Un Procès de presse à Bombay

UN PROCÈS DE PRESSE À BOMBAY.

Nous tirons d’une lettre écrite récemment de Bombay de piquans détails sur un procès qui vient d’être jugé au tribunal suprême de cette ville. On ne lira pas sans intérêt, nous le croyons, la relation de cette affaire, où la presse de Bombay, appuyée par le commerce indien, se trouvait en présence de la justice anglaise :

« Pointe Malabar, près de Bombay, le 28 mars 1841.

« Je suis sur ce cap qui domine la rive de l’Océan indien, depuis quelques heures, afin de me calmer et de fuir un peu la chaleur de Bombay, qui est à 27 degrés Réaumur de dix heures du matin à trois heures après midi. Pour aujourd’hui, j’en ai subi quelques-uns de plus de mon propre penchant, et vous saurez que je me suis plongé à souhait dans cette fournaise d’où je suis sorti en martyr, pour entendre plaider une cause au tribunal suprême de Bombay.

« Il s’agissait d’une affaire de presse. Il faut que vous sachiez que sous le 73° de longitude, à Bombay enfin, il y a nombre de journaux assez bien rédigés et assez tracassiers pour être dignes de figurer sur une table près de nos plus respectables journaux d’Europe. La Providence, toujours sage et prévoyante, a placé également à Bombay, d’accord en cela avec la compagnie des Indes, qui ne manque pas non plus de sagesse, un ou deux tribunaux, un avocat-général et tout ce qui s’ensuit. C’est cependant le chef de cette armée en robes qui a amené le procès en question : je parle du premier magistrat (chief-justice) de Bombay. C’est un petit homme fin, spirituel, poli, passionné, comme le sont en tous pays les représentans de l’impassible justice, qui n’a guère que 200,000 francs d’appointemens et qui tient une très bonne table, je puis vous l’assurer. Sir Henri Roper, en sa qualité de chef de la magistrature, est indépendant de la compagnie (ici quand on parle de la compagnie, cela veut toujours dire le gouvernement des Indes). C’est un véritable roi dans son genre, et, entre autres attributions royales qui lui sont dévolues, il a surtout celle d’être détesté de tout le monde, à peu d’exceptions près. Je me range, tout étranger que je sois dans l’Inde, parmi les exceptions.

« Jugeant du haut de son trône (c’est vraiment un trône, et je tiens d’autant plus à le constater que j’ai eu l’honneur insigne d’y prendre place publiquement ce matin), jugeant donc une cause de succession, sir Henri Roper eut dernièrement la fatale idée de blâmer une maison de banque de Bombay en raison de je ne sais quelle peccadille de banquier, et de le faire en termes qui seraient tout-à-fait du goût de notre excellent ami M. Dupin. Il a imité même son trop franc devancier au point de généraliser le blâme. Tout le commerce de Bombay s’est ému, et voilà la guerre allumée ! Celle-ci a fait oublier pendant vingt-quatre heures à Bombay celles du Pandjab, du Kaboul, de Hérat et de la Chine.

« Il y a ici diverses espèces génériques de banquiers : les uns sont Anglais, ou soi-disant tels, et c’est le petit nombre ; d’autres Portugais, c’est-à-dire descendans directs du grand Albuquerque, mais par les femmes noires, ce qui a un peu altéré la couleur déjà très peu claire de leur sang primitif ; il y en a de Musulmans, d’Hindous ; mais les plus riches et les plus influens sont des Parsees. Ces Parsees sont tout simplement des prêtres chassés de la Perse en leur qualité de disciples de Zoroastre, et venus dans l’Inde où ils continuent d’adorer le feu, et surtout l’argent qu’ils s’entendent très bien à gagner. Imaginez maintenant que sir Henri Roper s’était mis tout ce monde sur les bras.

« Il est bon que vous sachiez que le Times et le Courier de Bombay ont pour propriétaires un grand nombre de ces messieurs. Les deux feuilles prirent la défense de ce qu’elles appellent le commerce, et parlèrent à la justice de la reine, représentée par sir Henri Roper, d’une manière qui fut trouvée peu révérencieuse par le susdit chief-justice. De là citation, procès et séance à quarante degrés de chaleur, mitigés par le jeu de trois éventaux de dix-huit pieds de long, manœuvrés de manière à briser les têtes de la moitié de l’auditoire. Je ne parle pas de moi qui siégeais sur le bench de sa majesté britannique, à droite et imperceptiblement au-dessous de son premier magistrat.

