au milieu de tant de controverses. Des têtes noyées dans l’océan des sottises imprimées ne sont plus propres à se conduire ; n’en attendez ni grandeur, ni énergie : ces roseaux polis plieront sous les coups de vent, sans jamais se relever. »

Et la terreur ? Que ne pourrait-on pas dire sur ce sujet terrible, qui eût fait reculer Machiavel ? M. de Bonald a dit une fois que les peuples voluptueux étaient par cela même cruels, mais il n’a pas osé creuser son observation. Celui qui a osé fouiller dans la pourriture humaine sait combien la férocité touche de près à la sensualité et combien le goût du sang suit de près l’habitude du plaisir. Il y a du Pétrone et du de Sade dans la terreur. Il y a tel mot de Joseph Lebon à Arras qui semble pris dans les infâmes romans de de Sade ; il y a tel personnage de la révolution, Barrère par exemple, que Burke avait si admirablement appelé l’Anacréon de la guillotine, qui semble échappé en chair et en os du roman de Laclos. On a vu à toutes les époques des vengeances et des crimes. Ce qu’on n’avait pas vu depuis les empereurs romains de terrible mémoire, c’est un pareil amour pour toutes les choses horribles, mêlant les imaginations sanglantes aux délires voluptueux ; c’est cette facilité avec laquelle toute une génération s’habitue à voir couler le sang ; ce sont ces chansons érotiques et ces refrains de vaudeville où la fadeur des petits couplets du XVIIIe siècle est relevée par une odeur de charnier ; c’est cette corruption qui, mêlant la prostitution et le meurtre, transporte la guillotine au milieu des bosquets de Cythère (style du temps) ; c’est cet enthousiasme pour l’horrible instrument de supplice qui, sous forme de pendans d’oreilles, orne la tête des citoyennes, en attendant qu’il la fasse tomber ; ce sont ces modes dites à la guillotine et ce bon ton d’un genre singulier qui consiste à se costumer comme pour la mort. Mélangez les rêves d’une hystérique, les inventions d’un débauché blasé, les imitations puériles de l’enfance ignorante ; combinez Dorat et Pétrone, les délires de la Religieuse de Diderot avec les fadeurs d’Estelle, la corruption savante de Laclos et la morale facile de l’opéra-comique, et vous aurez une idée de la terreur. C’est là de la corruption, j’imagine, oui, et une telle corruption qu’il faut désespérer d’en rencontrer d’aussi compliquée.

On lit dans les papiers de Mallet Dupan une lettre de l’un de ses correspondans de Paris qui met en relief quelques-uns des traits de cette époque. « Sauf Robespierre, écrit-on à Mallet, chacun se trouvait heureux de n’être point en prison ; on calculait le nombre des personnes ou des habitans de la ville qui, suivant le système dépopulateur, était dans le cas de périr, et chacun espérait n’y être pas compris, soit par quelque révolution inespérée, soit parce que son tour viendrait plus tard, et je puis vous assurer, sans être exagéré, que de cette manière le comité de salut public aurait pu se défaire, l’un après l’autre, de tous les gens aisés de France sans la moindre opposition. Néron et Caligula n’avaient pas encore fait une pareille épreuve sur l’espèce humaine : comment l’a-t-on donc pu essayer sur une nation pleine d’amour-propre et qui a de l’audace et du courage, et comment ne s’est-il pas trouvé un fils qui ait vengé son père, ni à Paris ni à Lyon, tandis que, pour un propos, pour une fille, on se donnait des coups d’épée ?… On était si accoutumé de voir mener à l’échafaud vingt, quarante personnes, qu’on n’y faisait plus attention. On s’informait seulement du nom. Je n’ai pas vu cette douleur, cette consternation sur la physionomie des Parisiens, que toute ame sensible aurait dû ressentir à la vue de cette horrible boucherie. La populace pensait et disait généralement qu’il fallait tuer les aristocrates, et qu’on serait tranquille après. La première personne que j’aie vue passer sur la charrette était Charlotte Corday, et le premier homme que j’ai vu guillotiner était d’Orléans, et je vous avoue qu’il entrait un sentiment de haine de ma part ; il était froid et indifférent, et le peuple ne lui épargnait pas les huées. Je me suis également régalé des Brissot, des Danton, des Robespierre ; un esprit de curiosité m’a conduit aussi au palais pour voir sortir le malheureux Linguet : il était parfaitement tranquille, sans aucun signe de chagrin ni d’abattement. L’infortuné maréchal de Mouchy, son épouse, Victor de Broglie, le frère de M. de Saint-Priest, y étaient en même temps… Je suis forcé de vous quitter, je vais dîner chez Thomas (nom convenu), dans la maison où dînaient anciennement les Rayneval, les Jurien, les Mirabeau, les Rabant, les Garat, où dînaient aussi depuis les Guadet, les Gensonné, les Roland, les Barrère, les Prieur de la Marne, et actuellement les Tallien, les Fréron, les Carletti. Vous voyez, citoyen, que notre morale s’arrange de tout, et je crois que c’est là sa perte. »

