Un Portrait de l’ancienne France

UN PORTRAIT
DE L’ANCIENNE FRANCE[1]

M. Hanotaux a publié le premier volume de son histoire du cardinal de Richelieu. Il convient, pour juger ce grand ouvrage, d’attendre qu’il soit achevé. Mais on peut en détacher dès à présent un morceau considérable qui est un livre dans un livre, car il ne remplit pas moins de 400 pages. Sous ce titre : « Le royaume et la royauté en 1614, » c’est un tableau complet de l’état physique, social, politique et moral de la France, depuis les origines jusqu’aux États-Généraux dans lesquels Richelieu devait faire ses premières armes.

Il fallait un certain courage pour entreprendre un pareil travail. — « Messieurs, nous disait jadis un de nos maîtres, si vous voulez réussir, spécialisez-vous. » — Comme il disait vrai ! Voulez-vous obtenir le sourire indulgent des savans, l’approbation des gens du monde, et la consécration suprême, à savoir l’admiration des ignorans ? Faites choix d’un sujet, comme disait cet excellent Boileau, compulsez les petits papiers, épluchez les comptés de cuisine et d’arrière-boutique, en un mot, soyez spécial, et vous serez inattaquable. L’homme le plus médiocre en suit toujours plus long que son voisin sur la question qu’il a retournée dans tous les sens. Mais si vous vous mêlez d’avoir des vues d’ensemble, gare à vous ! — D’où vient ce trouble-fête ? ne pouvait-il pas se tenir tranquille ? Nous en savons aussi long que lui. — Voilà ce qu’on vous dira : trop heureux encore si l’on vous fait l’honneur de vous contredire, et si l’on ne se borne pas à vous passer sous silence, comme indigne de pénétrer dans les petits cénacles. M. Hanotaux ne s’est risqué qu’à bon escient. Il a commencé par fouiller son Richelieu de manière à désarmer la critique la plus exigeante. Cependant, c’est tout juste si on lui pardonne ses vues générales. On discute longuement la partie biographique ; mais, sur ce grand effort de reconstruction de l’ancienne France, on n’insiste guère. La Revue historique fronce légèrement le sourcil, devant ce bon élève qui se permet des développemens en dehors de la matière. C’est bien pour cette fois, mais n’y revenez plus ! « En donnant pour perspective à son héros toute l’histoire de France, l’auteur s’est dit qu’il flattait le goût du public français pour les résumés et les tableaux historiques. » D’ailleurs cet exposé « confirme généralement les idées reçues, ce qui est la meilleure garantie de son exactitude[2]. » Chacun sait en effet qu’on ne saurait avoir la prétention d’émettre des vues originales, à moins de travailler sur des documens de première main. Donc, c’est le document, non l’historien qui a le droit d’être original. L’histoire devient ainsi comme une immense entreprise de reportage, et le jugement du narrateur a tout au plus la valeur d’une revue de fin d’année dans un journal.

J’estime, quant à moi, qu’en histoire comme ailleurs la première originalité est encore celle de la pensée, laquelle doit être la plus haute expression du bon sens ; que, si la vérité veut être recherchée pour elle-même, les collectionneurs de petits papiers se trompent comme les autres et plus que les autres ; que tous les érudits de grande race ont eu des idées, à commencer par les Ranke et les Mommsen, ces illustres Allemands qui ont fait aussi des tableaux historiques ; — que, de plus, une vue d’ensemble, un tableau juste et vivant diffère d’une idée abstraite autant qu’un paysage ou une bataille diffère d’un dessin géométrique, et que les bons tableaux de cette espèce sont fort rares, en France et ailleurs. Il faut donc savoir gré à M. Hanotaux d’avoir prouvé par son exemple qu’en France comme ailleurs, on peut allier un savoir solide à des vues générales et le détail pittoresque à l’intelligence de l’ensemble.

Mais je lui suis particulièrement reconnaissant de nous donner une image vraie de notre pays, et je tâcherai d’expliquer en quoi cette image se distingue de celles qui l’ont précédée.


I

Si notre littérature historique abonde en réflexions profondes et en morceaux bien venus, ce qu’on y trouve le moins, c’est justement un portrait fidèle et complet de l’ancienne France : — non point une allégorie banale, drapée à la Rubens dans un manteau de fleurs-de-lys et dissimulant, sous une fade régularité, les saillies du modèle ; — encore moins une toile grossière, brossée à la hâte par quelque peintre d’enseignes politiques ; mais un de ces raccourcis vigoureux, qui, rassemblant les membres épars d’un grand peuple, nous montre sa croissance à travers les siècles, et nous aide à retrouver, dans sa maturité, les traits de son enfance. Il semble que les historiens scrupuleux aient toujours reculé devant la grandeur de la tâche.

Les témoins de l’ancien régime étaient trop près : ils manquaient à la fois de perspective et de liberté d’esprit. Il y a des vues hardies dans les écrits du XVIe siècle. Plus tard, la pompe du grand règne efface tout. Voltaire n’aperçoit guère, avant Louis XIV, qu’un chaos gothique et les crimes de l’Eglise. Montesquieu, plus pénétrant, ne parle de son pays qu’avec des ménagemens infinis. Sa robe de magistrat le gêne. Sans doute, il fait la théorie de l’ancien régime : ses maximes sont des gazes transparentes derrière lesquelles on voit paraître les contours de la France ; mais enfin ce n’est qu’un profil, et l’on n’a pas fait œuvre de peintre quand on a dit que « l’honneur est le ressort de la monarchie. »

De nos jours, c’est autre chose. Le siècle historique par excellence étudie avec passion l’ancienne France. Il la célèbre en vers et en prose. Il remonte aux vraies sources. Mais, quand il s’agit de porter un jugement d’ensemble, l’esprit de système s’en mêle et fait dévier le pinceau des historiens. C’est que la plupart d’entre eux sont obsédés par le souvenir de la Révolution. Ile qu’ils demandent à l’ancien régime, ce sont des argumens pour l’absoudre ou pour la condamner. Vainement ils s’efforcent de l’oublier. Vainement ils s’enfoncent dans les ténèbres du passé : c’est elle encore qu’ils contemplent du fond des siècles.

Augustin Thierry, ce peintre si ferme des temps barbares, est moins impartial quand il se rapproche des temps modernes. Il nous montre un colossal Tiers-Etat, dont l’ombre s’allonge sur toute la monarchie. Tel ce bourgeois légendaire, qui se faisait représenter en pied devant un tout petit Mont-Blanc. — Guizot, professeur éloquent, couche le cadavre de l’ancienne France sur la table de marbre, et lui voilant avec soin le visage, il démontre sur son corps le jeu des grands organes sociaux. Il la félicite de lui offrir le plus beau cadavre, le moins individuel et par suite le plus propre à établir des vérités générales. Il s’écrie fièrement : « Si j’en avais connu un meilleur, je l’aurais choisi ! » Du reste, sa leçon s’arrête au moment précis où la France, prenant conscience d’elle-même, s’éveille à la vie nationale. — Michelet la ressuscite au contraire, ou du moins la galvanise. Il lui communique l’étincelle de son imagination brûlante. La vieille France se dresse devant nous, fait quelques pas, puis retombe dans sa léthargie. On dirait que le prestige de l’enchanteur s’évanouit avec les premiers rayons du soleil, c’est-à-dire avec le progrès de la raison d’Etat. Son XVIe siècle est faible, son XVIIe siècle n’existe pas. Chose étrange, ce prodigieux visionnaire cesse de voir en même temps que le doctrinaire cesse de professer, c’est-à-dire à la fin du moyen âge. Tous deux, en effet, ne s’intéressent qu’aux grandes transformations sociales : l’œuvre politique de l’ancienne monarchie les touche peu. Seulement, tandis que Guizot démontre, Michelet prophétise, après coup : naturellement, c’est la meilleure manière. Il traite l’ancien régime à peu près comme les apologistes chrétiens traitaient l’Ancien Testament : il voit partout l’annonce des temps nouveaux, la marche de l’humanité souffrante vers la lumière.

