Un Publiciste anglais du XVIIIe siècle. — Daniel Defoe, sa vie et ses écrits

Un Publiciste anglais du XVIIIe siècle. — Daniel Defoe, sa vie et ses écrits
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 685-708).
UN PUBLICISTE
DU DIX-HUITIEME SIECLE

DANIEL DEFOE, SA VIE ET SES ECRITS.

Daniel Defoe, his life and hither to unknown writings, by William Lee; London 1869.

On se plaît souvent à rechercher dans une œuvre d’imagination le tableau ou tout au moins le reflet de la vie de l’auteur. Tout roman qui n’est pas écrit par une personne adonnée tout à fait à ce genre de littérature passe pour être une autobiographie, ou, si l’on ne veut rien exagérer, un recueil d’impressions personnelles. Le lecteur s’abandonne encore plus volontiers à cette tendance lorsqu’il lui tombe entre les mains un livre empreint d’une forte originalité, et lorsqu’il s’agit d’un auteur dont la réputation est encore debout sans que les détails de sa vie soient bien connus. D’aucuns prétendent reconnaître à la lecture quelle est la profession de l’écrivain; si cela est juste, les aventures si vraisemblables de Robinson Crusoé ne révéleront-elles pas quelque vieux marin habitué à courir les mers, qui a vu de ses yeux tout ce que les voyageurs du XVIIIe siècle connaissaient de la surface du globe? ou bien encore les réflexions pieuses et les allusions bibliques dont ce récit est parfois émaillé n’indiqueront-elles pas plutôt quelque ministre protestant qui a parcouru le monde en soutenant des thèses contre les hérétiques et en convertissant les infidèles? En tout cas, on s’étonnera d’apprendre que c’est l’œuvre d’un homme qui n’est presque pas sorti de l’Angleterre, qui, loin d’avoir éprouvé, comme son héros, les poignantes émotions de la solitude, a pris une part active au mouvement politique de son temps. Et cependant Defoe déclare quelque part que l’existence de Robinson présente un parallélisme presque complet avec la sienne. Dans quel sens emblématique il l’entendait, il nous serait difficile de le comprendre. S’il resta seul quelquefois, ce fut en prison et non dans une île déserte; s’il a connu la mauvaise fortune, ce fut à la suite d’entreprises commerciales malheureuses ou de polémiques trop vives ; ses ennemis furent des créanciers ou des contradicteurs politiques, lesquels ne ressemblent guère à des cannibales; il a lutté contre la société et non contre la nature. C’est donc ailleurs que dans les immortelles aventures de Robinson Crusoé qu’il convient de rechercher ce que fut la vie de Defoe. Il y a lieu de regretter qu’un écrivain qui sut si bien analyser un caractère et peindre avec tant de vérité des pays qu’il n’avait jamais vus n’ait pas laissé de mémoires. Loin de là, il semblait éviter de parler de lui-même et il n’y a pas trace d’un événement personnel dans les innombrables écrits qui sont sortis de sa plume. Quand on aura pris connaissance des faits que ses biographes les plus bienveillans lui attribuent, on se demandera si ce ne fut pas la prudence plutôt que la modestie qui lui inspira cette réserve.


I.

Daniel Defoe naquit à Londres en 1661. Son père, boucher de son métier et bourgeois de la Cité, était, dit-on, un homme fort estimable, assez à l’aise pour assurer à ses enfans une bonne éducation, membre d’ailleurs de l’église dissidente, à laquelle il donna des témoignages de dévoûment en un temps où les dissentimens religieux étaient trop souvent un prétexte à persécution. Il s’appelait simplement James Foe. Le fils allongea-t-il le nom paternel au moyen d’une particule qui pouvait flatter sa vanité en paraissant le faire descendre d’une des familles de la conquête normande? Il semble plus probable que cette addition s’introduisit peu à peu et sans que l’on y prit garde, comme abréviation du prénom. Au reste, l’auteur de Robinson Crusoé a été certainement le premier et le dernier homme célèbre de sa famille; on ne l’entendit jamais émettre la moindre prétention généalogique. Vers quatorze ans, il entra dans une école ou académie de l’église dissidente; il y reçut sous la direction d’un savant maître, le révérend Charles Morton, une éducation distinguée, en même temps qu’il acquit les connaissances les plus étendues. Parens et amis l’engageaient à suivre la carrière ecclésiastique; mais à peine eut-il l’âge d’en apprécier les avantages et d’en peser les obligations qu’il y renonça de son plein gré, non sans avoir lutté sans doute contre les conseils de ceux qui l’entouraient. Peut-être le souvenir de cette première vocation irréfléchie, le contraste entre la vie calme d’un ministre anglican et les orages de sa propre carrière, lui inspirèrent-ils plus tard cette parole de regret que l’on retrouve dans un de ses opuscules : « ce fat un double désastre pour moi d’abord d’avoir été destiné à l’exercice du ministère sacré et ensuite d’en avoir été éloigné. »

Quoi qu’il en fût de ces projets d’avenir, Daniel Defoe sortit de l’école du révérend Morton avec un bagage de connaissances supérieur sans doute à celui de la plupart de ses condisciples. Il avait approfondi l’étude du grec et du latin; il traduisait convenablement l’espagnol, l’italien et le français, et avait quelques notions du hollandais. Quant à sa langue maternelle, il montra plus tard que personne ne savait mieux s’en servir. Il avait suivi avec succès un cours complet de théologie, comme il y parut dans les polémiques religieuses qu’il soutint plus tard. Nul ne connaissait mieux la constitution de l’Angleterre, et sur les diverses branches des sciences politiques et sociales il était probablement au niveau des contemporains les plus avancés. Les mathématiques et l’astronomie n’avaient pas été négligées dans son éducation, non plus que la géographie, pour laquelle il avait, suivant toute apparence, un goût particulier. Cette vaste instruction acquise dès le jeune âge prouve déjà que Defoe n’était pas un homme ordinaire; mais un trait de son caractère aidera mieux à comprendre l’usage qu’il fit en sa maturité de ces précoces études : il aimait la controverse, et il recherchait les luttes académiques avec d’autant plus d’empressement qu’outre un savoir très réel il excellait à y mettre une fine et mordante ironie qui confondait ses adversaires.

Heureux dans les entreprises commerciales, James Foe avait une disposition naturelle à faire entrer son fils dans le commerce. Le futur publiciste fut donc introduit, au sortir de l’académie, chez un gros marchand de bonneterie, afin de faire l’apprentissage indispensable avant de s’établir pour son compte. Il paraît probable que ces occupations ne l’empêchaient pas de suivre avec attention le mouvement des esprits. De graves événemens agitaient alors l’Angleterre. Dans les dernières années du règne de Charles II, la cour, le gouvernement et même l’église établie voyaient avec faveur un retour au catholicisme. Au contraire les classes moyennes attachées à la réforme, et surtout les citoyens qui appartenaient, comme Defoe, aux cultes dissidens, s’élevaient avec véhémence contre ce que l’on appelait déjà dans ce temps l’influence papale et le pouvoir arbitraire. Les meetings étaient fréquens, et les orateurs populaires y attaquaient énergiquement les privilèges que le parti de la cour revendiquait comme étant de droit divin les prérogatives de la couronne. En 1685 (Daniel Defoe avait vingt-quatre ans et venait de terminer son apprentissage), la mort de Charles II fit arriver au trône son frère Jacques II, qui professait un entier dévoûment pour la cause catholique. Les façons d’agir du nouveau souverain firent de nombreux mécontens; l’agitation était au comble; le duc de Monmouth, frère naturel du roi, protestant zélé et, qui plus est, doué de qualités aimables qui le rendaient cher au peuple, leva l’étendard de la révolte. Ce fut une échauffourée sans graves conséquences; l’infortuné duc, qui avait débarqué en Angleterre le 15 juin, fut battu, fait prisonnier et exécuté dans le délai d’un mois. Libre de son temps, entraîné par les ardeurs populaires, par ses convictions religieuses et par l’exemple de nombreux amis, le jeune Defoe s’était joint aux révoltés. Il fit en volontaire cette funeste et courte campagne, et il eut le bonheur de s’en retirer sain et sauf sans avoir été signalé, grâce au rang obscur qu’il occupait, à l’attention du parti victorieux.