Cette lettre en dit plus que toutes les réflexions possibles ; elle confirme le témoignage d’un honorable historien qui avait coutume de dire que si, à l’époque de la terreur, lorsque la charrette passait dans les rues, on eût fait signe aux spectateurs, ils seraient montés, et sans mot dire seraient allés à la guillotine. On remarquera aussi le ton avec lequel elle est écrite. Certes, l’homme qui s’adresse à Mallet était, selon toute apparence, un modéré, et pourtant cette lettre a le caractère de tout ce qui s’écrit à cette époque ; elle est frivole et atteste l’influence de la corruption régnante. Lui qui n’aime pourtant pas à voir couler le sang, il s’est régalé du supplice de ses ennemis ; un instinct de curiosité l’a poussé aux portes de la prison pour aller considérer la contenance des gens qui vont mourir ; ses réflexions sur l’absence de vengeance, sa surprise de voir que pas un fils n’ait vengé son père, et pas un père son fils, méritent considération. C’est qu’en effet, dans les époques de décadence, le véritable courage disparaît, et il ne reste plus qu’un courage de vanité. On est capable encore de se donner un coup d’épée pour un mot ou un geste ; mais la douleur n’a plus de colère, le malheur n’a plus de ressentimens, la fibre sensible est paralysée par la vanité. Le courage n’étant autre chose que la vertu en action, il faut s’attendre, dans des époques semblables, à ne rencontrer que le genre de vaillance que la corruption peut encore supporter, le courage qui lui est nécessaire pour se défendre. Pourtant il y a des hommes qui, à cette époque, ont montré un véritable courage, on le dit au moins : eh bien ! analysez les actes de ceux-là, le dévouement de Charlotte Corday, le meurtre de Lepelletier par Paris, remontez à la source de ces actions, et demandez-vous si c’est là autre chose qu’un courage d’imagination. Jamais troupeau ne marcha à la boucherie avec plus de résignation, la tête plus basse et l’œil plus hébété.

N’avions-nous pas, en vérité, raison de dire que cette époque était une humiliation pour la nature humaine ? Au reste, il est bon de remarquer que la force de résistance n’existe guère davantage dans le camp opposé. Les scélérats n’ont pas plus de courage dans le mal que leurs victimes de courage pour le bien. Lorsque, après prairial, la convention ordonna de remettre les piques à la section, on les rendit avec le même empressement qu’on avait nus jadis à les prendre. « Tout cela se fait sans murmure, écrit un correspondant de Mallet, on est à la queue pour attendre son tour ; moi-même j’ai attendu trois quarts d’heure pour rendre la mienne. On désarmerait ainsi toute la France sans coup férir. »

Voilà quelques-uns des traits de cette terrible époque. Est-ce assez de délire, de dégradation, de folie ? On ne peut même pas dire qu’il y ait décadence morale ; il y a abolition complète de toutes les vertus, de toutes les qualités, de tous les principes qui donnent à l’homme sa vraie valeur. Mallet d’ailleurs ne s’y trompait pas ; il avait très bien vu tout ce qu’il y avait de délire au fond de la révolution, et tandis qu’autour de lui tout le monde se demandait : Qu’est-ce que cela veut dire ? tandis que les politiques cherchaient dans des causes abstraites l’explication de tous ces malheurs, et, désespérant de la trouver, en accusaient le sort, Mallet ne songeait à incriminer ni tel ou tel homme, ni tel ou tel événement ; il parlait sans grande colère des massacres et des échafauds, comme un homme qui, connaissant à fond la nature de ses contemporains, s’expliquait très bien comment tant de crimes avaient pu être accomplis. Il n’a pu vivre assez pour lire les théories fatalistes qui ont été bâties sur le grand événement auquel il avait assisté ; mais il est probable qu’il eût pu demander où était donc la fatalité, et si c’est la fatalité qui conduit un prodigue à l’hôpital, ou qui fait tomber dans la rue un homme qui est sorti ivre. « Il faut chercher la cause de cette révolution, écrit-il à l’abbé de Pradt, dans le caractère du siècle ; à force d’urbanité, d’épicurisme, de mollesse, tout ce qui est riche, grand de naissance, homme comme il faut, est absolument détrempé. Il n’y a plus ni sang, ni sentiment, ni dignité, ni raison, ni capacité. L’amour du repos est le seul instinct qui leur reste. Ce sont les Indiens que les Mogols trouvent couchés sur des feuilles de palmier au moment où ils viennent les exterminer et les piller. Tout se réduit en dernière analyse au calcul que voici : — Combien me laisseras-tu si je te livre mes lois, ma patrie, mes autels, les cendres de mes pères, mon honneur, ma postérité ? — Lorsque les nations en sont là, il faut qu’elles périssent. » Mallet ne se lasse pas de revenir sur cette cause morale de la révolution, qui seule peut expliquer ses excès et ses crimes ; il montre à nu leur misère à ses contemporains, sans ménagement, sans crainte, même trop rudement parfois, car il les poursuit jusque dans le malheur, l’émigration et la ruine, et, lorsqu’ils font éclater leurs sanglots trop haut, il impose silence à leur douleur pour leur faire sentir combien elle est méritée. Il ne s’élève point, comme De Maistre, jusqu’aux idées d’expiation et de châtiment providentiel ; mais tous les mots terribles de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, — ceux-ci, par exemple : « Il y a des innocens sans doute parmi les victimes, mais il y en a bien moins qu’on ne l’imagine communément ; » — « jamais un grand crime n’eut plus de complices, » reviennent à l’esprit lorsqu’on lit les écrits de Mallet sur la révolution. — Vous avez mérité votre sort, vous, égoïstes qui brûleriez la maison du voisin pour vous faire cuire deux œufs frais ; vous, indolens qui vous défendiez avec des brochures ; vous, mécréans qui, lorsqu’on vous parle des principes de morale et de justice, demandez d’abord : Combien cela vaut-il ? vous, amateurs cauteleux de la révolution qui, vous attendrissant sur ses excès, préconisez les causes qui les ont produits ; vous, coureurs de petits soupers, dont le plus grand regret peut-être est de les avoir perdus ; vous, téméraires et légers écrivains qui avez lancé dans le monde des maximes dont vous n’étiez pas convaincus ! oui, vous avez mérité d’être livrés à ces scélérats qui, à force d’audace, ont rendu le génie inutile, et à cette populace en bonnet rouge qui fait consister le civisme dans la grossièreté. — Tel est le ton habituel de Mallet ; il n’est pas d’une ame vulgaire.