L’école de l’érudition pure, qui domine depuis une trentaine d’années, a du moins le mérite de n’être pas systématique. Elle laboure patiemment le champ de l’histoire nationale, sans aucune préoccupation de polémique. Seulement le terrain lui a paru si vaste, qu’elle l’a partagé en une infinité de petits domaines. Il y a même, entre les savans, une émulation de modestie. L’un dit : j’apporte ma pierre à l’édifice. — Moi, dit le second, je fournis seulement le bloc dans lequel on taillera la pierre. — Et moi, dit un troisième, je suis le maçon qui gâche le ciment. — Il paraît qu’il s’est trouvé quelqu’un pour renchérir, et pour apporter le grain de sable avec lequel on pétrira le ciment… — En attendant, le gros œuvre n’avance pas. Sans doute, il faut louer la prudence de ces chercheurs qui remettent aux siècles futurs le soin d’avoir une opinion. La science peut attendre, elle est éternelle ; mais la vie est courte, et nous, qui passons, nous sommes forcés de conclure tant bien que mal.

Cela est d’autant plus nécessaire qu’il n’est plus permis aujourd’hui d’ignorer l’ancien régime. On s’était figuré longtemps que, la Révolution ouvrant une ère nouvelle, la connaissance d’un passé plus lointain était une sorte de luxe, le complément d’une forte éducation, mais qu’elle n’était pas absolument indispensable à la vie pratique. Les vrais croyans apprenaient par cœur la déclaration des Droits, les politiques lisaient le Consulat et l’Empire, et le plus grand nombre ne lisait que les journaux. Mais toute une famille d’écrivains sagaces est venue déranger cette belle quiétude en rétablissant la continuité de l’ancien régime et du nouveau. Ils nous ont fait voir que, si la Révolution a rompu le cours uniforme de notre histoire, c’est à la manière d’une cataracte, qui bouleverse un instant le cours d’un fleuve, mais qui ne modifie ni la nature, ni le volume, ni même la direction de ses eaux. Tocqueville a commencé la démonstration par son livre sur l’Ancien Régime. M. Sorel la continue, dans son grand ouvrage sur l’Europe et la Révolution française. Nous voilà donc bien avertis que nous ne pouvons rien comprendre ni à nos mœurs administratives, ni à nos traditions diplomatiques, si notre savoir ne remonte pas plus loin que cette grande catastrophe de 1789 dont le fracas nous étourdit encore.

Tocqueville, Sorel, pleins de vues profondes, ne nous montrent qu’une face de l’ancienne France. L’un s’attache à l’administration, l’autre à la diplomatie. Leurs travaux sont des analyses ; qui nous fera la synthèse ? Sera-ce Taine, dans ses Origines de la France contemporaine ? A vrai dire, personne ne paraissait mieux armé pour entreprendre une pareille tâche. « Que de temps, que d’étude, disait-il, pour acquérir l’idée exacte d’un grand peuple qui a vécu âge de peuple ! » Et il a pris soin de nous énumérer lui-même tous les papiers petits et grands qu’il a dépouillés : correspondances d’intendans, de fonctionnaires de toute espèce ; rapports et mémoires sur la Maison du roi ; procès-verbaux et cahiers des États-Généraux en 176 volumes ; 100 cartons de lettres et de mémoires ; 94 liasses de correspondance départementale, etc. Si bien muni de « petits faits probans » et de renseignemens précis, nous a-t-il offert une image exacte de l’ancien régime ? C’est une question qu’on peut examiner en toute liberté d’esprit. Ce grand initiateur s’est toujours défendu d’imposer ses conclusions. Il semblait dire : Voilà ce que j’ai vu ; trouvez mieux si vous pouvez. Il nous a délivrés de la routine et du galimatias. Pareil aux humanistes de la Renaissance, il a dissipé les ténèbres d’une nouvelle scolastique, greffée sur la prétendue science de « l’homme » en général, c’est-à-dire de l’être abstrait, de la machine à sentences, qui nous a valu tant de philosophie creuse et tant de constitutions mort-nées. Grâces lui soient rendues ! Ce n’est pas manquer de respect à sa mémoire que de lui appliquer ses propres procédés.

Or, son « ancien régime » est un admirable traité sur l’origine, les progrès et les ravages de la maladie révolutionnaire : ce n’est pas l’image de la vieille France. Ni « l’esprit classique », ce vernis léger déposé à la surface du pays, ni « l’acquis scientifique », ce résidu des académies, ni toutes les causes accidentelles et prochaines d’une révolution, ne renferment le mot de la destinée « d’un grand peuple qui a vécu âge de peuple ». On est même étonné de trouver sous la plume d’un écrivain qui ne croit guère aux miracles révolutionnaires, cette opinion si contestable, d’après laquelle la France serait sortie de la crise complètement métamorphosée. Il nous annonce en effet, dès les premières pages, qu’un nouvel être va se substituer à l’ancien, et parmi les traits de ce nouvel être, il nous cite : les communes, ces divisions aussi vieilles que le sol gaulois ; — le Concordat, cet arrangement renouvelé de l’ancienne monarchie ; — les tribunaux, dont les degrés reproduisent, en la simplifiant, l’antique organisation judiciaire ; — l’Université, fille de l’absorbante université de Paris ; — l’Institut, dont la principale classe fut fondée par Richelieu ; — les préfets, cette monnaie des intendans ; — la centralisation enfin, dont Tocqueville, qui la détestait, a mis au jour les anciennes et profondes racines.