Ce premier succès enhardit Jacques II, qui envoya une ambassade au pape pour solliciter la réunion de l’Angleterre au saint-siège, et qui fit entrer dans l’armée bon nombre d’officiers catholiques en place d’officiers protestans. Peu après, le parlement, auquel on reprochait quelques velléités de résistance, fut congédié; puis le roi, afin d’isoler l’église établie, révoqua de sa propre autorité les lois contraires à l’existence des cultes dissidens. Quelque favorable que fût pour le moment aux intérêts de sa secte cet acte arbitraire, Defoe comprit que le danger dont ses adversaires religieux étaient menacés ce jour-là menaçait en même temps toutes les croyances non catholiques. Il eut le courage de refuser ce don compromettant. Ce fut, au dire de son biographe, M. Lee, le sujet de sa première publication. Au mois d’avril 1687, il parut à Londres un petit écrit de quatre pages que M. Lee croit avoir de bons motifs d’attribuer à l’auteur de Robinson Crusoé. Cet opuscule n’était ni daté ni signé et ne portait pas le nom de l’imprimeur, indice évident du péril auquel on s’exposait alors en publiant son opinion. Le courage du jeune publiciste fut assez mal récompensé; ses coreligionnaires lui surent mauvais gré d’avoir blâmé un acte royal favorable à la liberté de conscience; mais Defoe avait en tête à ce moment d’autres affaires qui le détournèrent un peu de la politique. Il venait de s’établir comme chef d’une maison de bonneterie, et il était en instance pour être admis sur les registres de la Cité de Londres, privilège auquel sa naissance lui donnait droit. L’année 1688 vit s’accomplir, personne ne l’ignore, le dernier acte de la révolution d’Angleterre. Guillaume d’Orange, gendre de Jacques II, se rendant aux vœux des protestans anglais, débarquait le 4 novembre dans la Grande-Bretagne, et se mettait en marche vers Londres, où il fit une entrée triomphale le 18 décembre. A la première nouvelle de cet événement, que les amis des libertés politiques et religieuses accueillaient avec joie, Defoe quitte ses affaires, monte à cheval et rejoint à la hâte l’armée du prince d’Orange. A ses yeux, l’avènement du nouveau souverain était la victoire du parti national. Longtemps après, lorsqu’il se fut livré tout entier aux lettres, il ne laissait pas échapper une occasion de célébrer cette journée du 4 novembre, anniversaire de la délivrance d’un joug étranger. Jacques II, Anglais et catholique, était, suivant lui, un souverain étranger; Guillaume, Hollandais et protestant, était un souverain patriote. La révolution accomplie, il se remit aux affaires avec plus de bonne volonté que de succès. Il avait entrepris le commerce d’exportation, commerce gros d’incertitudes et de mauvaises chances. À cette occasion, il se rendit en Espagne, ce qui était alors un voyage long et périlleux. Ses spéculations ne furent pas heureuses; en 1692, il se vit insolvable et fut déclaré en état de faillite.

Au fait, Defoe n’avait pas le travail régulier ni l’esprit tranquille qui font le parfait négociant; les idées du dehors, non moins que les écarts d’une vive imagination, l’empêchaient sans doute de se livrer aux entreprises d’argent avec l’application soutenue qu’elles exigent. Il a décrit l’incompatibilité du génie littéraire avec le commerce en quelques lignes où il est permis de voir son propre portrait : « Quelle incongruité de la nature d’associer des caractères qui sont directement opposés! Un homme d’esprit devenir négociant! Nul lien ne le retiendra. C’est en vain qu’on l’enfermera dans un comptoir, il sera dehors en un instant. Il quittera le livre-journal et le grand-livre pour Horace et Virgile; il fera du drame d’un bout à l’autre, et s’il commence par la comédie, il finira par la tragédie; la faillite sera l’acte final, et la prison pour dettes servira d’épilogue. » Defoe eût mieux fait de s’avouer à lui-même que le négoce réclame, comme la poésie ou l’art militaire, certaines qualités d’esprit que ne possède pas tout le monde. Quoiqu’il n’ait guère écrit pendant ces premières années, il y a quelques indices qu’il s’abandonnait dès lors à son goût pour la polémique militante; mais surtout il réservait trop volontiers à un petit cercle d’amis, lettrés et éclairés comme lui, le temps qu’il eût dû consacrer aux affaires.

Les lois contre la banqueroute étaient alors d’une excessive sévérité. Aussi Defoe s’esquiva-t-il pour éviter les rigueurs de la prison pour dettes; il ne tarda pas toutefois à entrer en arrangement avec ses créanciers, qu’il désintéressa complètement par la suite, nous assure M. Lee. Ce fâcheux événement explique pourquoi l’on n’entendit plus parler de lui de quelque temps. Des marchands qui avaient confiance en sa capacité voulaient lui donner la direction d’un comptoir à Cadix, car il avait la réputation de bien connaître l’Espagne, qu’il avait déjà visitée. Il s’y refusa par répugnance à quitter son pays. À cette époque, la guerre venait d’éclater entre la France et l’Angleterre, guerre nationale, puisqu’il s’agissait de défendre le roi Guillaume et la reine Marie contre Louis XIV, qui soutenait la dynastie déchue. L’enthousiasme était grand dans toute l’Angleterre; les anciennes distinctions de whig et de tory, d’église établie et d’églises dissidentes, s’effaçaient presque. Toutefois les jacobites se remuaient avec activité, et leurs efforts trouvaient un point d’appui favorable auprès du menu peuple dans l’élévation des impôts que les besoins de la guerre avaient fait augmenter. Defoe prit volontiers la plume afin de rendre populaire un monarque qu’il avait acclamé six ans auparavant. Le gouvernement reconnut ce service en conférant bientôt au publiciste un petit emploi qui le débarrassait des soucis de l’existence quotidienne.

Il y a quelque sujet de s’étonner qu’un homme si bien doué pour la controverse facile et légère n’eût pas trouvé l’occasion jusqu’alors de mettre plus souvent son talent en évidence. Sans doute il n’y avait pas encore de journal périodique; mais on y suppléait par de petites feuilles qui se vendaient dans les rues lorsqu’un événement soulevait l’intérêt du public. Un pamphlet de ce genre, écrit en vers (dans ces temps héroïques du journalisme, on mettait volontiers de la poésie dans la politique), parut en 1700; il était intitulé les Etrangers, et il attaquait avec la dernière violence la nation hollandaise en général et le roi Guillaume en particulier. Sous le titre, assez difficile à traduire, de True born Englishman, une réponse vigoureuse fut bientôt publiée. C’était une satire en vers : l’auteur anonyme reprochait à ses concitoyens leur ingratitude envers le roi. Recherchant les origines de la nation anglaise, il prouvait qu’elle est un mélange de toutes les races. Le véritable Anglais, disait-il, c’est une ironie, une fiction, une métaphore inventée pour désigner un homme allié à tous les peuples de l’univers. Certes le professeur Huxley, qui de nos jours vient de reproduire presque la même thèse avec les preuves bien autrement concluantes de l’ethnologie moderne, n’aura point le même écho que le pamphlétaire de 1701. The True born Englishman eut un succès prodigieux. Peut-être, depuis l’invention de l’imprimerie, aucun écrit n’avait-il été réédité autant de fois en une seule année. L’auteur en fit lui-même neuf réimpressions dans les premiers mois de la publication ; mais, à côté de ces éditions authentiques, qui se vendaient à raison d’un shilling l’exemplaire, des imprimeurs sans scrupule en faisaient de nombreuses contrefaçons. On en débita 80,000 exemplaires dans les rues à six pence, à deux pence et même à un penny. Depuis le roi jusqu’au plus humble artisan, tout le monde voulut le lire. Il fut bientôt connu que Defoe était l’auteur de cette satire, qui lui assura tout de suite une brillante réputation, et le mit, ce qui était plus profitable, en relations bienveillantes avec le souverain régnant.