Mallet a beaucoup écrit sur la révolution française et presque toujours avec une tranquillité de cœur remarquable dans un temps si orageux. Ces événemens font perdre la tête à tous ses amis ; l’abbé de Pradt, Mounier, Malouet, Lally-Tolendal, le chevalier de Panat, se livrent, qui à des colères, qui à des crises nerveuses, qui a des accès de sensibilité ; mais lui, il reste toujours maître de son esprit ; ni le 20 juin, ni le 10 août, ni le 2 septembre ne sont capables de le faire déraisonner, Mallet borne ses horizons et ne cherche pas à prédire ; il envisage avec froideur les événemens les plus horribles au point de vue des conséquences pratiques qu’ils peuvent entraîner, au point de vue du parti qu’on peut en tirer ou des espérances qu’ils abattent ; il parle donc strictement pour son temps et non pour la postérité, et cependant aujourd’hui encore on peut relire ses écrits avec intérêt et profit ; ils ont été frappés par quelques rayons de cette vérité morale qui conserve toujours tout ce qu’elle a une fois touché. Si l’on échelonnait ses lectures avec la méthode d’un plan d’instruction scientifique, les écrits et les pamphlets de Mallet pourraient être recommandés comme une excellente initiation aux Considérations sur la France de Joseph de Maistre, et aux livres de Burke et de Mme de Staël sur le même sujet. Mallet n’a pas, cela va sans dire, les éminentes qualités de ces trois écrivains ; mais, au second rang, il a quelque chose de chacun d’eux, et il peut servir à faire comprendre leurs points de vue respectifs. Constitutionnel comme Mme de Staël, il me paraît bien moins épris de la scholastique du parti, tenir bien moins aux droits de l’homme, à la souveraineté nationale et à toutes les idées de l’école. Souvent éloquent, il n’a pas, à beaucoup près, l’ironie élaborée de Burke, ni cette lenteur de l’anathème que, durant plus de deux cents pages, on entend gronder chez le publiciste anglais au-dessus de la discussion philosophique, et qui éclate comme une vengeance lorsqu’arrive le récit des insurrections. Il n’a pas non plus à son service cette épée à deux tranchans avec laquelle de Maistre saccage à la fois les deux camps opposés de l’aristocratie et de la démocratie pour ne laisser apparaître, à la fin du combat, que la France et le roi. Il s’en tient à la mercuriale et aux réprimandes, et n’a point la dialectique cruelle et directe, l’accent de juge irrité du grand ultramontain. Nous n’avons dans Mallet que la monnaie des théories de ses trois illustres contemporains ; cela est vrai, mais c’est avec ce cuivre qu’ils ont composé leur or. On ne peut établir aucun corps de doctrine sur les idées de Mallet, parce qu’elles sont trop disséminées, mais elles peuvent nous servir de pierre de touche pour vérifier bien des pensées, bien des détails, pour les éprouver et les juger. Ce qui fait l’originalité de Mallet, c’est une indépendance absolue de caractère. In medio stat virtus, telle est la devise de Mallet. Il voudrait maintenir droite cette société battue de vents contraires sans la faire pencher vers aucun parti extrême. Écrivant pour la France, Mallet s’est dépouillé de toutes ses opinions de Genevois, de protestant, de républicain ; il sait qu’il écrit pour une nation qui n’a point les traditions, les mœurs de son pays ; ce n’est pas un mérite médiocre, et de plus grands que lui n’ont jamais pu, dans des situations semblables à la sienne, se délivrer de leurs opinions. Protestant, il prit la défense du clergé catholique contre ces « athées qui détruisaient la religion pour ramener le christianisme primitif ; » républicain, il fut un des plus courageux défenseurs de Louis XVI ; émigré, il brava les fureurs de Coblentz, et conseilla à Louis XVIII l’acceptation du régime constitutionnel ; écrivain, il eut le courage (ce qui est rare) de dire à ses lecteurs que lire des brochures n’était pas suffisant en temps de révolution.