Qui le croirait ? sur les véritables origines de la France, sur la longue lutte du pouvoir monarchique et des nobles, sur le rôle de l’Eglise, non seulement Taine se contente des notions courantes, mais il raisonne a priori. Son tableau de la « structure de la société » est une fresque de Puvis de Chavannes sur laquelle on aurait jeté quelques touches de couleur violente et crue. Le clergé, c’est le distributeur patenté de la morale publique ; son rôle est d’ajouter « au pain du corps celui de l’âme ». La féodalité est une « gendarmerie à demeure où, de père en fils, on est gendarme » ; et tout le régime est déduit de cette définition sommaire. Quant à la royauté, qui pendant si longtemps devait être, à vrai dire, toute la France, trois lignes lui suffisent. Le roi a été « le chef de la défense publique » ; et c’est tout ! Que m’importe qu’on nie représente « l’évêque en chape dorée », le vicomte couchant avec ses cavaliers, « ôtant un éperon quand il a chance de dormir », le roi du XIIe siècle « le casque en fête et toujours par chemins » ? Sous le casque, la cuirasse ou la chape, je reconnais bien vite de pures abstractions, des fonctions sociales sur lesquelles on a passé à la hâte une couche de couleur historique. L’auteur est si bien dominé par son raisonnement, que lui, l’implacable ennemi des idées pures, devient une sorte de notaire du contrat social, et, mesurant l’apport de chacun, pèse gravement les « services et les récompenses » : justice distributive tout à fait contraire à l’esprit scientifique dont il donne plus loin de si cruelles définitions. Pas un mot des diverses transactions intervenues entre le pouvoir temporel et le spirituel, entre le monarque et les nobles, entre l’autorité centrale et les provinces, qui sont, beaucoup plus que les services rendus, la véritable origine de tant de privilèges dont on va nous montrer l’abus. Rien sur les difficultés en partie insolubles contre lesquelles se débattait la monarchie pour maintenir et défendre un État de 26 millions d’habitans. Ce qui est plus singulier, à la veille des événemens que l’on sait, rien sur les anciens États-Généraux et sur les causes de leur insuccès. Rien sur les complications du droit civil dans lesquelles l’Assemblée constituante devait porter tant de lumière. Par un oubli encore plus étrange, dans ce tableau trop rapide de l’ancien régime, le roi, le clergé et les nobles figurent seuls au premier plan. La classe moyenne et le peuple n’entrent en scène que beaucoup plus tard, à propos de la propagande révolutionnaire, comme s’ils ne jouaient presque aucun rôle dans les siècles précédens. On trouve même cette affirmation extraordinaire que « la disette des idées et la modestie du cœur confinaient le bourgeois dans son enclos héréditaire ». Il ne s’intéresse pas aux affaires publiques, qui sont « les affaires du roi ». Ainsi celle bourgeoisie qui, dès Louis XI, que dis-je ? dès Charles V, dès Philippe le Bel, est appelée par le roi dans ses conseils et associée de si près aux affaires, cette bourgeoisie qui peuple les parlemens, l’administration, les évêchés, les ambassades, qui, par les intendans, déloge partout les nobles, cet immense Tiers-État dont la magistrature, les traitans, les officiers publics, ne forment que l’avant-garde et la tête de colonne, cette classe moyenne, dans les profondeurs de laquelle ont couvé, du sein de laquelle ont jailli toutes les idées mères de la Révolution, — car Voltaire, Diderot, Rousseau et les autres, étaient, je pense, des roturiers, — cette classe enfin dont on peut dire qu’elle détient, avec les sceaux, le secret d’État de nos princes et les règles de leur gouvernement, devient, pour les besoins de la cause, une quantité négligeable, jusqu’au jour où elle subit « l’embrasement tardif » d’un incendie, qu’elle avait pourtant allumé elle-même ! Mais il fallait, pour la régularité du système, que la « doctrine », produit dangereux de la raison raisonnante, et dont on rend responsables Racine et Boileau qui n’y pensaient guère, s’enflammât au contact de la « science », se répandît des livres dans les salons, des salons à « l’entresol bourgeois », et de l’entresol dans la rue. Alors la cascade est complète et s’épanche avec une régularité qui rappelle à son tour l’âge classique.

Sous l’empire d’un tel parti pris, l’historien ne saurait traiter avec sang-froid les matières d’État ; et de fait, dans ce gros volume sur l’ancien régime, où il est question de tout, des mœurs, des caractères, de la tragédie, de la philosophie, de la société, de la conversation, des fermages et du prix du pain, ce qu’on trouve le moins, ce sont les affaires publiques. Pas un mot sur l’aspect général du territoire, ses limites, ses lacunes et ses inégalités. Du mauvais état des finances, on ne voit que les effets sociaux et non les causes. De l’armée, de la justice, de l’administration, il n’est question qu’en passant, et toujours pour étudier la marche de la gangrène révolutionnaire. Enfin l’État centralisé à la française est voué à l’exécration des peuples. L’historien |semble éprouver les sentimens des « grands », quand il parle de « la machine administrative, avec ses milliers de rouages durs, grinçans et sales, telle que Richelieu et Louis XIV l’ont faite. » Sur ce sujet, il est intarissable, et nous écrase de la supériorité des nations voisines ; de sorte que, ce défenseur des traditions commence par condamner la première des traditions françaises : à savoir une forte conception de l’Etat qui n’est, au fond, que le culte de notre unité, et qui, bonne ou mauvaise, fait partie intégrante de la France au même titre et pour les mêmes motifs que la tête fait partie du corps.

Quand un grand esprit omet toute une série de faits, c’est qu’il a ses raisons. A nous d’apprécier, ce qu’elles valent. Aussi bien, Taine n’en fait pas mystère : il les a développées en vingt endroits de ses ouvrages. Selon lui, la « véritable histoire » doit se proposer un double objet : d’abord démêler, à travers la distance des temps, l’homme vivant… muni d’habitudes, avec sa voix et sa physionomie, avec ses gestes et ses habits, » en un mot l’individu ; — secondement, derrière l’individu, distinguer « les grandes causes… universelles et permanentes… indestructibles et à la fin infailliblement dominantes, » qui le font agir. Dès lors « l’histoire est un problème de mécanique. » Elle obéit à trois forces primordiales, la race, le milieu, le moment, et quand on a parcouru ces trois faces de la civilisation, on a épuisé « non seulement toutes les causes réelles, mais encore toutes les causes possibles du mouvement. »

Quoi donc ! entre le chétif individu, entre cet homme de chair et de sang que nous devons voir « avec les yeux de notre tête, » et ces grandes causes obscures qu’on nous dépeint comme irrésistibles, il n’y a vraiment rien ? Quelle place donnerons-nous donc aux nations, qui sont des êtres aussi, des êtres organisés, doués d’instincts, d’intelligence et de volonté, pourvus d’organes, munis d’habitudes, et qui, bien loin de se confondre avec les membres qui les composent, ne subsistent que des sacrifices individuels ? Est-ce assez de les classer parmi les « cinq ou six provinces » de la civilisation, au même titre que « la religion, l’art, la philosophie, la famille ou l’industrie ? » N’est-ce pas réduire en formule géométrique la création la plus vivante et lapins particulière qui soit sortie de la main des hommes ? Mais que sont donc, après tout, ces fameuses causes permanentes, sortes de Parques implacables filant, loin de nos yeux, la destinée humaine, si ce n’est ces lois générales, chères à la philosophie de Guizot, converties en nécessités absolues et pesant sans contrepoids sur un individu désormais privé de sa liberté ? Était-ce donc la peine de partir on guerre contre l’histoire solennelle et compassée, contre les théories générales, pour y revenir par un détour ? Est-ce à Guizot, est-ce à Taine que s’appliquent le mieux ces lignes de Sainte-Beuve, écrites en 1850 : « Le tout acquiert après coup un semblant de raison qui abuse. Le fait devient une vue de l’esprit. On ne juge plus que de haut… On trouve à tout accident particulier des enchaînemens inévitables, des nécessités, comme on dit… méthode artificielle et commode pour régler les comptes du passé. On supprime toutes les forces qui n’ont pas produit leurs effets et qui auraient pu cependant les produire. On range dans le meilleur ordre, sous des noms complexes, toutes celles qu’on peut rassembler et ressaisir… »

Lorsque, de plus, le philosophe est un fataliste convaincu, il supprime ce qui le gêne et notamment l’État, c’est-à-dire le siège principal et permanent de la conscience d’une nation, la faculté qu’elle possède de se conduire elle-même, de réfléchir sur ses actes, de se redresser, s’il y a lieu. Pour la même raison, l’homme d’État, cet accident heureux, n’a pas de place dans le système ; ou s’il apparaît, ce n’est pas comme intelligence libre, c’est comme instrument aveugle du destin. Il n’est pas une cause, mais une résultante. Si l’auteur s’attache à la figure de Napoléon, c’est que Napoléon est un « beau monstre », une force déchaînée. Il détermine sa structure morale par ses procédés ordinaires, avec la minutie de Balzac, avec l’emportement de Shakspeare. Ce « condottiere » couronné satisfait son tempérament d’artiste, qui se sentait mal à l’aise auprès des raisonneurs de la Constituante. Napoléon, c’est le fatalisme fait homme. En lui se résument toutes les « causes irrésistibles » qui devaient façonner la France moderne.

