Un Préjugé contre les sens

Un préjugé contre les sens
Camille Mélinand

Revue des Deux Mondes tome 149, 1898


UN PRÉJUGÉ CONTRE LES SENS

Il ne s’agit pas ici d’un préjugé populaire, mais, ce qui est plus grave, d’un préjugé philosophique. C’est, à l’heure qu’il est, une doctrine à peu près classique, que le témoignage des sens est trompeur ; que la réalité ne ressemble en rien au monde que nous révèlent nos sens ; que les phénomènes sensibles, couleur, son, résistance, saveur, odeur, etc., sont non pas réels et indépendans de nous, mais internes ; que ce sont, non des propriétés inhérentes aux corps, mais des « états de conscience ; » que les corps eux-mêmes, tels que nous les percevons, sont de pures apparences.

Cette théorie est généralement affirmée comme un dogme. Ce dogme est enseigné à peu près dans tous les lycées de France. Que dis-je, c’est presque un brevet de philosophie que de s’intituler idéaliste, et nos jeunes philosophes prennent conscience de leur valeur en démontrant à leurs parens ébahis que « le monde extérieur n’existe pas. » Quant aux maîtres eux-mêmes, je ne vois guère, en ces dernières années, que M. Jaurès, dans son livre d’une incontestable virtuosité sur la Réalité du monde sensible, et M. Bergson, dans un livre beaucoup plus récent et beaucoup plus remarqué, qui aient essayé de réagir. Mais, parmi les autres, il en est certainement plusieurs qui seraient tentés de regarder avec quelque dédain quiconque n’est pas arrivé à ce point de vue sublime — ou quiconque, après y être allé, en est revenu.

Nous voudrions examiner si ce dédain est légitime et s’il est même « très intelligent ; » si on a des raisons vraiment péremptoires pour apporter à tous les jeunes esprits des idées après tout si étranges ; et, en somme, pour traiter le sens commun avec cette désinvolture. — Nous ne prétendons pas, d’ailleurs, démontrer la fausseté de ces idées ; ce n’est pas ici et pour le moment notre but ; nous nous demandons simplement si elles sont assez claires et assez incontestables pour être érigées en axiomes.

C’est dans cette simple intention que nous étudierons les deux formules où elles se résument : « les Qualités sensibles sont des états internes » et : « les Qualités sensibles sont de pures apparences. » Nous signalerons ensuite quelques conséquences logiques de ces formules.


I

Examinons la première de ces propositions : « les Qualités sensibles sont des états intérieurs. » Elle est à peu près universellement acceptée, répétée, enseignée. On ne trouverait peut-être pas un seul manuel classique où elle ne soit posée comme une vérité inébranlable, et, ce qui est pis, comme une vérité si évidente qu’on ne prend plus la peine de l’établir. Les preuves sont presque toujours remplacées par des formules comme celle-ci : « il ne viendrait à l’esprit de personne de nier… » etc. On remarque bien qu’une telle doctrine choque le bon sens, mais on le remarque avec un beau mépris pour le bon sens. Ceux mêmes d’entre nos philosophes qui sont le plus « réalistes » adoptent cette doctrine comme on se soumet à l’évidence ; ils démontrent « qu’il y a quelque chose de réel qui correspond à nos sensations, » mais ils déclarent que la couleur, le son, la résistance sont « purement intérieurs à l’esprit. » Or il nous semble qu’il y a là, non seulement des affirmations téméraires, mais même d’absolus non-sens, et des réponses inintelligibles à des questions elles-mêmes déraisonnables. On s’en convaincra, soit qu’on examine cette proposition, soit qu’on examine les argumens sur lesquels elle s’appuie.

Commençons par les argumens. Pour prouver « l’intériorité » des phénomènes sensibles, on en invoque trois principaux : un argument tiré de notre structure nerveuse, un argument tiré du rêve, un argument tiré de la science.

L’argument tiré de notre structure nerveuse peut être présenté de la façon suivante : il est impossible, dit-on, que nous percevions les propriétés réelles des corps. Car entre ces corps et la conscience[1] se trouvent les nerfs et les centres nerveux ; il est donc bien évident que nous ne sommes pas en contact direct avec les corps ; la conscience, ne peut pas « sortir du moi » et « pénétrer dans les objets. » L’esprit, séparé du monde par les organes, les nerfs, le cerveau, ne peut percevoir l’objet lui-même, mais seulement l’image, la « représentation » interne de cet objet ; de même que l’employé du téléphone de Bordeaux n’entend pas directement les voix de Paris, mais seulement une répercussion de ces voix.

Est-il besoin de faire ressortir la bizarrerie de cette conception ? En somme nos psychologues — et, ce qui est vraiment admirable, nos psychologues idéalistes — ont la vision singulièrement matérielle que voici : sans s’en douter probablement, ils imaginent l’âme logée au centre du cerveau, — à l’exemple de Descartes d’ailleurs ; — les corps, résistans, colorés, sonores, sont à l’extérieur ; et entre ces corps et l’âme se trouve tendu, comme un fil téléphonique, le réseau nerveux. L’âme, enfermée dans sa « caverne » cérébrale, ne perçoit donc pas ce qui est de l’autre côté du fil ; elle ne perçoit que les reflets lointains qui lui arrivent, Dieu sait comment, par ce fil. Et voilà l’extraordinaire conception qui est devenue classique, et que, je ne dis pas seulement les élèves, mais les maîtres, acceptent et propagent, sans même penser à en vérifier les titres, tout au plus avec cette sourde et vague inquiétude, vite étouffée, qu’on sent quand on enseigne une erreur traditionnelle.