Mallet appartenait au parti constitutionnel ; il nous aide à le bien connaître, et nous offre l’occasion de passer du tableau de la révolution à quelques-uns de ses acteurs. Ce parti s’est divisé dès l’origine en deux grandes fractions, les constitutionnels royalistes, qui eurent pour chefs Mounier et Malouet, et les constitutionnels jacobins, qui marchaient sous la bannière du triumgueusat, pour parler comme Mirabeau. De ces deux faactions, la première est la plus honorable ; mais, en vérité, c’est tout ce que nous pouvons dire de mieux sur son compte. Obstinément systématiques et systématiquement obstinés, les constitutionnels n’eurent jamais les qualités qu’on doit exiger des chefs de parti, encore plus des hommes politiques mis en demeure de fonder des institutions qui n’ont pas encore été essayées. Natures légèrement sèches et presque scholastiques, ils savent trop à fond leur doctrine, ils ont trop d’érudition constitutionnelle pour s’accommoder aux circonstances et ne pas voir que ce qu’on fonde à côté d’eux n’est pas absolument semblable à ce qu’ils ont appris et à ce qu’ils se croient en droit d’enseigner. La plus légère infraction aux règles constitutionnelles les jette dans l’état d’un helléniste qui aperçoit dans un exemplaire précieux une faute typographique. Cette trop grande érudition doit les perdre, car elle les rendra pessimistes, elle éteindra en eux cette confiance qui est nécessaire pour fonderies institutions, cette confiance qui était alors le sentiment dominant dans la nation, qui est le privilège des esprits non cultivés qui sont en très grande majorité, et qu’il s’agissait de gouverner ; ils étaient trop savans encore une fois et manquaient de l’aptitude nécessaire pour tourner les difficultés, qui n’étaient pas exactement constitutionnelles, connue pour s’accommoder à des circonstances inattendues. Ils avaient compté sans l’imprévu, et lorsque, comme cela était inévitable, l’imprévu se présenta, ils ne surent faire autre chose que murmurer et se récrier contre les événemens d’un ton acre et cassant comme Mounier, verser des larmes comme le trop sensible Lally Tolendal, s’effacer et se taire comme Malouet pour aller porter à Versailles et aux Tuileries de timides conseils, de stériles protestations de dévouement, et se répandre en plaintes inutiles. Ils n’étaient capables de rien détruire, cela est vrai ; mais ils n’étaient capables de rien sauver, encore moins par conséquent étaient-ils capables de tout transformer, ce qui était alors le problème posé. Ils manquaient de cet esprit d’invention si nécessaire aux hommes politiques. Leur constitution anglaise, ils l’auraient appliquée tant bien que mal à la France, au lieu de s’en servir comme de pensée première et féconde pour arriver au but que la nation s’était proposé, l’union plus étroite de la France et du roi. C’étaient des hommes honnêtes et intègres dans toute l’acception du mot, excellens pour faire une suite à Delolme ou pour donner une analyse critique très exacte des systèmes politiques, mais peu propres à fonder un gouvernement et surtout peu faits pour les révolutions. Ils n’avaient pas les qualités cordiales, sympathiques, l’accent vibrant, qui sont nécessaires à de telles époques pour exécuter d’aussi difficiles desseins et inspirer l’amour de leur œuvre à leurs compatriotes : ils devaient tomber, ils tombèrent. Leur chute est déplorable sans doute, comme l’est celle de tous les hommes honnêtes ; mais on peut se demander si c’est un très grand malheur, et si une constitution fondée par d’aussi faibles mains aurait jamais duré.

L’autre fraction constitutionnelle, le triumgueusat, le parti de Barnave, de Duport, des Lameth, ne péchait pas précisément, comme les précédens, par trop de scrupules constitutionnels et d’honnêteté politique. Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour rendre la révolution irrévocable, et pour cela ils n’ont rien ménagé, ni les intérêts de la vérité, ni les sentimens de la conscience publique, ni l’humanité elle-même. Ce sont eux qui, les premiers, ont appris aux classes moyennes, qu’ils s’étaient chargés de guider, à être injustes envers leurs ennemis, — au peuple, à être impunément cruel et juge souverain de ses crimes ; ce sont eux qui ont ouvert les portes à cette révolution qui devait entraîner la chute de la monarchie, et cela dans l’espoir de consolider l’édifice de 1789. On accuse, non sans raison, les girondins, qui ne sont, à tout prendre, que le prolongement du parti Barnave et Lameth. Ce dernier, plus coupable que la gironde parce qu’il est plus éclairé, peut être jugé d’un seul mot : il a cru à l’intrigue ; il s’est pris et embarrassé dans les pièges qu’il avait tendus ; rien n’était plus naturel. Que n’a-t-on pas dit sur la fatalité de la révolution ! Que de regrets, que de larmes versées sur ces hommes que les événemens dominent, et qui sont comme livrés pieds et poings liés aux faits ! Oh ! oui, la fatalité était inévitable avec une conduite aussi louche, aussi tortueuse, et en vérité elle reparaîtra, n’ayez peur, cette fatalité, toutes les fois que l’intrigue remplacera la sincérité. Si nous connaissions mieux l’essence et les effets de la liberté humaine, peut-être cesserions-nous de crier contre la fatalité de la révolution ; si nous savions mieux que l’acte que nous créons librement, aussitôt créé, échappe à notre contrôle, devient indépendant de nous, et porte malgré nous toutes ses conséquences, nous ne nous étonnerions plus des malheurs et des crimes de la révolution, car là où les fautes et les sottises ont été multipliées, les malheurs et les désastres doivent l’être également. On peut donc soutenir que tout relève du libre arbitre humain dans la révolution, depuis la fondation du club des jacobins par MM. Duport et Lameth jusqu’à l’échafaud où ce même club des jacobins fit monter ses fondateurs. Je sais tout ce qu’on peut dire en faveur de ce parti, tout ce que sa jeunesse excuse, tout ce que les vices du temps expliquent, et tout ce que son sort a de touchant ; mais il ne faudrait pas une très grande habileté ni même une bien grande partialité pour montrer que c’est sur lui que doit peser principalement la responsabilité de la révolution tout entière, et qu’à lui seul il pourrait justifier ce mot de Royer-Collard : « Notre histoire est, depuis cinquante ans, la plus grande école d’immoralité. »

