Un Programme de rénovation navale

René La Bruyère
Un Programme de rénovation navale
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 658-673).
UN PROGRAMME
DE
RÉNOVATION NAVALE

Avant même que le Pacte naval de Washington n’ait été discuté par notre Parlement, l’aiguille de roche du passage de la Teignouse, en ouvrant une brèche dans les flancs du cuirassé France, a fait du même coup un accroc sérieux aux clauses concernant la composition de nos bâtiments de ligne. Quoi qu’il en soit, ce traité n’en reste pas moins la charte d’organisation des marines mondiales. Comme il porte la signature de nos délégués, ses clauses nous lieront jusqu’au 31 décembre 1936. Examinons donc comment nous pouvons organiser nos forces navales avec les reliefs qui nous ont été laissés sur la table de la Conférence.

On sait qu’il existe trois éléments constitutifs d’une force navale : les unités de surface, les unités sous-marines, et les unités hydro-aériennes ; le traité a pris comme base de la puissance offensive d’une flotte le capital-ship, navire de sur- face qui réunit le maximum de moyens d’action, et dont on a fixé le tonnage à 35 000 tonnes au plus, le calibre de ses canons ne devant pas dépasser 406 millimètres. En conséquence, la Conférence a divisé le globe en trois zones, mises sous la dépendance respective de l’Angleterre, des Etats-Unis et du Japon, dans la proportion de 5-5-3. La France et l’Italie ont été reléguées au rang des marines secondaires. Quant aux autres nations, elles n’ont pas paru dignes de prendre part à la discussion, la marine allemande notamment, qui a son sort réglé par le Traité de Versailles. En définitive, ce qui ressort des délibérations de Washington, c’est la constitution de trois grandes masses navales susceptibles de passer à l’offensive, et de deux marines satellites qui ne pourront intervenir que comme appoint des flottes principales alliées, ou se tenir sur la défensive. Notre organisation navale devra tenir compte de cette double circonstance. Notre but devra tendre d’abord à organiser la défense de nos frontières maritimes et de nos colonies, ensuite, à entretenir des escadres de ligne susceptibles de venir au secours de nos amis si, ce qu’à Dieu ne plaise, il survenait un jour un conflit qui mit en présence les puissants antagonistes de Washington. Car nous serons obligés de ratifier l’accord naval. Une réserve, toutefois, devra être faite en ce qui concerne notre classement sur le même pied que l’Italie ; c’est ignorer que nous sommes à cheval sur deux mers, et que nous devrions éventuellement, — bien que ce soit une pure hypothèse, — diviser nos forces dans la Méditerranée et dans la mer du Nord.

La Conférence de Washington ne s’est pas seulement occupée des capital-ships. La France n’ayant pas accepté une limitation inférieure à 330 000 tonnes pour les bâtiments de surface légers et à 90 000 tonnes pour les sous-marins, la Conférence n’a fixé aucune limitation pour ces deux catégories de navires. Il est cependant sous-entendu que le tonnage de 330 000 tonnes pour les unités légères et de 90 000 tonnes pour les sous-marins, ne sera pas dépassé par la France, à moins qu’une des Puissances contractantes ne dépasse elle-même ce tonnage, ce qui nous rendrait notre liberté. En ce qui concerne les forces aériennes, l’accord naval a déterminé le tonnage des navires porte-avions à 135 000 tonnes pour l’Amérique et l’Angleterre, à 81 000 tonnes pour le Japon, à 60 000 tonnes pour la France et l’Italie. Mais le nombre et la caractéristique des appareils eux-mêmes n’est pas limité.

Tel est le cadre technique dans lequel nous devons nous mouvoir. Mais il est un autre ordre de limitation que nous devons envisager : c’est celui qui résulte de nos possibilités financières. En l’état actuel de la richesse publique et du change, le budget naval ne peut dépasser 1 200 millions ; le problème consiste donc, en tenant compte de ces doubles exigences internationales et budgétaires, à organiser notre « défensive navale, » de façon à répondre le plus parfaitement possible à notre politique étrangère et à nos besoins nationaux.