« Enfin, nous voilà assis chaudement et en séance. La salle est pleine de turbans bleus, rouges, verts, dorés, et de figures parfaitement diverses qui appartiennent depuis des siècles à chaque espèce de ces turbans. Rien n’a changé, rien ne s’est altéré depuis la dernière transformation de Visnou, ni les traits du visage, ni les plis, ni la couleur de l’étoffe. Et cependant, ces idolâtres sont des actionnaires de journaux politiques ; ils ont leurs avocats en robe noire pour les défendre dans un procès de presse, car le statut de je ne sais quelle année du règne de je ne sais quel Guillaume ou George autorise les juges à mettre en cause les propriétaires et les imprimeurs en même temps que les éditeurs reconnus. C’est ce que n’a pas manqué de faire sir Henri Roper.

« Je vous ai dit que la puissance judiciaire est indépendante de la compagnie ; il en résulte nécessairement que le gouverneur, ses aides-de-camp et tout ce qui l’environne verraient avec plaisir abaisser cette puissance, la seule qui s’élève dans l’Inde devant la volonté des directeurs. La cour, passez-moi le mot, faisait donc foule avec la banque parsee et autres, et s’intéressait vivement à l’issue du procès. Comme je vis avec cette cour, je vous dirai le raisonnement qu’elle caressait pendant toute cette matinée vraiment intéressante pour un voyageur comme moi. — Ou sir Henri Roper, qui s’est constitué juge et seul juge dans sa propre cause, se livrera à son ressentiment, et condamnera rigoureusement les deux journaux et leurs propriétaires, se disait la petite cour élégante de Bombay ; ou la défense sera si nette et si bien appuyée par des citations de légistes fameux, que sir Henri sera forcé de prononcer un acquittement. Dans le premier cas, des hommes qui ont des millions de roupies et qui en gagnent tous les jours, ne regarderont pas aux frais d’un appel en Angleterre. Là on en fera une question de liberté de la presse dans l’Inde ; les feuilles anglaises seront en feu, et le gouvernement de la reine, qui évite avec soin les difficultés inutiles, rappellera sir Henri. Ce sera toujours un homme d’esprit de moins dans l’Inde, où il n’y en a pas beaucoup, ajoutait-on en soi-même en se frottant les mains. Dans le second cas, sir Henri, en acquittant les accusés cités par lui-même, prononcera sa propre condamnation, et la place ne sera plus tenable pour lui. Pour le commerce, il ne disait rien ; mais il est aussi puissant dans le conseil des directeurs que le sont les banquiers de Londres dans le parlement. C’est le commerce indien qui exige le renouvellement des hostilités en Chine, et elles vont avoir lieu. C’est tout dire.

« Une cour de justice anglaise n’est pas, vous le savez, un lieu où l’on s’adresse aux passions ; à peine si les raisonnemens y prennent place ; et, pour les sentimens, il n’en est pas question. Chez nous, le juge prononce ; dans les pays de jurisprudence anglaise, c’est la loi. Or, la loi anglaise se complique des statuts de tous les règnes et des décisions de tous les grands jurisconsultes, pourvu qu’ils soient morts, comme la loi, qui est une lettre morte qu’on applique aux accusés religieusement, les yeux fermés. On discute donc dans un tribunal, non pour savoir si l’accusé a eu telle ou telle intention plus ou moins coupable ou criminelle, mais pour trouver la loi applicable à son cas. Chaque procès semble ainsi une thèse défendue par l’avocat et attaquée par le juge, puis vice versa, et un spectateur étranger entre si bien dans cette fiction, que, la lutte finie, au lieu d’une réception de docteur en droit qu’il s’attend à voir, il est bien surpris de se retrouver devant un accusé qu’il avait perdu de vue, et qui attend qu’on le condamne ou qu’on l’absolve.