Il semble que Defoe, encouragé par ce grand succès, se soit senti dès lors en veine de devenir un écrivain populaire, car la collection de ses opuscules s’accroît rapidement; mais il n’y avait pas que de l’agrément à recueillir dans cette profession, et notre auteur, emporté par la fougue de ses convictions, dépassait souvent la juste mesure. Un premier incident l’avertit qu’il y a parfois péril à se montrer trop ardent. La chambre des communes, menée par quelques factieux, tenait en échec le roi et la chambre des lords, que la nation appuyait avec énergie. L’Angleterre ignorait encore que les difficultés de ce genre se résolvent par le libre jeu d’institutions parlementaires ; elle n’avait pas eu le temps de s’y habituer. Le parti de la cour voulait soutenir les ennemis de Louis XIV; les communes s’opposaient à la guerre. Une pétition, signée de noms considérables, vint supplier la chambre de fournir au gouvernement des subsides suffisans pour sauvegarder les intérêts du royaume et appuyer les alliés de l’Angleterre; la chambre fit mettre en prison cinq des pétitionnaires. Là-dessus, Defoe adresse aux communes un pamphlet dont la conclusion se résume en ces phrases énergiques : « On espère, messieurs, que vous réfléchirez aux devoirs que vous avez à accomplir. Que si vous continuez à les négliger, soyez certains d’éprouver le ressentiment de la nation que vous injuriez, car les Anglais ne seront pas plus à l’avenir les esclaves d’un parlement que d’un roi. Notre nom est légion, et nous sommes nombreux. » Les communes n’eussent pas supporté sans doute cette revendication hautaine des droits du suffrage populaire, si elle ne se fût produite sous le voile prudent de l’anonyme. Au reste, les événemens donnèrent un autre cours au sentiment public. Jacques II étant mort le 16 septembre 1701, le roi de France et, à son exemple, le pape, le duc de Savoie et le roi d’Espagne proclamèrent roi d’Angleterre le fils du souverain défunt. Il n’y eut pas un bon Anglais qui ne s’indignât de ce que des étrangers eussent la prétention d’imposer un maître à la nation, le ton de la presse légère se ressentit de ce mouvement, les discordes intestines s’apaisèrent. Le parlement fut dissous, et les nouvelles élections renforcèrent le parti ennemi de la France. Par malheur, Guillaume III ne survécut guère à cette crise. La reine Anne fut appelée au trône au mois de mars 1702.

La mort du roi Guillaume fut assurément une grande perte pour Defoe. Honoré de la confiance de ce souverain, dont il avait sans cesse défendu la cause, admis dans son intimité, le publiciste eût été sans doute appelé à continuer dans de hautes fonctions publiques l’influence qu’il avait acquise par ses premiers écrits. Le changement de règne fut suivi d’une révolution dans la politique. Il suffisait que l’on eût été cher au feu roi pour être suspect aux nouveaux conseillers de la couronne. Le revirement ne fut pas moins appréciable dans le monde religieux. En ces dernières années, la modération avait prévalu ; la haute église ne reprit le dessus que pour manifester l’intolérance la plus étroite envers tous les hérétiques, y compris le corps nombreux des dissidens. Un certain docteur Sacheverell, prêchant devant l’université d’Oxford, arborait « le drapeau du sang et la bannière de la défiance » contre tous ceux qui étaient en désaccord avec l’église d’Angleterre. Ces provocations atteignaient les convictions religieuses de Defoe, de même que les tendances du nouveau gouvernement blessaient ses opinions politiques. Habile à saisir ses adversaires par leur côté faible, il leur répondit dans un pamphlet ironique où il s’appropriait leurs argumens en les exagérant pour en faire mieux comprendre la folie. Le titre même de cet opuscule était trompeur : le Moyen le plus simple d’en finir avec les dissidens ou Projet pour l’établissement de l’église. Quelques-uns y furent pris en effet, et les dissidens s’en effrayèrent à la première lecture; mais on ne tarda pas à découvrir la fine moquerie qui avait dicté ces pages. Après avoir applaudi, les partisans de l’église établie crièrent au scandale et demandèrent vengeance à l’autorité civile. On sut bientôt quel était l’auteur; le malheureux s’était caché, on le mit à prix. La chambre des communes condamna le livre à être brûlé par la main du bourreau, puis l’imprimeur et le libraire furent emprisonnés. Defoe vint alors se livrer aux vengeances de ses ennemis. Devant les juges, il eût pu plaider son innocence et invoquer, comme justification, les écrits provocateurs de la partie adverse. Mal conseillé, il se contenta de réclamer la clémence royale. Déclaré coupable d’avoir composé et publié un libelle séditieux, il fut condamné à deux cents marcs d’amende, à être exposé trois fois au pilori, et emprisonné aussi longtemps qu’il plairait à la reine.

La sentence était sévère, surtout si l’on songe qu’elle frappait un ancien confident de Guillaume III. Passer en moins d’un an du cabinet du roi à la prison de Newgate, c’était une chute pénible qui atteignait Defoe non-seulement dans son honneur et son bien-être, mais encore dans sa fortune. Il s’était remis au commerce depuis trois ou quatre ans; il dirigeait une briqueterie importante à Tilbury, dans le comté d’Essex. Sa femme et six enfans qu’il en avait eus vivaient de cette entreprise, plus fructueuse que le métier d’écrivain. Il prétendit, avec une certaine exagération peut-être, avoir perdu 3,500 livres sterling dans cette catastrophe, ce qui était à coup sûr une grosse somme pour l’époque. Au reste, Newgate était en ce temps la moins agréable des résidences, même pour un condamné politique. Les prisonniers n’étaient classés ni par sexe, ni par nature de délits. Les moins coupables vivaient dans une déplorable promiscuité avec les voleurs et les assassins. Le lieu était malsain, la fièvre y régnait en toute saison. Comme le vol était souvent puni de mort, les malheureuses créatures qui étaient poursuivies pour ce méfait prétendaient toujours être enceintes, afin d’obtenir un sursis, et elles ne négligeaient rien pour que ce sursis fût justifié. Le supplice du pilori était dans les circonstances habituelles la plus infamante des punitions, puisque le condamné était exposé aux grossières injures de la populace. Defoe put reconnaître en ce jour que les amis ne lui manquaient pas. C’était en été; on lui jeta des fleurs, on but à sa santé; les gens du peuple qui étaient le plus rapprochés de l’échafaud le préservèrent des insultes et l’accompagnèrent de leurs applaudissemens lorsque l’exposition eut pris fin. A la honte de ses adversaires, le pilori se transformait pour lui en un triomphe.

Il semble probable que Defoe obtint bientôt quelque adoucissement au régime ordinaire de la prison, car il ne fit jamais preuve de plus d’activité littéraire. D’autre part, on doit convenir que la législation sur la presse était dans un temps d’innocence. Durant les vingt jours qui s’écoulèrent entre le jugement et la mise à exécution, Defoe avait eu le loisir de composer plusieurs pamphlets dont l’un, intitulé Hymne au pilori, se vendait à grands cris dans les rues tandis que l’auteur subissait le supplice de l’exposition publique. L’attitude de la foule était telle que le ministère n’osa poursuivre ce nouveau délit; bien plus, avant même de passer devant ses juges, pendant les premiers jours de sa claustration à Newgate, Defoe avait édité un recueil complet de ses œuvres, sans omettre le libelle à l’occasion duquel il était alors emprisonné.

En vérité, le règne de la reine Anne, vu à la lueur de ces petits événemens de la vie politique, présente un contraste bizarre d’intolérance et de licence qui déroute nos idées modernes d’équité. Peu de mois après que Daniel Defoe avait été, comme il vient d’être raconté, victime et héros d’un procès de presse, voici qu’un certain John Argill, avocat, homme de piété et de grand savoir, mais plus adonné à la lecture de la Bible qu’à celle des codes, s’avisa de publier une brochure pour démontrer que l’homme peut être quelquefois transféré de la terre au paradis sans mourir. C’était une bien innocente illusion, qui n’offensait personne; mais le parlement d’Irlande, dont John Argill était devenu membre cette même année, en jugea autrement. Le théologien malencontreux fut expulsé de son siège et déclaré incapable d’être élu de nouveau, sur quoi Defoe trouva matière à écrire. Après avoir réfuté les principes de John Argill avec le respect que mérite un travail dont les livres sacrés ont fourni le sujet, il rappelle humblement aux bons Irlandais qu’il faut être miséricordieux pour les pauvres auteurs, et que celui qui s’adresse à eux a besoin de pitié plus que qui que ce soit.