Parlons d’abord des cuirassés. L’accord naval nous laisse 221 000 tonnes ; sur lesquelles il y a lieu d’en retrancher i 23 000, par suite de la perte de la France. Car, les navires type Danton ne présentent plus aucune valeur militaire ; il nous reste en réalité six cuirassés, trois Bretagne et trois Courbet : ces derniers mêmes ne portent que des pièces de 305 millimètres, ce qui les rend inférieurs aux moins puissants des navires conservés par l’Angleterre. D’après le pacte naval, les cuirassés type Courbet étaient prévus comme devant être remplacés au cours des années 1927, 1931, 1932, 1933. Notre plan était donc tout tracé, c’était d’attendre l’année 1927 avant de mettre sur cale le premier capital-ship qui nous était alloué. Il est vraisemblable que, même en l’absence de tout engagement, nous eussions été obligés de différer jusqu’à cette date la commande de cette puissante unité ; outre que des devoirs plus impérieux de reconstitution de nos flottes légères ou sous-marines nous conduisaient à porter notre effort vers ces derniers genres de navire, notre position financière rendait difficile l’exécution immédiate d’un programme de grosses unités. Mais le naufrage de la France vient de poser le problème de son remplacement. On ne saurait en effet se dissimuler la gravité de cette perte dans les circonstances présentes. En diminuant notre flotte cuirassée du septième de sa valeur, elle détruit la marge de supériorité que nous possédions à cet égard sur l’Italie. Il n’est pas douteux que nous ne soyons autorisés à remplacer immédiatement le bateau coulé, conformément au chapitre II, partie III, du Traité de Washington. Celui-ci prévoit formellement le cas de perte d’un navire avant l’expiration de sa durée d’amortissement. Mais ce projet se heurtera certainement aux idées des adversaires des cuirassés.

Le capital-ship est l’objet de critiques sévères ; l’amiral Sir Percy Scott a publié dans le Times du 24 mars un réquisitoire contre le cuirassé : « Un gaspillage criminel, néfaste, misérable de l’argent des contribuables anglais, tel est mon jugement sur notre Gouvernement, s’il sanctionne la construction de deux bâtiments de ligne, » et l’amiral s’attache à démontrer que le cuirassé est une arme périmée. Nous pensons que l’honorable amiral est allé beaucoup trop loin ; si l’avenir du cuirassé, en présence de ses deux redoutables adversaires, la torpille sous-marine et la bombe aérienne à explosion retardée, est un peu incertain, nous estimons, avec lord Lee, premier lord de l’Amirauté, que le capital-ship demeure sans conteste « le, fondement suprême de la maîtrise des mers. » Cette opinion vient d’être confirmée par le Congrès des Naval architects qui s’est tenu en France dans le courant du mois de juillet. On s’est donc un peu hâté d’annoncer la faillite du cuirassé.

Dans ces conditions, on comprend dans quelle perplexité nous plonge la disparition de la France. Devons-nous avancer l’époque de mise en chantier de ce navire ? Il semble que nous puissions adopter l’une des solutions suivantes : sa construction immédiate, — une révision des mises en chantier autorisées par le pacte naval, afin de mieux grouper nos constructions et de donner une certaine homogénéité à notre première division de remplacement, — ou, enfin, construire des croiseurs de 10 000 tonnes aux lieu et place de la France dont le naufrage vient d’appauvrir notre flotte de plus de 150 millions. Quoi qu’il en soit, il importe dès maintenant de procéder à des études sérieuses au sujet du plan de ce futur capital-ship et de nous préparer des ressources financières pour assurer son entreprise éventuelle.

En attendant, il s’agit de donner à notre personnel un bon entraînement militaire sur les 6 cuirassés dont nous disposons ; et le maximum de puissance offensive à ces navires, quelque anciens qu’ils soient ; c’est à cet effet que le budget naval prévoit une refonte de nos 6 cuirassés de 23 000 tonnes ; cette refonte comporte l’installation du pointage centralisé des pièces de gros et de moyen calibre, et des canons contre aéronefs, une transformation de la portée de l’artillerie principale, de nouvelles installations de T. S. F. , de projecteurs, etc., des améliorations importantes touchant la sécurité du navire. Enfin, le remplacement des appareils de conduite et de tir anciens par des appareils répondant aux nécessités nouvelles. Si l’on en juge par les crédits qui sont demandés au budget de 1923, au titre des réparations de la flotte, soit 24 millions de salaires, et 30 millions de matières, rien que pour les constructions navales, ces refontes sont très onéreuses. Elles se justifient pour nos trois Bretagne, mais on peut douter qu’il soit bien nécessaire de les entreprendre sur les autres navires que nous devons déclasser dans quelques années.