« Donc, ce matin, sur la grande table placée devant les trois avocats, étaient rangées en bataille quelques centaines de gros volumes que sept ou huit pauvres nègres avaient péniblement apportés. Sir Henri Roper de son côté, avait un pareil arsenal sur son banc. Je m’attendais à voir recommencer le combat classique du Lutrin. Mais à ce jeu-là sir Henri Roper n’eût pas été le plus fort, malgré l’avantage de sa position élevée. Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? Heureusement, le combat ne devait avoir lieu qu’à coups de citations. Chaque avocat cita successivement des statuts de différens règnes, et les décisions de William Cook, de Blackstone, de lord Ellenborough, et de tous les légistes célèbres, découvrant habilement au milieu de l’amas de livres celui dont il avait besoin, et dictant au magistrat l’indication de la page, de la ligne et du chapitre, que celui-ci recueillait avec soin. Les plaidoiries continuèrent ainsi trois longues heures, et je me plaisais souvent à admirer l’air fier et matamore dont le plus jeune des avocats s’appuyait du coude sur l’in-quarto qu’il venait de citer, à peu près comme un Spartiate ou un Romain de feu David se repose de la glorieuse fatigue d’une victoire. Pendant tout ce temps, sir Henri Roper se bornait à prendre note des passages qu’on lui jetait ainsi à la tête, mais très respectueusement pourtant. Enfin la bibliothèque de la défense s’est trouvée épuisée, et le chief-justice a levé la séance, une demi-heure, a-t-il dit, pour aller préparer le jugement.

« Cette demi-heure a duré deux grandes heures du tropique, plus une heure et demie environ pour lire le jugement composé à l’aide de la bibliothèque du tribunal, encore plus nombreuse que celle des avocats, et rédigé en manière de réfutation de la plaidoirie. À chaque texte des défenseurs, le juge en opposait deux. À ceux qui lui avaient prouvé par William Cook, par Blackstone et par lord Ellenborough, qu’il n’avait pas le droit de mettre en cause les propriétaires et les imprimeurs des journaux, il prouva par lord Ellenborough, par Blackstone et par William Cook, que non-seulement il pouvait les citer devant lui conjointement avec les éditeurs, mais encore les mettre à l’amende, les expulser, et, ce qui est plus, les emprisonner. Le jugement s’appuyait encore sur vingt textes, plus brutaux les uns que les autres, pris dans ces mêmes livres, d’où les défenseurs avaient fait couler comme miel tant de bénins argumens.

Au mot d’emprisonnement, appuyé du grand nom de Blackstone, je vis une certaine terreur se marquer sur les diverses nuances faciales du commerce musulman, hindou, parsee, portugais et anglais. Les deux éditeurs étaient seuls calmes. Sir Henri Roper, se prononçant à leur égard, avait dit que pour eux il s’en tiendrait au système de générosité et de douceur, generosity and feeling, qu’il suivait depuis long-temps, mais que, pour les propriétaires, ils étaient trop riches, trop considérés, trop influens pour qu’il leur passât les attaques dont il avait été l’objet. J’admirais ce courage ; mais ici, à Bombay, dans l’Angleterre de l’Inde, je ne savais comment l’expliquer.

« Le courage, un courage inutile, j’en conviens, n’était ni d’une ni d’autre part. Il n’y avait pas de Hampdens sous les turbans de la banque, pas plus qu’il n’y avait d’Algernon Sydney sur le fauteuil du tribunal. Personne ne se souciait de voir le fond de la question, de marquer la limite des prétentions souveraines du juge, ou de placer des bornes aux exigences de la presse, les uns au prix d’une réclusion peu comfortable, l’autre au risque d’aller recevoir en Angleterre des honneurs beaucoup moins bien rétribués que ceux de l’Inde. Sir Henri Roper avait vu sortir de la poche des banquiers un petit bout de désaveu ; il termina ses foudroyantes citations en disant que la simple expression du regret de ce qui s’était passé lui suffirait, et aussitôt cette expression écrite, préparée d’avance, lui fut présentée par chacun des accusés. Ils déclaraient tous que l’article incriminé s’était glissé dans leurs feuilles à leur insu.

« — Ceci finit comme l’affaire de la Chine, nous dit en sortant le vieux colonel H…, qui ne peut se débarrasser de la fièvre qu’il a rapportée de la campagne du Chusan. Voulait-il dire que cela recommencera ?