Un Publiciste du temps de Philippe le Bel/01

UN PUBLICISTE


DU TEMPS DE PHILIPPE LE BEL


(1300-1308)




PREMIÈRE PARTIE.




I. modifier

On est quelquefois surpris que le règne de Philippe le Bel, si fécond en résultats de premier ordre, soit enveloppé d’une si grande obscurité. Le souverain qui durant le moyen âge a exercé sur les institutions de son temps l’influence la plus marquée est à peine connu dans sa personne et dans son caractère privé. Ses conseillers et ses agens n’ont été jugé qu’au travers des appréciations de leurs adversaires. Les nombreux pamphlets que les luttes mémorables de ce règne avaient inspirés, et dont plusieurs sont venus jusqu’à nous, étaient restés anonymes. De savantes recherches ont permis récemment de retrouver la vie et de reconnaître les écrits de l’homme qui, entre tous les publicistes de Philippe le Bel, occupa l’un des premiers rangs.

Le nom de Pierre Du Bois n’était connu jusqu’à ces derniers temps que par une seule mention originale. Une des nombreuses pièces qui nous ont été conservées de la lutte de Philippe le Bel et de Boniface VIII porte dans son titre qu’elle a été composée par Petrus de Bosco, advocatus causarum regalium balliviæ Constantiensis et procurator universitatis ejusdem loci. Cette pièce fut connue en original par Jean Du Tillet, qui s’exprime ainsi : « Estant ce disside entre le roy Philippe le Bel et ledit Boniface, plusieurs officiers de sa majesté, pour le devoir de subiection, s’efforcèrent lui donner par escrit plusieurs advis et conseils contenant les moyens destructifs de l’entreprinse d’iceluy Boniface. Entre autres, tant maître Pierre Du Bois, advocat de sa majesté au bailliage de Constantin, qu’un autre personnage de grande litérature légale, lui desduirent par escrit ce que sa majesté pouvait et devait respondre à ladite bulle d’iceluy Boniface. » Le petit recueil des actes du différend de Philippe et de Boniface, publié en 1613 par Vigor, ou, selon d’autres, par François Pithou, a relevé la note de Du Tillet. De son côté, Antoine Loisel dans son célèbre Dialogue des avocats cite Pierre Du Bois comme un « bien habile homme, » et le met parmi les rares avocats qui ont vécu sous le règne de Philippe le Bel. Enfin en 1655 Dupuy publia dans les Preuves de son Histoire du différend contre le pape Boniface VIII et Philippe le Bel la pièce qui a servi de base à la tardive renommée de Pierre Du Bois.

En effet, en rapprochant du mémoire connu par Du Tillet et publié par Dupuy différens opuscules anonymes du même temps, on a réussi, de nos jours, à reconstituer la biographie et l’histoire littéraire de l’avocat de Coutances, auteur dudit mémoire. En 1847, M. de Wailly, par d’ingénieuses comparaisons, établit que le Pierre Du Bois en question est l’auteur de cinq autres ouvrages ou opuscules anonymes, et il retrouva plusieurs traits de sa biographie. Plus tard, M. Boutaric découvrit trois mémoires, également anonymes, qui avaient pour le fond et pour la forme une parenté incontestable avec ceux que M. de Wailly avait restitués à Pierre Du Bois. Enfin M. Boutaric vit avec beaucoup de justesse qu’un traité sur les moyens de reconquérir la terre-sainte, depuis longtemps publié par Bongars et riche en données sur la biographie de son auteur, était également de Du Bois. Des travaux de ces deux savans, il est résulté une notice complète sur un homme important dont le nom avant eux n’avait, à ce qu’il semble, figuré dans le récit d’aucun historien. M. Boutaric a lui-même résumé avec beaucoup de talent et de critique ce que nous apprennent les documens découverts par lui et par M. de Wailly sur la vie et les doctrines de notre écrivain[1].

Pierre Du Bois naquit certainement en Normandie et très probablement à Coutances ou aux environs. Il étudia dans l’Université de Paris, où il entendit saint Thomas d’Aquin prononcer un sermon et Siger de Brabant commenter la Politique d’Aristote. Saint Thomas d’Aquin étant mort en 1274 et l’enseignement de Siger devant être placé vers le même temps, il semble que l’on ne se tromperait guère en supposant que Pierre Du Bois naquit vers 1250. Son éducation universitaire fut assez sérieuse ; cependant Du Bois n’est pas précisément un docteur scolastique : la forme de ses écrits n’est pas celle de l’école ; on voit qu’il est nourri des poésies populaires de la geste carlovingienne, auxquelles il attribue une pleine valeur historique. Ses idées sur l’astrologie judiciaire et même sur la médecine et la physiologie, bien que tempérées par des considérations déistes, rappellent également plutôt les théories matérialistes de l’école de Padoue que la théologie orthodoxe de Paris. Il est vrai que Du Bois pouvait les tenir de Roger Bacon, avec qui on est tenté de croire qu’il a eu des rapports. Il cite un de ces opuscules ou petits cahiers dont la réunion a formé l’Opus majus, opuscules rares, qui n’étaient nullement entrés dans le courant de l’enseignement ; en outre il partage avec Bacon la connaissance et le goût de certains écrits, tels que ceux de Hermann l’Allemand, qui paraissent avoir été peu répandus.

Du Bois embrassa la carrière des lois au moment même où s’opérait dans la judicature française la plus importante des révolutions. La justice séculière prenait définitivement le dessus sur la justice d’église, et reléguait celle-ci dans un for ecclésiastique très large encore, mais qui n’était rien auprès de l’immensité des attributions que les cours cléricales s’étaient arrogées jusque-là. En 1300, nous trouvons Pierre Du Bois exerçant à Coutances les fonctions d’avocat des causes royales. Déjà, sans doute avant cette époque, il était entré en rapport avec quelques-unes des personnes du gouvernement. En effet, le premier écrit qui nous reste de lui, le Traité sur l’abrègement des guerres et des procès, daté avec la plus grande précision des cinq derniers mois de l’an 1300, est adressé à Philippe le Bel, et rentre tout à fait dans l’ordre de préoccupations qui dictèrent le prononcé papal de 1298, ainsi que les actes de la diplomatie royale en 1300. Cet ouvrage témoigne d’une connaissance étendue des amures politiques de l’Europe et des secrets de la cour de France ; on ne peut supposer qu’un obscur avocat de province, sans rapports avec la cour, fût si bien renseigné. Nous allons d’ailleurs trouver bientôt Pierre Du Bois en relation avec Jean des Forêts et Richard de Neveu, deux instrumens de la politique de Philippe. Il était également lié avec Henri de Rie, vicomte de Caen, qui paraît avoir partagé ses principes et ses jugemens sur les affaires du temps.

Dès cette époque, Pierre Du Bois s’annonce à nous comme un esprit mûr, étendu, pénétrant. On reconnaît en lui l’élève de ce Siger « qui syllogisa d’importunes vérités, » et tira de l’étude de la Politique d’Aristote des principes déjà tout républicains. Il s’en faut cependant que le Traité de l’abrègement des guerres et des procès égale en hardiesse les écrits qui suivirent. Du Bois s’y montre plein de respect pour le principe de la hiérarchie ecclésiastique ; il ne blâme que les abus de détail. Il semble surtout craindre beaucoup l’excommunication, dont la pensée le poursuit comme un cauchemar. C’est certainement avec intention que l’auteur laissa son traité anonyme. Il demande au roi et à ses ministres d’examiner ses propositions dans le plus profond secret, de ne pas faire connaître son nom à ses puissans adversaires ; mais en même temps il réclame le droit de défendre son œuvre, si on l’attaque, et il offre ses services pour exécuter les mesures qu’il propose avec les changemens que conseilleraient des personnes plus éclairées. Il est bien remarquable que l’auteur conseille au roi de chercher à obtenir pour son frère Charles de Valois ou pour quelque autre membre de la famille royale la main de Catherine de Courtenai, qui se prétendait héritière de l’empire de Constantinople. Ce mariage eut lieu très peu de temps après la rédaction du traité dont nous parlons, ce qui prouve : ou que Pierre Du Bois était bien instruit des intentions de la cour, ou que ses prévisions étaient d’une grande justesse. On dirait également que plusieurs mesures des premières années du xive siècle ont été inspirées par ses conseils. L’ordonnance du mois de mars 1303 semble répondre aux idées sur lesquelles il revient le plus souvent : nécessité d’une enquête destinée à montrer les empiétemens des tribunaux ecclésiastiques, création de tabellions royaux, saisie comminatoire des immeubles possédés par des ecclésiastiques.

On a pu croire que le Traité de l’abrègement des guerres ne fut pas présenté à Philippe le Bel aussitôt après qu’il fut composé. Du Bois, il est vrai, nous apprend dans un autre de ses ouvrages que le traité en question fut envoyé par lui à Toulouse, à son habile et fidèle ami. Me Jean des Forêts, à l’époque où Philippe le Bel et son frère Charles de Valois se trouvaient dans cette ville. Or Philippe le Bel n’a fait qu’un seul séjour à Toulouse, et ce séjour se place au mois de janvier 1304 ; mais cela n’est pas décisif. Ce pouvait être là soit une communicative destinée à son ami soit un rappel à l’attention du roi. Le mémoire de 1300 est rédigé de façon à faire croire qu’il a dû parvenir sur-le-champ à son adresse. En 1302 d’ailleurs Du Bois remettait d’autres mémoires à Philippe le Bel. Pourquoi aurait-il gardé trois ans entre ses mains un écrit antérieur destiné au roi seul ?

