Un Publiciste allemand et son Plaidoyer en faveur de la triple alliance

Un Publiciste allemand et son Plaidoyer en faveur de la triple alliance
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 683-694).
UN
PUBLICISTE ALLEMAND
ET
SON PLAIDOYER EN FAVEUR DE LA TRIPLE ALLIANCE

Les pamphlétaires allemands, qui, inconsolables de la retraite de M. de Bismarck, ne se lassent pas de décrier le nouveau régime, reprochent à ses successeurs tantôt de s’être écartés des voies tracées par ce grand maître, tantôt d’avoir mal compris ses leçons et de l’imiter gauchement. Comme l’exagération est l’épice des pamphlets, ils affirment que ces novateurs téméraires, que ces imitateurs maladroits sont en train de tout perdre, que si on les laissait faire, l’Allemagne irait aux abîmes, et ils s’écrient : Caveat populus !

La politique de la nouvelle ère ou du nouveau cours, comme l’appellent nos voisins, vient de trouver un chaud défenseur, un habile avocat dans l’auteur anonyme d’un livre intitulé : Berlin, Vienne, Rome[1]. Ce livre, qui a fait quelque bruit, mérite d’être lu. Selon toute apparence, l’anonyme, dans lequel on a cru reconnaître M. von Eckardt, ancien consul d’Allemagne à Tunis, puis à Marseille, aujourd’hui consul-général à Stockholm, n’est pas un simple journaliste, il a la pratique des affaires, et c’est dans la diplomatie qu’il s’est formé. N’a-t-il consulté que lui-même en prenant la plume, ou a-t-il cherché des inspirations en haut lieu ? Ce qui est certain, c’est qu’il a le don de se rendre agréable, et que l’empereur Guillaume II et le général de Caprivi ont dû être contens de lui. Son chaleureux plaidoyer est moins une apologie que la glorification de leur politique. Il estime que non-seulement on n’a point fait de fautes, mais qu’on a amélioré, perfectionné ce qui était, que jamais l’Allemagne n’a eu dans le monde une situation si belle, si sûre, que non-seulement tout va bien, mais que tout va de mieux en mieux, qu’on ne s’est pas contenté d’affermir les fondemens de la maison, qu’on l’a décorée, embellie, qu’elle n’avait jamais eu si bon air.

Au surplus, l’anonyme n’est point un Pangloss. C’est un homme d’esprit et de goût, qui a beaucoup de mesure dans le style ; il s’entend à accommoder, à envelopper les choses. Une femme très passionnée s’écriait : « Mon Dieu ! que la passion m’est naturelle et que la raison m’est étrangère ! » L’anonyme affecte de parler toujours le langage de la froide raison ; il n’en est pas moins passionné. Ses affections et ses haines, quelque peine qu’il se donne pour en tempérer, pour en assourdir l’expression, éclatent à travers ses artifices de rhétorique, et dès les premières pages de son livre, on devine qu’il déteste les Russes et qu’il nous aime peu, ou que du moins il attend pour nous aimer tout à fait que nous consentions à n’être plus rien. Il déclare que la vraie politique, celle de l’empereur Guillaume II, est l’art de concilier l’intérêt national avec un souci continuel des grands intérêts de la civilisation européenne. Mais on sent bien que pour lui ni la Russie ni la France ne font partie de cette Europe vraiment civilisée dont les intérêts lui paraissent respectables, qu’elle finit aux Vosges et au Niémen.

En vantant ce qui est aux dépens de ce qui fut, l’anonyme ne se fait point d’illusions sur le sort qui l’attend, sur l’accueil que feront à ses déclarations la plupart de ses lecteurs allemands. Il se résigne à n’être approuvé que du petit nombre, et il a pris pour épigraphe le mot de Thémistocle : « Frappe, mais écoute. » Il pense que si la majorité de ses compatriotes professe aujourd’hui un respect superstitieux pour la politique de M. de Bismarck, qu’ils ont longtemps combattue, à laquelle ils ont eu tant de peine à se convertir, elle leur est devenue si chère par les violences mêmes qu’ils ont dû se faire pour l’accepter, les convictions péniblement acquises étant celles qui s’incrustent le plus profondément dans les âmes. — « L’ex-chancelier, nous dit-il, n’est devenu si populaire que parce qu’il s’est imposé de force à la nation ; il aurait le droit de lui dire, comme le Thésée de Shakspeare : « Je t’ai fait la cour l’épée à la main, et j’ai gagné ton cœur par les souffrances que je t’ai infligées. » — L’anonyme représente à ces superstitieux que, grâce à son caractère, à son génie, à l’éclat des services rendus, au crédit dont il jouissait dans toute l’Europe, à l’ascendant qu’il exerçait sur les gouvernemens, ce grand homme d’État pouvait user de certaines méthodes interdites à ses successeurs ; qu’ayant perdu l’homme, il a fallu changer de procédés, de système de conduite, et que tout compté, tout rabattu, on s’en est très bien trouvé.