Ce fut aussi pendant son séjour à Newgate que Defoe conçut et mit à exécution un projet qui mérite, bien plus que Robinson Crusoé, de faire passer son nom à la postérité. Si vive que fût devenue la polémique littéraire pendant les années de trouble qui précédèrent et suivirent la révolution de 1688, elle n’avait toujours qu’une existence précaire, qu’une allure imprévue, faute d’un organe périodique. En d’autres termes, les journaux étaient encore inconnus. Le premier des journalistes allait faire ses débuts du fond d’une prison, ce qui ne veut pas dire assurément que l’on aurait raison de rappeler trop souvent ses successeurs au souvenir de leur origine. Le 19 février 1704, Defoe fit paraître le premier numéro de la Revue, feuille périodique qui s’annonçait comme devant donner une fois la semaine les nouvelles de l’Angleterre et de l’étranger, les événemens politiques, les renseignemens commerciaux. Defoe comprenait bien du reste que de tels sujets n’intéresseraient qu’un petit nombre de lecteurs, et que pour réussir il fallait amuser. Il réservait donc une place aux faits divers, qu’il appelait brutalement Scandal Club. Exalter les actes de vertu, blâmer le vice et la folie, discuter les questions douteuses en théologie, en morale, en science, en poésie, c’était le vaste programme que devait remplir le Scandal Club. Le succès fut si grand que la Revue devint bi-hebdomadaire à partir du huitième numéro; puis elle eut trois numéros, cinq numéros par semaine, et cela dura pendant neuf ans malgré les entraves que la vie agitée du rédacteur semblait devoir apporter souvent à la publication.

Defoe était à cette époque dans toute la vigueur de son talent; mûri par l’expérience, maître de son style, habitué à la lutte, il savait être touchant parfois, satirique lorsqu’il y avait avantage à l’être, spirituel toujours. Il avait d’ailleurs une puissance de travail extraordinaire. La Revue, commencée à Newgate, où les loisirs ne lui manquaient pas, fut continuée jusqu’à la fin par lui seul. Qu’il fût à Londres ou en Écosse, où il lit. de longs séjours, chaque numéro n’en paraissait pas moins avec la régularité voulue. Les controverses que Defoe soutint contre ses adversaires en maintes occasions, de gros ouvrages qu’il écrivit dans le même temps, ne le détournèrent pas du labeur continu qu’il s’était imposé. Ce travail gigantesque n’a cependant contribué en rien à sa réputation. Qu’irait-on rechercher aujourd’hui dans un vieux journal d’il y a cent cinquante ans? Tout au plus exhumerait-on de cette volumineuse collection des récits piquans sur les personnages ou de fines appréciations sur les événemens contemporains; encore est-il probable que le nom de l’auteur ferait plus pour le succès de ces extraits que le mérite intrinsèque qu’ils présentent[1].

Il n’y avait pas longtemps que durait l’emprisonnement du pauvre journaliste lorsqu’un changement de ministère vint donner un autre cours à la politique de l’Angleterre. Faible et bonne, la reine Anne a vécu, depuis le commencement jusqu’à la fin de son règne, au milieu de révolutions du palais. Cette fois c’étaient les whigs, conduits par le duc de Marlborough et lord Godolphin, qui l’emportaient. Ils étaient en principe favorables à la liberté de conscience, et se gardaient par conséquent de persécuter les dissidens. Au nombre des nouveaux ministres se trouvait Harley, naguère président de la chambre des communes et l’un des protecteurs de Defoe. Il ne pouvait choisir de meilleur exemple que le procès de son ami pour montrer à la reine quelle avait été, depuis quelques années, l’intolérance de la haute église. Aussi le pamphlétaire eut sa grâce ; il sortit de prison ruiné, harcelé par ses créanciers, haï de ses adversaires politiques, mais par compensation fort de l’amitié des puissans du jour.


II.

Il entrait dans la vie officielle ; malheureusement c’était par une mauvaise porte. Il l’a dit lui-même avec une demi-franchise qui se prête à des interprétations fâcheuses. Il écrivait en effet dix ans plus tard : « Après m’avoir délivré de la détresse où j’étais, sa majesté, qui ne trouvait pas que ce fut assez d’un seul acte de générosité, eut la bonté de me prendre à son service. Je fus chargé, par l’intermédiaire de mon premier bienfaiteur, de plusieurs missions honorables, quoique secrètes. » Ces derniers mots laissent une fâcheuse impression. Qu’étaient ces missions honorables, quoique secrètes? C’est ce que nous allons voir.

Les communes se montraient hostiles à la politique libérale et éclairée qui prévalait dans la chambre des lords. Après que la reine les eut engagées plusieurs fois en vain à plus de prudence et de modération, le ministère eut recours à une mesure radicale : le parlement fut dissous dans les premiers mois de l’année 1705. Au moment où les élections allaient avoir lieu, Defoe, que des difficultés d’argent contraignaient à s’éloigner de Londres, fut chargé par son ami Harley de visiter les comtés du sud-ouest, et d’y soutenir la candidature des hommes dont le ministère espérait avoir le concours dans la nouvelle chambre des communes. Entre les deux partis qui se disputaient le pouvoir, la querelle était religieuse autant que politique. Les succès que Marlborough remportait sur le continent donnaient au gouvernement un vernis de popularité. Les tories disaient et écrivaient que l’église était en danger, et que l’on ne pouvait la sauver qu’en réduisant à l’impuissance les whigs et les dissidens. Defoe, qui avait déjà mis sa plume au service du ministère, partit au milieu de cette effervescence générale. Voyager à cheval, — c’était à peu près le seul moyen de locomotion en ce temps, — assister aux meetings, faire des discours, visiter les personnes influentes de chaque bourg, tout cela ne l’empêchait pas de trouver assez de loisir pour expédier à Londres cinq fois la semaine le manuscrit de sa Revue, où les grosses questions du jour étaient débattues.

La façon dont libraires et imprimeurs en usaient alors avec lui montre assez quelle faveur obtenaient ses écrits. Un jour on le réimprimait sans lui en avoir demandé la permission, d’autres fois on mettait sous son nom, pour en faciliter la vente, quelque brochure scandaleuse que l’on criait à haute voix dans les rues, ou bien on prenait dans ses œuvres des phrases choisies de manière à exciter la crainte des gens paisibles, et l’on publiait cela sans scrupule. Il lui arriva pis encore à l’occasion d’un ouvrage sur lequel il avait fondé de grandes espérances. Durant son emprisonnement, il avait tracé le plan et commencé la rédaction d’une longue satire en vers sur le gouvernement. C’était une critique amère du parti tory, intitulée Jure divino. Par prudence, il s’était abstenu de publier cette satire tant que ses adversaires étaient au pouvoir, des amis lui ayant fait comprendre qu’un parlement tory supprimerait le livre et l’auteur; mais enfin en 1706, les circonstances étant changées, l’ouvrage fut édité avec luxe, accompagné d’un beau portrait de l’auteur, au prix de 10 shillings. Le même jour, un libraire rival mettait en vente une contrefaçon à moitié prix ; un ouvrier typographe avait dérobé les feuilles en épreuves à mesure qu’on les imprimait. Au surplus, l’auteur de cet acte de piraterie fut puni par où il avait péché, car il eut des imitateurs qui reproduisirent le Jure divino à un moindre prix encore.