Il n’y a pas d’ailleurs dans les deux partis un seul homme doué du véritable esprit politique. Je me trompe, il en est un : c’est Mirabeau ; lui seul comprit ce qu’il fallait faire ; lui seul connut le nœud qu’il fallait défaire ou couper. Nous savons aujourd’hui ce qu’il a voulu, et s’il ne l’a pas réalisé, ce n’a pas été sa faute, mais celle des hommes qui l’entouraient. Mirabeau a porté, dans la poursuite de ses vues, une ardeur, un feu, un dévouement sans bornes et une rare sincérité. La dernière publication qui a été faite sur lui nous montre son but secret ; mais, l’oserai-je dire ? en détruisant dans notre esprit l’ancien Mirabeau, le Mirabeau révolutionnaire, elle met dans l’ombre cette partie de ses moyens, elle éclaire un côté de cette singulière figure et replonge l’autre côté dans l’obscurité. Il est à craindre que le Mirabeau monarchique ne fasse trop oublier le Mirabeau révolutionnaire, car ils se complètent et s’expliquent l’un par l’autre. Au premier abord pourtant, ils semblent contradictoires, et rien autre que la vénalité ou la versatilité ne peut les expliquer pour un esprit vulgaire. Que voulut Mirabeau ? Faire rétablir la royauté à son déclin par la nation, restaurer la monarchie en lui donnant un caractère moderne et plus nouveau, lui donner le cachet de nos idées et la faire populaire et nationale, de féodale et absolue qu’elle avait été jusqu’alors. Dans cette pensée, il voulut pousser les choses assez violemment d’abord pour arracher la monarchie à ses anciens appuis, ensuite pour rendre le retour au passé irrévocable, en creusant un abîme infranchissable entre le présent et le passé ; il fallait manœuvrer de façon à ne rien détruire, mais de façon aussi à être mis en demeure de tout transformer. C’est là ce que voulut Mirabeau, et c’était en effet la seule chose qu’il y eût à faire. Il avait merveilleusement compris le secret des espérances nationales en ce précieux moment d’illusion de 1789 : rester en-deçà de ce moment, ce n’était rien faire ; aller au-delà, c’était tomber dans l’anarchie qui suivit. Or, Mounier et Malouet restaient en-deçà, Barnave et Lameth allaient au-delà ; ni les uns ni les autres ne comprirent rien à leur époque, et Mirabeau est à lui tout seul le représentant du système constitutionnel, l’interprète d’idées qui ne se sont jamais réalisées, faute d’avoir été comprises par un assez grand nombre d’esprits sains, et d’avoir rencontré, pour être mises en pratique, des mains assez vigoureuses. La révolution française aurait pu être la réalisation de ces idées ; mais, qu’on ne s’y trompe pas, la révolution est tout autre chose : elle est ce qu’ont voulu Barnave, Brissot et Robespierre, et non pas ce qu’a voulu Mirabeau, et 1789, dont ce grand esprit peut être regardé comme l’unique interprète, n’a jamais existé qu’en espérance et n’a été qu’un immense désir.

Tout fut vite perdu : la fureur remplaça l’espoir, et la révolution française prit les caractères qui devaient la distinguer dans l’histoire de tous les autres événemens : une rage de destruction mêlée d’inquiétude, une grande incertitude jointe à une obstinée résolution. Plongée dans le chaos de la corruption, la France eut le sentiment invincible qu’elle devait en sortir, que la vie était attaquée en elle, et fit des efforts désespérés pour atteindre ce but ; mais en même temps incertaine, et ignorante des vrais caractères du remède qu’elle cherchait, de la vérité à laquelle elle aspirait, elle demanda la santé et le repos à tous les événemens qui se présentèrent à elle. Jamais on ne mit plus de fureur dans l’hésitation, jamais on ne mit autant de tâtonnemens dans la poursuite d’un dessein ; ces hésitations et ces tâtonnemens durent encore. La France demandait une régénération, la Providence ne lui accorda qu’une grande purification ; n’importe (et c’est là ce qu’il ne faut jamais perdre de vue), ce qui fait l’éternelle moralité de la révolution, c’est que la France comprit qu’il n’y avait plus pour elle moyen de vivre, que tous les organes de la vie étaient viciés en elle, qu’elle avait perdu tous les véritables biens de l’homme, la croyance, le respect, la vertu, la santé morale, et jusqu’à cet honneur qui lui avait toujours été si cher, et qu’elle devait les retrouver ou périr : elle les cherche encore.