Il part de là pour louer tout ce qui s’est fait dans ces deux dernières années. Il loue non sans raison l’empereur et ses ministres d’avoir supprimé les lois d’exception contre les socialistes ; il les loue avec plus de raison encore des adoucissemens qu’ils ont apportés au sort des Polonais du duché de Posen et à la triste condition des Alsaciens-Lorrains. Il les loue d’avoir conclu des conventions commerciales, et il faut lui accorder qu’en cette occasion l’Allemagne a su mettre les apparences de son côté et faire son profit de nos maladresses. Quand il en vient au projet de loi sur l’école confessionnelle, il éprouve, à la vérité, quelque embarras. Le projet devait être excellent puisqu’on l’a présenté, il devait être mauvais puisqu’on l’a retiré. L’anonyme se tire d’affaire en déclarant que sans doute le projet était bon, mais que ceux qui l’ont retiré ont fait preuve d’un patriotisme éclairé en sacrifiant à la paix publique une mesure sage, mais peut-être inopportune. C’est ainsi que ses critiques mêmes sont des éloges. Le gouvernement royal et impérial peut-il lui en vouloir ? Il ne le bat qu’avec des roses. C’est surtout à la politique extérieure du nouveau régime que se sont attaqués les mécontens, et tout d’abord ils ne peuvent pardonner au général de Caprivi le traité qu’il a conclu avec l’Angleterre le 1er juillet 1890, les concessions territoriales qu’il lui a faites dans l’Afrique orientale. Ils l’accusent d’avoir sacrifié les intérêts allemands sans nécessité et sans utilité, de s’être laissé prendre aux amorces de la diplomatie britannique, d’avoir fait un marché de dupe en échangeant Zanzibar contre l’île d’Helgoland. Si soucieux que fût son illustre prédécesseur d’entretenir de bons rapports avec les Anglais, il ne se croyait pas tenu d’acheter leur amitié par des prévenances. Il n’a jamais donné rien pour rien, et il avait pour principe qu’il est bon de conserver des gages par devers soi pour avoir quelque chose à offrir quand on a quelque chose à demander. Qui a mieux entendu que lui l’art de conclure des marchés ?

On adresse à M. de Caprivi un autre reproche plus grave encore ; on se plaint qu’il ait rompu avec les traditions de la politique bismarckienne dans sa façon de comprendre la triple alliance. Le prince de Bismarck, qui l’a créée, avait inventé aussi la manière de s’en servir ; c’était une machine savante dont il se réservait le maniement et la conduite. Il avait consenti à garantir la sécurité de l’Autriche dans la péninsule du Balkan, en évitant avec soin de prendre des engagemens trop précis. Il pensait que les affaires d’Orient n’intéressent l’Allemagne que dans une mesure fort restreinte. Il lui en coûtait peu de maintenir un certain équilibre entre les intérêts russes et autrichiens ; il se promettait de jouer le rôle d’arbitre en prenant parti pour le plus offrant et en se faisant payer ses complaisances, et il s’attachait à persuader au cabinet de Saint-Pétersbourg que les traités ne le liaient pas à un tel point qu’il ne pût dans l’occasion lui rendre de bons offices. Il avait garanti aussi l’intégrité de l’Italie, et il ne défendait pas aux hommes d’État du jeune royaume de prévoir des cas où leur fidélité à leurs engagemens trouverait sa récompense ; mais il se défiait d’eux et de leurs appétits, il les tenait en bride, il s’appliquait à leur faire sentir qu’il n’était pas homme à se laisser entraîner malgré lui dans une aventure.