Quant à la France elle-même, telle il nous la montre dans son dernier ouvrage, telle il la peignait déjà, bien avant d’avoir consulté les documens : « Si le sentiment d’obéissance, disait-il, a pour racine l’instinct de la discipline, la sociabilité et l’honneur, vous trouverez, comme en France, la parfaite organisation militaire, la belle hiérarchie administrative, le manque d’esprit public avec les saccades du patriotisme (pourquoi ? ), la prompte docilité du sujet avec les impatiences du révolutionnaire, les courbettes du courtisan avec les résistances du galant homme, l’agrément délicat de la conversation avec les tracasseries du foyer et de la famille…[3] ». Qui donc est responsable des mauvais ménages et de l’esprit frondeur ? est-ce l’honneur, la sociabilité ou la discipline ? En vérité, ces idées génératrices sont trop simples. Elles suffisent peut-être pour juger l’apparence extérieure d’une civilisation, pour faire un tableau de la littérature, ou des arts, mais non pour embrasser la vie d’un grand peuple. À force de nous répéter que l’histoire des mœurs est plus intéressante que celle des batailles, on est tombé dans un autre excès, qui consiste à passer sous silence le maniement de la chose publique. Sans doute toutes ces histoires secondaires sont excellentes et fort utiles : mais elles ne sont après tout que les sœurs cadettes et les servantes de l’histoire sans épithète, dont la fonction propre est d’enregistrer les actes publics des nations. Qu’on donne à l’histoire plus de rigueur ; qu’au lieu de raconter des événemens singuliers, on s’attache à classer des faits réguliers[4], soit : encore faut-il reconnaître que, parmi ces faits, les plus importans sont ceux qui concernent, non les individus, mais la communauté tout entière. Science, si l’on veut : mais, avant tout, science de la formation, de la croissance et de la dissolution des États. Psychologie, j’en conviens : mais psychologie des peuples, non de Messieurs tel et tel. Autrement, si l’étude des faits sociaux n’est qu’un « utile déblayage » pour retrouver l’individu[5], on retombe dans le défaut qu’on voulait éviter, c’est-à-dire dans l’histoire romanesque, puisque le roman n’est que l’histoire de l’âme individuelle ; et les vrais historiens ne s’appellent pas Thiers, Guizot, Mignet, mais Stendhal ou Balzac, que Taine, trop modestement, suivant moi, nommait ses maîtres.


II

M. Hanotaux est, au suprême degré, un historien politique : mais ce politique amis à profit les leçons des Taine, des Michelet, des Renan. Son [ouvrage est un remarquable essai de conciliation entre les différentes écoles. Est-il possible d’introduire dans l’histoire le mouvement, le pittoresque et même le détail individuel, tout en gardant le sens des intérêts publics ? Peut-on noter l’influence du moment, du milieu, de la race, sans sacrifier la liberté humaine ? Faire au destin sa part, tout en laissant à l’homme celle qui lui revient dans la conduite des événemens ? Bref, peut-on être à la fois érudit, peintre, philosophe et homme de gouvernement ? Lisez M. Hanotaux : il vous répondra.

Tout d’abord, sa personnalité s’affirme par une certaine liberté mâle, un ton de bonne humeur assez rare aujourd’hui, et qui sent plutôt son XVIe siècle. « En ce genre d’étude des histoires, disait Montaigne, il faut feuilleter sans distinction toute sorte d’auteurs, et vieils et nouveaux, et barragouins et français, pour y apprendre les choses de quoy diversement ils traitent. » M. Hanotaux n’y a pas manqué : il a tout lu, tout dévoré. Il a même été, dans sa prime jeunesse, quelque peu ligueur et frondeur. Lorsqu’il traitait l’histoire cavalièrement et, suivant une expression qu’il aime, « à la soldade », il lui est arrivé de donner des leçons de politique à Henri IV et de tenue à Louis XIV. Chemin faisant, et tandis qu’il jetait ses gourmes, il apprenait à connaître ces hauts et solides esprits, formés en pleine guerre civile, dans le siècle le plus riche de sève et le plus tumultueux qui fut jamais et qui auraient fondé la liberté en France deux siècles plus lot, s’ils étaient nés sous une meilleure étoile. Il but « à plein godet » ce vin généreux, bien français, et en fut d’abord tout ragaillardi. Il aurait volontiers arrêté les passans dans la rue pour leur dire à brûle-pourpoint : « Avez-vous lu la République de Bodin ? Non ? alors vous n’avez rien lu. » De ce premier commerce avec l’histoire, il a gardé, outre une ample érudition qui s’est révélée par des travaux considérables, de l’aisance naturelle, un jugement dégagé, l’horreur des grands mots, mais aussi un certain goût philosophique pour les paradoxes de la veille qui deviennent les vérités du lendemain.

D’où vient qu’il inspire confiance, et que son tableau du passé frappe, au premier coup d’œil, par un air de ressemblance qui ne trompe guère ? C’est qu’il écrit l’histoire en homme d’Etat, et que, dans ses plus lointaines digressions, il ne perd jamais de vue la chose publique. « Les seules bonnes histoires, dit encore Montaigne, sont celles qui ont été écrites par ceux même qui commandaient aux affaires, ou qui étaient participais à les conduire, ou au moins qui ont eu la bonne fortune d’en conduire d’autres de même sorte. » Si M. Hanotaux n’a pas conduit les affaires, du moins peut-on le classer parmi les « participans ».

Le choix même du sujet est fort significatif. Qui en effet, plus que le grand cardinal, a incarné la conscience de la France monarchique ? Qui a mieux su ce qu’il faisait, et laissé sur les événemens une empreinte plus profonde ? Servait-il mieux le roi ou l’Etat, ce ministre impérieux qui parlait d’écarter du trône Gaston d’Orléans, alors héritier présomptif, comme vendu à l’Espagne ? Et lorsque, dans ses Mémoires, il motive chacun de ses actes par de longs considérans, pareils à ceux d’un jugement, ne nous montre-t-il pas qu’il se décidait toujours en pleine connaissance de cause, après avoir pesé le pour et le contre ? Du reste, quel meilleur point de vue que de se loger, si l’on peut, dans ce cerveau lucide ? Quelle époque, que cette crise suprême de l’unité française, alors que tant de restes de rébellion, sous le nom de franchises, palpitaient encore ! Transportés par l’historien au cœur de l’ancien régime, ne serons-nous pas mieux postés pour le comprendre qu’en le considérant, pour ainsi dire, en arrière, et du haut des principes de la dévolution ? Tant mieux si, changeant de perspective et devenus concitoyens du XVIIe siècle, nous voyons à notre tour cette dévolution diminuer dans le lointain, jusqu’à prendre les proportions d’un événement ordinaire, au cours d’une existence nationale qui en a vu bien d’autres.