Le projet d’union entre l’Angleterre et l’Écosse fournit à Defoe une nouvelle occasion de servir le gouvernement. Guillaume III avait rêvé, sa vie durant, d’accomplir ce projet ; les troubles de l’époque l’avaient empêché d’y donner suite. Il eût été inutile d’y revenir au commencement du règne de la reine Anne, tant que les tories retenaient le pouvoir ; par trop d’attachement à l’église épiscopale d’Angleterre, ce parti s’était rendu suspect à l’église presbytérienne D’Écosse. Le moment parut propice après l’élection d’une chambre des communes à tendances libérales et l’accession au pouvoir d’un ministère whig. Des commissaires furent nommés de part et d’autre pour s’entendre sur les conditions auxquelles l’union serait possible. Godolphin et Harley étaient au nombre de ces commissaires ; ils appréciaient beaucoup l’un et l’autre les principes politiques et religieux de Defoe, qu’ils honoraient de leur amitié, ses façons courtoises, sa puissance de travail, ses connaissances en matières politiques et commerciales. Toutes ces qualités étaient de nature à produire une impression favorable sur le peuple écossais. Ils l’envoyèrent donc à Édimbourg avec mission d’y appuyer le projet de fusion. Le trajet entre Londres et Édimbourg était alors long et pénible ; il n’y avait ni voitures publiques ni relais de poste ; les voyageurs, obligés de louer des chevaux de ville en ville, restaient plusieurs semaines en route. Encore Defoe était-il plus embarrassé qu’un autre par la nécessité d’envoyer chaque jour à son éditeur de Londres la matière du journal périodique à la rédaction duquel il s’était consacré. À peine arrivé en Écosse, il se hâtait aussi d’y publier de petits opuscules sur l’utilité d’une alliance intime entre les deux royaumes. Eut-il une influence réelle sur les négociations préliminaires de ce traité ? Faut-il croire, comme l’affirme son biographe, que ses écrits contribuèrent pour une bonne part à éteindre les préjugés nationaux qui y faisaient obstacle ? C’est exagérer sans doute l’influence naissante de la presse, qui ne pouvait avoir encore acquis une action décisive sur les esprits. Quoi qu’il en soit de son intervention en cette affaire, où il ne joua peut-être que le rôle de la mouche du coche, le traité d’union, ratifié par les deux parlemens nationaux, fut revêtu de la sanction royale au mois de mars 1707. Defoe reçut sa part de félicitations, et en fut d’autant mieux placé dans l’estime des hommes qui étaient au pouvoir. Néanmoins il ne quitta pas tout de suite l’Ecosse ; il y trouvait un abri contre les persécutions de cinq ou six créanciers trop exigeans qu’il aurait bien voulu faire passer pour des ennemis politiques.

Franchissons un espace de quelques années ; aussi bien l’histoire intérieure de l’Angleterre ne présente jusqu’au décès de la reine Anne que le tableau de luttes incessantes entre les protestans et les jacobites, entre les partisans de l’église établie et ceux des églises dissidentes. Defoe, jadis l’un des champions du parti whig, était devenu suspect à ses anciens amis par une liaison trop intime avec Harley, qui, sous le nom de comté d’Oxford, était maintenant l’un des chefs du torysme. La mort de la reine, survenue le 1er août 1714, appelait au trône le prince de Hanovre, George Ier. Le choix de la nouvelle dynastie avait été l’œuvre des whigs ; le couronnement du nouveau roi fut leur triomphe, et ils en abusèrent. Les anciens ministres, traités en criminels d’état, furent enfermés à la Tour de Londres, on parlait même de les envoyer à l’échafaud ; puis, du haut en bas de l’échelle administrative, depuis les plus grands dignitaires jusqu’aux simples ouvriers typographes de la Gazette officielle, le personnel du gouvernement fut renouvelé. Defoe fut enveloppé dans cette disgrâce, quoiqu’il eût plaidé avec plus de chaleur que qui que ce fût la cause de la dynastie de Hanovre. Il était le protégé du comte d’Oxford, il avait joui de la con fiance de la reine ; la mort de l’une et la disgrâce de l’autre furent le signal de sa propre ruine. Bientôt après, il était poursuivi pour un article de journal assez insignifiant, lorsque survint entre lui et ses persécuteurs une transaction dont l’histoire, paraît-il, était restée presque inconnue jusqu’à nos jours.

Les biographes de Daniel Defoe ont cru longtemps que le rôle politique de ce brillant pamphlétaire avait pris fin peu après l’avènement de George Ier. Il semble avoir disparu de l’arène vers 1715, pour se livrer pendant les dernières années de sa vie à de pacifiques travaux littéraires, qui lui ont fait une réputation plus durable que les œuvres éphémères de la polémique militante. Il avait alors cinquante-six ans, sa plume lui assurait une honnête aisance ; l’accession au trône d’un souverain allemand rompait les liens qu’il avait eus avec la cour. Il venait de publier en brochure un Appel à l’honneur et à la justice où l’on voulait voir en quelque sorte son testament politique. Personne ne s’étonnait que, fatigué de la lutte, il se fût mis à l’écart ; mais en 1864 on découvrit dans les archives du royaume quelques lettres écrites de sa main d’où jaillit la preuve qu’après cette retraite supposée il était resté le collaborateur assidu de plusieurs journaux politiques. Guidé par ces documens, M. Lee a compulsé les publications de l’époque, et il en a tiré des révélations nombreuses qui n’ajouteront rien certainement à la gloire de Defoe, mais qui mettent en lumière le caractère instable de cet homme que l’âge et l’adversité ne pouvaient abattre.

Vers la fin de l’année 1715, l’Angleterre était encore agitée par les factions. Le gouvernement venait de comprimer des émeutes dans les rues de Londres. Les journaux tories et jacobites attaquaient le ministère avec violence et ne respectaient pas même la personne du roi. Les poursuites judiciaires ne semblaient point être efficaces; il était peu probable que le parlement consentît à restreindre la liberté de la presse. Or, on le sait, Defoe était alors menacé d’une condamnation pour avoir publié un pamphlet hostile au gouvernement. Par un appel pathétique aux sentimens de conciliation qui avaient été la règle de sa vie en maintes occasions, il réussit, croit-on, à émouvoir les juges dont dépendait son sort, et sut convaincre lord Townshend, secrétaire d’état, que personne n’était plus attaché que lui au roi régnant et au parti politique en faveur. De fait, malgré son amitié pour les ministres de la veille, il est juste de reconnaître qu’il avait toujours été le fervent défenseur des whigs, sauf des dissentimens accidentels que les événemens du jour expliquaient. Réconcilié avec le pouvoir, il se sentit en goût de le défendre. Lord Townshend, heureux de rallier un écrivain de si rares qualités, lui offrit d’entrer au service du gouvernement. Seulement son concours, pour obtenir plus de crédit, devait être occulte. On convint d’un arrangement amiable à l’insu du public. Defoe resterait en apparence l’ennemi des whigs et conserverait l’attitude d’un mécontent.

Quelle allait être son rôle dans cette situation ambiguë? Ici, rappelons-nous que l’histoire dont il s’agit se passait il y a cent cinquante ans, que le niveau moral de la nation avait été déprimé par de trop longues dissensions, et qu’on était encore bien rapproché de l’époque où Louis XIV se vantait de ne trouver que des consciences vénales en Angleterre. Si les vices du temps n’excusent pas la conduite que tint Defoe, du moins elles en atténuent l’indignité. Le ministère aimait mieux prévenir les articles de journaux qui lui étaient désagréables que d’avoir à les punir, d’autant plus que l’auteur anonyme échappait à la condamnation, dont un malheureux imprimeur était seul à souffrir. Il fut entendu que Defoe prendrait ouvertement le parti des tories en vue d’amortir la violence de leur polémique et de la rendre par cela même innocente. L’une de ses lettres autographes récemment découvertes dévoile ce complot avec une naïveté ingénue. Voici ce qu’il écrit en effet dès 1718 à l’un des membres du gouvernement : « J’ai pris un engagement avec ce journal, de telle sorte que, quoique je n’en aie la propriété qu’en partie, cependant la direction et la rédaction sont si bien de moi, que les morsures de cette feuille malfaisante sont devenues tout à fait inoffensives; cependant le style est resté tory afin que ce parti en fût amusé et qu’il n’eût pas l’idée de se créer un autre organe, ce qui aurait mis le projet à néant. » Il se trouve bien à plaindre d’avoir à faire un si vilain métier. « Je vis au milieu de papistes, de jacobites et de tories enragés, gens que mon âme abhorre; je suis obligé d’entendre des expressions haineuses et des mots outrageans pour sa majesté, pour le gouvernement et pour leurs plus fidèles serviteurs, et il faut sourire à tout cela, comme si j’approuvais. Je suis forcé de prendre chez moi tous les méchans écrits qui surviennent, comme si j’avais l’intention d’en extraire des matériaux. Souvent il m’arrive de laisser passer des choses un peu choquantes afin de ne pas me rendre suspect. »

Ce fidèle serviteur, qui avait à cœur de prouver son dévoûment par des actions plutôt que par des paroles, s’était réservé, par un reste de scrupule, la latitude de ne pas écrire un mot qui fût en opposition avec sa conscience ou avec les principes qu’il avait professés toute sa vie. M. Lee estime que cet engagement équivoque dura dix années environ, jusqu’en 1726, époque à laquelle la maison de Hanovre se vit assez consolidée pour ne plus craindre les prétentions rivales de l’ancienne dynastie. — Avec la complaisance d’un biographe, M. Lee loue son héros d’avoir ainsi contribué à établir dans la Grande-Bretagne un régime durable; il dit qu’à l’exclusion des autres écrivains politiques éminens, Swift, Arbuthnot, Prior, qui avaient appuyé comme lui le dernier ministère de la reine Anne, Defoe continua de défendre sous George Ier les vrais intérêts de sa patrie. Il appartient à chacun de juger avec sa conscience si ces éloges sont mérités, s’il est permis d’être utile à son pays par ces voies détournées.