Mallet, esprit sagace et pénétrant, remarqua très bien ces caractères singuliers qui séparent la révolution française de tous les autres événemens du monde, et, jugeant qu’il était inutile de combattre une pareille tourmente avec des feuilles de papier, il accepta une mission de Louis XVI pour l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse, et ses frères émigrés. Il était chargé de leur faire connaître les intentions du roi relativement à la guerre, et de leur faire approuver un projet de manifeste à publier par eux dans la campagne qui allait s’ouvrir. Louis XVI s’attachait à démontrer que cette guerre devait avoir le caractère d’une lutte de puissance à puissance, et non le caractère d’une guerre de principes : vaines précautions ! le manifeste fut adopté dans les premiers momens ; mais l’émigration, avec son habileté ordinaire et sa modération bien connue, manœuvra si bien, que le premier manifeste fut déchiré, et qu’à sa place, à la grande surprise de Mallet, parut le fameux manifeste du duc de Brunswick. Dès-lors la mission de Mallet était finie. Le 20 juin et le 10 août vinrent bientôt le lui apprendre ; les intermédiaires et les conciliateurs furent violemment écartés, et la guerre commença pour se continuer sans trêve ni merci, au moins du côté de la France, car, du côté des puissances, elle était, il faut l’avouer, mollement menée. Trop de causes diverses, trop d’intérêts, trop d’intrigues les faisaient agir, et Mallet, témoin de toutes les fluctuations, s’écrie : « L’Europe est finie : vous entrerez en révolution quand la France en sortira ! » À chaque instant, le faisceau de la coalition se décompose ; tantôt c’est la Prusse qui se retire lorsque l’Autriche prend les armes, tantôt c’est l’Espagne qui, en haine de l’Angleterre, sort de la coalition, et, au-dessus de toutes ces rivalités, l’Angleterre accorde ou suspend son concours au gré de ses intérêts, désireuse qu’elle est de voir détruire la France par le continent et le continent par la France. Dès le commencement de la guerre, Mallet, qui ne devait plus revoir la France, devint le correspondant de tous les cabinets de l’Europe ; il entretint des relations suivies avec M. de Hardenberg, avec les ministres autrichiens, avec lord Elgin, sans compter une correspondance très active avec les personnages les plus influens de l’émigration, avec le maréchal de Castries, avec M. de Sainte-Aldegonde, gentilhomme flamand attaché au comte d’Artois. Il suivit la marche des événemens jour par jour, et se trompa rarement sur leurs résultats immédiats et le parti qu’on en pouvait tirer. La coalition devait, selon lui, l’aire bien entendre aux Français qu’elle avait pris les armes non contre la France, mais contre son gouvernement, non contre la révolution, mais contre l’anarchie. « L’armée à laquelle vous avez affaire, leur dit-il, n’est ni républicaine, ni royaliste ; elle est française. »

Au plus fort de la terreur, alors que les soulèvemens éclataient partout, en Vendée, à Lyon, à Toulon, Mallet conseille à la coalition de se tenir à l’écart, et aux émigrés de s’approcher de la frontière, afin, de pouvoir rassembler sous leur étendard les nombreux fugitifs qui échappent à la mort, tout prêts à se rallier à un drapeau, pourvu que ce drapeau soit français, et à résister aux terroristes, pourvu que ce ne soit pas avec les étrangers. Il fait sentir à la coalition que la résistance désespérée de la France a sa cause dans une répulsion invincible pour l’étranger, et que c’est grâce à ce sentiment national outragé que la France supporte sans murmures ses bourreaux et ses tyrans. Il engage les gouvernemens coalisés à ménager ce sentiment au lieu de le blesser et de l’irriter, comme on le fait chaque jour par des imprudences, des brochures violentes et des propos de vengeance. Il dit tout nettement qu’il faut combattre le sentiment de terreur qui fait craindre aux hommes compromis dans la révolution de n’échapper à leurs tyrans actuels que pour retomber sous l’empire d’autres tyrans tout aussi implacables. Au sein de la coalition, Mallet est comme un prédicant de civilisation ; mais les sentimens qu’il recommandait étaient loin d’être ceux des hommes qui l’entouraient. Dans le camp de l’émigration, les idées les plus folles avaient cours, et l’on y tenait à l’étourdie les propos les plus violées. On refaisait en imagination une nouvelle édition de la terreur ; on ne rêvait que potences, roues et échafauds, et là, comme au sein de la convention, il y avait une montagne, une gironde et une plaine. Mallet, à son arrivée à Coblentz, trouva l’émigration divisée en trois camps : les calonnistes, les anti-calonnistes et les monarchiens. Les premiers, ayant à leur tête M. de Calonne, ce ministre que nous avons vu servir si honnêtement la monarchie, ne voulaient entendre à rien, et demandaient tout simplement la restauration de l’ancien régime. Un certain M. de Vaudreuil, jadis de la coterie polignac, un des hommes dont le persiflage et les froides méchancetés avaient le plus contribué à soulever le peuple contre la reine, appartenait à cette coterie. Ces hommes n’avaient pas assez de rage, de haine et de colère contre la France et la révolution, dont leurs folies coupables avaient provoqué les excès.