Mais, dites-vous, le cardinal n’est ici qu’un prétexte. Sous la robe rouge et la barrette, le philosophe montre le bout de l’oreille et le système nous guette. Tel Michelet lorsque, au début de son chapitre sur Richelieu, il commence par se planter devant le tableau de Philippe de Champagne et en déduit immédiatement l’œuvre, l’homme, l’époque. — Ne craignez rien ici de semblable. Le cardinal de M. Hanotaux, qui, du reste, n’est encore qu’évêque dans le premier volume, est vivant, bien vivant. Nous connaissons sa province, son château, sa famille, et le mélange exact d’honnêtes gens et de coupe-jarrets qu’il fallait alors pour produire un grand ambitieux. Le personnage lui-même s’anime et descend de son cadre. Ce n’est plus cette figure grave, d’une attitude presque hiératique, objet d’admiration et de crainte. C’est un écolier fougueux au collège de Navarre, un cavalier fringant à l’Académie, plus tard un courtisan avisé, puis un évêque fort jeune et fort appliqué, qui écrit de gros traités de théologie comme s’il ne devait faire autre chose de sa vie. Le voici enfin aux États-Généraux de 1614, « la main en avant, allongée et très fine, jeune, prompt, fébrile… » Alors seulement, lorsque Armand du Plessis, dans sa rapide ascension, atteint les premiers sommets d’où l’on découvre l’ensemble des affaires, l’auteur fait halte et jette un coup d’œil sur l’immense horizon de l’histoire où son héros va marquer sa place. Je ne dirai pas qu’il voit le monde avec les mêmes yeux : le regard d’un contemporain ne porte pas si loin. Peut-être même tant d’information est-il incompatible avec la grande activité. Si Richelieu avait été aussi ferré sur l’histoire qu’il était fort en théologie, il n’eût peut-être pas plus réformé l’État qu’il n’a changé le dogme. Mais l’historien ne fait qu’user de son droit en élargissant la perspective.

D’emblée, nous nous sentons sur un terrain solide. L’auteur, avant de parler des institutions, nous trace un portrait physique de la France en 1614. C’est une idée fort simple, mais que peu d’écrivains philosophes ont eue avant lui, car la plupart se tiennent dans les généralités. Rien de plus sain et de plus net que cet exposé. On la voit « cette France plus petite et aussi plus rude… couverte de forêts encore épaisses, hérissée de clochers, de créneaux et de moulins. La vie était plus haut perchée qu’aujourd’hui. » Il y a partout de ces touches vives, de ces raccourcis heureux. Nous voyons défiler devant nos yeux le mystère des grandes forêts où, l’hiver, on entend la hache des bûcherons, et dont la cime ondulée se couronne de fumée ; les villes, « déchiquetant le ciel de leurs édifices pointus » ; dans les paroisses, « le cimetière ombreux et moussu, les maisons basses, les longs toits de chaume où pendent les gouttes de pluie… les commères en cotte et jupe de futaine, la tête couverte d’une coiffe à la Catherine de Médicis… » ; les chemins défoncés, sillonnés de chevaux, de chaises et de brancards, tandis que les postes du roi galopent sur les routes pavées ; toute la vie nomade des grandes routes, cavaliers, dames, prélats, comédiens, ouvriers, colporteurs, étudians, bohémiens. Puis ce sont les provinces, chacune avec son caractère propre. Quand on a fait le tour complet du royaume, on se dit que cette glorieuse France du XVIIe siècle était bien misérable, bien épuisée par les guerres civiles, bien mal percée et mal tenue, et que nous avons pourtant marché depuis lors. M. Hanotaux achève cette esquisse rapide par un tableau de Paris d’un relief extraordinaire, tout plein d’une vie fourmillante qui a le mérite d’être vraie : chaque coup de pinceau est appuyé d’une citation ; et ce n’est pas un mince mérite, que d’avoir posé une peinture si fraîche et si légère sur un premier enduit d’érudition solide. Ainsi rassurés sur la véracité du peintre, nous nous enfonçons avec délice dans ces ruelles étroites, parmi les maisons ventrues, au milieu « des cris, des appels, des disputes et des rixes », le long de la Seine, où circule une batellerie pittoresque, dans les faubourgs silencieux, qui entourent la grande ville « d’une ceinture de béatitude, de mendicité et de prière. » Nous considérons avec curiosité tant de groupes vivans : débardeurs et crocheteurs au seuil des échoppes, marchands au costume étoffé, graves magistrats gardant les anciennes modes, soudards « tout chauds des grandes guerres, » seigneurs musqués brillans d’or et d’argent : c’est aussi précis qu’une gravure de Callot, avec la couleur en plus, et aussi le commentaire. Cette flânerie à travers l’histoire est souvent la meilleure manière de l’apprendre. Toutes les plaintes du Parlement nous instruisent peut-être moins sur la frivolité, le décousu, mais aussi sur l’allure martiale et fière du gouverneur d’alors, que ce tableau du Louvre et ce remue-ménage d’une cour toujours prête à suivre le roi, « pour un rien, comme lui à cheval, » de telle sorte que « le pouvoir sentait l’écurie et non pas le bureau. »

Nous voilà bien préparés. Lancés en plein mouvement, parfaitement édifiés sur l’incohérence d’une société encore mal assise, nous ne risquons pas de prêter aux institutions une régularité factice, inventée après coup : en bon français de prendre des vessies pour des lanternes. Il est temps de pénétrer dans les greffes, d’éventrer les archives et de connaître les dessous de cette France si mobile. Sur cette partie de l’ouvrage, il y a deux opinions. Je suis de la seconde : voici la première.

L’auteur, nous dit-on, a bien dressé son plan, il l’a moins bien exécuté. Au début, il pose nettement son idée maîtresse : « Les douze siècles de l’ancien régime, dit-il, ont travaillé à constituer une nation moderne par la restauration de l’idée de l’État. » Voilà qui est clair. Nous allons donc assister à cette reconstitution de l’État. Nous le verrons successivement aux prises avec l’Eglise universelle, qui repousse de toutes ses forces le démembrement de la chrétienté, puis avec les nobles, les provinces et les villes, qui défendent pied à pied, d’abord leur indépendance, ensuite leurs immunités, franchises et privilèges. Du spectacle de cette lutte, se dégagera naturellement la position relative du clergé, des nobles, des provinces, par rapport à la royauté. Sur la défaite ou la victoire de ces antiques combattans, nous verrons se fonder un ordre social nouveau, dans lequel le privilège remplace l’autonomie, mais où les différentes classes occupent encore leurs positions de combat. Les États-Généraux nous apparaîtront comme le champ clos naturel de leurs prétentions, l’enceinte où elles se mesurent avec le pouvoir central, et cherchent inutilement une formule d’intérêt général qui concilie leurs intérêts contraires. Avec le triomphe définitif du roi, seul capable de les contenir et de les unir dans l’obéissance, se dessineront les linéamens de l’État moderne, et c’est alors que nous passerons en revue ses fonctions essentielles, guerre, justice, administration, finances, diplomatie, qui commencent à se distinguer les unes des autres. Le rôle de l’État au XVIIe siècle sera le couronnement de cette étude sur la formation de l’État français.