La pensée dominante de Pierre Du Bois était la résistance aux empiétemens de l’église et l’extension des pouvoirs de la société civile. La lutte de Philippe le Bel et de Boniface VIII vint lui offrir une occasion excellente pour donner cours à ses passions anticléricales. Pendant toute la durée de cette lutte, nous le voyons à côté du roi, recevant ses inspirations, lui fournissant des argumens, tenant la plume pour défendre les droits de la couronne. Lui-même nous apprend que, « le samedi qui précéda le dimanche de la publication de l’iniquité papale, » c’est-à-dire de la bulle Ausculta fili, il composa et remit à un de ses amis un traité contenant des raisons irréfutables (rationes inconvincibiles) pour le roi contre le pape. La bulle Ausculta fili est datée du 5 décembre 1301 ; elle arriva probablement à Paris au mois de janvier 1302. L’écrit que composa dans cette occasion l’avocat de Coutances dut par conséquent être rédigé dans les premiers jours de 1302.

Cet écrit nous a été conservé. On sait qu’à la bulle Ausculta fili le gouvernement de Philippe le Bel substitua une fausse bulle Scire te volumus, où les principes de Boniface VIII étaient présentés sous la forme la plus brutale et la plus injurieuse pour le roi. On attribue d’ordinaire la rédaction de cette bulle à Pierre Flotte. Du Bois fut-il dupe d’une supercherie dont les auteurs n’étaient pas loin de lui ? Il est permis d’en douter. Il faut au moins qu’il ait été bien avant dans les confidences de la cour, puisque la veille du jour où devait être publiée la bulle Ausculta fili il réfutait une bulle prétendue qui en était la contrefaçon. Nous verrons bientôt qu’à un âpre bon sens et à une extrême fermeté dans ses opinions, Du Bois ne joignait pas beaucoup de scrupules sur le choix des moyens.

L’ami auquel Pierre Du Bois remit son traité joua lui-même un rôle dans ce grand différend. C’était un Normand nommé Richard de Neveu. Il avait été longtemps archidiacre d’Auge dans le diocèse de Rouen. Il fut chargé en 1301, avec le vidame d’Amiens, d’arrêter Bernard de Saisset. Plus prudent que le vidame, qui mourut excommunié, Richard évita de tremper publiquement dans cet acte, dont il avait été le promoteur. Il obtint en récompense de ses services l’évêché de Béziers ; mais il n’en jouit pas longtemps, et l’on crut voir dans la maladie dont il mourut une punition du ciel. Le traité que Richard de Neveu reçut de son ami pour le remettre à Philippe le Bel est certainement un des factums les plus violens qu’on ait jamais écrits contre la papauté. Le pape y est traité d’hérétique ; c’est par zèle pour la foi que le roi et ses fidèles sujets doivent s’opposer à des prétentions condamnées par l’histoire, par l’ancien et le Nouveau-Testament, par les canons.

Philippe le Bel, voulant opposer à la plus grande autorité que connût l’Europe latine une force capable de lui résister, fit un appel hardi à la nation, et convoqua pour le 8 avril 1302 l’assemblée qu’on peut regarder à quelques égards comme les premiers états-généraux de la monarchie. Pierre Du Bois y représenta la ville de Coutances. Nul doute qu’il n’ait eu une grande part aux actes de cette mémorable assemblée. Pendant qu’il y siégeait, il écrivit, ce semble, de nouveaux pamphlets, en particulier sa Quæstio de potestate papæ. — Il est possible aussi que Du Bois, après l’attentat d’Anagni, ait été du nombre de ceux qui cherchèrent à détendre la situation terrible qu’avait créée l’audace de Nogaret. Un écrit confidentiel remis à Philippe le Bel vers décembre 1303, et où l’auteur offre mystérieusement de révéler au roi des moyens pour le tirer d’embarras, paraît être de lui.

On sait avec quelle fureur Philippe, non satisfait par la mort de son rival, poursuivit la mémoire de Boniface. Du Bois fut encore le publiciste du roi dans cette nouvelle campagne. Reconnaissant la nécessité d’appels énergiques à l’opinion, Philippe, comme l’avait déjà tenté l’empereur Frédéric II avec moins de suite et de succès, résolut de faire au pape défunt une guerre de manifestes et de pamphlets. À ce propos, Du Bois publia un opuscule anonyme intitulé la Supplication du peuple de France au roy contre le pape Boniface le huitième. Cet écrit est en langue française, et fut certainement destiné à une grande publicité. On en fit de nombreuses copies. Le peuple de France y intervient pour supplier le roi de garder la souveraine franchise de son royaume. Philippe y est requis de « déclarer, pour que tout le monde le sache, que le pape Boniface erra manifestement et fit péché mortel notoirement en ses lettres bullées. » Le roi possède le droit d’agir ainsi en qualité de « par herege[2] défendeour de la foi et destruieur de bougres. » Comme tel, il est « tenu requerre et procurer que ledit Boniface soit tenus et jugiez pour herege[3], et punis en la manière que l’en le pourra et devra et doit faire emprès sa mort. »

Pendant qu’il prenait part aux plus grandes affaires de l’état, Pierre Du Bois conservait son titre d’avocat royal à Coutances. En 1302, nous le voyons ajouter à ses titres celui de procurator universitatis ejusdem loci, c’est-à-dire avoué de la ville dans les procès qu’elle pouvait avoir à soutenir, et procureur ou représentant de ladite ville aux états-généraux. À partir de 1306, il s’intitule « avocat du roi pour les causes ecclésiastiques, » ce qui semble supposer que ses attributions s’étaient accrues, ou, pour mieux dire, que ses plans de l’an 1300 avaient été suivis, et qu’on l’avait chargé de réprimer les abus dont il s’était déclaré l’ardent adversaire. Les avocats royaux pour les causes ecclésiastiques ne paraissent en effet que vers ce temps. Ils étaient établis auprès des officialités avec mission de s’opposer aux empiétemens de ces tribunaux sur la justice séculière. Ces empiétemens, qui, à une époque plus ancienne où la justice seigneuriale était misérable, avaient été un bienfait, allaient maintenant à des abus intolérables. Sous les prétextes les plus futiles, l’official évoquait les causes entre laïques. Ce n’étaient pas seulement les matières d’hérésie, de mariage, d’usure, qui relevaient du for ecclésiastique ; on avait des subtilités pour faire de tous les procès des causes de droit canon. La non-exécution d’un contrat passait pour un crime ecclésiastique, sous ce prétexte que ne pas exécuter sa promesse était commettre un parjure, et que la violation du serment était un manquement à la loi divine. Des avocats royaux furent chargés de protéger les laïques contre ces prétentions, devenues exorbitantes depuis que la justice laïque s’était relevée par les soins de saint Louis, et que la justice ecclésiastique au contraire avait perdu toute faveur. Il s’agissait surtout de mettre le laïque à l’abri des excommunications qui frappaient ceux qui essayaient de se soustraire à la juridiction des cours d’église, même en matière temporelle. L’excommunication avait les conséquences les plus graves : aussi voit-on Pierre Du Bois faire en quelque sorte le siège de cette batterie redoutable, et chercher dans les arsenaux de la scolastique de subtiles distinctions pour éluder les arrêts par lesquels l’église, tout en prétendant ne régner que sur les âmes, exerçait en réalité sur la vie civile la plus absolue domination.

Avant 1306, pour des raisons qu’on ignore, et certainement sans rompre ses liens avec la cour de France, Du Bois entrait au service d’Édouard Ier, roi d’Angleterre. Les importantes fonctions qu’il avait exercées à Coutances pour le roi Philippe le Bel, il les exerce en 1306 pour le roi Édouard dans son duché de Guyenne. Il est probable qu’il avait su convaincre le roi d’Angleterre, comme il avait convaincu le roi de France, de l’utilité des fonctions d’avocat pour les causes ecclésiastiques, et qu’Édouard, redevenu en 1303 souverain de la Guyenne, l’avait chargé d’inaugurer dans les provinces anglaises du midi le mandat tutélaire qui avait si bien réussi en France. Quelques expressions dont il se sert supposent évidemment qu’il exerça les deux charges concurremment, et qu’il ne quitta pas le service du roi de France pour avoir accepté des fonctions du roi d’Angleterre.

Il ne se contentai pas au reste de son rôle d’avocat royal ; il se chargeait aussi de défendre devant les tribunaux laïques et ecclésiastiques les causes du clergé séculier et des abbayes. Sa science du droit civil et du droit canonique lui amena une nombreuse clientèle, et lui-même nous révèle qu’il amassa de grandes richesses en plaidant les nombreux procès dont les biens du clergé étaient la source. Sa fortune devait être considérable, puisqu’il nous dit que les funestes opérations de Philippe le Bel sur les monnaies lui faisaient perdre par an 500 livres tournois. Nous pourrions facilement supposer, quand même il ne nous l’affirmerait pas, que ses fonctions, si honorables et lucratives qu’elles fussent, lui attirèrent de la part de ses puissans adversaires de nombreux désagrémens.

En 1306, il composa le plus important de ses ouvrages, celui où il s’est plu à rassembler toutes ses idées de politique et de réformes sociales. C’est un traité adressé à Édouard Ier, roi d’Angleterre, sur les moyens de recouvrer la terre-sainte. L’abbé Lebœuf a montré une légèreté qui ne lui est pas habituelle en croyant que l’ouvrage a été adressé à Édouard III, et que le roi de France dont il y est question est Charles V. Michaud et M. de Reiffenberg, qui le copie, ne sont guère moins inexacts. Baluze lui-même s’est trompé en croyant que l’auteur a eu directement en vue le concile de Vienne dans les conseils qu’il donne à Édouard.