Or, dire que l’âme est séparée du monde par des intermédiaires, est le non-sens le plus complet qu’on puisse trouver même chez les philosophes. Car s’il est un axiome sur lequel les idéalistes insistent, c’est que l’âme n’occupe aucune place ; elle n’est pas dans l’espace, elle n’est pas logée en un point plutôt qu’en un autre point ; et, par conséquent, elle ne peut pas être séparée de quelque chose. Pour être séparé d’un objet, il faut occuper un certain point de l’espace, plus ou moins distant de cet objet. — Il ne peut pas non plus y avoir d’intermédiaires entre l’esprit et quelque chose ; car il n’y a d’intermédiaires qu’entre un point de l’espace et un autre point. — Quand on me dit que mon cerveau est séparé des objets, je comprends ; quand on me dit que mon cerveau ne peut pas sortir de moi pour pénétrer dans les objets, je comprends ; mais, appliqués à l’âme, ces mêmes mots n’ont même plus l’ombre d’une signification ; — ou alors il faut se représenter l’âme comme matérielle et logée dans la tête, ce qui ferait frémir les idéalistes !

Voici le second argument sur lequel on s’appuie pour démontrer l’intériorité des phénomènes sensibles. C’est l’argument éternel du rêve. Nous l’avons déjà, à cette même place, discuté en détail[2]. Il nous suffira ici de résumer très brièvement cette discussion. Dans le rêve, nous voyons des objets semblables aux objets réels ; bien plus, nous les croyons réels, et cette croyance est aussi absolue que pendant la veille ; en somme, le rêve, pendant que nous rêvons, est exactement identique à la veille ; les différences que les psychologues ont cru voir entre ces deux états s’évanouissent dès qu’on les examine avec précision. On ne trouve rien dans la réalité qui la distingue radicalement du rêve. Voilà l’observation qui sert de point de départ, et nous déclarons qu’elle est juste. Mais voici ce qu’on en tire. Puisque la réalité et le rêve se ressemblent, dit-on, la réalité est un rêve. Les objets « réels » ne sont pas plus « extérieurs » que les objets du rêve, ce sont aussi de pures images, des fantômes « projetés » hors de nous par un mystérieux mécanisme hallucinatoire.

A cet argument, nous opposons une double réponse. D’abord le raisonnement n’est pas rigoureux ; car de ce que certaines perceptions, celles du rêve, seraient illusoires, il ne suivrait pas que toutes les perceptions le fussent. Il faut insister sur ce point ; car il y a là un sophisme que commettent trop souvent les psychologues : ils citent des cas où la sensation est trompeuse, comme l’hallucination, le rêve ; et ils en concluent, au mépris de toute logique, que, dans tous les cas, la sensation est trompeuse. Qu’un sceptique invoque l’argument du rêve pour faire naître un doute sur la réalité sensible, soit ; mais qu’un idéaliste invoque cet argument pour nier cette réalité, voilà qui est insoutenable. Or, depuis Taine, on s’est presque toujours payé de cette monnaie. — De plus, le raisonnement pourrait tout aussi bien être retourné ; au lieu de dire : « la réalité et le rêve se ressemblent, donc la réalité n’est qu’un rêve, » il serait tout aussi légitime et tout aussi sensé de dire : « la réalité et le rêve se ressemblent, donc le rêve est une réalité. » Cette conclusion serait tout aussi rigoureuse que la première. C’est dire que ni l’une ni l’autre ne s’imposent.

Le troisième des argumens idéalistes est tiré de la science, de la physique moderne. — La physique moderne, dit-on, a démontré, d’une façon définitive, « l’intériorité » des qualités sensibles, couleur, son, chaleur, etc. En effet, elle nous affirme que, hors de nous, tout est mouvement, vibration d’une matière invisible et silencieuse. Là, où nous entendons un son aigu ou grave, faible ou puissant, il y a des vibrations plus ou moins rapides, plus ou moins amples de la matière. Là où nous voyons la lumière et les couleurs, il y a un éther invisible qui vibre 400 ou 700 trillions de fois par seconde. Voilà donc, conclut-on, ce qui est réellement extérieur à nous, si encore il y a quelque chose d’extérieur : c’est un mouvement, inaccessible aux sens, d’une matière mystérieuse. Par suite, toutes les qualités sensibles sont intérieures : elles n’existent que dans notre esprit ; si tous les esprits étaient supprimés, il n’y aurait plus rien du monde sonore, coloré, résistant dont nous subissons l’illusion. Nous nous figurons que les qualités sensibles résident dans la matière, elles résident en nous : ce sont des « états de conscience. »

Cet argument, si classique qu’il soit devenu, est étrangement sophistique. On abuse des déclarations des savans, et on leur fait dire ce qu’ils n’ont jamais voulu dire, ce que d’ailleurs ils n’auraient, — en tant que savans, — aucun droit de dire. Les formules physiques que l’on invoque ne signifient pas que la couleur, la lumière, le son n’existent pas, elles signifient seulement qu’il y a autre chose ; la science ne nous affirme pas, par exemple, que la couleur rouge n’existe pas ; ce sont les philosophes qui l’affirment ; elle nous apprend simplement que pendant l’apparition du rouge l’éther vibre, que, si nous acquérions des sens nouveaux, nous percevrions non plus seulement la couleur rouge, mais les 400 trillions de vibrations à la seconde.