Cependant M. Hanotaux n’a pas suivi cet ordre. A peine a-t-il parlé de la conquête territoriale, qu’avant même de nous faire l’histoire des résistances locales, il passe brusquement à la description des grands services publics, qu’il appelle improprement « les instrumens de la domination. » Il revient ensuite péniblement à la genèse du privilège, de sorte qu’après avoir eu l’avantage de causer familièrement avec Henri IV et Lesdiguières, nous voilà forcés de retourner jusqu’aux temps barbares et de chercher l’origine des fiefs dans le fumier des villas mérovingiennes. Ces retours en arrière sont fatigans. On se croit parvenu au terme du voyage et tout est à recommencer. Même défaut de composition dans les détails. On est étonné de trouver au chapitre de l’administration un tableau de la cour et du courtisan, et une digression sur l’influence des femmes. On se demande pourquoi le droit civil est séparé de la justice et la bourgeoisie du régime municipal et des parlemens. Toute la politique extérieure, si intimement liée au développement de la France, est réservée pour un autre volume. Enfin la question de l’Eglise est traitée la dernière, ce qui est proprement mettre la charrue devant les bœufs, puisque l’Eglise a précédé l’État, qu’elle le domine encore dans l’imagination des peuples, et que, dans l’assemblée de 1614, le débat le plus important va rouler sur l’indépendance de la couronne à l’égard des papes.

Voici ce qu’on peut répondre. L’ordre suivi par M. Hanotaux est celui qui convient à son sujet. Il ne fait pas un cours sur l’histoire de la civilisation, il peint la France telle qu’elle était au temps de Richelieu. Il prend donc les questions à peu près dans l’ordre où elles se seraient offertes à l’esprit de Richelieu lui-même. Ce futur ministre avait dû se pénétrer tout d’abord de la tradition monarchique représentée par les acquisitions successives des rois. Son premier geste devait être ensuite de porter la main sur les attributs du pouvoir, — armée, justice, administration, finances, — et, à une époque où le pouvoir était encore contesté, il devait les envisager avant tout comme des moyens de domination. Que fait, de nos jours, un homme politique, lorsqu’il prend possession du ministère ? Il se fait remettre les « dossiers » des affaires courantes, c’est-à-dire qu’il remonte à l’origine des questions qui réclament une solution immédiate. M. Hanotaux, comme un excellent chef de service, apporte d’abord à Richelieu le dossier de l’armée, celui du parlement, celui des gouverneurs, celui du contrôleur des finances avec le budget de l’année, car demain il faudra se battre, ou tenir un lit de justice, ou rétablir l’ordre dans les provinces et surtout il faut trouver de l’argent. Seulement ce sont des dossiers admirables, comme on n’en voit pas dans les ministères et qui, sur chaque point, touchent le fond des choses. Si les commérages de la cour se jettent à la traverse des affaires sérieuses, c’est qu’il en était réellement ainsi et qu’une nuance insensible ; séparait l’homme d’État du courtisan. Le grand ministre s’appliquera justement à débrouiller cette confusion. Cependant ses vues réformatrices se heurteront bientôt à la résistance des uns, aux privilèges des autres. M. Hanotaux va donc fournir des notes circonstanciées sur la cause, la valeur et l’opiniâtreté de ces résistances. L’histoire même des États-Généraux ne préoccupe le nouveau ministre que lorsqu’il a constaté le vide parfait et l’inutilité de ceux de 1614, les derniers de l’ancienne monarchie. Il s’informera plus exactement des rivalités qui les ont paralysés et motivera sa préférence pour les assemblées de notables. Peu à peu, son regard perce au-delà des institutions politiques. Ayant pourvu au plus pressé, il s’informe du droit civil, du désordre des coutumes et du moyen d’y remédier. Puis, il devient moraliste : l’exercice du pouvoir est, à cet égard, une rude école. L’homme d’Etat ne voit d’abord que son but ; c’est à l’user qu’il juge les hommes, obstacles ou instrumens de son œuvre. Après les affaires proprement dites, les réflexions plus générales. Comment s’est ruinée la petite noblesse ? Quel parti, quels services, les rois peuvent-ils en tirer ? Quel est le tempérament bourgeois ? Pourquoi les gens de commerce sont-ils si timides ? Quelle lacune dans les aptitudes nationales a fait manquer le projet longtemps caressé d’une première compagnie coloniale ? Ne serait-ce pas par hasard un défaut dans l’éducation ? Les collèges ne sont-ils pas trop nombreux pour les écoles ? N’enseigne-t-on pas trop de latin ? Ne vaudrait-il pas mieux (c’est Richelieu lui-même qui parle) « que les enfans fussent dressés par des maîtres ès arts mécaniques ? » Maintenant supposons que le cardinal, parvenu au sommet de sa carrière, se demande pourquoi, après tant de grandes choses accomplies, le trésor reste vide et les meilleures réformes sont mal assises. Il aperçoit tout en bas, sous cette société enchevêtrée, pesante, les paysans qui peinent et qui souffrent. On sait qu’il n’est pas tendre pour eux. « Il les faut, dit-il, comparer aux mulets qui, étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par travail. »

Mais alors M. Hanotaux reprend la parole. Il s’émeut de cette misère qui est le point faible de l’ancien régime. Il indique la faute, peut-être inévitable, commise par la royauté, lorsqu’elle a déserté la cause des humbles pour favoriser les privilégiés. Très sobrement, il soulève un coin du voile qui dérobe l’avenir et montre à l’horizon la « révolution des paysans ». Son exposé suit donc presque pas à pas la pensée de Richelieu. Il l’élargit seulement, en mesurant les conséquences que Richelieu n’apercevait pas. S’il réserve pour la fin les questions religieuses, c’est, dit-il lui-même, qu’elles méritent un dossier spécial. N’en doutez pas, Richelieu, homme d’église, et, dès ses premiers pas, harcelé par les protestans, eût fait de même et n’aurait pas confondu un sujet si important avec les autres matières d’Etat. Pour la même raison, les affaires extérieures devaient être traitées à part. Un peu de patience : vous serez informé aussi vite que le cardinal, et comme lui, quand il pouvait se dégager des affaires du dedans, vous consacrerez toute votre attention à celles du dehors.