Que nous remplacions la France en 1923 ou en 1927, notre puissance offensive cuirassée sera très inférieure à celle des trois grandes Puissances, et équivalente à celle de l’Italie. C’est donc vers des conceptions nouvelles qu’il faut nous tourner, en proscrivant tout ce que le capitaine de frégate Chack, directeur de la Revue Maritime, appelle « le conservatisme naval. » Cet officier rappelle spirituellement qu’en 1895, le vice-amiral inspecteur général déclarait aux élèves du Borda : « La Marine à vapeur n’aura qu’un temps, parce que le vent ne coûte rien. » Les idées des officiers de marine ont heureusement évolué ; il s’est constitué un centre de hautes études qui fait preuve d’un sens remarquable d’adaptation aux idées nouvelles. Toutefois, sans revenir aux jugements bornés de cet Inspecteur général de 1895, il est à craindre que certains chefs militaires éprouvent de la répugnance à s’incliner devant la suprématie des armes modernes. L’inconnu du sous-marin ou de l’hydravion déplaît aux générations qui ont connu l’orgueil du cuirassé invulnérable. Il faut cependant que la France qui, de par le traité de Washington, a renoncé provisoirement à être une Puissance cuirassée, emprunte à d’autres forces le secret de sa défense navale, c’est-à-dire aux unités légères rapides, aux sous-marins et à l’aviation.


On a discuté l’utilité des croiseurs. Autant il serait impardonnable de négliger les découvertes récentes, autant il serait imprudent de renoncer à ces bâtiments de surface qui ont fait leurs preuves et qui sont encore seuls à même d’accomplir certaines missions que ni les sous-marins, ni l’aviation ne sauraient entreprendre. Ces croiseurs sont absolument nécessaires pour éclairer notre escadre de ligne, que son peu de vitesse mettrait à la merci de l’adversaire, pour déblayer la mer des contre-torpilleurs et des torpilleurs ennemis, et pour protéger l’action des nôtres contre les interventions des croiseurs adverses. Ces unités légères sont non moins indispensables pour assurer nos communications avec nos colonies, pour protéger notre marine marchande, pour éclairer et convoyer nos transports de troupes et pour effectuer, le cas échéant, la guerre de course, seule ressource de la nation plus faible vis-à-vis de la nation plus forte sur mer. L’existence même de ces croiseurs est liée au développement des escadrilles sous-marines et aériennes, car celles-ci ont besoin de s’appuyer sur des bâtiments de surface.

C’est donc avec juste raison que le programme qui a été adopté le 17 mars par le Sénat, prévoit la construction de trois croiseurs de 8 000 tonnes. Il est de toute nécessité que le nouveau programme, qu’élabore actuellement le Conseil supérieur de la défense nationale, renferme un nombre important de ces unités ; s’il faut fuir le conservatisme naval, il faut se garder de tomber dans le modernisme outrancier. Nous aurons à examiner si les caractéristiques de ces croiseurs doivent être modifiées, notamment dans le sens de l’augmentation du tonnage, pour le rendre aussi voisin que possible du chiffre maximum de 10 000 tonnes, fixé par la Conférence de Washington. Puisque nous parlons des croiseurs, il ne faudrait point omettre que certains bâtiments de commerce, les paquebots, peuvent, d’après les déclarations de Washington, sinon être convertis en navires de guerre, du moins être préparés dès le temps de paix à recevoir un armement de canons de six pouces. L’Allemagne peut ainsi éluder les conséquences du Traité de Versailles, qui limite sa flotte à huit croiseurs cuirassés et huit croiseurs légers, en construisant un nombre considérable de paquebots rapides, qui seront, dès la période de tension diplomatique, changés en croiseurs. Soyons persuadés que l’Allemagne n’y manquera pas. A l’heure actuelle, elle ne construit pas moins de trente-quatre grands transatlantiques. Rien que sur les chantiers Stinnes, il en existe cinq sur cales. La Norddeutscher Lloyd compte armer vingt-huit navires nouveaux, d’un tonnage de 232 000 tonnes, en 1923 [1]. L’exploitation de ces navires en temps de paix sera rendue beaucoup plus facile en Allemagne, par suite du bas prix des salaires des équipages, dû à la baisse du mark.

Il importe de réagir sans tarder contre l’abandon de notre marine marchande. Les nouvelles conditions de l’accord de Washington n’étaient pas nécessaires pour nous démontrer que les navires de commerce font partie intégrante de la force militaire du pays ; un paquebot est un croiseur en gestation, qui se transforme par suite du décret de mobilisation, comme la chrysalide se change en papillon. Il faut donc, parallèlement au programme militaire proprement dit, préparer un plan de reconstitution et de mobilisation de notre flotte marchande, principalement de notre flotte de paquebots, qui offre cet avantage de ne nous rien coûter en temps de paix et de servir grandement l’influence française à l’étranger. Ceci ne saurait nous distraire du plan de construction des croiseurs dont nous venons de parler ; ils nous seront indispensables pour neutraliser le danger éventuel des croiseurs auxiliaires allemands dont le tonnage est illimité, tandis que le traité de Versailles, en fixant à seize croiseurs la flotte légère de l’Allemagne, nous offre la possibilité d’avoir sur elle ce que nous pourrions appeler une « maîtrise navale légère de surface. »