Les monarchiens, auxquels Mallet appartenait, comprenaient tous les hommes modérés et honnêtes de l’émigration, les constitutionnels royalistes et les seuls amis désintéressés de la monarchie et du roi. Ceux-là étaient mis par les premiers au ban de l’opinion ; plusieurs fois Mallet eut à supporter leurs injures. Les libellistes du parti le menaçaient de le faire pendre, lorsque la contre-révolution serait venue. Le publiciste monarchien se vit rangé tout à côté de Robespierre et estimé au même prix, et une fois, entre autres, on ne lui cacha pas les soupçons qu’inspirait un homme dont on ne connaissait pas les principes. Mallet leur rend, il est vrai, haine pour haine ; il les déteste cordialement, et dans ses lettres particulières, surtout dans celles qui sont adressées à M. de Sainte-Aldegonde, il exprime la profonde pitié que lui inspirent leur conduite et leurs injures : on croit rêver en voyant l’intolérance de ces exilés, à qui le malheur n’a pu inspirer le désir de se rapprocher, et qui poursuivent des périls fantastiques dans la personne de Malouet, de Mounier, de Montlosier, de Mallet. Le camp de l’émigration a aussi ses suspects ; on est suspect lorsque, par exemple, on a dîné ou on s’est entretenu avec Cazalès, anarchiste bien connu. Il a aussi ses terroristes, dont le plus remarquable est un M. d’Entraigues, à qui il arrive une fois de dire : « Montlosier me trouve trop violent, il a raison ; je serai le Marat de la contre-révolution, je ferai tomber cent mille têtes, et la sienne sera la première. » Çà et là quelques traits heureux, dignes de la comédie, viennent égayer ces tristes scènes. « Ne voyez-vous pas, disait un vieil émigré incrédule, devant qui on parlait des victoires de Bonaparte, ne voyez-vous pas que ce sont de vieilles gazettes de Louis XIV qu’ils font réimprimer ? »

Quelles folies ! et ne voyez-vous pas combien tout cela indique le dépérissement et l’affaiblissement moral ? Ces folies font mal à contempler, et le courage même que les émigrés déploient à certains momens et qu’ils emploient à des équipées sans but, ni plan, ni bon sens, ce courage et ces actions qu’ils appellent chevaleresques, produisent une impression pénible. Ces conspirations en l’air, ces échauffourées, où la défaite et la mort sont certaines, peuvent exciter la tristesse, mais non pas l’admiration ; elles sont chevaleresques, c’est possible, mais à coup sur elles ne sont pas belles, et elles ne sont pas belles, parce qu’elles ne sont pas sensées : l’enfant qui accomplit un acte téméraire, le vieillard qui forme une entreprise au-delà de ses forces, obtiennent, s’ils succombent, nos regrets et nos lamentations, non pas notre admiration, parce que leur dessein était contraire à toutes les lois de la raison et du bon sens. La décadence morale de cette triste époque explique seule ces témérités et ces projets dans lesquels la réflexion, la pensée, le jugement, n’entrent pour rien, et qui n’ont pour auxiliaires qu’un courage de tradition et la force d’un noble sang non encore épuisé.

Ce n’est là, à vrai dire, qu’une moitié de l’émigration : il y en a une autre plus sensée, quoique sans grand ressort et sans grande énergie ; on se repose du triste tableau que nous venons d’exposer en s’arrêtant sur ce petit groupe d’hommes qui ne voulurent jamais que le bien, qui le voulurent malheureusement avec trop peu d’énergie, et que composent Malouet, Mounier, Lally-Tollendal, le chevalier de Panat ; on s’intéresse aux vicissitudes de leur fortune et à leurs luttes contre l’adversité et le besoin. Mounier fonde pour vivre un pensionnat à Weimar, Malouet sollicite la place d’intendant de l’Adriatique, le chevalier de Panat s’inquiète du choix d’une profession ; le vif, nerveux, facilement irascible abbé de Pradt fait des projets de colonie agricole. Cependant, parmi tous ces émigrés où la vraie nature humaine se retrouve, il en est deux qui s’élèvent au-dessus des autres, le grand comte de Maistre, qui vient de sortir de la Savoie, et le brave et singulier Montlosier. C’est à Mallet que de Maistre adresse le premier écrit de sa plume, et il accompagne son envoi d’une lettre où se retrouve toute la verve comique, toute la satire sanglante, toute la violente bonne humeur qui le caractérisent. Montlosier se présente aussi à nous, mélange singulier de soldat et d’écrivain, battant les bois, couchant sous les arbres à l’armée, ne regrettant rien, sinon de ne pas trouver une bibliothèque au milieu des forêts et un cabinet de lecture dans chaque village : ces deux personnages nous réconcilient avec la nature humaine qu’au milieu de ce chaos d’horreurs et d’intrigues nous courrions grand risque d’oublier.