Que faut-il donc conclure, si nous voulons vraiment tirer les conséquences des théories physiques ? Il faut conclure que les deux phénomènes se produisent ensemble, et non pas que l’un est réel et l’autre illusoire. On peut même déclarer que le phénomène que nous ne voyons pas, le mouvement vibratoire de l’éther, est plus important que ceux que nous voyons ; les savans ne s’occupent que de celui-là parce que seul il est calculable : soit. Mais c’est par une véritable inconscience dans le sophisme que presque tous nos psychologues en ont déduit que le rouge est subjectif, le mouvement seul objectif.

Ainsi cette proposition : les qualités sensibles sont intérieures, nous apparaît comme manquant de preuves, comme appuyée sur les raisonnemens les plus fragiles et les plus équivoques. — Si nous l’examinons en elle-même, nous comprendrons qu’il soit assez difficile de la prouver, car nous nous apercevrons qu’elle ne présente aucun sens.

En effet, il y a ici à faire une remarque d’importance capitale, et que l’on néglige toujours. C’est que l’expression : intérieur ou extérieur à l’esprit, ne signifie rien. La question : « les qualités sensibles, couleur, son, étendue, etc., existent-elles hors de moi ? » est la question la plus mal posée qu’on puisse imaginer ; elle est, ou horriblement équivoque, ou totalement inintelligible. — Car enfin, que veulent dire tous nos « idéalistes » quand ils affirment par exemple, comme une vérité indiscutée, que la couleur n’existe pas hors de l’esprit ? Que peut bien signifier cette formule : « Tel objet est hors de mon esprit ? » Vous dites et vous répétez, sans doute avec raison, que l’esprit n’est pas étendu, qu’il n’occupe aucune place. Mais par suite un objet ne peut pas être hors de l’esprit, ni dans l’esprit, ce sont là des mots sans pensée, c’est du pur « psittacisme. » Etre hors d’une chose, c’est occuper une place qui diffère de la place occupée par cette chose. Donc on ne peut pas dire « hors de l’esprit. » — Voilà comment, par l’emploi de termes ambigus, on s’expose aux plus grossières confusions, comme aux plus factices difficultés. On se trouve, par exemple, impuissant à démontrer que les objets sont hors de l’esprit et je le crois bien, puisque cette formule même n’a aucun sens ; on ne s’avise pas qu’il serait tout aussi impossible d’établir qu’ils sont dans l’esprit. — Et voilà comment les philosophes compliquent les questions, ou plutôt en créent de fausses. Et voilà aussi, pour être juste, une de ces idées confuses que l’admirable cerveau de Taine est coupable de nous avoir imposées.

Ce qui a un sens, c’est la question suivante : L’objet est-il hors de notre corps ? Cette question est très nette, et la réponse est évidente. Schopenhauer est, je crois, le seul homme au monde qui ait jamais prétendu que les objets fussent dans le cerveau. Encore est-ce par jeu ou, tout au moins, par symbole.

Ce qui a un sens, c’est encore cette autre question : L’objet est-il indépendant de notre esprit ? Existerait-il encore si notre esprit, si tous les esprits cessaient d’exister ? Cette question-là, nous comprenons, sinon qu’on hésite à y répondre, au moins qu’on la pose. Mais non pas la question traditionnelle d’intériorité ou d’extériorité.

Ainsi ce dogme de l’intériorité de la sensation est insoutenable et incompréhensible. J’ajoute que ce mystère en enveloppe un second. Car, si les sensations sont « intérieures, » il faudrait m’expliquer pourquoi elles m’apparaissent comme « extérieures. » Or j’entends bien qu’on me répond qu’elles « se projettent hors de moi » par un mécanisme hallucinatoire. Mais c’est précisément cette « projection » que je ne comprends pas, et que, ni Stuart Mill, ni Taine ne me font comprendre. Du reste la question est trop importante pour que nous cherchions à la traiter ici en passant. Elle mérite une étude spéciale. Qu’il nous suffise, en ce moment, de noter que l’idée d’une « projection de nos sensations hors de notre conscience » n’a aucune chance d’être intelligible, puisque — nous venons de le montrer, — les sensations ne sont pas dans la conscience, pas plus qu’elles ne peuvent être hors de la conscience, et que ces expressions mêmes ne s’entendent pas.


II

Ainsi la première des deux formules classiques que nous avons à examiner nous semble de tous points vicieuse. La seconde est celle-ci : « les Qualités sensibles ne sont que des apparences, » ou, si l’on veut : « nos sens sont trompeurs ; » — « nous ne percevons pas le monde tel qu’il est ; » — « la réalité ne peut pas ressembler au monde lumineux, coloré, sonore que nos sens nous montrent, » toutes déclarations synonymes.