La première punition de cette conduite singulière fut que Defoe n’osa plus, à partir de ce jour, signer de son nom ce qu’il écrivait. Jusqu’en 1700, les opuscules qu’il publiait étaient restés anonymes; tout au plus s’était-il permis d’apposer ses initiales au bas d’une préface ou d’une dédicace. Il était inconnu; son nom était sans valeur. L’apparition du pamphlet the True born Englishman fit époque dans sa vie. Citée dans la chaire et à la tribune, vendue par milliers d’exemplaires dans les rues, cette satire valut à l’ingénieux écrivain la faveur publique. Ses pamphlets subséquens et même les collections de ses œuvres se produisirent comme venant de l’auteur du True born Englishman. Il associa longtemps à son nom ce titre dont il était fier. Un peu plus tard, la popularité qu’obtint la Revue lui suggéra un autre nom de guerre : il publia diverses brochures qui étaient signées par l’auteur de la Revue. Sous l’une ou l’autre de ces expressions, le lecteur savait à merveille qu’il fallait entendre Daniel Defoe; mais, à partir de 1715, ses écrits politiques devinrent réellement anonymes, et si les contemporains percèrent quelquefois le secret, comme on va le voir, on s’explique que les biographes, en racontant sa vie longtemps après, aient pu s’y tromper et fixer à cette même année la fin d’une carrière dont ils ne soupçonnaient pas la duplicité.

Il y avait alors d’assez nombreux journaux périodiques. L’un d’eux, qui s’intitulait News Letter, avait soutenu longtemps les intérêts du torysme et de l’église établie. C’était une feuille d’autant plus désagréable au gouvernement du jour qu’il était assez embarrassant de la traduire devant les tribunaux, car les copies en étaient manuscrites. L’éditeur, qui ne réussissait pas en ses affaires, vint proposer à Defoe de lui vendre une part de propriété et de lui abandonner la direction entière. Le publiciste accepta bien vite, après avoir pris auparavant l’avis de lord Townshend. Le journal conserva néanmoins la couleur politique qu’il avait eue précédemment, mais en devenant assez modéré pour ne plus être importun. Quelques mois après, Defoe s’introduisait de la même façon dans un autre journal du même parti. Le Journal de Mist, feuille hebdomadaire dont le premier numéro parut le 15 décembre 1716, était l’organe du prétendant; les propriétaires et les adhérens de cette feuille étaient tous papistes et jacobites; les nobles exilés à la suite de Jacques II le soutenaient de leur argent et lui envoyaient leurs correspondances. Defoe n’y fut admis d’abord qu’en qualité de traducteur des nouvelles étrangères; mais l’éditeur Mist lui laissa prendre une large part dans la rédaction habituelle, d’autant plus volontiers que la collaboration de Defoe contribuait d’une façon évidente au succès de l’entreprise. Ce journal paraissait le samedi en six pages de petit format. En tête figuraient les nouvelles de l’étranger, puis les lettres des correspondans, puis les nouvelles de l’intérieur et enfin les annonces. Defoe imagina d’ouvrir chaque numéro par une lettre dont il était presque toujours l’auteur anonyme, et relative à l’affaire la plus importante du jour. On appela « lettre d’introduction » cet article, qui donnait au journal une couleur tranchée, en quelque sorte une individualité. Les autres feuilles hebdomadaires adoptèrent bientôt cette coutume, qui fut une véritable révolution dans le journalisme.

Cependant Defoe sentait le poids de cette situation fausse. Sans cesse en rapport avec des hommes dont il se vantait ailleurs de ne pas partager les opinions, il avait aussi à lutter contre les intérêts pécuniaires de l’imprimeur et de l’éditeur, qui auraient voulu accuser plus énergiquement la couleur politique du journal. De plus le malheureux écrivain, fourvoyé au milieu de ses ennemis, s’apercevait avec regret qu’il n’avait au fond qu’une influence négative. Il lui était interdit de soutenir les principes qu’il souhaitait de faire triompher. Il avait exigé de l’éditeur Mist que sa collaboration fût tenue secrète; mais le secret ne fut pas si bien gardé que quelques personnes n’arrivassent à l’éventer, et Defoe se vit alors en butte à de violentes attaques de la part des journaux whigs. Désireux de reprendre quelque part sa liberté de penser, il lança un nouveau journal, le Whitchall evening Post, et abandonna peu après le Journal de Mist, où ses avis n’étaient plus écoutés; mais il y revint bientôt pour le quitter encore après de nouvelles difficultés.


III.

C’était en 1719; Defoe avait cinquante-huit ans. Indépendamment de ce prodigieux labeur quotidien qu’il avait accompli depuis l’origine de la presse périodique en Angleterre, il avait publié nombre de brochures sur des sujets d’un grand intérêt actuel, et aussi plusieurs ouvrages de longue haleine, aujourd’hui oubliés, entre autres une histoire de la réunion de l’Ecosse à l’Angleterre et un récit des guerres de Charles XII, roi de Suède. Nul écrivain de ce temps n’avait produit autant que lui; cependant les douze dernières années de sa vie devaient être encore plus fertiles. En cinq ans, de 1719 à 1724, il va mettre au jour une quinzaine de gros volumes, vingt brochures ou pamphlets politiques, sans compter une publication commerciale mensuelle d’une centaine de pages chaque fois, un journal hebdomadaire, un autre paraissant trois fois la semaine, — et une partie du temps — un autre encore paraissant tous les jours. Ces œuvres innombrables sortent-elles bien de sa plume, même lorsqu’elles sont signées de son nom? Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on y reconnaît l’empreinte de son esprit et aussi des formes ordinaires de style qui le distinguent assez de ses contemporains.

Robinson Crusoé, l’œuvre la plus connue de ce fécond écrivain, parut pour la première fois le 25 avril 1719. On sait quelle fut l’origine de ce charmant récit : Alexandre Selkirk, matelot écossais, qui faisait partie de l’expédition de Dampier dans les mers du sud, avait déserté dans l’île de Juan-Fernandez et y était resté seul quatre ans. Le capitaine Rogers, qui l’avait rapatrié, inséra dans l’histoire de son propre voyage une brève relation des aventures de Selkirk, qui, de retour à Londres, eut l’honneur de fixer un instant l’attention publique. Cet épisode était à peu près oublié, lorsque Defoe convertit un thème si simple en une longue et inimitable narration que nous relisons encore avec plaisir. Il ne se donnait au reste que comme l’éditeur d’une histoire réelle et véridique. Le livre eut un énorme succès; la première édition fut enlevée en dix-sept jours ; la seconde, la troisième et la quatrième suivirent dans un intervalle de trois mois.