Il est permis de penser que Du Bois tenait assez peu au but lointain qu’il assignait à l’activité des nations chrétiennes. Ce pieux prétexte fut une des machines de guerre le plus souvent mises en usage par les conseillers de Philippe le Bel pour dissimuler leurs hardiesses. Nogaret affecte la même ardeur pour la croisade. Après avoir été un instrument entre les mains de la papauté, les croisades devenaient un instrument entre les mains de la royauté. Plus on combattait la cour de Rome, plus il fallait montrer de zèle pour les intérêts catholiques ; c’était une manière de faire la leçon au pape, de lui prouver qu’il négligeait les intérêts de la chrétienté. Les moyens qu’on indiquait pour préparer la croisade devaient d’ailleurs avoir pour premier résultat de recueillir beaucoup d’argent, de mettre les richesses des ordres religieux entre les mains du roi. Que l’expédition sainte manquât ensuite, le but n’en était pas moins atteint. On parla beaucoup vers 1306, 1307 et 1308 de recouvrer Constantinople et Jérusalem ; ce fut un des objets de l’assemblée de Poitiers en 1308, où figura Hayton, prince d’Arménie, et à vrai dire il n’y a pas d’année vers ce temps où la préoccupation d’une croisade ne se découvre. Il y avait quatorze ans que les derniers vestiges de la domination des Francs avaient disparu de la Syrie par la prise de Tortose et par celle du château des Pèlerins, qui eurent lieu presque le même jour. Sous prétexte d’indiquer les meilleurs procédés pour conquérir la terre-sainte. Du Bois expose un vaste plan de réformes qui consiste à détruire le pouvoir temporel du pape, à dépouiller le clergé de ses biens, à transformer ces biens en pensions payées par le pouvoir séculier et adonner la direction générale de la chrétienté au roi de France.

Il y a entre la dédicace et le contenu de cet ouvrage une contradiction tout à fait singulière. On ne comprend pas comment un écrit destiné à exalter la couronne de France et à proposer les moyens pour attribuer au roi de France la domination universelle a pu être dédié à Édouard Ier. Il n’y est pas question une seule fois des intérêts de la couronne d’Angleterre. L’auteur paraît connaître médiocrement les affaires de ce dernier pays ; il ne sait qu’une seule chose de sa constitution, c’est que le roi y est vassal du pape. Au chapitre 71, il appelle le roi de France seul « son souverain seigneur, » et il regarde comme une conséquence du plan qu’il préconise que le roi d’Angleterre soit amené à obéir au roi de France. Tandis que le roi de France est trop grand pour aller de sa personne à la croisade, Pierre Du Bois ne voit aucun inconvénient à ce que le roi d’Angleterre fasse partie de ces lointaines expéditions, où tout le monde aura quelque chose à gagner, excepté justement le roi d’Angleterre. Les abus qu’il blâme sont des abus de France et non d’Angleterre ; les malheurs publics sur lesquels il insiste sont ceux de la France ; il se croit obligé de les faire connaître, parce qu’il est avocat du roi de France. Par momens, on est tenté de croire que l’ouvrage fut composé pour Philippe le Bel, et que Du Bois fit hommage au roi d’Angleterre d’un exemplaire, en tête duquel il mit une dédicace sans s’inquiéter de ce que l’ouvrage et une telle dédicace offraient de disparate. Une particularité du chapitre 71 confirme cette hypothèse. Les premières lignes de ce chapitre supposent que l’auteur dans ce qui précède a cru devoir adjuger le royaume de Jérusalem à Charles II d’Anjou ; or dans le texte que nous possédons il n’est pas question de cela. Peut-être l’exemplaire destiné au roi de France avait-il un développement sur ce sujet, développement que l’auteur aura retranché dans l’exemplaire adressé à Édouard Ier, tout en laissant subsister au chapitre 71 une phrase qui s’y rapportait. — Il est bien remarquable aussi que, dès 1306, Du Bois propose au roi d’Angleterre la suppression des templiers. Voilà un conseil qui semble bien en réalité avoir été à l’adresse du roi de France, puisqu’en octobre 1307 Philippe le Bel fit arrêter tous les templiers du royaume. Quoi qu’il soit de ces conjectures, en 1307, nous trouvons de nouveau Du Bois en Normandie. À la date du 13 février 1307, il figure dans les tablettes de cire contenant les comptes de la cour, qui à ce moment paraît voyager en Normandie et passer à Verneuil. Il est vrai que le rôle assez humble qu’il joue en ce passage, où il nous est présenté comme chargé de préparer les logemens de la cour avec un autre personnage qui est simplement qualifié de hostiarius « huissier, » peut faire supposer qu’il s’agit là d’un homonyme de notre avocat. Nous avons un texte plus certain dans des lettres du mois de mai de cette même année, où Philippe le Bel, à la requête de Me Pierre Du Bois, son avocat dans le bailliage de Coutances, accorde au chapitre de cette ville l’amortissement d’une rente de 7 livres 15 sous tournois.

Du Bois joua dans le procès des templiers un rôle non moins important que dans l’affaire de Boniface. Nul doute que son zèle pour le recouvrement de la terre-sainte ne fût en partie allumé par le désir de dépouiller de ses biens l’ordre militaire dont les immenses richesses servaient fort peu en effet à la cause pour laquelle il avait été créé. On peut dire que les écrits de Pierre Du Bois sont le rayon de lumière qui permet de voir clair dans cette mystérieuse intrigue. La tactique suivie contre les templiers fut la même que celle qui avait été employée contre Boniface VIII. Il s’agissait de prouver qu’ils étaient hérétiques ; en conséquence de quoi, le roi de France, gardien de la foi, devait les détruire. L’audacieuse hypocrisie déployée par Pierre Du Bois dans toute cette affaire ne saurait être excusée. Il est vrai que les motifs légitimes qu’on aurait pu alléguer pour la suppression de l’ordre du Temple n’eussent eu alors aucune valeur. Ce n’est qu’en se faisant plus catholique que le pape que le pouvoir civil pouvait combattre des institutions qui étaient, selon les idées du temps, absolument inviolables.

On sait que Clément V résista longtemps avant d’accorder à un roi auquel il devait tout un acte aussi contraire à ses devoirs de pontife. De 1308 à 1312, Philippe fut sans cesse occupé à exercer sur la volonté du pape une pression énergique. Les moyens qu’il employa furent les mêmes que ceux dont il usa dans son différend avec Boniface, c’est-à-dire la convocation des états-généraux et une guerre de pamphlets. Les états-généraux se réunirent à Tours en 1308 ; comme l’assemblée devait toucher aux questions les plus vives de l’ordre spirituel et juger des matières de théologie, le roi avait demandé qu’on lui envoyât des hommes d’une ardente piété. Ce fut à ce titre que Pierre Du Bois fut élu par le tiers-état de Coutances. Son rôle aux états de Tours en 1308 ressembla beaucoup à celui qu’il avait rempli aux états de 1302. Le roi tenait essentiellement à ce qu’on crût qu’il avait la main forcée par le peuple. Pierre Du Bois rédigea en français une requête analogue à celle qu’il avait composée contre la mémoire de Boniface VIII. Le peuple était censé demander au nom de l’orthodoxie et de la morale la suppression de l’ordre du Temple. « La pueble du royaume de France, qui touz diz ha esté et sera par la grâce de Dieu dévost et obéissant à seinte yglise plus que nul autre, requiert que leur sires li rois de France, qui puet avoir acès à nostre père le pape, li monstre que il les ha trop fortement corrociés et grant esclandre commeu entre eus, pour ce que il ne fait samblant fors que de parole de faire punir, non pas la bougrerie des templiers, mais la renoierie aperte par leurs confessions faites devant son inquisiteour et devant tant de prélaz et d’autres bonnes genz, que nul home qui en Dieu creust ne devroit ceu rappeler en doute, ne en tel fait notoire querre, garder ne demander ordre ne droit, si come les décrétales le dient expressément. »

Le pape était ensuite accusé de négliger ses devoirs et de s’être laissé gagner à prix d’or. Du Bois lui reproche son népotisme, les nombreux bénéfices qu’il a donnés à ses parens, hommes indignes, qu’un pape plus honnête dépouillera sans doute de richesses et de fonctions usurpées. Il le blâme surtout d’avoir fait cardinal un de ses neveux (sans doute Raymond de Got), qui n’est qu’un ignorant, et de lui avoir donné « plus que quarante papes ne donnèrent onques à tous leurs lignages. » Qu’il craigne que ce bien mal acquis ne leur soit enlevé, et que, lui mort, son successeur ne dépose ces intrus, pour conférer les honneurs qu’ils avaient usurpés à des docteurs éminens, capables d’enseigner le peuple. Si le pape persiste dans son endurcissement. Du Bois invite directement le roi à se passer de lui et à remplir, en supprimant les templiers, les devoirs que le pape ne remplit pas. Du Bois remit en outre à Philippe un mémoire latin censément adressé par le roi à Clément V, et où les raisons de la suppression de l’ordre étaient de nouveau exposées avec force. On ignore si Philippe adressa ce mémoire au pape ; mais certainement il en reçut communication, et il le fit déposer dans les archives de la couronne, où il est encore conservé (Trésor des Chartes, J, 413, no 34). L’hérésie des templiers, y est-il dit, a soulevé une immense clameur. Il est temps encore de séparer l’ivraie du bon grain, et de la livrer aux flammes. Le roi catholique, le roi de France, non comme accusateur ni comme dénonciateur, mais comme ministre de Dieu, champion de la foi catholique, zélateur de la loi divine, veille à la défense de l’église, dont il doit rendre compte à Dieu. Plusieurs lui ont conseillé d’extirper, de sa propre autorité, la perfidie des templiers, suivant les enseignemens de Dieu et les préceptes des saints pères ; il a refusé d’agir ainsi ; il a eu recours au pape, et lui a fait de justes demandes qui ont été repoussées. Il en est résulté un étonnement général et un grand scandale. Du Bois ne se borne pas à effrayer Clément V en lui mettant sous les yeux des exemples de la vengeance divine contre les pontifes négligens ; il lui adresse des menaces plus pressantes. Les templiers attaquent Jésus-Christ, qui est la tête de l’église ; l’hérésie, qui attaque la tête, gagnera bientôt tout le corps ; si le bras droit (le pouvoir spirituel) ne défend pas ce chef sacré, le bras gauche (le pouvoir temporel) doit s’armer. Si le bras gauche reste inerte, les pieds et les autres membres, c’est-à-dire le peuple, agiront.