Il y a une question qui revient souvent dans la correspondance de ces honnêtes amis : — Comment cela finira-t-il ? Mallet voudrait espérer dans le rétablissement de la royauté ; mais il est découragé, aussitôt qu’il commence à espérer, par quelque nouvelle folie ou quelque faute des puissances, et par quelque coup d’état en France, car, depuis que la guillotine ne fonctionne plus, la déportation la remplace avantageusement. Cependant il s’accroche avec obstination à ses croyances ; il espère même après vendémiaire, même après Quiberon, même après fructidor. Il écrit des notes à Louis XVIII, dans le sens des opinions modérées qu’il professa toute sa vie, sur la ligne de conduite qu’il devrait tenir pour le cas où il aurait à monter sur le trône de France. Louis XVIII mit plus tard les conseils de Mallet en pratique ; mais, pour le moment, ce n’était point lui qui devait exécuter le plan du publiciste genevois. Dans ces notes, Mallet conseille deux choses principales : d’abord, l’acceptation pure et simple de la révolution ; en second lieu, une amnistie générale, afin de ne pas rejeter dans l’opposition et les rêves d’une nouvelle anarchie tous ceux qui ont été compromis dans la révolution. Celui qui doit mettre ce plan à exécution est déjà venu : vainqueur en Italie, on l’a vu en Suisse, d’où il exige l’expulsion de Mallet. On n’a pas assez remarqué, en effet, qu’une des bonnes fortunes de Bonaparte avait été d’être à même de faire plus aisément et plus sûrement ce que le rétablissement de la monarchie aurait pu faire à ce moment. Il s’engagea entre la France et lui un muet dialogue qui peut se résumer à peu près ainsi : « Voilà dix ans que vous êtes plongés dans l’anarchie et la guerre civile ; n’êtes-vous donc pas fatigués de guillotinades, de fusillades, de noyades et de déportations ? Donnez-moi donc le pouvoir, afin que je vous délivre de vos propres fureurs, et que je défende votre sécurité, vos propriétés contre vos ennemis. Vous n’avez rien à craindre de moi, et je n’ai pas à savoir si vous avez été bons ou méchans ; je n’ai pas, comme d’autres, à vous pardonner, car vos querelles civiles échappent à mes jugemens, et je ne connais aucun de vous ; je ne connais que mes soldats, qui rassureront ceux d’entre vous qui sont bons, et puniront ceux d’entre vous qui seraient désormais tentés d’être méchans. » Puis, poussant toujours le même raisonnement et lisant dans l’opinion publique avec la même pénétration, il ajouta un peu plus tard : « Dans le présent, vous n’avez rien à craindre, je réponds de tout ; mais dans l’avenir peut-être serez-vous livrés à ceux que vous craignez. Vous redoutez l’ancien régime ? eh bien ! je vais prendre son trône, m’y asseoir, moi et ma race, et commencer une nouvelle royauté dont vous n’aurez rien à redouter. » Voilà ce qui explique le consulat et l’empire, et la fortune de Bonaparte ; la lassitude présente de la France et ses terreurs pour l’avenir lui donnèrent le pouvoir et le trône. Mallet vit le 18 brumaire ; il ne vécut pas assez pour voir l’empire, qu’il avait prévu : il mourut en 1800, laissant les émigrés très convaincus que Bonaparte n’avait pris le pouvoir que pour le rendre au roi légitime.

La grande catastrophe est enfin close….. Hélas ! par combien de situations inconnues, pour parler comme Burke, la France ne passera-t-elle pas encore ! La fièvre est apaisée, le délire a cessé ; la santé va-t-elle se rétablir ? Cette corruption que nous avons montrée, ce dépérissement, ces vices scandaleux, vont pour un moment être recouverts par la gloire ; mais de telles décadences laissent après elles de longues infections. « Pauvre France ! écrit alors un célèbre Allemand, qui te relèvera ? Un homme peut-être, mais à coup sûr le temps. » Le grand homme est venu : il n’a pu qu’effacer et faire oublier le mal, et il ne reste plus que la ressource du temps. Tournons donc nos yeux vers l’avenir, et regardons si nous n’y verrons pas apparaître le miraculeux serpent d’airain ; mais ne tournons pas nos regards vers le passé : là, tout est malheur, peste, maladies. Ne prenons point de leçons de morale, comme ou nous a trop appris à le faire, dans ce fiévreux passé ; n’y cherchons pas les qualités qui nous manquent ; ne nous faisons pas d’illusion funeste sur la sublimité d’une époque où, quoi qu’on en dise, tout fut vicieux et gangrené, et rappelons-nous la belle parole de Royer-Collard : « La plus grande école d’immoralité, c’est notre histoire depuis cinquante ans. »


É. Montégut.
  1. On appelait natifs la masse des populations industrielles et industrieuses, composée d’étrangers anciennement établis dans le pays, et qui, bien qu’admis au titre d’habitans, n’avaient pourtant aucun droit politique, et étaient exclus d’un grand nombre de professions.