Le bienveillant accueil que Robinson avait reçu du public détermina-t-il l’auteur à poursuivre le récit des aventures de son héros imaginaire? Il faudrait admettre alors que Defoe composait avec une facilité merveilleuse, car la seconde partie vit le jour en août de la même année. Le succès de ce second volume égala le succès du premier. S’il y avait moins d’imagination, on se plaisait par compensation à y reconnaître plus de variété, avec un étalage d’érudition géographique qu’il était permis à peu de personnes de montrer. Puis, comme Defoe ne négligeait pas à l’occasion d’exploiter une mine jusqu’à ce qu’elle fût épuisée, on vit paraître bientôt une troisième partie sous un titre quelque peu mystique : Réflexions sérieuses sur la vie et les aventures surprenantes de Robinson Crusoé, avec des visions du monde angélique, écrites par lui-même. C’était, au dire de l’éditeur, la morale des paraboles contenues dans les deux premiers volumes. Le livre était religieux, doctrinal, métaphysique, et surtout moral autant qu’on pouvait le désirer; mais la veine était tarie, le public n’en voulut plus. Les traducteurs qui ont reproduit Robinson Crusoé dans les langues étrangères se sont abstenus d’y ajouter ce trop long épilogue dont peu de personnes soupçonnent maintenant l’existence.

Cet ouvrage, qui devint tout de suite populaire en Angleterre, et que les générations se transmettent sans en éprouver de satiété, est-il bien l’œuvre de Defoe? On l’a contesté. Sur la foi d’une correspondance inédite du XVIIIe siècle, qui fut publiée pour la première fois il y a vingt-cinq ans, on a prétendu que Robinson Crusoé est l’œuvre de Harley, comte d’Oxford, cet ami de Defoe qui n’était tombé du ministère à la mort de la reine Anne que pour devenir prisonnier d’état à la Tour de Londres. Lord Oxford fut enfermé deux ans, de juillet 1715 à juillet 1717. Qu’il ait eu le temps d’écrire pendant ce long loisir, on l’admettrait encore, s’il n’était constaté qu’il fut gravement malade durant son séjour en prison, et si l’on ne se sentait pas plus disposé à croire qu’un homme de ce rang, menacé d’une condamnation capitale, avait autre chose à faire que de rédiger les aventures fabuleuses d’un marin. Nous ne mentionnons cette supposition dont l’exactitude est sans contredit des plus contestables que parce qu’elle semble indiquer que Defoe, de son vivant même, passait pour avoir des collaborateurs, ce qui permettrait d’expliquer plus facilement l’abondance et la variété de ses productions. Quoi qu’on pense en particulier de l’assistance que Defoe a pu recevoir de quelques amis lorsqu’il se fit l’éditeur des aventures de Robinson Crusoé, il n’y en a pas moins matière à s’étonner de ce qu’un écrivain entraîné dans le tourbillon de la vie politique ait possédé des connaissances géographiques d’une telle précision, et ait été si familier avec le langage et les habitudes des gens de mer. Il n’avait guère fait de voyages maritimes; ce serait donc dans les livres ou par la conversation des marins qu’il se serait formé. Cependant il a l’air d’être dans son élément quand il parle des manœuvres d’un navire ou qu’il décrit les terres lointaines; il prétendait connaître les deux hémisphères sur le bout du doigt. Où avait-il puisé ce savoir, encore plus rare peut-être en son temps que du nôtre? La littérature des voyages plaisait alors au public, il sut profiter de cette mode. Les guerres de la succession d’Espagne avaient produit une foule d’aventureux marins : boucaniers, corsaires ou pirates, on ne faisait pas entre eux grande différence. C’était à qui, parmi ces écumeurs de mer, se ferait la plus belle réputation par de hardis coups de main et par de riches prises. Vers la fin de 1719, Defoe publie encore une prétendue autobiographie d’un roi des pirates, le récit des entreprises fameuses du capitaine Avery, faux roi de Madagascar. Un peu plus tard, ce sont les aventures et pirateries du célèbre capitaine Singleton, qui colonise Madagascar, passe de là au Paraguay, revient à la côte d’Afrique, traverse ce continent d’une mer à l’autre, y rencontre un Anglais, citoyen de Londres, au milieu des tribus sauvages, et qui, victorieux des nègres et des bêtes féroces, rentre dans sa patrie comblé de richesses. En définitive, le retour au port avec d’immenses butins est l’inévitable conclusion de ces récits entremêlés de réflexions pieuses aussi abondantes que les méfaits des héros imaginaires; mais cette conclusion était faite pour plaire au gros public de l’époque. Il y a lieu de remarquer toutefois l’exactitude extrême que comportent ces ouvrages jusque dans les plus minutieux détails. Ce capitaine Singleton, dans son voyage à travers l’Afrique, entre Mozambique et la côte occidentale, rencontre des déserts stériles, des montagnes primitives et jusqu’à des lacs qu’il annonce être les sources du Nil, tout cela dans les parages mêmes où les expéditions récentes de Speke et de Livingstone en ont révélé l’existence. Il est donc bien certain que Defoe s’était enquis avec le plus grand soin des renseignemens obtenus dès lors sur ces contrées presque inconnues, que des voyageurs portugais parcoururent, dit-on, longtemps avant nos illustres contemporains.

Le goût que le peuple montrait au XVIIIe siècle pour les entreprises des flibustiers n’était après tout que la manifestation du besoin d’expansion que les Anglais de nos jours dépensent avec plus d’à-propos au profit de leurs colonies lointaines. Les carrières d’aventures avaient alors tant d’attrait que les voleurs de grand chemin eux-mêmes étaient décorés d’un certain vernis de gloire par l’opinion publique. Le nombre en était considérable, comme on le vit toujours à la suite de longues guerres et d’interminables révolutions politiques. Il est difficile d’imaginer à quel degré le peuple était dépravé pendant les règnes de la reine Anne et du roi George Ier. Pirates en pleine mer, contrebandiers sur la côte, brigands à l’intérieur des terres, luttaient à l’envi contre les lois du royaume, et ce n’était pas seulement parmi les gens sans aveu que se recrutait l’armée du désordre; on y comptait des propriétaires, des gradués des universités, des hommes voués en apparence à des professions libérales. Toutes les classes de la société fournissaient au vice leur contingent, tandis que la police était faible et que les lois sanguinaires de l’époque ne faisaient plus peur à personne. Aux environs de Londres, on arrêtait les voitures en plein jour; les malles-poste étaient fréquemment pillées. Les récits de meurtres et de vols à main armée ou les exploits plus modestes des simples pick-pockets remplissaient les colonnes des journaux. Une fois la semaine régulièrement, on pendait à Tyburn les plus coupables de ces scélérats; mais ces supplices, trop souvent renouvelés, n’inspiraient plus à la foule une crainte salutaire. On y allait comme à un spectacle pour recueillir les dernières paroles des condamnés, et pour voir s’ils feraient bonne contenance devant la mort. D’autres étaient expédiés par centaines aux colonies pénales de la Nouvelle-Angleterre, où on les vendait comme des esclaves. Souvent ils trouvaient moyen de s’en échapper pour revenir en Angleterre continuer leurs méfaits, ou bien ils commettaient dans leur nouvelle patrie des crimes qui étaient enfin punis de la peine capitale.

D’après l’attention que la société instruite et polie de nos jours accorde avec tant d’engouement aux hauts faits et aux moindres gestes du premier criminel venu, ne comprendra-t-on pas quel attrait devaient avoir, il y a cent cinquante ans, les aventures de quelques scélérats célèbres? Defoe sut autant qu’aucun de ses contemporains exploiter cette littérature fructueuse. Y fut-il amené par les réminiscences du séjour qu’il avait fait dans la prison de Newgate? Ce n’étaient pas en tout cas des souvenirs de ce temps déjà vieux qu’il recueillait, car les gredins dont il se fait l’historiographe sont moins anciens, et d’ailleurs les nombreux écrits sortis de sa plume tandis qu’il était sous les verrous attestent qu’il ne s’attarda point à recueillir les mémoires de ses compagnons d’infortune. Se proposait-il de retenir les jeunes gens sur la pente du vice en leur montrant la conséquence fatale d’une vie de désordres? Quoi qu’en pense M. Lee, qui voudrait bien purifier de toute souillure la mémoire de Defoe, nous avons peine à croire qu’aucun narrateur de crimes célèbres se soit jamais fait illusion sur l’influence immorale qu’exerce une telle lecture. Defoe ne songeait-il pas plutôt au profit de ces écrits faciles? Il devait être riche pourtant ou tout au moins à l’aise. Il avait liquidé ses dettes antérieures; la plupart de ses enfans étaient établis et ne lui étaient plus à charge. Auteur en renom, collaborateur assidu de trois ou quatre journaux, pensionnaire du gouvernement, il voyait les libraires se disputer ses ouvrages; en aucun temps de sa vie, il n’avait connu pareille prospérité.