M. de Bismarck n’aurait jamais monté sa redoutable machine s’il ne s’était senti la force de la gouverner à son gré. Non-seulement, en traitant avec ses alliés, il s’attribuait le droit d’interprétation, ce grand politique savait combien la face des temps est diverse, que les volontés sont changeantes, que les paroles sont trompeuses, que les amis d’hier seront peut-être les ennemis de demain et qu’on trouve quelquefois son compte à se réconcilier avec ses adversaires de la veille. Connaissant par expérience « l’illusion des amitiés de la terre, qui s’en vont avec les années et les intérêts, » il n’avait garde de se donner sans retour et sans réserves. Il prévoyait que la tentation pourrait venir à l’Autriche de régler elle-même ses affaires en s’accommodant avec le cabinet russe, et il s’arrangeait, le cas échéant, pour pouvoir dire à la Russie : « Tout ce que vous espérez de l’Autriche, je vous l’offrirai à meilleur compte, et vous savez qui d’elle et de moi est le meilleur payeur. » Quelque prix qu’il attachât à la triple alliance, qu’il aurait sûrement renouvelée s’il était resté aux affaires, il ne l’avait jamais regardée que comme une alliance casuelle, et il se réservait d’examiner et d’apprécier les cas, ou pour mieux dire, elle était pour ce grand marchand d’hommes et de peuples une combinaison qui n’en excluait aucune autre, ou pour mieux dire encore, une valeur convertible et négociable.

L’anonyme a une tout autre manière de considérer les choses : il croit à l’immuable fixité des intérêts et, partant, à l’éternelle durée des amitiés. Il loue les politiques de la nouvelle ère d’avoir acheté la bienveillance de l’Angleterre en lui faisant des concessions en Afrique ; par la convention qu’ils ont passée avec elle, ils l’ont rendue favorable au renouvellement de la triple alliance, et il assure avec un peu d’exagération peut-être qu’à Vienne comme à Rome, on tenait beaucoup à cet accord, que l’Autriche et l’Italie se seraient décidées difficilement à renouer avec une Allemagne à laquelle lord Salisbury aurait fait grise mine, que, quoi qu’en puissent dire les anglophobes de Berlin, l’amitié de ce ministre vaut bien Zanzibar. Il croit savoir aussi que le général de Caprivi a modifié les traités et n’a pas craint d’étendre les engagemens que l’Allemagne avait contractés avec l’Autriche ; il l’en félicite et l’en remercie. La corde était lâche, M. de Bismarck désirait qu’elle eût du jeu ; on l’a serrée ; bien habile désormais qui rompra ce nœud ! Ne sachant que faire de sa liberté, on s’est lié les mains ; on est pris, on est à jamais marié. L’anonyme est fermement convaincu qu’en Orient les intérêts allemands et autrichiens sont étroitement solidaires, que toute extension de la Russie de ce côté est un coup pour l’Allemagne comme pour l’empire austro-hongrois. Aussi ne peut-il admettre que la triple alliance ne soit qu’un arrangement temporaire. Il la tient pour une combinaison aussi fixe que les lois mêmes de la nature, et, si je le comprends bien, il lui attribue un caractère religieux et sacré. Il ne saurait en parler sans s’attendrir, sans s’exalter ; elle est, à son avis, une institution nécessaire au bonheur de l’Europe, nécessaire à sa défense contre les barbares de l’Est, contre les brouillons de l’Occident.

S’agit-il d’histoire, de religion, d’éducation publique, il n’est pas de sujet que l’anonyme ne traite avec autant de sagesse que d’agrément ; tout porte à croire que c’est un de ces lettrés, d’humeur libérale et généreuse, dont la conversation a beaucoup de charme. Que dis-je : je ne le crois pas, je le sais. Un Français a eu la bonne fortune de lier connaissance avec lui à Tunis et a gardé le meilleur souvenir des entretiens qu’ils eurent ensemble, de l’aménité de ses manières, de sa liberté d’esprit. Mais la philosophie qu’il peut avoir, il ne la met pas dans sa politique. En vérité, il simplifie par trop toutes les questions du jour et la carte du monde. Il partage les peuples en bons, et en méchans, en justes et en pervers ; tout le bien est d’un côté, tout le mal est de l’autre. L’orgueil allemand est à ses yeux une vertu, la fierté française est une vanité puérile. A Berlin, on n’a que des vues nobles, on y travaille au bonheur, au salut des nations ; à Saint-Pétersbourg, on ne nourrit que des projets noirs, on n’y rêve que de tout mettre sens dessus dessous. Il s’ensuit que tout peuple sympathique à la Russie ne peut avoir que de mauvais desseins, que quiconque incline vers l’Autriche mérite l’estime des gens de bien. Ainsi raisonne l’anonyme, et par suite, le Grec lui est suspect ; le Serbe lui est insupportable ; le Bulgare est pour lui le mieux administré de tous les peuples slaves et peu s’en faut qu’il ne le trouve délicieux. Voilà des principes qui ont la clarté et l’évidence d’axiomes de géométrie, et, dès lors, quatre mots suffisent pour expliquer la situation de l’Europe : la grande société européenne se compose de deux puissances nuisibles et malfaisantes, que trois puissances raisonnables, civilisatrices et pacifiques se chargent, sous l’œil complaisant des Anglais, de tenir en respect et d’empêcher de nuire. Conclusion : la triple alliance doit être une institution aussi permanente que peut l’être la gendarmerie dans les pays où il y a des voleurs et des brigands.