Cette doctrine règne aussi tyranniquement que la précédente. Depuis Descartes, elle est, à peu près, un point fixe. Il est convenu que la « réalité extérieure, » quand on en admet une, ne ressemble en rien au monde sensible ; que le monde sensible est, au monde réel, à peu près ce que le mot est à l’idée, c’est-à-dire tout au plus un signe, sans aucune analogie avec la chose signifiée. Les uns, comme Descartes, pensent que l’étendue seule, c’est-à-dire l’espace à trois dimensions, est réelle ; donc les qualités sensibles ne sont qu’apparences. D’autres, comme Leibniz, pensent que les monades seules, c’est-à-dire des forces immatérielles, des consciences, sont réelles. Donc les qualités sensibles ne sont qu’apparences. D’autres, comme Kant et Herbart, pensent que des êtres mystérieux, dont nous ne pouvons rien connaître, sont seuls réels ; donc les qualités sensibles ne sont qu’apparences. D’autres, à la suite de Hume, pensent même qu’il n’y a rien que ces apparences, et que, si toutes les images qui se succèdent en nous étaient supprimées, il ne resterait que le néant. Il y a donc là comme un élément commun à toutes les philosophies modernes ; et si à l’exemple des « éclectiques » nous regardions comme établie toute opinion sur laquelle les divers penseurs sont d’accord, celle-ci serait au-dessus de toute discussion.

Et pourtant sur quelles raisons si décisives s’appuie-t-on pour formuler un arrêt d’une telle importance et si choquant pour le bon sens ? Il semble qu’on ait dû s’y résoudre sous la contrainte impérieuse de l’évidence. Mais si nous y regardons de près, quelle déception !

Commençons par deux remarques. D’abord notons que les philosophes de l’antiquité, — sauf peut-être Démocrite, — n’ont jamais conçu ainsi le monde sensible. Ceux mêmes qui croient à un monde suprasensible, Platon, par exemple, ne nient pas pour cela l’existence réelle de la couleur, du son, des autres qualités. Ils les regardent comme passagères, non comme illusoires ; ils les subordonnent à une substance permanente, qu’ils conçoivent par la raison ; mais ils n’opposent les qualités à la substance que comme le fugitif au permanent, jamais comme le « subjectif » à l’ « objectif. »

Remarquons ensuite que cette formule : les qualités sensibles sont de pures apparences, ne résulte pas nécessairement de la formule précédente : les qualités sensibles sont des images internes. Quand même l’une nous aurait paru vraie, nous resterions libres de rejeter l’autre. En effet l’image, quoique « interne, » pourrait très bien être une représentation exacte de la réalité ; le mot même, image, semblerait l’indiquer ; on pourrait supposer que notre esprit est une sorte de miroir, et que les reflets qui s’y forment, pour n’être que des reflets, n’en sont pas moins fidèles. Une telle doctrine, quelques difficultés qu’elle soulève d’ailleurs, est loin d’être absurde. Donc l’ « intériorité de la sensation, » fût-elle admissible, ne prouverait pas la fausseté de la sensation. Il faut d’autres argumens.

Un de ceux sur lesquels on s’est appuyé de tous temps est tiré des erreurs des sens. Les sens, dit-on, nous trompent souvent ; nous les prenons en flagrant délit de mensonge ; — et on déroule alors la série, interminable si l’on veut, des illusions classiques : les tours carrées qui, de loin, paraissent rondes, les colosses qui, de loin, semblent petits, les illusions des amputés, les illusions de la perspective, la ventriloquie, etc. Puisque les sens mentent souvent, qui sait s’ils ne mentent pas toujours ?

A cet argument bien des réponses pourraient être opposées ; je ne retiens ici que les principales. D’abord il est toujours incorrect de conclure de quelques cas à tous les cas. De ce que les sens mentiraient souvent, il ne suivrait pas qu’ils dussent mentir toujours, ni même être toujours suspects. Leurs mensonges peuvent être causés par des circonstances accidentelles, qu’il suffira de bien connaître pour conjurer l’erreur. — De plus, comment reconnaît-on les erreurs d’un sens ? c’est, dans presque tous les cas, à l’aide d’un autre sens ; par exemple, c’est par le toucher que je reconnais les erreurs de la vue ; c’est par la vue que je reconnais les erreurs de l’ouïe ; souvent même c’est le sens qui a été trompé qui reconnaît lui-même son erreur, en se plaçant dans des conditions meilleures ; par exemple, c’est la vue elle-même qui reconnaît, lorsque nous nous approchons, que la tour était carrée. Donc les « erreurs des sens » prouvent autant en faveur des sens que contre eux.

Enfin, comme on l’a si souvent fait remarquer, l’erreur ne réside pas dans le témoignage des sens, mais dans l’interprétation que nous faisons de ce témoignage, à nos risques et périls ; de même que ce n’est pas le baromètre qui se trompe quand nous prédisons le beau temps d’après ses indications. Par exemple, sur un décor habilement brossé, il y a quelques taches vertes, et je crois voir le feuillage d’un bois. Où est l’erreur ? Elle est dans la façon dont j’interprète le témoignage de mes yeux, dans la croyance à un feuillage. Mais il reste vrai qu’il y a des taches vertes devant moi : voilà le témoignage de ma vue, et il ne me trompait en aucune façon.

Ainsi les erreurs improprement appelées erreurs des sens, ne prouvent rien contre la vérité des données sensibles ; elles nous enseignent seulement à interpréter ces données avec prudence.