Clément résistait toujours. Du Bois se fit l’organe du mécontentement de Philippe dans un nouveau pamphlet où le peuple est censé réclamer encore, et où la doctrine que le laïque doit intervenir quand les ecclésiastiques ne font pas leur devoir est exprimée avec une hardiesse qui n’a été dépassée que par les réformés du xvie siècle. Les templiers sont des apostats. Moïse, sans demander le consentement de son frère Aaron, fit égorger vingt-deux mille apostats, et pourtant Moïse n’était que législateur ; il n’était pas prêtre. Il est indispensable que le roi très chrétien obtienne la suprême béatitude promise par Dieu à ceux qui font justice en tout temps. Il doit se passer du pape, et punir tes templiers sous peine d’amener le règne de l’Antéchrist.

Les trois mémoires précédens ont été évidemment écrits entre les années 1308 et 1312. Il est clair qu’il faut les rapporter à l’an 1308, et qu’ils furent répandus dans le public lors de la tenue des états-généraux de Tours. Pierre Du Bois doit donc être placé en première ligne parmi ceux qui provoquèrent la destruction de l’ordre du Temple. En cela, il était conséquent avec les principes qu’il exposait déjà en l’année 1300, qu’il répétait en 1306, et d’après lesquels le roi de France devait s’emparer des biens des religieux qui ne faisaient pas un bon usage de leur fortune et fondre tous ces instituts en un seul ordre pensionné par l’état Les atroces cruautés et les calomnies dont on usa envers l’ordre du Temple furent ainsi son ouvrage ou le fruit de ses conseils. Des abus portés au comble appelaient des remèdes violens, et l’historien moderne doit être indulgent pour le publiciste qui, au sortir d’une époque comme celle de saint Louis et de Philippe le Hardi, conseilla au pouvoir civil des mesures radicales ; mais une tache sanglante doit rester à jamais imprimée sur la mémoire du légiste qui, pour faire prévaloir des plans louables à quelques égards, conseilla d’atroces supplices contre des personnes innocentes, au moins des crimes dont on les accusait, contribua à propager de folles imaginations populaires et invoqua comme exemple à suivre les plus odieux massacres de l’ancienne théocratie.

En l’année 1308, Pierre Du Bois paraît avoir été au plus haut degré de son crédit auprès de Philippe. En cette année, l’empereur Albert d’Autriche ayant été assassiné, et Clément V se trouvant à Poitiers entre les mains de Philippe le Bel, Du Bois proposa au roi de profiter de l’occasion pour se faire élire empereur. Il répondait en cela à une des constantes préoccupations de Philippe, toujours poursuivi par le souvenir de Charlemagne, dont il se prétendait le descendant, toujours attentif à étendre l’influence de la France en Allemagne, à gagner les villes et à pensionner les princes des bords du Rhin. Ne comptant pas sur les suffrages des électeurs, Du Bois engageait Philippe à exiger de Clément V la suppression des électeurs et à se faire nommer directement par le pape. On sait que Boniface VIII, à propos de la compétition d’Albert d’Autriche et d’Adolphe de Nassau, avait élevé la prétention de choisir l’empereur. Du Bois, on le voit, ne se privait pas des argumens contradictoires. Tout à l’heure, quand les intérêts du roi de France étaient en cause, il soutenait énergiquement que le pape n’a aucun pouvoir sur le temporel ; maintenant il prête au pape le droit le plus exorbitant, celui de disposer de l’empire d’Allemagne et d’en changer la condition fondamentale. Dans le De abbreviatione et le De recuperatione, nous le voyons également, lui si ennemi des excommunications quand elles troublent sa profession d’homme de loi, trouver bon qu’on emploie ce moyen terrible pour le succès de ses plans. Ce fut là du reste une pratique constante chez les frères, fils et neveux de saint Louis. Qu’on se rappelle Charles d’Anjou, Charles de Valois, Philippe le Bel, Charobert. La papauté à cette époque paraît uniquement occupée à procurer des trônes à la maison de France, en prêchant la croisade et lançant l’excommunication contre tout ce qui fait obstacle à leur ambition, en supprimant les couronnes électives et les rendant héréditaires au profit de ses princes favoris. Et pourtant les coups les plus graves sont portés à la papauté par la maison de France. La politique de tous les temps se ressemble. N’a-t-on pas vu au commencement de notre siècle un souverain tenter de mettre la papauté dans sa main et en même temps lui supposer le pouvoir nécessaire pour l’acte d’autorité ecclésiastique le plus énorme qui soit mentionné dans l’histoire de l’église ? Aux yeux de Du Bois, le pape ne pouvait rien quand il était un Italien ennemi de la France ; il peut tout depuis qu’il est un Français, une créature du roi. Comment d’ailleurs le pape pourra-t-il résister quand on fera valoir auprès de lui les intérêts de la terre-sainte ? Une fois nommé empereur, le roi se mettra à la tête de la chrétienté et marchera sur Jérusalem par terre, comme le firent Charlemagne et Frédéric Barberousse. — Philippe ne paraît pas avoir donné suite à ce projet. Il se contenta de faire des démarches pour faciliter l’élection de son frère Charles de Valois.

Vers la même époque, Du Bois adressait au roi un nouveau mémoire de haute politique ; il s’agissait de faire créer en Orient un royaume pour son fils Philippe le Long. De la sorte, la maison de France eût été maîtresse à la fois de la chrétienté d’Orient et de l’église latine. Les biens des templiers eussent servi à la défense de ce nouvel empire, et les croisades, qui avaient ruiné l’Occident, fussent devenues inutiles.

On ne peut assister sans étonnement à l’éclosion de tant d’idées originales, pénétrantes, hardies, sortant si complètement de la routine du temps. Pierre Du Bois fut vraiment un politique. Le premier, il exprima avec netteté les maximes qui sous tous les grands règnes guidèrent les conseillers de la couronne de France. Il fut le premier et certainement le plus hardi des gallicans, de ceux que les théologiens nomment « parlementaires. » Ses principes vont nettement jusqu’au protestantisme à la façon de Henry VIII et d’Elisabeth d’Angleterre. Il ne veut rien innover en fait de dogme, au contraire il s’en porte pour le plus ardent défenseur ; mais il attribue au pouvoir civil le devoir de veiller sur l’église et de réformer les ecclésiastiques. À la largeur de ses vues sur la grandeur de la France et sur l’action qu’elle est appelée à exercer à l’étranger, on dirait un conseiller de Henri IV ou de Louis XIV ; seulement la mauvaise foi, la fourberie, l’hypocrisie intéressée et parfois la cruauté de ses conseils nous révoltent. Il ouvrit le chemin à ces légistes dont la royauté fut l’unique culte, et qui, dans l’intérêt du roi, inséparable à leurs yeux de celui de l’état, ne reculèrent pas devant les mesures les plus iniques et les plus contradictoires. Les hommes de cette école ont trop contribué à faire la France pour qu’il soit permis d’être pour eux très sévère ; l’histoire impartiale toutefois ne peut oublier qu’ils n’arrivèrent à leur but, qui était la constitution d’une société civile, que par une série d’injustices et de perfidies.

Enfin cette même année 1308, Du Bois remit encore au roi une autre pièce que nous ne possédons pas. Dans les deux derniers mémoires dont il vient d’être question, il parle en effet d’une lettre à l’adresse du pape qu’il remit au roi à Chinon, et il fixe la date de cette remise in festo ascensionis Domini nuper præterito. L’an 1308, Philippe le Bel se trouvait bien à Chinon au mois de mai. Le contenu de cette lettre en tout cas nous est suffisamment indiqué. Du Bois y revenait sur ses idées favorites : paix universelle des princes latins par l’action combinée du pape et du roi, destruction des républiques marchandes d’Italie, puis conquête de la terre-sainte. C’était évidemment une sorte de nouvelle édition du De recupératione.