Quoique l’anonyme ait été consul à Tunis et à Marseille, je le soupçonne de nous avoir peu pratiqués : il nous juge comme le vulgaire des journalistes étrangers et malveillans, sans plus de façons que la Gazette de Cologne. Il nous représente comme un peuple qui dès le lendemain de ses malheurs, impatient de prendre sa revanche, a guetté sans cesse l’occasion de se jeter sur ses voisins et à qui les jours ont paru longs comme des années, à qui les heures ont semblé longues comme des jours. Assurément, nous avons nos fous ; est-il une seule nation qui n’ait les siens ? Mais quand nous serions aussi impatiens, aussi vaniteux, aussi peu maîtres de nous, aussi étourdis que le croit l’anonyme, il eût été digne de lui et de sa philosophie de considérer que nous avons donné à l’Europe, bon gré mal gré, un gage de paix en nous constituant en république. C’est une situation peu favorable aux entreprises que d’avoir à organiser chez soi un gouvernement nouveau, et notre politique intérieure nous donne souvent tant de tracas que dans certaines circonstances nous devons faire quelque effort pour nous rappeler que nous avons des voisins et qu’il se passe quelque chose au-delà de nos frontières. Quand un homme s’est mis à bâtir, quand il s’occupe d’arranger et de meubler sa maison, il ne pense guère aux aventures, et la nature humaine est ainsi faite que les partis tout fraîchement arrivés au pouvoir songent surtout à s’y installer le plus solidement possible, à se prémunir contre les retours de fortune. Leur grande affaire est de posséder et de jouir.

Mais c’est surtout la forme même de nos institutions qui garantit l’Europe contre nous et contre tout accès d’humeur brouillonne. Nous avons un gouvernement qui, par la force des choses, est incapable d’un coup de tête et de rien hasarder. Les hommes assez audacieux pour braver l’opinion publique en assumant sur leur tête de grandes responsabilités sont rares partout ; ils sont, on peut le dire, impossibles en France. Eh ! bon Dieu, nous nous plaignons que nos gouvernans, loin d’avoir l’ambition de répondre de tout, sont souvent trop enclins à ne répondre de rien. Dans les pays où tous les pouvoirs émanent du suffrage populaire, où toute autorité est conférée par le peuple et ne l’est que pour un temps, on est peu disposé à prendre sur soi, à engager légèrement les destinées de la nation. Si le général Boulanger était devenu président de la république, il eût sans doute étonné le monde par sa modération, peut-être même par sa pusillanimité. Pour notre bonheur à la fois et pour notre malheur, tout est subordonné chez nous à la politique électorale, et dans l’état actuel de l’opinion française, un ministre des affaires étrangères qui nous jetterait à l’étourdie dans quelque redoutable imbroglio aurait bientôt succombé sous un universel désaveu.