La perte de la France rend encore plus urgente la constitution de cette flotte légère. Celle-ci comprend, outre des croiseurs, des contre-torpilleurs et des torpilleurs. Le plan d’armement pour 1923 prévoit l’armement de 38 contre-torpilleurs et de 18 torpilleurs. A part l’Amiral Senès, tous ces bâtiments sont antérieurs à la guerre et devront, la plupart, être déclassés d’ici à peu de temps. Nous ne citerons que pour mémoire 34 avisos et 25 canonnières dragueurs, sans valeur, également prévus dans le plan d’armement. Nous sommes donc loin des 330 000 tonnes que nous avons demandées. Quelle sera la composition future de notre escadre légère ? Elle devra comprendre une vingtaine de croiseurs de 10 000 tonnes, autant de contre-torpilleurs de 2 500 tonnes et 50 torpilleurs de 1 400 tonnes, de types analogues aux croiseurs, contre-torpilleurs et torpilleurs qui viennent d’être adoptés par le Parlement, soit, en tout, 320 000 tonnes environ ; le reste du tonnage qui nous est alloué, soit 10 000 tonnes, restant à employer en bâtiments défensifs. Si l’on retranche de ces chiffres les unités légères en service ou en construction, il nous resterait à mettre en chantier : douze croiseurs, treize contre-torpilleurs, et trente-huit torpilleurs. Sans parler d’un capital-ship de 35 000 tonnes pour remplacer la France.


Il n’a été question, jusqu’ici, que des armes du passé, si tant est qu’on puisse ainsi qualifier un croiseur de 100 000 IIP filant 34 nœuds. Deux armes nouvelles ont fait leur apparition dans la dernière guerre, et ont déjà donné toute la mesure de leur valeur : le sous-marin et l’avion. En ce qui concerne le sous-marin, 50 de ces unités figurent bien au plan d’armement de 1923, pour un tonnage de 30 000 tonnes environ ; mais notre situation n’en est pas moins désolante, car 34 de ces sous-marins seulement sont postérieurs à l’année 1914. En outre, nous estimons que seul le sous-marin d’au moins 800 tonnes en surface pour ceux qui sont déjà construits, présente une valeur militaire réelle. L’inventaire de notre flotte sous-marine est facile à faire : 4 sous-marins ex-allemands, dont la durée sera sans doute faible, 3 sous-marins de construction française. Néréide, Joessel, Fulton, et un seul mouilleur de mines, le René Audry (ex-ennemi), répondent à ces conditions. Nous pouvons aussi envisager très prochainement l’entrée en service des sous-marins de construction française, Lagrange, Romazzotti, Laplace, Regnault, qui, avec de nouveaux arbres d’hélice, donneront sans doute satisfaction, et des sous-marins Zédé, Sané, et Dupuy de Lomé, qui doivent recevoir des moteurs Diesel à la place de leurs anciennes machines à vapeur. On ne s’explique pas que l’achèvement de ces bateaux ne soit pas encore réalisé. Le Lagrange et le Romazzotti devraient déjà être en service, et tous les autres submersibles pourraient être terminés pour juin ou juillet 1923. Malheureusement, les autorités maritimes, inféodées dans leurs traditions, préfèrent armer de vieilles coques cuirassées comme les Voltaire, plutôt que des Lagrange, qui seraient infiniment plus utiles. Dans ce même ordre d’idées, on peut regretter que les unités sous-marines de 800 tonnes du centre de Toulon ne soient pas incorporées à l’armée navale, dont elles constitueraient cependant une des principales forces. En ce qui concerne les mouilleurs de mines, nous aurons bientôt le Victor Réveille (ex-ennemi), le Maurice Calot (Creusot), et, plus tard, le Paul Chailley (Normand, au Havre). On peut à la rigueur ajouter le Daphné à cette liste, et c’est tout, car nous ne pouvons prendre en considération la poussière des sous-marins de 400 tonnes, déjà anciens, qui ne peuvent plus rendre de services sérieux.

Ce qui rend encore plus fâcheux que nous ne poussions point la construction des sous-marins, c’est que nous possédons des spécimens qui nous donnent satisfaction. Parmi les sous- marins torpilleurs de première classe, le meilleur type existant est sans aucun doute le Joessel, construit à Cherbourg par M. l’ingénieur en chef Simonot, aujourd’hui en service aux chantiers de la Loire. Pour ce qui est des mouilleurs de mines, le problème ne s’était jamais posé en France avant la guerre ; les seuls mouilleurs de mines que nous ayons eus, l’Astrée et l’Amarante, n’avaient pas été, primitivement, prévus pour cette destination. Mais ceux que nous construisons actuellement donnent satisfaction.