On invoque parfois, contre le témoignage des sens, le désaccord des divers sens. Cet argument sera-t-il plus convaincant ? — Voici comment on peut le présenter : Les sens nous font, sur les objets, des révélations qui ne s’accordent pas. Soit, par exemple, une orange : pour ma vue, c’est une certaine tache jaune ; pour mon toucher c’est une masse solide, cédant un peu pourtant sous la pression, et un peu rugueuse ; pour mon goût c’est une certaine saveur à la fois acide et sucrée. Or quel rapport y a-t-il entre ces divers témoignages ? En quoi la couleur jaune ressemble-t-elle au contact rugueux, ou à la saveur de l’orange ? Et s’il faut choisir entre ces témoignages, lequel choisira-t-on ? Si l’on récuse l’un, pourquoi ne pas les récuser tous ? Et n’est-ce pas le seul parti à prendre ?

Je ne crois pas qu’il y ait là une démonstration bien sérieuse. J’admets qu’il n’y ait pas de bonnes raisons de préférer certains sens à d’autres, en cas d’hésitation ; je me bornerai maintenant à demander pourquoi on ne les croirait pas tous. Car enfin ils ne concordent pas, mais ils ne se contredisent pas, et c’est là le point essentiel. Quand deux témoignages sont contraires ou contradictoires, on est bien forcé d’en rejeter au moins un ; mais quand ils sont simplement différens, on doit, à moins de raison décisive, les accepter tous les deux et tâcher de les concilier. — Eh bien ! pourquoi la couleur, la solidité, la saveur, le son, ne seraient-ils pas tous réels ? N’est-il pas au contraire naturel de croire qu’il existe une infinité d’autres propriétés et qu’il nous faudrait une multitude d’autres sens pour les connaître toutes ? — Ce n’est pas de la diversité des données sensibles qu’il faut nous plaindre, mais de leur pauvreté.

On invoque aussi le désaccord des sensations chez divers hommes. C’est là une objection courante que l’on formule ainsi : « Un même objet est chaud pour moi, froid pour vous, sucré pour vous, amer pour moi. Donc ces qualités sont purement « relatives » à celui qui les perçoit. Sinon, il faudrait dire que le même objet est à la fois amer et sucré, chaud et froid, ce qui est absurde.

Avouons n’être pas inquiété par cette objection. Nous contestons tout simplement le fait allégué. Il n’est pas vrai que ce qui est sucré pour l’un soit amer pour l’autre. Ce qui le prouve, c’est que nous nous entendons tous sur les saveurs (sauf exceptions morbides). Là comme ailleurs, il y a une réalité objective, c’est-à-dire qui s’impose aux autres hommes comme à nous. La « cuisine » suffirait à l’attester.

Pour le froid et le chaud, il en est à peu près de même : règle générale, nous sommes tous d’accord. Sans doute, à l’aide de certains artifices, je peux parvenir à sentir chaud ce que vous sentez froid : par exemple si je sors d’un bain glacial et que je plonge mon bras dans une eau simplement fraîche. Mais d’abord il y a là encore dans ma perception quelque chose de vrai : l’élévation de température que je perçois est très réelle ; et d’autre part, en me replaçant dans les mêmes conditions que vous, je reconnais facilement que l’eau était fraîche. — Donc les sensations de chaud et de froid elles-mêmes ne sont pas si subjectives et illusoires qu’on se plaît à le dire.

Un quatrième argument est tiré de « l’énergie spécifique des nerfs. » D’après plusieurs psychologues ou physiologistes, à la suite de Millier, chaque nerf a une « énergie spécifique, » c’est-à-dire en somme le pouvoir de transformer les excitations qu’il reçoit. Par exemple, le nerf optique, quand il est excité, transforme lui-même cette excitation en lumière ; le nerf acoustique transforme en impressions sonores tous les mouvemens qui lui arrivent ; et ainsi des autres. Ce qui le prouve, dit-on, c’est qu’un même excitant, par exemple un courant électrique, appliqué au nerf optique, produit une sensation lumineuse, et appliqué au nerf acoustique produit une sensation sonore. Donc, conclut-on, le témoignage des sens est trompeur. Ce n’est pas l’objet réel qu’ils nous font connaître, mais un objet transformé par eux, dénaturé par eux. Nous ne percevons pas plus les objets réels qu’un homme ne perçoit la couleur réelle d’un paysage quand il regarde à travers des verres de couleur.

Cet argument est loin d’être aussi décisif qu’on l’a dit. D’abord la théorie de l’énergie spécifique des nerfs est fort contestée. Lotze disait qu’il attendait, pour y croire, que des « ondes sonores donnassent à l’œil la sensation de lumière, ou que des vibrations lumineuses fissent entendre un son à l’oreille ; » Wundt l’a discutée avec vigueur ; et il semble qu’elle perde de plus en plus de terrain.

L’expérience de l’excitation électrique sur laquelle on s’appuyait, semble avoir été interprétée arbitrairement. Car enfin, qu’une excitation électrique produise dans l’œil une sensation de lumière, alors qu’elle produit dans l’oreille une sensation de son, qu’est-ce que ce fait prouve ? Prouve-t-il que l’œil, ou le nerf optique crée la lumière ? En aucune façon. Il prouve seulement que l’œil n’est sensible qu’à la lumière, ce qui est tout différent et ce dont nous nous doutions. Dans l’excitation électrique, très mal connue et certainement très complexe, il entre sans doute comme élémens des vibrations lumineuses ; l’œil les recueille et reste insensible aux autres. De la même façon l’oreille recueille les élémens sonores et reste insensible à tout le reste. Comme le dit M. Bergson, le rôle de chaque sens est « simplement d’extraire du tout la composante qui l’intéresse. » L’énergie spécifique des nerfs se réduit donc à ceci : le nerf n’est impressionné que par une certaine espèce de phénomènes, et reste indifférent à tous les autres. Il y a loin de là à une création ou demi-création du phénomène par le nerf. — Nous retrouvons du reste ici un sophisme déjà dénoncé : on conclut de quelques cas à tous les cas ; de ce que, en excitant les nerfs d’une certaine façon artificielle, on peut produire une sensation lumineuse, on en conclut que toutes les sensations normales sont produites de la même façon. La démonstration est vraiment trop facile.