La vérité est que durant bien des années, qui assurément nous ont paru longues, nous nous sommes crus sans cesse menacés, sans cesse sous le coup d’une attaque, que nous avons vécu dans les anxiétés et les alertes, que tout mouvement de nos voisins nous inquiétait. Nos hommes d’État pouvaient dire alors ce que disait M. de Beust, devenu après Sadowa chancelier de l’empire austro-hongrois : « On m’a remis un vaisseau désemparé, sans mâts, sans voiles, sans agrès. Il ne faut pas me demander de faire de la grande politique et de me hasarder dans la haute mer. Je ne puis faire que du cabotage, sans jamais perdre la côte de vue. » Depuis que notre armée est reconstituée, nous avons repris une juste confiance en nous-mêmes ; nous ne craignons plus, mais nous sommes restés prudens, circonspects. N’en avons-nous pas donné plus d’une preuve ? Avons-nous cherché les occasions, les prétextes ? Notre gouvernement s’est-il laissé émouvoir par les provocations de M. Crispi ? A-t-il protesté contre la loi sur les passeports, contre la transgression de l’article 11 du traité de Francfort, aux termes duquel le régime du traitement réciproque sur le pied de la nation la plus favorisée en matière commerciale s’appliquait aussi à l’admission et au traitement des sujets des deux nations ? A-t-il représenté au gouvernement allemand qu’en vertu de dispositions complémentaires, si tout étranger entrant en Alsace-Lorraine par la frontière française devait être muni d’un passeport, la même obligation était imposée à tout Français par quelque frontière qu’il arrivât, qu’on nous mettait ainsi hors du droit commun, qu’on nous soumettait à un régime d’exception ?

Pour qu’une nation laborieuse, économe et maîtresse de ses destinées, sente s’éveiller en elle le douloureux désir de jouer quelque grande partie, il faut qu’on porte de graves atteintes à ses intérêts ou à sa dignité. Alors elle se lèvera tout entière ; mais à qui la faute ? Nous reprochera-t-on de ne pas savoir oublier ? L’Allemagne célèbre chaque année la fête de Sedan ; singulier moyen d’endormir notre mémoire ! « Le prince de Bismarck, dit l’anonyme, avait-il prévu que le recouvrement de l’Alsace-Lorraine serait à la fin de ce siècle le seul objectif de la politique française et lui tiendrait lieu de raison d’État, à l’exclusion de toute autre ? » Oui, la France a fait une perte dont elle ne se consolera jamais. Mais lui est-il interdit de chercher dans l’histoire des motifs d’espérer ? Est-ce manquer au droit des gens que de se persuader qu’il y a des occurrences où les gens dépouillés rentrent dans la possession de leur bien, où les spoliateurs trouvent eux-mêmes leur intérêt à restituer ? Depuis quand les longs espoirs, depuis quand les souvenirs et les regrets sont-ils des crimes ? S’il n’avait tenu qu’à lui, Shylock aurait pris à Antonio une livre de sa meilleure chair ; mais se serait-il avisé de lui dire : « Je te défends de la regretter et de penser jamais à ta plaie qui saigne. »

Si l’anonyme s’abuse sur les vraies dispositions de la France, il se méprend aussi, croyons-nous, sur le vrai caractère de la triple alliance et sur l’effet moral qu’elle ne peut manquer de produire dans le cœur des peuples qui n’ont pas le bonheur d’en faire partie. Il estime que cette alliance purement défensive est un instrument de paix, qu’elle est de nature à plaire à ceux mêmes contre qui elle a été conclue, qu’elle garantit leurs vrais intérêts, qu’elle les protège contre leurs propres entraînemens, que si les Russes et les Français n’avaient pas de mauvaises intentions, ils la regarderaient comme un bienfait. Un Alsacien a vu plus juste lorsqu’il a dit dans une éloquente brochure « qu’une paix diplomatique conclue entre puissances au profit des unes et au détriment des autres est une paix artificielle et fallacieuse, » ou encore « que les alliances armées sont des procédés de coercition, qui, bien loin de consacrer la paix, témoignent qu’elle n’existe pas[2]. » Il aurait pu ajouter que tôt ou tard les coalitions entraînent fatalement des contre-coalitions, et que ce sont là de dures nécessités dont gémissent les pacifiques.

Dans la pensée de son fondateur, la triple alliance était une société d’assurance pour le maintien du statu quo territorial en Europe. Entre autres avantages, elle devait avoir celui de sanctionner par la prescription la conquête de l’Alsace-Lorraine. On n’avait pas consulté les populations. L’anonyme prétend que ses compatriotes ont un tel amour de la vérité, une telle sincérité, qu’ils auraient rougi de jouer avec les Alsaciens une de ces comédies plébiscitaires qui plaisaient au charlatanisme de Napoléon III. Il serait lui-même plus sincère s’il confessait qu’il y a des comédies difficiles à monter, que la sincérité ou la prudence allemande n’a pas osé courir de si grands risques. Elle n’a pas osé non plus demander à l’Europe, en 1871, la reconnaissance du fait accompli. On possédait, sans avoir d’autres titres qu’un traité écrit à la pointe de l’épée et la signature du vaincu. Ce fut, il faut l’avouer, un coup de maître de se faire garantir la possession de l’Alsace-Lorraine par l’Italie, subitement transformée en champion du droit de conquête.