La dernière date certaine où l’on voit figurer Pierre Du Bois est 1308. Il n’est pas douteux cependant qu’il n’ait vécu encore plusieurs années, et qu’il n’ait continué de tenir une place importante dans les conseils de l’état. Sur un rôle des membres du parlement pour la session commencée au mois de décembre 1319, parmi les examinateurs d’enquête, on voit figurer un « Me Pierre Du Bois. » Son nom est rayé sur cette liste avec la mention qu’il était bailli de la comtesse d’Artois, fonction incompatible avec celle de membre de la cour suprême du royaume. Il n’y a rien dans cette mention qui ne convienne au personnage dont nous nous occupons. On n’a pas cependant de certitude à cet égard. Pierre Du Bois ne sortit pas de la domesticité royale ; il ne fut pas anobli, il n’arriva pas aux grandes charges comme Guillaume de Nogaret, Pierre Flotte, Guillaume de Plaisian.

L’action de Pierre Du Bois fut nécessairement limitée à un petit nombre de personnes. Nogaret paraît avoir été en relation avec lui ou avoir connu ses mémoires. En 1310, Nogaret remet au roi un plan de croisade qui est calqué sur celui de Du Bois. Il y a aussi entre les opuscules de Du Bois et ceux de Raymond Lulle des ressemblances et des synchronismes qui ont pu faire croire à des relations entre ces deux personnages ; enfin on a voulu qu’il ait été en rapport avec Pierre de Cugnières. Antoine Loisel, cherchant à joindre le nom de ce dernier à la liste bien courte des avocats du temps de Philippe le Bel, reconnaît que les temps ne se peuvent facilement accorder, « si ce n’est, ajoute-t-il, que l’on voulust dire que, ledit sieur de Cugnières étant encore jeune advocat et en la fleur de son âge, il fut appelé avec Du Bois pour faire la response à la bulle, car il est véritable que le sciat fatuitas tua, etc., ressent aucunement la gaillardise de Pierre de Cugnières et l’argutie de l’éloquence française catonnienne,… et il y a deux choses qui pourraient faire croire que M. Pierre de Cugnières y aurait mis la main : l’une est que le greffier Du Tillet escrit que Du Bois fut aidé en ce que dessus par un personnage de grande littérature légale, qui estait à mon advis plus grande en de Cugnières qu’en Nogaret, lequel en récompense avait meilleure espée que lui, l’autre que l’un des principaux argumens de la response envoyée au pape Boniface est fondé sur le même passage de l’Évangile que de Cugnières prit pour son thème contre les ecclésiastiques du temps de Philippe de Valois : Reddite, etc. » Jean-Louis Brunet adopta la supposition de Loisel. M. de Wailly reconnaît aussi des ressemblances entre les raisonnemens des deux grands adversaires de la juridiction cléricale ; mais c’était là un sujet qui pendant cinq ou six cents ans se cessa d’être à l’ordre du jour en France et de provoquer de la part des défenseurs du droit civil les mêmes remontrances.


II. modifier

Les écrits actuellement connus de Pierre Du Bois sont, comme on voit, au nombre de dix ou onze. Il en avait en outre composé au moins un qui n’a pas encore été retrouvé.

I. — Summaria brevis et compendiosa doctrina felicis expeditionis et abbreviationis guerrarum ac litium regni Francorum. Du Bois, citant lui-même ce traité, ajoute au titre : et de reformatione status universalis reipublicæ christicolarum. Cet écrit se trouve dans le manuscrit de la Bibliothèque impériale, 6222. c Le texte est inédit ; mais M. de Wailly en a donné une analyse si étendue et si bien faite que cette analyse équivaut au texte lui-même. Les preuves par lesquelles M. de Wailly a établi que l’ouvrage est de Pierre Du Bois nous dispensent d’entrer à cet égard dans de plus amples explications. Les découvertes faites depuis par M. Boutaric ont confirmé l’opinion de M. de Wailly.

L’auteur commence par remarquer que la guerre, qu’il tient avec raison pour le plus grand des fléaux, ne se fait plus comme autrefois. On cherche à éviter le choc direct de la chevalerie ; on a recours à des manœuvres, à des marches, à des engins. L’infanterie a pris plus d’importance que la chevalerie, laquelle ne sait pas bien faire les sièges. Il faut donc tâcher de livrer le moins possible de batailles. Quand les grands vassaux se révoltent, il faut ravager leurs terres ou les réduire par la famine. Il est vrai que Charlemagne en agissait autrement. L’auteur répond d’abord que Charlemagne, à cause de sa longévité extraordinaire et de son ardeur infatigable, n’était pas obligé d’éviter les guerres longues et pénibles. Ainsi, lorsqu’à son retour d’Espagne, où il avait combattu continuellement pendant trente ou trente-deux ans, les ambassadeurs du pape Adrien implorèrent son secours contre Didier, roi des Lombards, il proposa tout de suite à ses barons de partir pour l’Italie, et il les força de le suivre sans leur permettre même d’entrer dans leurs maisons. En second lieu, Charlemagne a presque toujours combattu les païens, qu’il est avantageux de tuer. Enfin il n’aurait pu tenter d’affamer ses ennemis, parce que la population, qui était peu nombreuse alors, trouvait dans de vastes forêts le gibier nécessaire à son existence ; mais aujourd’hui tout est changé. L’accroissement prodigieux de la population, la brièveté de la vie, la délicatesse des habitudes, sont autant de causes qui obligent à modifier l’ancienne tactique militaire.

On croirait qu’après de tels conseils l’auteur va être fort opposé aux idées de conquêtes étrangères ; il n’en est rien. Tout le monde est d’accord, selon lui, pour désirer que l’univers soit soumis aux Français, pourvu toutefois que leur roi soit engendré, mis au monde, élevé et instruit en France, où l’expérience a prouvé que les astres se présentent sous un meilleur aspect et exercent une influence plus heureuse que dans les autres pays. « En effet, dit-il, la prouesse et le caractère des fils que les Français engendrent dans les pays étrangers s’altèrent presque toujours, au moins à la troisième ou quatrième génération, ainsi qu’on a pu l’observer jadis. » Comment s’y prendre pour que tous les pays sans injustice soient soumis aux Français ? Du Bois expose à ce propos le plan qui paraît avoir été l’idée fixe des derniers Capétiens, et qui consistait à se servir de la papauté pour arriver à la domination universelle, sauf ensuite à réduire la papauté à un rôle subalterne.

« Par la médiation du roi de Sicile, on pourra obtenir de l’église romaine que le titre de sénateur de Rome appartienne aux rois de France, qui en exerceront les fonctions par un délégué. Ils pourront en outre obtenir le patrimoine de l’église, à la charge d’estimer ce que rapportent la ville de Rome, la Toscane, la Sicile, l’Angleterre, l’Aragon, etc., et de remettre au pape les sommes qu’il en retiré ordinairement ; le roi de France recevra en échange les hommages des rois et des autres princes, ainsi que l’obéissance des cités, des châteaux et des villes, avec les revenus que le pape a coutume de percevoir. » Un pareil traité serait avantageux aux deux parties. En effet, quoiqu’il appartienne au pape d’exercer tous les droits impériaux dans les terres qu’il tient de la libéralité de Constantin, cependant il n’a jamais pu et il ne peut encore en jouir sans contestation à cause de la malice et de la fraude des habitans. « Il y a plus : comme on ne le craint guère, par la raison qu’il n’est point guerrier (et il ne doit pas l’être), des révoltes nombreuses ont éclaté, nombre de princes ont été condamnés par l’église avec leurs adhérens, et il est mort une infinité de personnes dont les âmes sont probablement descendues dans l’enfer ; or, ces âmes, le pape était tenu de veiller sur elles et de les préserver de tout danger. On n’élit ordinairement pour papes que des vieillards décrépits, dont la plupart sont étrangers à la noblesse. Comment supposer que, privés comme ils le sont d’amis belliqueux qui leur soient attachés par les liens du sang, ils puissent, pendant leur courte existence, réprimer l’orgueil, les rébellions et les complots de leurs sujets coupables ?… Le pape, à cause du caractère de sainteté dont il est revêtu, doit prétendre seulement à la gloire de pardonner, il doit vaquer à la lecture et à l’oraison, prêcher, rendre au nom de l’église des jugemens équitables, rappeler à la paix et à la concorde tous les princes catholiques et les y maintenir, afin de pouvoir rendre à Dieu toutes les âmes qui lui ont été confiées ; mais quand il se montre auteur, promoteur et exécuteur de tant de guerres et d’homicides, il donne un exemple pernicieux : il fait ce qu’il déteste, ce qu’il blâme, ce qu’il doit empêcher chez les autres. Il dépend de lui de conserver ses ressources ordinaires sans en avoir les charges, sans être détourné du soin des âmes ; il ne tient qu’à lui de se débarrasser de ses occupations terrestres, d’éviter les occasions de tant de maux. S’il ne craint pas de refuser un si grand avantage, n’encourra-t-il pas les reproches de tous pour sa cupidité, son orgueil et sa téméraire présomption ? »