Ajoutons que cette théorie de l’énergie des nerfs suppose une autre théorie plus insoutenable encore : la théorie d’après laquelle les sensations (lumière, son, etc.) sont produites dans et par le système nerveux et le cerveau. Celle-ci a été assez souvent critiquée, et elle l’a été, ces temps-ci, d’une façon assez pressante et assez victorieuse, pour que nous n’ayons pas besoin d’y revenir. Il suffit, en deux mots, de dire qu’une telle conception est obscure et qu’elle est absurde ; — obscure, parce qu’entre le premier terme : mouvement des nerfs, et le second terme : lumière ou son, il n’y a aucun rapport intelligible, mais un hiatus béant ; — absurde, parce que, si l’on dit que le monde sensible est une apparence produite par le cerveau, on dit par-là même que le cerveau est une apparence, n’étant, lui aussi, qu’une partie, et une partie infime, du monde sensible.

Voici enfin l’argument suprême contre le témoignage des sens. C’est l’argument tiré, non plus de l’énergie spécifique des nerfs, mais de ce qu’on pourrait appeler l’énergie spécifique de la conscience. Admettons, disent les idéalistes, que les nerfs et le cerveau soient de simples conducteurs ou accumulateurs sans aucune réaction spéciale, sans pouvoir de transformation. Mais il reste la conscience. C’est la conscience qui perçoit. C’est en elle que se produit la sensation. Et par conséquent cette sensation dépend de la nature de la conscience autant ou plus que de l’objet réel. Si notre conscience était autre, nos sensations seraient autres, le monde entier serait autre. Les données sensibles sont donc trompeuses. Elles tiennent aux lois de notre « sensibilité » et par conséquent nous renseignent aussi mal que possible sur la réalité.

Tel est l’argument que l’on puise dans la doctrine de Kant, — en l’interprétant d’une façon d’ailleurs contestable. — On va même plus loin et cet argument se précise dans la théorie de l’espace. Voici comment. Dans nos perceptions, avons-nous dit, il y a deux élémens à distinguer : d’un côté l’élément réel, de l’autre l’élément introduit par la conscience et qui se combine avec l’autre au point de le rendre méconnaissable. Or, cet élément introduit par la conscience, quel est-il ? C’est précisément l’espace. Si les objets nous apparaissent comme étendus, ce n’est pas du tout qu’ils le soient réellement ; c’est que nous avons introduit en eux cet élément : l’étendue. — Et comme l’étendue est, de l’aveu à peu près universel, la propriété essentielle des corps, la seule essentielle, on voit ce qui reste.

Que faut-il penser de ces affirmations ? Et d’abord pourquoi la conscience serait-elle nécessairement une énergie transformatrice ? Pourquoi se la figurer comme un réactif qui altère tout ce qu’il touche ? Pourquoi vouloir que ce « miroir torde les objets ? » Pourquoi ne pas admettre qu’il les reflète exactement, si on tient à parler de reflet ; — ou plutôt que notre esprit perçoit directement le réel, ce qui est beaucoup plus simple ? — Quant à la théorie idéaliste de l’espace, il faut distinguer ; ce qui n’existe pas par soi-même, ce qui est purement « idéal, » c’est l’espace pur des géomètres, l’espace « homogène, » « divisible à l’infini, » séparé artificiellement des objets ; ce n’est pas du tout l’étendue réelle, telle que la perçoivent nos sens, le toucher et surtout, quoi qu’on en ait dit, la vue. Cette étendue-là n’est pas du tout l’espace pur du géomètre ; elle nous est donnée comme inséparable des autres qualités des corps, comme résistante, comme colorée. Cette étendue-là, que nous percevons tous, échappe aux critiques idéalistes. C’est ce qu’exprime M. Bergson dans son langage précis, subtil et curieusement personnel : « Les difficultés du réalisme vulgaire, dit-il, viennent de ce que, la parenté des sensations entre elles ayant été extraite et posée à part sous forme d’espace indéfini et vide, nous ne voyons plus, ni comment ces sensations participent de l’étendue, ni comment elles se correspondent entre elles. »

En résumé, les « erreurs des sens » ne prouvent en rien le mensonge des sens. Le désaccord des divers sens atteste la richesse du monde sensible, loin d’en démontrer l’irréalité. Le désaccord des sensations chez différens hommes est exceptionnel et presque toujours rectifiable. La physiologie des nerfs établit de plus en plus que le nerf est un simple conducteur, ou tout au plus un accumulateur, incapable de rien créer. Quant à la psychologie, elle réagit de plus en plus contre l’hypothèse pseudo-kantienne d’un pouvoir de création ou de transformation inhérent à la conscience.