S’il en faut croire l’anonyme, la triple alliance a changé de nature. On a reconnu à Berlin que trois grandes puissances avaient des intérêts communs, identiques dans toutes les questions européennes, et les alliés ne se bornent plus à s’assurer contre de certains risques, ils prétendent former une ligue permanente, une sorte de Sonderbund européen. Quelque événement qui survienne, on donnera raison à celui des trois associés qui aura mis au jeu. Les ligues n’ont jamais été dans l’histoire qu’un expédient temporaire ; celle-ci est faite pour durer toujours, et si c’est ainsi qu’on l’entend, on a beau protester qu’on veut la paix, c’est la guerre qu’on prépare. Les neutres ont plus d’une fois prévenu de dangereux conflits ; telle grande puissance, qui n’était pas partie au procès et se réservait sa liberté de jugement et d’action, pouvait jouer le rôle d’arbitre, s’interposer entre les contendans ou les compétiteurs. Désormais il n’y aura plus de neutres, plus d’arbitres désintéressés ; les accusés se trouveront en présence de juges prévenus, partiaux et passionnés. De quoi qu’il s’agît, quiconque n’est pas un des directeurs ou des cliens du Sonderbund serait condamné d’avance, une partie de l’Europe serait mise hors la loi, et voilà ce que l’anonyme entend par une politique de paix et d’équité.

Et pourtant quels aveux n’est-il pas obligé de faire ! Il convient que si deux des alliés se sont appliqués jusqu’ici à prévenir les incidens, il en est un tout au moins qui plus d’une fois a paru s’étudier à les faire naître. Le roi d’Italie, pour qui la triple alliance est un de ces articles de foi qu’il n’est pas permis de discuter, y a vu sans doute une sûreté de plus pour sa couronne et une garantie contre les revendications du saint-siège ; mais tel de ses ministres a considéré cette soi-disant société d’assurance comme une société de placemens et d’entreprises lucratives. Dans le conseil où siégeaient Ulysse et Nestor on a vu paraître un bouillant Achille, qui ne discourait jamais sans porter la main à la garde de son épée. L’anonyme le qualifie « de personnalité turbulente. » Mais qui pourrait blâmer M. Crispi ? N’avait-il pas raison de préférer de belles aventures à la continuation indéfinie d’une paix armée qui devait fatalement ruiner son pays ?

Sa façon de penser était si naturelle que son successeur, M. di Rudini, s’est écrié un jour à la tribune : « Mieux vaut mourir les armes à la main que périr d’anémie ! » L’anonyme convient de tout cela. « Il n’était pas besoin, nous dit-il, d’être du nombre des initiés pour apprendre des amis et des partisans du premier ministre d’Italie que dans l’hiver 1888-1889 on se sentait déjà à bout de voie, que la tension produite par les armemens était devenue intolérable et que le mal qu’on craignait valait mieux que la peur du mal. On tenta alors d’enfler, de grossir les incidens, de donner à de petits conflits d’intérêts les proportions de grands événemens et d’obliger la France à jouer ses atouts. Si ces tentatives ont échoué, les gens bien informés savent que le péril fut conjuré par un tiers, dont il est superflu de dire le nom. Les explosions de dépit qui se produisirent dans la presse italienne et dans les cercles politiques en font foi. » Aujourd’hui M. Crispi n’est qu’à moitié ministre ; demain peut-être il le sera tout à fait, et le tiers n’est plus là, ce qui n’empêche pas l’anonyme de déclarer que la triple et sainte alliance est non-seulement utile, mais nécessaire à la paix de l’Europe.