Quant aux sous-marins torpilleurs de deuxième classe, ils devraient être appelés à disparaître. C’est en effet une des erreurs du dernier ordre de mise en chantier, d’avoir commandé 6 sous-marins torpilleurs de 600 tonnes. Si nous en jugeons d’après les déclarations qui nous ont été faites par tous les commandants de sous-marins que nous avons interrogés, le submersible de ce tonnage leur parait aussi logique comme conception que le serait à l’heure actuelle la construction de contre-torpilleurs de 300 tonnes. Il est préférable d’avoir 40 excellents sous-marins de 1 200 tonnes que 60 médiocres de 600 tonnes, qui ne seraient pas aptes à tenir la mer et à être utilisés pour les grandes patrouilles.

Retenons enfin que pour tous les types que l’on envisage, nos officiers s’accordent à déclarer que nous n’avons rien à envier à l’étranger. Les seuls points sur lesquels il faut appeler l’attention, sont relatifs à la question des périscopes et de la T-S-F. Nos périscopes ne sont pas assez longs et sont inférieurs au point de vue optique à ceux que possédaient les Allemands. De même pour l’organisation de la T-S-F sur le sous-marin, nous sommes très en retard. Mais ce sont là des détails que nous pourrons facilement améliorer. Le fait important à retenir, c’est qu’après de nombreux tâtonnements, Schneider a fini par résoudre le problème du moteur Diesel à deux temps. Les moteurs du Joessel et du Fulton, livrés par le Creusot, marchent très bien. Nous pouvons donc compter sur de bons moteurs, à la condition qu’on ne veuille pas leur demander plus de puissance qu’ils ne peuvent en donner, ce qui est malheureusement le cas sur le Maurice Calot. De même pour les accumulateurs avec les types Fulmen, etc.

En ce qui concerne la reconstitution de notre flotte sous-marine, un principe préalable devrait être admis ; ce serait de ne pas construire d’unités inférieures à 1 200 tonnes en surface ; nous pourrions donc utiliser les 90 000 tonnes qui nous sont tacitement accordées par la Conférence de Washington, en les répartissant de la façon suivante : 44 sous-marins torpilleurs, de 1 200 à 1 500 tonnes en surface, soit 66 000 tonnes ; 10 sous-marins mouilleurs de mines de 1 500 tonnes, soit 15 000 tonnes ; 2 ou 3 sous-marins d’expériences de 2 500 à 3 000 tonnes en surface, soit 9 000 tonnes. Si nous retranchons de ces 90 000 tonnes 10 000 tonnes en service (ou sur le point de l’être), ayant une valeur militaire réelle, et 10 200 tonnes dont la construction vient d’être ordonnée, il nous resterait 70 000 tonnes à mettre en chantier pour remplir notre programme, qui ne pourra être réalisé qu’en faisant largement appel à l’industrie privée.

Nous croyons qu’il serait désirable d’envisager immédiatement, en plus des 12 sous-marins prévus au programme actuel, 2 sous-marins de gros tonnage (2 500 à 3 000 tonnes en surface), 2 sous-marins mouilleurs de mines de 1 200 à 1500 tonnes en surface, et 8 sous-marins torpilleurs de 1 200 tonnes, identiques au type C 4 dont la mise en œuvre vient d’être ordonnée, afin de bénéficier des avantages des types de série au point de vue de la construction et des rechanges. C’est là encore un point capital. Si nous n’avons pas le droit de construire plus de 90 000 tonnes, il est possible de pallier à cette insuffisance en augmentant les rechanges d’une part, et le personnel des équipages supplémentaires des centres de sous-marins, d’autre part. Au cours de la dernière guerre, on estime que les Allemands n’avaient pas plus de un sous-marin sur trois à la mer, ce qui, pour nous, ferait 30 000 tonnes ; les deux autres tiers étant en réparation. Mais il est possible de changer ces proportions en diminuant la durée des indisponibilités ; pour cela, il faut avoir des rechanges (donc construire en série) et du personnel supplémentaire pour les démontages à la station. En tenant compte de ces contingences, on pourrait sans doute arriver à avoir les deux tiers des bâtiments à la mer. Enfin, il ne faut pas oublier que, si l’on construit des sous-marins, il faut des stations qui puissent les accueillir, avec usines de recharge en électricité et en air comprimé. Nos stations de la Méditerranée qui devraient recevoir les escadrilles d’armée navale seraient insuffisantes. Il faudrait donc ressusciter la station de sous-marins d’Oran et faire de nouveaux aménagements à Toulon.