Maître des états de l’église, dont il augmentera énormément le revenu par sa bonne administration, le roi de France s’occupera de la Lombardie. La Lombardie est une riche province qui devrait être soumise au roi d’Allemagne, mais qui refuse de lui obéir, et dont ce souverain ne pourrait entreprendre la conquête. Il faut obtenir du roi d’Allemagne la cession de ses droits, cession qu’il peut accorder, s’il est vrai, comme on le dit, qu’il possède déjà ou qu’il doive acquérir le droit de transmettre son royaume à ses héritiers[4]. Dans le cas contraire, on pourrait traiter avec les électeurs de l’empire, surtout si l’on obtenait le consentement du pape. « On arrêterait ainsi les excès des Lombards contre les autres nations, les rapines, les vols, les homicides, les usures, les rébellions, les guerres de terre et de mer, et beaucoup d’autres péchés dont ils sont notoirement coupables. » Si les Lombards résistent, on les affamera, on les ruinera, on les forcera à rendre les trésors incalculables qu’ils ont accaparés par leur astuce, on les obligera de payer les tributs qu’ils doivent aux rois d’Allemagne et qu’ils ne paient pas. Si cela ne suffit pas, on les écrasera en rase campagne. Pour cela, il suffit que le roi lève dans ses états une armée de 80,000 fantassins et de 2,000 cavaliers pris parmi ces nobles pauvres qui ne possèdent que peu ou point de terre ; en supposant que cette armée ne revînt pas, la population n’en paraîtrait pas pour cela diminuée. « En effet, dit l’auteur, vous possédez un trésor inépuisable d’hommes qui suffirait à toutes les guerres qui peuvent se présenter. Oui, si votre majesté connaissait les forces de son peuple, elle aborderait sans hésitation et sans crainte les grandes entreprises que je viens d’exposer et celles dont je parlerai bientôt. »

Du Bois ne s’arrête pas en si beau chemin. Le roi pourrait d’abord obtenir, pour son frère Charles ou pour quelqu’un des siens, la main de l’héritière de l’empire de Constantinople, et, par une convention préalable, se faire reconnaître comme seigneur de cet empire en récompense des secours qu’il fournirait pour le recouvrer. Le roi suivrait la même marche pour établir son autorité en Espagne. Il promettrait des secours à son cousin, le petit-fils de saint Louis (Alphonse de La Cerda), afin de le faire rentrer en possession de ce royaume, mais à la condition que l’Espagne relèverait de la couronne de France, et qu’elle aiderait de tout son pouvoir à la conquête des autres nations.

L’auteur passe ensuite à la conquête de la Hongrie. Le roi de Sicile (Charles II d’Anjou) pourra l’entreprendre avec le secours du roi de France, et toujours à la condition de lui en céder la souveraineté. Cette fois encore nous saisissons le fil qui relie les conseils de Du Bois aux intrigues ambitieuses de la maison capétienne. C’est justement en 1300 que tombent les premiers efforts pour faire arriver Charobert au trône de Hongrie. Quant au royaume d’Allemagne, Du Bois avoue son embarras. « Sur ce point et sur d’autres, dit-il, on doit s’en remettre au Seigneur Dieu des armées, qui saura bien établir un chef unique pour le temporel, comme il en existe un déjà pour le spirituel. Il est difficile en effet qu’il se passe un temps bien long avant que le roi d’Allemagne, pressé par des guerres, n’ait besoin de réclamer votre secours. D’ailleurs les fils de votre sœur[5], qui doivent succéder au trône d’Allemagne et à quelques provinces de ce royaume, pourront être élevés dans votre palais, en sorte qu’un jour, avec la grâce de Dieu, vous verrez vos vœux accomplis par leur intervention ou par leur volonté. »

Notre utopiste prévoit une objection : occupé de tant de grandes entreprises, le roi de France sera presque toujours hors de ses états et ne pourra jamais être en paix. « C’est le contraire, dit-il, qui arrivera par la grâce de Dieu : vous avez et vous aurez, beaucoup de frères, de fils, de neveux et d’autres proches que vous mettrez à la tête de vos armées pour diriger vos guerres, tandis que vous resterez dans votre pays natal pour vaquer à la procréation des enfans, à leur éducation, à leur instruction et à la préparation des armées, ordonnateur et dispensateur de tout le bien qui se fera et qui pourra se faire dans les royaumes situés en-deçà de la mer méridionale. »

À ceux qui trouveraient insolite cette manière de gouverner, Du Bois oppose l’exemple de quelques empereurs romains qui ont ainsi administré bien des royaumes ; il cite encore le roi des Tartares, qui vit en repos au centre de ses états, et envoie dans les différentes provinces des lieutenans qui combattent pour lui quand la nécessité l’exige. « Votre majesté, ajoute-t-il, n’ignore pas les malheurs qu’entraîne la fin prématurée d’un prince qui meurt dans une expédition lointaine, alors même qu’il ne pérît point par le sort des armes. Une triste expérience vous en a donné des preuves bien éclatantes et bien manifestes dans les personnes illustres de votre père et de votre aïeul. Les combats avaient cessé autour d’eux quand ils ont payé le tribut à la nature. C’est à l’intempérie des saisons et à la corruption de l’air qu’ils ont succombé, alors que les lois ordinaires de l’humanité et la force évidente de leur constitution semblaient leur assurer une longue existence. Et si l’on me dit que cet événement était réglé d’avance par le destin, et qu’ils n’auraient pu éviter ce genre de mort, je réponds que c’est là une opinion erronée, combattue par les vrais philosophes et par les théologiens. » Ici l’auteur avoue que les mouvemens des astres exercent une grande influence sur nos actions ; mais il prétend que cette influence n’est pas irrésistible, et que notre libre arbitre nous permet toujours de régler notre conduite d’après les conseils de la raison et de l’expérience. Le souvenir des causes passées et des effets quelles ont produits depuis l’origine du monde, la connaissance des causes présentes et l’habitude de conjecturer les effets qu’elles doivent vraisemblablement produire, voilà, selon l’auteur, ce qui fait l’habileté des démons à deviner l’avenir. C’est par des calculs et des prévisions de cette nature que les Grecs et les Romains ont réussi à dominer le monde, et il ne doute pas que Philippe le Bel n’atteigne le même but.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’auteur traite des sujets de moins haute portée et plus accommodés à ses fonctions habituelles. Le grand mal du temps est à ses yeux l’empiétement de la juridiction ecclésiastique sur la juridiction royale. Une foule de procès qui devraient relever de cette dernière sont entraînés devant celle-là, grâce surtout à l’abus des excommunications. L’avocat du roi ne suffit pas pour empêcher le mal. Sa situation est difficile à l’égard des autres avocats, qui se réunissent pour l’attaquer en s’écriant : « Voilà cet homme qui est toujours disposé à combattre, comme un apostat, la juridiction et la liberté ecclésiastiques. » Ces clameurs et ces haines causent plus de tort aux avocats du roi que ne valent les salaires qu’ils perçoivent. Lorsque les juges royaux reprochent aux officiers d’usurper la juridiction royale, ceux-ci répondent qu’ils ont toujours été en possession des droits qu’ils exercent. « Ce qui est vrai, dit l’auteur, c’est qu’à moins d’une possession de cent années, on ne peut prescrire contre le roi ; le droit canon et le droit civil sont d’accord sur ce point. Or il y a moins de cent ans qu’ils ont usurpé toute leur juridiction ; on peut le savoir par les vieillards, qui ont vu comment cela s’est fait. C’est même depuis l’an 1240, car alors l’exercice de leur juridiction se réduisait à si peu de chose qu’on ne percevait rien en Normandie pour les sceaux de l’archevêque et des évêques, qui maintenant rapportent annuellement 20,000 livres parisis et plus, déduction faite des frais. Ces abus s’introduisirent au commencement du règne de saint Louis, qui sûrement les aurait réprimés, s’il les avait connus. »

Comme remède, Du Bois propose un projet de lettre adressée par le roi à Boniface VIII. Il recommande de munir cette lettre d’un sceau pendant, afin qu’elle obtienne plus de créance. Elle devra être lue en consistoire ; le pape et les cardinaux y verront un avertissement solennel, et sans doute ils prendront en considération la dévotion habituelle de royaume de France, si différent des antres états ; où l’église n’a aucune juridiction. Si cela ne suffit pas, le roi créera, avec le consentement des évêques, des tabellions royaux auxquels on devra accorder la même foi qu’aux tabellions (notaires apostoliques) établis par le préfet de Rome, Pierre de Vico. Ces tabellions royaux vivront de leurs honoraires, et assisteront toujours les laïques quand ceux-ci déclineront pour cause d’incompétence la juridiction des officiaux ; ils instrumenteront pour eux et leur indiqueront la manière de procéder, en sorte que le roi aura le double avantage de recouvrer avec de grands profits la majeure partie de la juridiction qu’il avait perdue, et de déjouer bien des ruses en procurant ce qu’il est à peu près impossible d’obtenir aujourd’hui, c’est-à-dire le ministère d’un officier instrumentant avec fidélité pour quiconque voudra décliner la compétence d’un juge ecclésiastique. Il faudra aussi établir près de chaque officialité un procureur du roi qui, après avoir appelé un tabellion et au besoin un avocat, proposera, au nom des personnes citées à comparaître, les exceptions d’incompétence. Le roi, qui doit protéger tous ses sujets, a bien le droit sans doute de constituer un procureur pour empêcher que par l’excommunication on ne soumette au pouvoir de Satan les laïques qui refusent de comparaître devant un juge étranger ou qui diffèrent le paiement d’une somme d’argent. Il y a des lieux où les personnes soumises à la capitation sont excommuniées chaque année, et parce qu’elles s’endurcissent dans l’excommunication, leurs œuvres sont frappées de mort ; plusieurs même trépassent dans cet état, qui fait concevoir de justes craintes pour leur damnation éternelle. Les prélats qui s’efforcent d’étendre ce pouvoir d’excommunier semblent être vraiment des amis de Satan, puisqu’ils préparent et multiplient les moyens de perdre les âmes. « Qu’est-ce en effet que ces excommunications fréquentes, habituelles, quotidiennes, sinon un piège de Satan, par lequel, chaque jour où les officiaux tiennent séance, plus de dix mille âmes en France sont précipitées de la voie du salut et de la vie dans les mains du démon ? Si les prélats aimaient ardemment le salut des âmes, agiraient-ils ainsi au préjudice de Dieu, père et sauveur de tous les hommes, pour lesquels il a voulu que son fils mourût, non moins qu’au préjudice du roi, à qui ils enlèvent sa juridiction et les avantages qu’elle rapporte ? »