Elle a été renouvelée avant l’échéance, et l’Europe n’a pu en ignorer : cet événement diplomatique lui a été annoncé à grand renfort de trompettes. « — Vous êtes des maladroits, ont dit à ce sujet les pamphlétaires bismarckiens, et vous avez tort de faire tant de bruit. Vous avez donné à votre entente le caractère d’une provocation et amené par là le rapprochement de la France et de la Russie, qui vous ont répondu par la démonstration de Cronstadt. — Vous vous trompez, leur réplique le défenseur officieux de la nouvelle politique. Les dates n’ont aucune importance dans cette affaire. Sans doute, les traités étaient signés quand l’amiral Gervais a conduit ses cuirassés à Cronstadt, mais nous avions prévu cette démonstration, et nous avons répondu à ce qu’on allait nous dire. » — Cela rappelle le mot de l’assassin physionomiste, qui disait en cour d’assises : « Vous faites erreur, mon président, ce n’est pas moi qui ai commencé. J’avais lu dans les yeux de cet homme qu’il pensait à me tuer, que c’était son idée, et je me suis défendu. »

Je ne sais si l’anonyme prend lui-même au sérieux son audacieuse assertion. Peut-il ignorer qu’il a fallu beaucoup de temps et des circonstances toutes particulières pour amener un rapprochement entre la république française et l’empire russe ? La forme de nos institutions inspire à l’empereur Alexandre III une antipathie instinctive ; que de préventions, que de préjugés il a dû vaincre avant de consentir à faire jouer la Marseillaise par la musique de sa garde ! De son côté, la France se défiait beaucoup des avances que pouvait lui faire tel diplomate ou tel général russe de passage à Paris. Elle doutait de la sincérité de leurs protestations, elle n’y voyait que des coquetteries intéressées et l’intention d’éveiller la jalousie du cabinet de Berlin, de ressusciter ainsi de vieilles amours qui se mouraient ; c’était ce qu’un diplomate de beaucoup d’esprit appelait « la politique des cantharides. » Longtemps, notre gouvernement s’est tenu sur la défensive ; il joignait aux inquiétudes les scrupules d’une conscience timorée et l’horreur de toute démarche qui aurait pu le compromettre. M. de Bismarck nous comparait alors à une très honnête femme, dénonçant elle-même à son mari les intrigues d’un séducteur qui a juré de corrompre sa vertu.

Aujourd’hui, tout est changé ; mais encore un coup, c’est sous la pression des circonstances que deux gouvernemens si dissemblables en sont venus à contracter ensemble non une alliance en forme, mais une sorte d’amitié vague, fondée sur une disposition raisonnée à s’entr’aider. On les condamnait à l’isolement, on les mettait en quarantaine, on avait pris à leur égard des arrangemens mystérieux, et leur sécurité dépendait de clauses secrètes, qu’on avait juré de ne jamais leur faire connaître. En ce qui nous concerne, quand le successeur de M. Crispi essaya de négocier un emprunt à Paris, notre gouvernement se contenta de lui dire : — « Montrez-nous votre petit papier. » — Il se trouva que ce petit papier n’était pas de ceux qu’on peut montrer, et on se garda bien de nous le laisser voir. Nous sommes de grands étourdis ; mais nous croire capables d’ouvrir nos caisses à un voisin pour qu’il emploie notre argent à s’armer contre nous, c’est en vérité se faire une trop haute idée de notre candeur.

Il était naturel que deux gouvernemens traités en suspects, séparés du tabernacle et du camp du Seigneur, songeassent à s’entendre, à établir entre eux une sorte de concert diplomatique, et que les deux peuples fussent disposés à croire qu’intérêts et dangers, tout leur était commun, que toute attaque dirigée contre l’un d’eux serait suivie à bref délai d’une entreprise dirigée contre l’autre. Si l’anonyme est bien informé, on a pris plaisir à resserrer leurs liens en aggravant les conditions du traité dont ils redoutent les effets. En rédigeant le sien, M. de Bismarck avait prévu des cas divers ; selon que des événemens se produiraient en Orient ou en Occident, les obligations et la conduite des alliés variaient. L’Allemagne ne pouvait compter sur l’assistance de l’empire austro-hongrois que si elle était attaquée par la Russie ; les secours de l’Italie ne lui étaient acquis que si elle avait affaire à la France ; hors de là, on se renfermait dans une neutralité bienveillante.