Nous ne sommes pas mieux partagés sous le rapport de l’aviation navale. Nous ne pourrions pas mettre actuellement en ligne plus de 65 appareils de guerre, alors que la Marine aurait besoin, à la mobilisation, de 900 appareils environ. Les seuls que nous ayons sont des appareils de chasse ou d’observation, non flottables, et des hydravions de reconnaissance et de bombardement de nuit. Nous ne possédons encore qu’en essai des avions de combat naval, c’est-à-dire des avions torpilleurs ou des avions de bombardement de jour. Nous devrions avoir à la mobilisation 175 avions de chasse environ, 90 avions d’observation, 150 avions de bombardement de jour, presque autant d’avions de bombardement de nuit, et une cinquantaine d’avions torpilleurs, et d’hydravions de haute mer ; c’est donc un programme considérable que nous devons entreprendre. Jusqu’ici, l’aviation navale a été sacrifiée au profit de l’aviation militaire ; celle-ci est sur le point de posséder 3 000 appareils ; le budget de l’aviation à la Guerre est de 247 millions, contre 37 au budget de la Marine. Il était assez naturel d’accorder la priorité à l’armée de terre ; mais lorsque celle-ci aura préparé sa mobilisation aérienne, le tour de la Marine viendra aussitôt [2].

Nous sommes amenés à préparer une véritable rénovation de notre matériel naval. Nous y sommes en quelque sorte acculés par suite des résultats de la Conférence de Washington. Trois nations, avons-nous dit, se sont partagé la maîtrise navale du globe. Puisqu’on n’a point fait une place à la France en proportion des intérêts qu’elle a dans le monde, il faut qu’elle se tourne résolument vers des plans nouveaux et vers une stratégie nouvelle. Nous devons être en mesure d’opposer aux capital-ships les armes qui peuvent leur rendre les mers inhabitables, c’est-à-dire les unités rapides, le sous-marin et l’avion. La Revue a eu souvent l’occasion de montrer l’efficacité du sous-marin ; cette efficacité grandit à mesure que les torpilles automobiles augmentent leur rayon d’action et leur capacité d’explosifs. Quant à l’aviation, l’emploi qu’elle peut faire de la bombe à explosion retardée, pesant de 1 500 à 2 000 kilos, permettrait à un avion de couler un cuirassé, s’il réussissait à taire tomber une bombe à quelque distance de sa coque. Enfin, toute une perspective nouvelle s’ouvre à l’avion torpilleur, qui peut s’approcher à une vitesse foudroyante d’une escadre et lancer une torpille automobile en déclenchant à moins de dix mètres au-dessus de l’eau. Les expériences qu’on poursuit actuellement prouvent que les appareils gyroscopiques ne sont pas dérangés par la chute de la torpille, et que celle-ci peut suivre une trajectoire aussi rectiligne que si elle était lancée du pont d’un navire. Une escadre de capital-ships qui serait exposée de jour à la double attaque des avions et des sous-marins et de nuit à l’assaut répété des contre-torpilleurs trouverait sans doute que l’approche des côtes ennemies n’est pas sûre. Si nous parvenions ainsi à rompre le blocus de nos côtes, il nous serait facile de faire passer nos croiseurs rapides pour protéger nos convois de ravitaillement ou nos transports de troupes, et pour faire la course des navires marchands ennemis.

C’est pourquoi il est nécessaire de ne négliger aucun des éléments constitutifs que nous avons énumérés plus haut : croiseurs rapides, contre-torpilleurs, torpilleurs, sous-marins de grande patrouille, avions de chasse, d’observation et de bombardement, avions torpilleurs et hydravions de haute mer, sans oublier les dirigeables rigides dont nous possédons deux unités : le Dixmude, et le Méditerranée, et les dirigeables souples actuellement au nombre de 12 unités dans la flotte française.


Il est évident que ce plan de rénovation navale n’ira point sans de grosses dépenses, étant donné que nous sommes obligés de partir de zéro, ou à peu près. Le projet de budget qui est soumis actuellement à la Chambre des députés pour l’exercice 1923 prévoit un programme naval provisoire de 3 croiseurs de 8 000 tonnes, 6 contre-torpilleurs de 2 500 tonnes, 12 torpilleurs de 1400 tonnes, 6 sous-marins de grande patrouille, et 6 de petite patrouille, ainsi que la transformation du Béarn en navire porte-avions. Les dépenses probables totales pour réaliser ce programme se montent à 718 millions. En appliquant les coefficients de prix de revient par tonne de chaque catégorie de bâtiments au programme que nous envisageons pour l’avenir, nous obtenons les chiffres suivants 120 000 tonnes de croiseurs à 8 500 francs la tonne, soit un milliard, 13 contre-torpilleurs à 24 millions, soit 310 millions, 38 torpilleurs à 14 millions, soit 530 millions, ce qui fait revenir la flotte de surface à 1 800 millions ; il faudrait compter un milliard environ pour la flotte sous-marine, et un demi-milliard pour l’aéronautique : les avions torpilleurs ne coûtant pas moins de un million avec leur rechange. Si l’on ajoute à ces chiffres le prix de deux ou trois navires porte-avions et des transports d’avions, l’évaluation de ce programme, — non compris le remplacement du cuirasse France, — n’est pas inférieure à 3 milliards et demi, qu’il faudrait ajouter aux 700 millions du programme en cours de réalisation, soit, en chiffres ronds, 4 milliards. En prévoyant une annuité de 500 millions par an, le programme total pourrait être achevé en moins de huit années. Il faut espérer en outre qu’il y aura des moins-values sur les devis que nous venons d’indiquer.