Il existait alors une feuille périodique, the Original Journal, dont le propriétaire, M. Applebee, était en quelque sorte l’imprimeur officiel de Newgate. Les dernières paroles des condamnés à mort passaient pour véridiques quand elles sortaient de la boutique de M. Applebee, leurs confessions étaient tenues pour authentiques quand elles étaient insérées dans le journal de M. Applebee. Souvent même le récit de leurs aventures s’imprimait d’avance en brochure dans cette maison, et se vendait dans les rues le jour du supplice. Cette réputation n’était pas sans fondement, M. Applebee ayant obtenu pour lui et pour ses rédacteurs habituels des entrées de faveur à Newgate. Or Defoe fut pendant six ans l’un des écrivains assidus de l’Original Journal. Qu’après avoir un peu lu cette littérature du crime, il se soit dit que l’on pouvait faire mieux, il n’y a rien là qui nous étonne de sa part. Qu’après s’être convaincu que la nombreuse population des prisons, que le menu peuple et même bien des gens de la classe moyenne faisaient leur lecture favorite de brochures grossières et licencieuses, il ait eu l’idée d’entremêler de réflexions morales le récit de ces actions honteuses, c’était une excuse en apparence honnête des vilaines histoires qu’il allait se mettre à raconter. Jusqu’alors, les écrits de ce genre exaltaient leurs tristes héros, voleurs de grand chemin ou assassins, dont les hauts faits semblaient cités comme des modèles à suivre plutôt que comme des exemples à éviter. Si l’un d’eux se repentait et revenait à une vie meilleure, on avait l’air de le traiter de déserteur. Defoe commence par raconter les aventures d’un certain Jack, qui, né d’une famille honnête, vécut vingt-six ans comme un voleur de profession, et fut pour cette cause déporté en Amérique. Arrivé dans la colonie de la Virginie, Jack se fait négociant, il se marie cinq fois, devient militaire, fait preuve d’une extrême bravoure; on le nomme colonel, et l’histoire s’arrête au moment où le héros se jure à lui-même de mourir dans la peau d’un général. Moll Flanders est une héroïne du même sang. Tour à tour prostituée, voleuse, déportée en Virginie, elle trouve moyen de se marier cinq fois, comme le colonel Jack; elle devient riche, honnête, et meurt après avoir fait pénitence des péchés de sa jeunesse. Un titre alléchant, beaucoup de vice au début, une conversion à la fin, telles étaient les trois conditions à remplir pour faire réussir ces petits livres populaires qu’un père prudent se serait gardé de laisser entre les mains de ses enfans.

Instruit comme il l’était, Defoe n’était pas homme à se contenter des malfaiteurs de sa propre patrie. Il s’occupe bientôt de Cartouche, dont les crimes faisaient alors beaucoup de bruit en France; mais Cartouche et ses compagnons étaient des gens cruels, de vrais brigands, plus adonnés au meurtre qu’au vol : aussi le fécond journaliste revient-il vite aux scélérats moins sanguinaires de la Grande-Bretagne. Il aime évidemment à ne raconter que les aventures d’hommes dont les infamies ne sont pas tout à fait exécrables, et dont les infortunes laissent place à la pitié. John Sheppard, dans sa courte carrière, a toutes les qualités voulues. C’est un jeune voleur que l’on arrête; il se sauve, on le reprend; enfermé à Newgate, il franchit les portes, escalade les murs, et reconquiert sa liberté dans des circonstances fabuleuses. On le ressaisit encore, et quand on lui demande quelles personnes ont favorisé son évasion, il répond qu’il n’a eu d’autre aide que celle de Dieu tout-puissant. Malgré ses crimes, il suscite autant d’intérêt qu’homme du monde luttant pour sa vie et sa liberté. Enfin le jour de l’expiation arrive; monté sur l’échafaud, il parle au public, il remet à un assistant ses mémoires (s’il faut en croire le journal de M. Applebee qui est l’éditeur de ces mémoires), puis il fait ses dévotions et se livre au bourreau.

Si les liens qui attachaient Defoe au gouvernement du jour étaient devenus évidens, il n’avait pas cessé toute relation avec le journal jacobite de Mist. Ce malheureux éditeur était souvent victime des poursuites judiciaires que suscitait l’intempérance de ses correspondans étrangers; bien que Defoe lui vînt fréquemment en aide dans ces jours d’infortune, Mist finit par se convaincre que le censeur occulte des journaux était l’auteur de ses malheurs passés et présens. Rien ne prouve que Defoe, dans l’exercice de ses fonctions secrètes, ait joué le rôle d’un délateur; mais il en fut soupçonné, ce qui n’était qu’une juste punition de sa duplicité. Bientôt, mis à l’index par les éditeurs des feuilles périodiques, il vit ses articles politiques refusés partout.

Il ne fut pas pour cela oisif. Dans les dernières années de sa vie, il publie d’épais volumes sur les matières les plus variées. Tantôt c’est un voyage imaginaire autour du globe avec des détails d’une exactitude merveilleuse sur des contrées que l’on connaissait à peine en ce temps. Une autre fois c’est un manuel complet du négociant où, faisant allusion aux déboires de ses entreprises commerciales, il remarque avec raison qu’un vieux navigateur qui a fait naufrage peut être néanmoins un bon pilote. Puis il édite plusieurs gros ouvrages de sorcellerie : une histoire politique du diable dans les temps anciens et modernes, un traité de la magie noire, un essai sur les apparitions, le tout entremêlé de réflexions religieuses et de vives descriptions dont les lecteurs de Robinson Crusoé se feront sans peine une idée. Enfin le poids des années vint lui commander le repos. Son bon sens était encore entier, son esprit était encore piquant, son imagination vive et pétillante; mais le corps, épuisé par deux maladies, la goutte et la pierre, ne lui laissait plus la liberté du travail. Il mourut le 26 avril 1731, en la soixante-onzième année de son âge.

Il est assez embarrassant de passer condamnation sur la carrière d’un écrivain dont la vie est mal connue. Il n’y a guère de doute que Daniel Defoe ait joué un rôle mensonger à l’égard du parti tory pendant les premières années du roi George. On se surprend aussi à penser que la prodigieuse fécondité dont quelques biographes lui font honneur n’est que le produit d’un brocantage littéraire dont de pauvres collaborateurs inconnus étaient les victimes, quoique, à vrai dire, il n’y en ait pas de preuves directes. A cela près, l’auteur de Robinson Crusoé, pamphlétaire en vogue, fondateur de la presse périodique, restera l’un des écrivains les plus marquans de l’Angleterre au XVIIIe siècle. Il a manqué à ce gladiateur d’esprit d’avoir le sens droit ou tout au moins la mesure. Ses œuvres si variées, depuis le pamphlet aux vertes allures jusqu’aux gros traités pleins de recherches minutieuses, se ressentent de l’inconstance d’une vie dont le travail, autant que l’agitation, a élargi le cercle; mais si l’on se reporte au temps où Defoe existait, on aura peut-être un peu d’indulgence pour des défauts que partageaient tous les hommes de la même époque ; on oubliera la versatilité de ses opinions pour ne plus songer qu’à la merveilleuse industrie de sa plume. On lui tiendra compte de ces innombrables écrits, poésies et satires, pamphlets et thèses religieuses, voyages et romans, livres populaires et dissertations savantes, où l’idée morale se dégage toujours à certain moment, et, loin de réformer le jugement favorable qui lui est acquis, on continuera d’éprouver une vive sympathie pour l’immortel auteur de Robinson Crusoé.


H. BLERZY.

  1. Selon M. Lee, qui a recueilli avec un soin extrême les moindres opuscules de Defoe, il n’existe plus en Angleterre qu’un seul exemplaire complet de la Revue. A dire vrai, le XVIIe siècle avait déjà vu en France, en Italie, en Allemagne, et en Angleterre même, des feuilles périodiques, gazettes, nouvelles à la main; mais c’étaient de simples chroniques qui n’avaient pas la prétention d’arborer un drapeau politique.