Le traité, nous dit l’anonyme, a été simplifié. Selon lui, on a fait à l’Italie cette concession que l’Allemagne et l’Autriche lui garantissent son intégrité territoriale, sans qu’elle leur fournisse une contre-garantie équivalente. En revanche, on a stipulé que toute agression contre l’une des trois puissances, d’où qu’elle vienne, quel que soit l’agresseur, aura pour conséquence l’intervention armée des deux autres. Quant aux clauses secrètes, l’anonyme n’en souffle mot. — Qu’importe ! nous dit-il. Ne voyez-vous pas qu’il ne s’agit dans tout cela que de guerre défensive, que si l’un des alliés attaque, il perd tous ses droits ? — Cet homme d’esprit nous croit-il donc si simples, si faciles à rassurer ? Ignorons-nous quel usage les casuistes savent faire de leurs subtiles distinctions, et que les chercheurs de chicanes ont toujours accusé l’agneau d’avoir troublé leur breuvage ? Est-il donc si malaisé de se faire attaquer, d’obliger son voisin à se battre ? Ne savons-nous pas où a été forgée la fameuse et mensongère dépêche d’Ems, qui annonçait au monde que le roi de Prusse avait insulté l’ambassadeur de France, et qui a rendu inévitable la guerre de 1870 ? Dans les circonstances critiques, il suffit d’une fausse nouvelle pour mettre le feu aux poudres. Malheur à ceux qui la croient ! Heureux ceux qui la fabriquèrent !

Il est bon toutefois de remarquer que les journaux officieux de Vienne ont démenti les assertions de l’anonyme, qu’à les entendre, l’Allemagne n’a pas pris d’engagement plus ample concernant la défense des intérêts autrichiens dans les Balkans, ni obtenu de garanties meilleures en cas de guerre avec la France. Il n’en est pas moins vrai que les trois gouvernemens se sont tus et qu’ils avaient sans doute de bonnes raisons pour se taire. Un grand homme méconnu, dont un spirituel conteur a célébré les vertus et le génie, se glorifiait d’avoir inventé une charrue qui dans l’espace de cinq minutes pouvait se transformer en canon. Instrument de paix, instrument de guerre, la triple alliance est une machine à deux fins, une véritable charrue-canon. Chose certaine autant qu’étrange, tant que l’inventeur a été là pour la conduire, il y avait moins d’inquiétude dans les esprits ; l’Europe ne doutait plus des dispositions pacifiques de l’homme qui l’a tant agitée. Depuis qu’il est tombé du pouvoir, on dit plus souvent : « Où allons-nous ? » Les grands calculateurs sont dans les affaires de ce monde des cautions plus sûres que les inspirés, et il faut souhaiter que l’empereur Guillaume II n’ait pas de trop fréquens entretiens avec « son allié de Rosbach. « Il a donné assez de témoignages de ses sentimens généreux pour qu’il ne soit plus permis de suspecter ses intentions ; mais l’esprit est prompt. Pour tout supposer, si jamais on revoyait à la tête du cabinet italien un politique remuant et artificieux, porté aux entreprises, si cet ourdisseur d’intrigues, ce marchand de vent venait débiter à Berlin les produits de sa dangereuse industrie, M. de Caprivi aurait-il la même autorité que le prince de Bismarck pour repousser des offres insidieuses et pour éconduire le tentateur ?

Quoi qu’en dise l’anonyme, la triple alliance est pour beaucoup dans l’inguérissable malaise qui pèse sur l’Europe, obligée de s’armer jusqu’aux dents. Ne craint-on pas qu’après avoir gémi sous les charges toujours croissantes de la paix armée, les peuples n’en viennent à souhaiter un dénoûment qui leur fait horreur ? Malheureusement il ne nous reste plus qu’à nous prêter aux suites de notre destinée. Sauf le cas d’une éclaircie subite que jusqu’ici rien n’annonce, longtemps encore notre ciel sera gris, et pour parler comme le poète, « on verra s’y traîner ces tristes nuées, filles informes de l’air, qui puisent sans cesse l’eau de l’Océan dans des seaux de brouillard, les charrient péniblement et les laissent retomber dans l’abîme. » Longtemps encore l’Europe souffrira d’un mal étrange, que ses médecins irritent en se donnant l’air de le soulager, et il se trouvera des publicistes anonymes pour déclarer que les coalitions sont la meilleure garantie de la paix, que les gouvernemens qui n’admettent pas que leur sort dépende d’un petit papier, qu’on n’ose pas leur montrer, font preuve d’un mauvais caractère, et que s’ils se concertent entre eux pour défendre leurs intérêts, il faut les signaler au monde comme les perturbateurs du repos public, comme d’incorrigibles brouillons.


G. VALBERT.

  1. Berlin-Wien-Rom. Betrachtungen über den neuen Kurs und die neue europäische Loge. Leipzig, 1892. Verlag von Duncker et Humblot.
  2. Pensons-y et parlons-en, par M. Jean Heimweh. Paris, 1891 ; Armand Colin et C°, éditeurs.