Vous prétendez qu’on s’expose à des redites ? Cependant la seule manière de connaître les affaires, c’est de les étudier ainsi une à une et séparément. Vous regrettez à votre insu la conférence du brillant professeur qui, devant une assistance élégante, refait l’histoire de France à l’usage des gens du monde, pose successivement les assises régulières de son édifice et plante le drapeau tricolore sur le faîte au milieu des applaudissemens : art séduisant, mais fragile, et qui s’épuise dans son propre triomphe. Vous vous retirez, charmés de cette belle ordonnance, mais un quart d’heure après, vous n’y pensez plus. Or il faut, au contraire, que vous y pensiez. Presque toutes ces questions nationales ont leur écho dans notre siècle. Voici celle de l’armée, par exemple. N’est-on pas frappé de voir que l’ancienne monarchie hésitait déjà entre « des milices… peu solides, composées de cette piétaille dont les vrais hommes de guerre font si peu de cas… et des troupes mercenaires peu nombreuses, qui, si elles sont plus expérimentées d’ordinaire, et plus braves, n’ont jamais le fond ni l’âme que donne l’amour du pays ? » On ne doit donc pas se plaindre si une telle histoire offre quelque chose d’inachevé, et laisse partout des pierres d’attente pour les constructions futures. Ainsi l’entendait Montaigne, que je ne me lasserai pas de citer. Il parle quelque part des historiens qui « veulent nous mâcher les morceaux, qui se donnent loi de juger et par conséquent d’incliner l’histoire à leur fantaisie : car, depuis que le jugement pend d’un côté, on ne peut se garder de contourner et tordre la narration à ce biais. » Et le philosophe ajoute : « Qu’ils étalent hardiment leur éloquence et leur discours ; qu’ils jugent à leur poste, mais qu’ils nous laissent aussi de quoi juger après eux, et qu’ils n’altèrent ni dispensent par leurs raccourci mens et par leur choix rien sur le corps de la matière, mais qu’ils nous la renvoyent pure et entière en toutes ses dimensions. »

Exposer les faits et « juger à son poste », voilà la vraie méthode historique, la part du savoir et du raisonnement. Aussi, n’est-ce pas par de longues dissertations, mais par de brèves réflexions, par de saisissantes images que M. Hanotaux exprime ses vues personnelles. Par exemple, à propos de la démolition des forteresses, « la grande œuvre monarchique, dit-il, c’est le remplacement des murailles qui séparent par les chemins qui rapprochent et unissent. La civilisation moderne est un aplanissement. » Sur les conséquences de l’invention de la poudre : « le canon fit l’unité… La chevalerie française, brillante, brave et indisciplinée, tourbillonna un instant, puis disparut dans la fumée des « artifices » de Jean Bureau. » Sur l’esprit militaire au début du XVIIe siècle : « les résolutions étaient promptes, le langage fier, les actes vigoureux et l’épée tranchait, avec une allégresse juvénile, des problèmes qui, dans une civilisation plus avancée, eussent fatigué inutilement les délibérations des conseils. » Peut-on mieux résumer les attributions du Parlement que dans cette petite phrase : « Elles s’étendent à tout quand il faut seconder le pouvoir de l’Etat ; elles se restreignent soudain, quand il s’agit de l’entraver ? » Si nous nous cassons la tête pour comprendre le rôle de tous ces « conseils » royaux qui s’enchevêtrent les uns dans les autres, deux mots nous remettent au point : « A certaines époques, on croyait utile de ménager les vassaux, les fidèles, et l’on ouvrait la porte à deux battans. En d’autres temps, le roi aimait à se renfermer dans le secret ; ses confidens peu nombreux tenaient avec lui dans l’embrasure d’une fenêtre. » Politique d’expédiens, qu’un jurisconsulte transformera demain en loi fondamentale du royaume. Les matières les plus arides sont relevées soudain par quelques mots frappans. Quoi de plus rébarbatif qu’un ancien budget, avec ses distinctions subtiles entre le domaine immuable et le domaine muable ? Voici cependant le trait de lumière : « Ce premier chapitre (domaine immuable) subsiste, dans le budget royal, comme la houlette dans la malle du berger devenu riche. C’est un souvenir de l’époque où le roi n’était qu’un seigneur d’avenir dans la grande armée féodale. » Un moraliste du XVIIe siècle ne désavouerait pas cette phrase sur les munificences royales : « Toute la paresse du royaume fut comme pendue à cette main libérale qui distribuait les rentes si largement. » Mais la phrase suivante nous ramène en plein XIXe siècle : « Imaginez que la moitié ou le tiers des revenus actuels du pays soit mis subitement à la disposition d’un de nos partis politiques ; supposez que ce parti puisse accorder des rentes viagères… aussi facilement que se fait aujourd’hui la distribution des bureaux de tabac, et vous apprécierez de quel poids une pareille innovation pèserait sur les destinées du pays. » Certainement, nous n’avons pas besoin d’un grand effort d’imagination. Il suffit de connaître l’intérieur d’un département français.

M. Hanotaux sait que, pour bien comprendre, il faut voir. Quand il nous décrit une institution, il met les hommes en scène, non pas en fantaisiste, comme Michelet, mais avec preuves à l’appui. Voici le régiment qui passe, « divisé par compagnies, en bel ordre, les hommes cinq par cinq, poitrines bombées, la jambe tendue, les panaches au vent, et la forêt de piques se mouvant par-dessus les têtes. » Pour rendre la familiarité dans laquelle le roi Louis XII vivait avec ses magistrats, il trouve cette jolie citation : « Le roi ayant quitté son palais aux juges… se retira au Bailliage tout contre le palais ; et pour ce qu’il avait les gouttes, il se promenait sur un petit mulet dans les jardins du Bailliage, où il digérait les affaires de l’Etat ; et lorsqu’il avait besoin de bon conseil, il montait au Parlement, demandait avis et quelquefois assistait aux plaidoiries… À cette occasion, on avait dressé, depuis le bas des grands degrés jusques en haut, une allée faite d’ais et planchéiée de nattes où son mulet le montait… » La comparaison de l’homme de cour et de l’homme d’Etat, du vulgaire intrigant et du grand ambitieux, abonde en traits justes et profonds. Ce dernier, dit-il, « a des ambitions âprement personnelles ; mais son esprit est assez fin et son cœur assez noble pour les subordonner au bien de l’Etat. » Il faudrait rapprocher tout ce morceau du portrait trop célèbre que La Bruyère a tracé du diplomate. On reconnaîtrait, je crois, que, dans les matières politiques, l’écrivain de nos jours, qui sait l’histoire et qui a manié les affaires, est supérieur au subtil moraliste, relégué dans la pénombre de quelque domesticité princière. Il y a des tableaux d’histoire, par exemple une peinture très vivante de la cour de Henri III. Il y a aussi des tableaux de genre, celui-ci entre autres sur les mœurs des boutiquiers : « Ils s’habillent d’étoffes sombres, de robes de futaine ou de bouracan, et les femmes au nez pointu, à l’œil fixe, pâles de l’humide immobilité où elles vivent, bornent tout leur orgueil à faire sonner, en allant et venant dans l’étroite demeure, les trente-deux clefs et les bourses pendues à leur « demi-ceint d’argent. » Enfin il faut lire tout entier le chapitre sur le paysan, d’une si accablante réalité. On n’en peut rien détacher sans l’affaiblir. C’est certainement un art consommé qui fait ainsi jaillir l’émotion du document, et tire de tout — du vieux livre de raison, du pamphlet politique, de l’antique chanson saisie au vol — comme un écho de cette longue plainte qui monte vers nous à travers les siècles.