L’auteur trace ensuite le plan d’une vaste enquête destinée à découvrir les abus. On sent dans toute cette partie du travail un officier civil des plus intelligens, animé de l’amour du bien. Il ne faut pas, dit-il, en pareille matière, attendre la plainte des intéressés. « J’en ai vu un exemple dans la personne d’une riche veuve qui venait de perdre un fils en bas âge. Les biens meubles de cette succession, valant 300 livres, étaient réclamés par l’évêque d’une part, et de l’autre par deux filles de la mère. Je représentais le roi dans cette affaire, et, en cette qualité, je soutenais la cause des filles ; mais la mère se tenait du côté de l’évêque contre ses propres filles et contre le roi, et c’était, disait-on, dans la crainte d’encourir une correction pour les déréglemens auxquels la voix publique l’accusait de s’être livrée avec un prêtre. »

Armée de l’excommunication, l’église pouvait tenir en échec toutes les tentatives de réforme. L’avocat de Coutances ne dit pas en propres termes qu’il faut braver les anathèmes ecclésiastiques, mais c’est bien là le fond de sa pensée. Il montre avec beaucoup de logique que, si la puissance royale devait s’arrêter devant l’excommunication, elle aurait un supérieur sur la terre, ce qui n’est pas. Le roi d’Angleterre, dont la souveraineté n’est pas aussi indépendante du pape que celle du roi de France, emprisonne fréquemment ses prélats. Le roi de France ne sera maître chez lui que quand il établira une pénalité sévère contre toute atteinte portée à sa juridiction. Cette pénalité doit être la confiscation des biens, laquelle atteindrait également ceux qui troubleraient les juges royaux dans la connaissance desdites usurpations. Quant à ceux qui oseraient s’immiscer dans l’administration des biens confisqués, ils sont menacés de la pendaison.

Le publiciste fait des observations pleines de sens sur la discipline ecclésiastique. Bien des lois établies par les pères de l’église sont fâcheuses et n’engendrent qu’hypocrisie, comme on peut le voir à Rome. Si les pères vivaient encore, ils révoqueraient plusieurs des défenses qu’ils ont faites sous peine de péché mortel, comme le fit saint Augustin. Au jour du jugement, plusieurs se plaindront d’avoir été damnés par eux. « Pourquoi, diront-ils, nous avoir tendu ces pièges ? Les prescriptions de l’ancien et du Nouveau-Testament ne suffisaient-elles pas ? Les apôtres et les évangélistes, Etienne, Laurent, Denys, Martin, Nicolas, ne vous avaient-ils pas autorisés de leur exemple ? C’est vous qui les premiers vous êtes montrés les amis de Satan ; il n’est pas étonnant qu’il vous ait épargné les tentations de la chair. En échange de vos âmes, vous lui en avez donné un nombre infini d’autres. »

Ces règlemens dont Du Bois regrette la rigidité étaient surtout les vœux de continence, qu’il dit avoir été imposés dans l’origine par des vieillards auxquels il n’était plus difficile de pratiquer cette vertu. Ils ont ainsi éloigné du saint ministère les hommes qui vivaient dans le mariage ; mais ils n’ont pas repoussé les fornicateurs, les adultères, les incestueux, qui se disent continens. Tous font vœu de continence, mais peu l’observent. L’apôtre permettait à chacun d’avoir une épouse et de l’avoir publiquement ; on a maintenant des concubines et des amantes adultères en feignant de n’en point avoir. C’est ce que savent les frères mineurs et les frères prêcheurs, qui connaissent mieux que d’autres le véritable état de la société. Les saints pères n’auraient pas établi ces règles sévères, s’ils avaient eu autant d’expérience du monde qu’ils avaient de science des saintes lettres. Ils ont agi avec d’excellentes intentions. En tout cas, ce qu’ils ont établi, on peut le changer. Dieu lui-même a change plusieurs choses de l’Ancien-Testament dans le nouveau.

L’auteur termine par des plaintes contre la longueur et la multiplicité des procès et par des observations pleines d’à-props sur les changemens dans la monnaie. Il expose sur ce point les doctrines de la meilleure économie politique avec une justesse qui, sous le règne de Philippe le Bel, ne manquait pas de courage. La date de ce traité peut être fixée avec la plus grande précision. Il appartient indubitablement à la seconde moitié de l’an 1300. Nous ne répéterons pas ici l’argumentation solide par laquelle M. de Wailly l’a prouvé. Du Bois cite lui-même ce traité comme étant de lui dans le De recuperatione terrœ sanctæ.

II. — Deliberatio super agendis a Philippo IV, Francorum rege, contra epistolam Bonifacii papæ VIII inter cætera continentem hœc verba : Scire te volumus. Cette pièce a été publiée par Dupuy, Preuves du différend, p. 44 et suiv., d’après le registre du Trésor des Chartes, J, p. 493, avec le nom de Pierre Du Bois. Baillet, Velly, l’ont analysée ; ce dernier en a conclu témérairement l’authenticité de la petite bulle Scire te volumus. C’est ici le seul ouvrage de Du Bois qui ne soit pas anonyme ; c’est cet ouvrage qui a permis d’assigner un nom d’auteur à tous les autres. En effet, dans le De recuperatione terræ sanctæ, l’auteur s’attribue la composition du traité dont nous parlons en ce moment, ainsi que du De abbreviatione guerrarum et litium. La manière de Pierre Du Bois est du reste si facile à reconnaître, son érudition est si peu variée, ses citations sont si constamment les mêmes, que la série de ses écrits, une fois que l’un d’eux lui est clairement assigné, est très facile à établir.

L’opuscule publié par Dupuy n’est pas complet. Presque toutes les idées qui y sont exprimées se retrouvent dans le De abbreviatione. L’auteur, ainsi qu’on l’a vu plus haut, donne lui-même l’indication précise du jour où il le composa. L’opuscule fait si bien corps avec la fausse bulle Scire te volumus et avec la réponse dérisoire Sciat tua maxima fatuitas qu’on peut supposer que Du Bois est aussi l’auteur de ces deux dernières pièces. Antoine Loisel semble admettre que l’auteur de la Deliberatio est aussi l’auteur de la réponse Sciat tua fatuitas. Il est certain en tout cas que c’est le texte de la prétendue bulle Scire te volumus, non le texte de la bulle Ausculta fili, que Du Bois entend réfuter. Notre avocat, devenu théologien, affirme que le pape Boniface, par le seul fait de cette bulle, peut être réputé hérétique, s’il ne s’en défend publiquement, et s’il n’en fait satisfaction au roi, défenseur de la foi. Le roi possède sa liberté en fait de temporel depuis plus de mille ans. Le pape veut le dépouiller de son plus beau privilège, qui est « de n’avoir pas de supérieur et de ne craindre aucune repréhension humaine. » Les papes feraient mieux de rester pauvres ; quand ils l’étaient, ils étaient saints.

III. — Quæstio de potestate papæ. Ce traité, commençant par Rex pacificus Salomon, fut publié anonyme dans la seconde édition (1614, petit in-8o) du Recueil des actes de Boniface VIII et de Philippe le Bel (feuillet 58 jusqu’au feuillet 93). Il y est rapporté à l’an 1300 à peu près. Dupuy le reproduisit dans les Preuves de son Histoire du différend d’entre le pape Boniface VIII et Philippe le Bel, roy de France, pages 663-683. C’est par erreur que M. Boutaric l’a identifié avec le traité De utraque potestate, commençant par Quæstio est utrum dignitas pontificalis, qu’on a faussement attribué à Gilles de Rome. M. de Wailly a prouvé d’une façon au moins très probable que le traité en question est de Pierre Du Bois. Ce traité n’est pas seulement parfaitement d’accord avec les opinions du fougueux avocat normand ; nous y retrouvons sa distinction entre l’autorité spirituelle d’Aaron et l’autorité temporelle de Moïse, ses argumens favoris tirés de la prescription, de la donation de Constantin, de la position particulière des rois de France, qui, à la différence de bien d’autres princes et notamment des rois d’Angleterre, exercent pour le temporel une autorité complètement indépendante de celle des papes. On y commente, ainsi que dans la Supplication du peuple de France contre le pape Boniface, le texte quod ligaveris super terram, etc., et cet autre : reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari. L’auteur remarque que Jésus-Christ voulut payer le tribut pour lui et pour saint Pierre, afin de bien prouver qu’il ne prétendait, ni pour lui, ni pour son vicaire, à aucune autorité temporelle. Ajoutons, comme surcroît de preuves, que ce traité se trouve manuscrit dans un des deux volumes du Trésor des Chartes qui nous ont conservé la plupart des opuscules de Pierre Du Bois.