Nous ignorons quelles seront les décisions du Conseil supérieur de la Marine, qui se réunit actuellement ; mais nous ne pensons pas que ses propositions soient bien différentes de celles que nous faisons nous-même. On prête à ce Conseil supérieur le dessein de faire des propositions distinctes pour la flotte de haute mer et pour la défense des frontières maritimes. Si cette distinction a simplement pour but d’établir un ordre de priorité en faveur de la première, nous ne saurions qu’applaudir à cette intention. Mais ce serait une erreur funeste que de vouloir couper la marine en deux tronçons en créant la flotte hauturière et la flotte côtière. Il n’y a en réalité qu’une seule et même marine, dont les regards ne doivent point se détourner de la mer. On a eu raison de donner à nos marins la défense des côtes, qu’un arrêté du 7 juin dernier vient d’organiser ; mais il ne faudrait pas que la rue Royale se laissât griser par cet héritage, et nous entraînât dans des dépenses inutiles pour la réfection des forts et batteries du littoral. La véritable défense des frontières maritimes est au delà de ces frontières ; les éléments constitutifs de cette défense, ce sont les navires dont nous venons de parler, notamment les contre-torpilleurs, les torpilleurs, les sous-marins et l’aviation. En dehors de ces éléments, il reste seulement à se préoccuper de constituer un approvisionnement de un millier de mines automatiques à 30 000 francs l’une, ce qui équivaut à une dépense de 30 millions. Quant à l’artillerie de côtes, elle doit être pourvue à peu de frais à l’aide des canons déclassés de notre flotte, et il n’est nullement nécessaire de procédera des installations coûteuses d’artillerie mobile.

On dit que le Conseil supérieur aurait l’intention d’établir un programme de défense côtière à longue échéance (17 ans), et que ce délai serait sensiblement réduit pour le plan de construction de la flotte de haute mer, dont la première tranche seulement serait rendue publique. Il y a en effet un gros inconvénient à livrer au monde les intentions de notre état-major général. Outre que ces intentions pourraient être mal interprétées et servir de base à des programmes de représailles, les progrès de la technique moderne et les variations de notre politique étrangère pourraient, dans l’avenir, déjouer nos calculs. A quoi bon se lier les mains ? L’étape de huit années que nous avons assignée à notre plan constitue une prévision maxima.

Dans un autre ordre d’idées, il est essentiel de renoncer à certaines pratiques ruineuses. La marine a absorbé dans ces dernières années des crédits extrêmement importants, qui ont été affectés à la soi-disant modernisation de vieux navires. Ces travaux n’ont en réalité conduit qu’à un gaspillage des deniers publics. Moins que jamais on ne peut faire du vieux avec du neuf, ni espérer transformer des unités démodées pour leur donner une sorte de regain de puissance militaire. Si la rue Royale avait consacré à des travaux neufs les sommes qu’elle a inutilement engouffrées dans ses radoubages stériles, elle aurait pu se constituer une petite escadre de navires neufs. Rien que dans les deux derniers budgets, les dépenses d’entretien au titre de l’artillerie et des constructions navales se montent à 300 millions, dont 100 millions affectés aux réparations de la flotte, sans qu’on aperçoive bien le profit qu’on en ait retiré. Suivons donc l’exemple des autres marines, qui envoient à la vieille ferraille leurs bâtiments anciens, au lieu de se donner l’illusion de la force en prolongeant d’une vie factice l’existence de leurs unités de combat. Il serait possible, dans ces conditions, d’économiser annuellement sur les chapitres de réparations et de réfections une somme de vingt-cinq millions qui pourrait être affectée aux constructions neuves. Ce serait autant à retrancher de l’annuité de 500 millions que nous avons chiffrée plus haut comme nécessaire pour rénover notre matériel naval. L’effort budgétaire se réduirait ainsi à 475 millions. En outre, pour prévoir le remplacement de la France, par un capital-ship ou par trois croiseurs, il faudrait ajouter à ce total une annuité de 100 millions pendant quatre ans, soit un total de 575 millions.