Nous ne trouvons donc aucune raison décisive pour conclure que les données des sens sont trompeuses ou relatives. Ce que l’on démontre, ce que nous reconnaissons sans hésiter, c’est qu’elles sont incomplètes. On conçoit que nos sens pourraient avoir beaucoup plus de portée qu’ils n’en ont : il aurait pu arriver, par exemple, que nos yeux fussent des microscopes : des êtres qui nous échappent nous auraient été visibles. On conçoit encore que nos sens auraient pu être plus nombreux : des propriétés physiques que nous ignorons nous auraient été révélées. On sait enfin qu’il y a d’autres sources de connaissance : la conscience, par exemple, et la raison, et il pourrait y en avoir d’autres encore. Donc nos sens ne nous font pas tout connaître ; et il est même vraisemblable que c’est une portion infime de l’univers qui leur est accessible. Mais ce n’est pas une raison pour déclarer que cette portion, ils la dénaturent ou la créent. Le fragment est petit, mais je ne vois pas pourquoi il ne serait pas réel. La connaissance sensible est mutilée, comme dit Spinoza, mais elle est vraie.

A y regarder de près, c’est même là le rôle essentiel des sens : ce sont des instrumens de sélection : ils sont construits de telle façon qu’ils choisissent parmi les phénomènes innombrables de l’univers. Ils servent au moins autant à éliminer qu’à sentir. Au lieu de nous laisser en proie aux impressions qui viennent à nous de toutes parts, ils n’acceptent que ce qui a pour nous un intérêt vital ; ils sont fermés pour tout l’inutile, pour tout ce qui ne peut menacer ou servir notre organisme ; ils nous mettent à l’abri de ce formidable océan de phénomènes dans lequel nous sommes plongés. L’œil ne perçoit les corps qu’entre certaines limites de grandeur et de petitesse, et les vibrations lumineuses qu’entre certaines limites de vitesse. Il en est de même des autres sens. Tous sont spécialisés, c’est-à-dire qu’en s’affinant pour un art, une tâche, ils se sont de plus en plus émoussés pour le reste. Il est très possible que les vivans inférieurs, chez qui les divers sens ne sont pas encore distingués, perçoivent infiniment plus de choses que nous et qu’ils sentent obscurément toutes les vibrations de l’univers ; notre supériorité à nous, c’est d’être protégés contre cette invasion de l’extérieur, de n’être ouverts que sur certains points étroitement circonscrits. On a donc tort de ne voir dans les sens que des « fenêtres ; » ce sont aussi bien des écrans. Voilà le rôle des sens : d’où l’on peut, sans aucun doute, conclure que ce sont des instrumens de connaissance bien imparfaits, mais non pas trompeurs ; que leurs révélations sont singulièrement écourtées, mais non pas menteuses. Les sens découpent la réalité ; ils ne la transforment pas.

On pourrait même accorder que les données des sens, non seulement sont incomplètes, mais sont, si l’on y tient, moins importantes que les révélations de la raison ou de la conscience. Ce serait d’ailleurs une question à discuter ; mais pour le moment, nous comprenons très bien qu’on soutienne cette thèse. Ces phénomènes sensibles, étant passagers, sont peut-être, non pas moins réels, mais moins essentiels à connaître que la réalité permanente conçue par la raison : mouvement, matière, force, loi, de quelque nom qu’on l’appelle. Que l’on subordonne le passager au permanent, rien de mieux. Mais que l’on traite le permanent comme seul réel, le passager comme illusoire, voilà qui n’est pas rigoureux.


III

Ce qu’il y a de hasardeux dans l’idéalisme régnant nous apparaîtra mieux encore si nous faisons attention à quelques-unes des conséquences qui en découlent nécessairement. Non pas que nous voulions critiquer une doctrine en nous attaquant aux conséquences : car, après tout, si la doctrine était vraie, les conséquences auraient beau être inattendues ou regrettables, elles n’en seraient pas moins vraies, et il n’y aurait qu’à se résigner. Rien ne prouve que la vérité doive être d’accord avec nos vœux. Mais ce que nous voulons noter, c’est la contradiction dont se rendent coupables à peu près tous les idéalistes, en reculant devant les conséquences inévitables de la doctrine qu’ils ont affirmée. Ils posent la majeure ; et ils croient pouvoir rejeter la conclusion.

En somme, il y a, chez eux, à côté d’une étrange audace à braver le sens commun, une pusillanimité imprévue qui les empêche de le braver jusqu’au bout. Ayons du courage pour eux, et proclamons nettement ces conséquences. Si on admet que la « perception sensible » est une illusion, une « hallucination vraie ; » si on admet que nous ne percevons rien d’ « extérieur » à nous, mais seulement des « états internes, » nos propres sensations, que nous « projetons au dehors ; » si on admet que l’étendue, la résistance, la couleur, le son, la saveur, l’odeur existent non dans les choses, mais en nous, et qu’ « il ne peut rien y avoir hors de nous qui leur ressemble ; » si on admet que tout se passe dans la veille comme dans le rêve, que, de part et d’autre, ce sont « de simples images intérieures qui s’objectivent, » — ce qui est la quintessence même de la théorie courante, — voici les conséquences auxquelles on n’a pas le droit de se soustraire sous prétexte qu’elles nous gênent, vu qu’elles découlent avec évidence de cette théorie même.