IV. — M. Boutaric attribue à Nogaret une pièce très curieuse qu’il a trouvée et publiée[6], pièce postérieure à l’attentat d’Anagni (7 septembre 1303), mais antérieure, ce semble, à l’absolution du roi par Benoît XI (2 avril 1304). La pièce en question appartient donc à cette période où l’on trouve dans les conseils du roi tant d’hésitation sur les rapports qu’il convenait d’avoir avec la cour de Rome. L’auteur de la pièce publiée par M. Boutaric expose les embarras de la situation. Boniface, après sa mort, a gardé des partisans considérables, même à la cour ; des prélats, des princes, des clercs savans et fameux, le plus grand nombre des religieux le défendent et attaquent le roi avec violence. Ce que les partisans du roi disent et attestent contre la personne dudit pape pour l’excuse et la défense de Philippe, ces esprits chagrins le déclarent suspect et improbable ; ils appellent le fait d’Anagni un attentat horrible, ils prétendent que la conscience du roi « et la mienne, » ajoute l’auteur, ne peuvent être tranquilles[7]. On a bien fait quelque chose pour l’honneur du roi : grâce à la médiation de certaines personnes de probité, on a peut-être satisfait à Dieu en secret ; mais il reste des scrupules à la conscience du roi et de quelques autres : les gens honnêtes et graves murmurent » et cela ne cessera que quand on aura fait une réparation publique. Si l’on pouvait trouver un bon conseil à donner et de bons textes bien clairs de l’Écriture, qui permissent au roi, en soutenant sainte mère église, de sauver son honneur, la réputation de ses ancêtres, et de confondre le parti contraire, cela serait d’un grand prix pour le roi et ses amis. « Qu’on cherche donc, ajoute l’auteur, avec sagesse et bonne foi, et peut-être trouvera-t-on en même temps une chose plus importante et plus frappante encore pour l’intérêt de l’état, même en dehors de l’affaire dont il s’agit. Enfin il faut remarquer… Je n’en dis pas plus pour le moment. Écrit et souscrit de ma main[8]. »

Rien dans tout cela ne convient à Nogaret. L’auteur de la note remise au roi appartient à un parti intermédiaire entre celui des ennemis de Boniface et celui des ultramontains ; il pense qu’un crime a été commis à Anagni ; or Nogaret le prend de bien plus haut : il soutint toute sa vie qu’il avait mérité récompense, que l’église universelle avait envahi le palais de Boniface avec lui. Il affectait d’avoir la conscience parfaitement tranquille. Des concessions comme celles qui remplissent l’écrit publié par M. Boutaric eussent été pour lui des aveux funestes et l’eussent infailliblement perdu. Ce n’est pas lui, par exemple, qui eût dit qu’on n’avait pas encore assez satisfait à Dieu et à l’église. Enfin le mystère dont l’auteur s’entoure, cette façon d’éveiller l’attente et la curiosité du roi, de faire valoir d’une manière charlatanesque un mémoire qu’il se réserve de présenter et dont il ne veut pas dire le mot, cet âpre désir de tirer parti de ses idées et de ses notes, tant d’autres signes qui révèlent un homme de rang inférieur, ne sont pas dignes d’un ministre aussi haut placé que Nogaret, qui voyait habituellement le roi comme garde du sceau royal, conférait avec lui dans l’intimité, et pouvait sans préparation ni intermédiaire lui proposer ses idées. D’un autre côté, l’auteur de la pièce en question se regarde comme compromis avec le roi dans la lutte contre le clergé. Le mot meque, s’il n’est pas une faute, suppose que l’auteur est mêlé à la politique de la cour. Trouvant donc auprès de Philippe un homme qui se fit en quelque sorte une spécialité de servir au roi des textes conformes à ses vues, de l’obséder de mémoires qu’on ne lui demandait pas, un homme qui ne recula pas quelquefois pour se faire valoir devant l’emploi des procédés d’un certain charlatanisme, il est naturel d’attribuer à un tel personnage la pièce dont nous parlons. L’attention que prend l’auteur du mémoire de dissimuler son nom rappelle tout à fait les précautions analogues qu’on remarque dans le De abbreviatione. Hâtons-nous de dire que l’attribution que nous faisons en ce moment n’a pas, à beaucoup près, le degré de certitude de celles que nous avons proposées pour les trois mémoires dont il a été question jusqu’ici, et que nous allons proposer pour les sept qui nous restent à énumérer.

V. — La Supplication du pueuble de France au roy contre le pape Boniface le VIIIe, pièce en français, publiée d’abord dans les Acta inter Bonifacium VIII et Philippum Pulcrum, publiés par Vigor, p. 36-44 de l’édition de 1613, p. 46-54 de l’édition de 1614, et reproduite par Dupuy, Preuves de l’histoire du différend, p. 214-219. M. de Wailly l’attribue avec raison à Pierre Du Bois. Tout au plus pourrait-on supposer que la rédaction en français n’est pas de lui. Quant aux idées, elles sont exactement les mêmes que celles qui sont exposées dans les traités latins de Du Bois, en particulier dans le traité De abbreviatione. C’est à tort que M. Rathery a considéré cet opuscule comme le cahier du tiers-état aux états de 1302. M. Boutade s’est trompé également en rapportant à l’année 1302 un pamphlet évidemment postérieur à la mort de Boniface, et qui fut probablement écrit en septembre 1304. On possède plusieurs exemplaires manuscrits de ce traité.

L’auteur rattache l’origine du pouvoir temporel des papes à la donation de Constantin ; il conclut de là que les premiers successeurs de saint Pierre n’avaient, comme saint Pierre lui-même, qu’une autorité purement spirituelle. Quant à l’autorité temporelle du roi, elle existe depuis plus de mille ans ; elle a donc pour elle la prescription, toute propriété reposant en définitive sur la parole adressée par Dieu à nos premiers parens : quod calcaverit pes tuus, tuum erit. Cette théologie assez inexacte, et qui semble supposer que l’auteur n’était pas très familier avec les textes sacrés, ne l’empêche pas d’affirmer hardiment qu’on ne peut contester ce qu’il vient de dire sans se rendre coupable d’hérésie, et d’insister pour que Boniface VIII reçoive une punition exemplaire qui imprime une crainte salutaire à quiconque serait tenté à l’avenir d’imiter sa conduite. Le pontife hérésiarque a soutenu qu’il était souverain du monde au spirituel et au temporel, maxime qui empêcherait les princes infidèles de se convertir, puisque par le baptême ils perdraient le fleuron de leur souveraineté. Comment a-t-il pu être assez téméraire pour vouloir gouverner le temporel, lui qui n’a pas su remplir ses devoirs spirituels ? Son premier devoir était d’enseigner l’univers, de même que Jésus-Christ envoya ses apôtres dans le monde entier avec le don des langues ; mais ledit Boniface a été négligent, il n’a pas enseigné la centième partie du monde. Pour cela, il eût fallu qu’il sût l’arabe, le chaldéen, le grec, l’hébreu, etc., puisqu’il y a des chrétiens parlant toutes ces langues qui ne croient pas comme l’église romaine, par la raison qu’ils n’ont pas été enseignés. Or il est notoire que Boniface ne sut aucune de ces langues. — Ce n’est pas la seule fois que Du Bois, avec un sentiment assez large, admettra dans le sein de l’église universelle les églises chrétiennes d’Orient que l’église de Rome traite de schismatiques.

Un passage remarquable est celui où Du Bois développe cette pensée qu’il a déjà indiquée dans la Quæstio, à savoir que Moïse représenta le pouvoir temporel, tandis qu’Aaron représenta le pouvoir spirituel des Juifs. Il parle pour la première fois en ce traité du pentarque d’Orient, sur lequel il revient dans le De récupératione, ch. 36, et dans une de ses pièces contre les templiers. « Si comme les pentarcos devers Orient, neuf cens evesques quique il y a sous li près de tous les Grieux. » M. de Wailly a pensé que ce mot pouvait désigner le souverain de la Russie ; mais le passage du De recuperatione, ch. 36, que notre savant confrère ne connaissait pas quand il écrivait son mémoire, tranche la question. Le mot pentarcos est évidemment le mot arabe batrak, ou « patriarche, » par lequel on désigne tous les grands chefs d’églises indépendantes en Orient. Le pentarcos de Du Bois est probablement le patriarche des nestoriens ou Chaldéens ou Syriens orientaux, nommé par excellence « patriarche d’Orient. » Le patriarche des Syriens jacobites avait sous lui un nombre d’évêques bien moins grand, et ce n’est pas de lui qu’il peut être question ici.

Ernest Renan.
(La seconde partie au prochain n°)
  1. Comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1864, p. 84 ; — Les Idées modernes chez un politique du quatorzième siècle, Paris 1864.
  2. Héritage.
  3. Hérétique.
  4. Ce fut la préoccupation constante de Rodolphe de Habsbourg ; Albert d’Autriche put l’avoir aussi. Du Bois regardait alors l’hérédité comme déjà établie dans la maison de Habsbourg.
  5. Blanche, fille de Philippe le Hardi, qui épousa Rodolphe d’Autriche, fils d’Albert Ier, vers le mois de janvier 1300.
  6. Notices et extraits, t. XX, 2e partie, p. 150-152 ; comp. La France sous Philippe le Bel, p. 120-121.
  7. Turbatam et obfuscatam habentes opinionem et conscientiam erga regem, æstimant etiam ipsum meque non omnino quietam et pacatam habere conscientiam erga Deum, eo quod sanctæ matri ecclesiæ satisfactum non apparet adhuc, secundum quod utique conveniens esse deberet.
  8. Prudenter ergo bonaque fide quærantur ista, quia forte non solum hœc invenientur, sed et res multo major et mirabilior circa statum regni et aliorum, etiam si occasio rei propositœ non subesset. Denique notandum… Non plus ad prœsens. Manu propria scriptum et subscriptum.