Demandons-nous si nos finances nous permettent de consacrer une telle somme aux constructions neuves. A priori, ce chiffre n’a rien qui puisse nous effrayer, puisque les crédits alloués en 1914 pour les travaux neufs s’élevaient à 251 millions, ce qui représente presque un milliard de notre monnaie actuelle. Les crédits demandés pour cet exercice s’élèvent à 454 millions, alors que le budget total atteint 1 093 millions. Mais il est possible de diminuer assez sensiblement les dépenses concernant les frais généraux d’administration et d’entretien de la Marine militaire, qui figurent au projet de budget de 1923 pour 639 millions. La rénovation du matériel naval doit s’accompagner nécessairement d’une rénovation des méthodes administratives du département. Nous avons montré précédemment que les dépenses des arsenaux absorbaient le plus clair des ressources de la Marine, que les dépenses du personnel étaient trop élevées par rapport aux dépenses de matériel ; enfin, que les crédits consacrés à l’armement d’unités démodées étaient beaucoup trop importants.

Nous ne méconnaissons pas l’intérêt des résultats déjà obtenus par la rue Royale. Le ministre de la Marine a réussi à faire voter le programme complémentaire dont nous avons parlé plus haut, et qui permet d’infuser à notre flotte un sang nouveau. Il a déposé sur le bureau de la Chambre des députés un projet qui entraînera la suppression de certains organismes à terre inutiles, notamment de l’arsenal de Rochefort, de l’établissement de Guérigny, et d’une partie de l’arsenal de Cherbourg. D’autre part, on étudie au Conseil supérieur de la Marine un nouveau plan d’armement qui permettra de réduire les cadres en fonction du nombre des bâtiments restant armés. Ce ne sont là pour le moment que des ébauches de réforme. Pour ce qui est des arsenaux et des dépenses à terre, le ministre de la Marine a fait au Sénat des promesses positives ; or, le Parlement, toujours si prompt à critiquer les ministres, est en réalité le meilleur défenseur des abus. A peine le projet de réforme des arsenaux était-il déposé, qu’une centaine de députés se levaient comme un seul homme pour demander le maintien du statu quo, c’est-à-dire la survivance des gaspillages.

Dans ces conditions, le projet de budget de 1923 ressemble trop à son aîné ; il ne consacre point de réformes sérieuses et n’enregistre guère d’économies sur les frais généraux d’administration. Le chiffre des effectifs fixé à 53 000 hommes pour les équipages de la flotte n’est pas trop élevé en lui-même, mais il n’est pas en rapport avec la valeur du matériel. Faute de navires modernes, nous continuons à armer de vieux croiseurs cuirassés, 54 avisos et 25 canonnières qui absorbent des effectifs trop considérables, eu égard à l’intérêt militaire de ces navires. En outre, les dépenses des écoles sont excessives. Il y a trop de cerveaux qui étudient, pas assez de bras qui agissent. Quant au nombre des ouvriers, il est follement exagéré ; le personnel civil de la Marine s’élevait encore au 1er janvier 1922 à 36 559 unités, soit presque autant que l’effectif des marins. La plupart des corps de la Marine sont à l’avenant. Les réductions que l’on envisage ne portent que sur 4 917 unités : encore sont-elles subordonnées à un vote aléatoire du Parlement. Comparons à côté du nôtre le projet de budget anglais, qui prévoit le congédiement de 10 000 ouvriers, une compression des effectifs militaires qui atteindra 20 000 hommes et la suppression de deux hauts commandements à terre.

Il est nécessaire que la Marine s’engage dans une voie plus pratique, et qu’elle taille largement dans les dépenses de son budget. Il faut demander au personnel de la rue Royale de faire preuve en l’espèce d’un grand esprit d’abnégation, et d’accompagner ses projets de rénovation du matériel d’une véritable rénovation morale. Lorsque les services de la Marine parviendront à comprimer les dépenses du titre I : frais généraux d’administration et d’entretien de la Marine militaire au chiffre de 500 millions, il sera possible d’affecter plus de 600 millions à la reconstitution de notre flotte, ce qui sera amplement suffisant pour réaliser le programme que nous venons d’esquisser et auquel la perte de la France est venue apporter une regrettable perturbation. Ce jour-là le budget de la Marine aura retrouvé son équilibre et la France une Marine digne d’elle.


RENE LA BRUYERE.

  1. On peut s’étonner, à ce propos, que la France favorise l’essor îles chantiers allemands en leur commandant des paquebots, pendant que nos chantiers restent eux-mêmes déserts.
  2. N’oublions pas d’ailleurs que les appareils d’aviation navale peuvent éventuellement être utilisés sur le front terrestre.