La première conséquence — celle-ci assez souvent acceptée, — c’est un doute sur la « réalité de la matière. » Puisque je ne sors pas de moi-même, puisque ce sont toujours mes propres états que je perçois, je ne peux plus savoir s’il y a réellement des corps distincts de moi et indépendans de moi. Qu’il y en ait ou qu’il n’y en ait pas, c’est tout un pour moi, puisque je ne vois jamais que des images. Il est toujours possible que je rêve, c’est-à-dire que je croie à la réalité d’objets purement chimériques. L’argument classique : « Il faut une cause à mes sensations, donc il y a une matière distincte de moi, » est lui-même très peu rigoureux : car il reste possible que la cause de mes sensations soit en moi, soit quelque puissance de mon esprit, inconsciemment créatrice. Donc, première conséquence inévitable : la réalité des corps, de tout ce qui est connu par les sens, est douteuse.

Deuxième conséquence, déjà moins avouée : la réalité de mon propre corps est elle-même très problématique. Remarquons en effet que je connais mon propre corps exactement comme les autres corps : par les sens. C’est la vue, c’est surtout le toucher, c’est davantage encore le « sens musculaire » qui me révèlent mon corps. Et les « idéalistes » le proclament d’ailleurs très loyalement : mon corps ne m’est connu que par les sensations qui me viennent de lui. Mais alors pourquoi croire plus fermement à mon corps qu’à cette table ou à cette orange ? Dans les trois cas, c’est un fantôme intérieur qui est perçu : je rêve de mon corps, comme je rêve de la table ou de l’orange. Dans les trois cas, il est également douteux que mon rêve soit véridique. Le corps que je vois, que je touche, est imaginaire : peu importe que ce soit mon corps ou un autre. La conséquence s’impose avec la plus parfaite rigueur : et chose curieuse, les « idéalistes » ont l’air de ne pas la voir ; et ils posent toujours en axiome l’existence de leur organisme ; et au moment même où ils démontrent la « subjectivité » des sensations, — ce qui est comme un comble d’aveuglement, — ils parlent des organes, des nerfs et du cerveau ! Pour établir que les sens sont trompeurs, ils invoquent l’énergie spécifique des nerfs, oubliant que les nerfs eux-mêmes sont connus uniquement par les sens ! et que leur démonstration se détruit elle-même ! Il y a dans tout cela un tel amas de conventions, de phrases toutes faites, d’idées confuses et contradictoires qu’on se demande, sérieusement cette fois, si on ne rêve pas tout éveillé.

Troisième conséquence, — celle-ci unanimement écartée : — l’existence des autres esprits est douteuse. On a beau nier, l’évidence est totale. Si les données des sens sont trompeuses, si la réalité des corps est problématique, celle des esprits ne l’est pas moins. En effet comment me sont révélés les esprits, si ce n’est par les corps : comment sais-je qu’il y a en vous une conscience comme la mienne, si ce n’est par vos paroles, par vos gestes, par vos actes ? Or si je dois douter de tout ce que m’apprennent mes sens, je dois douter de vos paroles, de vos gestes, de vos actes ; et a fortiori je dois douter de l’esprit que tous ces faits sensibles m’excitent à imaginer. Puisque la réalité de votre corps est douteuse, comment votre esprit, qui est connu seulement par l’intermédiaire de ce corps, serait-il une réalité certaine ? — Il n’y a donc aucune équivoque : celui qui croit à la « subjectivité » des sensations ne peut pas plus affirmer l’existence des autres esprits que l’existence des corps. Il ne doit être sûr que de sa propre existence consciente, de son moi. — Et c’est ce que comprenait merveilleusement Descartes, penseur plus hardi que tous nos « idéalistes » actuels, quand il recourait, pour prouver l’existence de quelque chose hors de lui, à un acte de foi en la véracité divine.

Ainsi tout psychologue qui regarde le témoignage des sens comme menteur doit, s’il reste d’accord avec lui-même : douter de l’existence du monde, — douter de son propre corps, — douter de l’existence même des autres hommes. — Si nos idéalistes acceptaient franchement ces conséquences, nous n’aurions rien à dire ; mais ils les repoussent ou refusent de les voir, au moins les deux dernières. Dès lors nous avons le droit de penser que, si les conséquences leur paraissent à eux-mêmes déraisonnables, les prémisses ne le sont pas moins.

Comment conclurons-nous ? Dirons-nous que la doctrine en vogue, que nous venons d’examiner, est fausse ? Ce n’est pas, pour le moment, notre intention. Nous dirons seulement, et il nous semble l’avoir établi, qu’elle n’est pas d’une absolue certitude, qu’elle ne s’impose pas à la raison sans discussion possible. Par suite, nous comprenons très bien qu’on l’adopte, qu’on la soutienne et qu’on cherche à la fonder sur des argumens solides. Mais nous demandons, — et nous en avons le droit, — qu’on ne nous la donne pas comme une de ces vérités hors de doute qu’on ne prend même plus la peine de démontrer, qui « vont sans dire, » et qu’il faut être naïf ou grossièrement bourgeois pour ne pas trouver, dès le premier coup d’œil, éblouissantes d’évidence. — Il est possible que ce soit, pour une fois, le bourgeois qui ait raison.


CAMILLE MELINAND.


  1. Les sens, intermédiaires par lesquels les images sont reçues, sont incapables de produire un contact immédiat entre l’objet et l’esprit. (Hume, Rech. sur l’entend. hum. Sect. XII, 1.)
  2. Voyez la Revue du 15 janvier 1898.