Quant aux conclusions, elles sortent naturellement des faits. Contrairement à l’opinion qui, transportant dans le passé les idées modernes, voit l’unité de la France écrite à chaque page de ses annales et imprimée d’avance sur le sol de l’ancienne Gaule, nous assistons à la formation très pénible de l’unité française, au milieu de la plus grande diversité de races, de tendances et de prétentions. M. Hanotaux montre très bien que la tâche était ardue et que les choses auraient pu se passer autrement. Par exemple, il nous donne de si bonnes raisons en faveur de la Ligue, placée entre la royauté impuissante et le protestantisme menaçant, que nous nous étonnons avec lui de son rapide effondrement, lorsqu’un concours extraordinaire de circonstances réunit, sur la, tête de Henri IV, tous les droits et tous les titres des partis en présence. C’est le sentiment de la difficulté vaincue qui lui permet de caractériser l’œuvre des rois avec une pleine équité. « L’histoire, dit-il, devrait leur savoir gré de leurs traités plus que de leurs victoires. La royauté a vécu d’année en année, de siècle en siècle, poussant le temps par l’épaule, sans rien brusquer, sans rien achever, laissant le vague planer sur ses desseins et sur ses droits. » Si les prétentions de cette royauté, symbole de l’unité française, sont fort anciennes, son triomphe a été tardif, et il a coûté très cher : il a fallu l’acheter par une foule de concessions onéreuses qui ont entravé l’œuvre bienfaisante de l’Etat. De là cet abus du privilège, que M. Hanotaux définit fort heureusement : « l’embryon d’un droit qui se constitue ou le résidu d’un droit qui s’éteint. » La monarchie n’avait pu acheter l’obéissance des hautes classes ou celle des provinces qu’en leur attribuant des immunités qui limitaient de toutes parts l’étendue de son action, sans cependant assurer le contrôle régulier du pouvoir. Cette cause de faiblesse tenait moins au vice du pouvoir lui-même, qu’à l’étroitesse et à l’opiniâtreté des résistances qu’il avait dû vaincre. « De là la grandeur des ambitions et la médiocrité des moyens… contraste qui durera jusqu’à la fin de l’ancien régime ; de là cette dramatique histoire financière qui doit se terminer par une catastrophe… » Donc toutes les inégalités de l’ancienne France ne sont que des transactions diverses qui ont mis fin à des conflits séculaires. Les unes sont bonnes, les autres mauvaises, presque toutes étaient utiles à l’heure où elles ont été consenties. Il est trop facile de les critiquer en négligeant le passé qui les explique, comme le fait l’école révolutionnaire. Mais il n’est peut-être pas beaucoup plus sage de gémir sur la perte de ces fameuses libertés locales qui n’étaient que les dernières forteresses d’un égoïsme de clocher. « Ainsi se prépare, dit M. Hanotaux, cette puissante centralisation qui est la forme de la société française dans les siècles modernes. Qu’on l’approuve ou qu’on la blâme, elle est le résultat de douze siècles d’efforts, et elle a elle-même pour résultat la France… Est-il dans l’histoire un spectacle plus grand que celui de ces millions d’habitans d’une même terre, s’imposant, pendant des siècles, une discipline unique pour créer une force supérieure faite du concours et du sacrifice de toutes les volontés ? D’ailleurs pourquoi des reproches, pourquoi des regrets ? L’histoire suit sa pente. Il vaut mieux essayer de la comprendre que de se livrer au vain amusement de la refaire après coup. Cette idée de l’unité par le moyen d’un pouvoir fort, ce peuple l’a dans les veines… »

J’aurais aimé que M. Hanotaux s’en tînt à cette conclusion. Je goûte moins, je l’avoue, les pages dans lesquelles il essaye de ramener toutes nos vicissitudes politiques au mélange des trois races dont le sang coule dans nos veines : Gaulois, Romains, Germains. Les premiers représenteraient le principe fédératif qui renaît dans la féodalité ; les seconds le principe militaire qui triomphe avec la monarchie, tandis que le principe libéral moderne sortirait en droite ligne des forêts de la Germanie. Ces paradoxes de conversation déparent un ouvrage aussi solide. Déjà, dans le chapitre II, M. Hanotaux s’était laissé séduire par ce qu’on peut appeler la fausse symétrie des idées. Il nous enseignait que la lenteur de notre histoire provient « du dualisme latent qui est dans le pays, dans la race ; » et dès lors, tout devient dualisme : « Nord et midi, continent et côte, aristocratie et démocratie, fédéralisme et unité, » et un peu plus loin « duel séculaire de l’élément romain et de l’élément germanique. » Ce sont là des réminiscences de cette philosophie flottante que nos derniers maîtres ont trop encouragée. Elle me paraît plus fâcheuse que l’ancienne doctrine, laquelle, sans doute, pouvait se tromper, mais au moins disait ses raisons. Mais quand on me parle de l’influence du sang, quand on allègue « les poitrines plus larges et les convictions plus fortes » des peuples germains, apparemment pour les opposer aux poitrines étroites et aux convictions molles des Fabius, des Paul-Émile et des Marc-Aurèle, je confesse que je n’y suis pins. « C’est un argument, disait Tocqueville, que je n’admettrai jamais qu’à la dernière extrémité et quand il ne me restera absolument rien à dire. » On se refuse à croire que le tempérament libéral consiste à parler tous à la fois autour d’une table « où saigne la viande de bœuf et où coule la bière. » Les contemporains de Périclès se passaient de ces stimulans. La liberté n’est pas un problème d’alimentation.

Je trouve encore une légère teinte de fatalisme historique dans le jugement que M. Hanotaux porte sur les velléités maritimes ou coloniales de la France. — Nous n’avons plus rien à craindre pour notre unité, dit-il, mais gare au chant des sirènes qui nous a trop souvent séduits ! — Et pourquoi ? n’est-ce pas le caractère indestructible de notre unité qui devrait nous rendre l’essor maritime ? Une nation comme la nôtre est-elle incapable de se transformer ? J’opposerai à notre auteur les paroles mêmes de son héros. « Si la France n’était puissante en vaisseaux, dit Richelieu dans son Testament politique, l’Angleterre, étant située comme elle est, pourrait entreprendre à notre préjudice ce que bon lui semblerait, sans crainte de retour… La situation du pays natal de cette puissance orgueilleuse, qui ne connaît, en cette matière, d’autre équité que la force, lui ôtant tout lieu de craindre les plus grandes puissances de la terre, l’ancienne envie qu’elle a contre ce royaume lui donnerait apparemment lieu de tout oser, lorsque notre faiblesse nous ôterait tout moyen de rien entreprendre à son préjudice. » Et ce grand homme ajoutait : « Il faut faire aujourd’hui sur mer ce qu’eût fait Henri IV s’il en avait eu la puissance. »

Ce sont là des querelles de détail. L’ensemble du tableau reste vivant, fidèle, et tel qu’on ne saurait trop le recommander aux méditations des hommes politiques. Longtemps nous nous sommes débattus dans les abstractions, dans les affirmations sans preuve. On a construit des doctrines, on en a démoli ; mais les démolisseurs même n’ont pas échappé à l’esprit de système. Ceux qui s’intitulent positivistes n’ont fait que changer d’abstraction, car c’est encore viande creuse que de disséquer à outrance et de s’interdire les vues d’ensemble. Taine lui-même, avec tout son génie, n’a pas évité l’écueil, et, faute de sens politique moyen, il flotte, comme historien, entre des idées trop générales et des observations trop particulières. Ses imitateurs n’ont renversé les autels de la déesse Raison que pour élever un temple à cette divinité hasardeuse qu’on appelle la Science. Ils ont remplacé les phrases empanachées des doctrinaires par une foule de mots en isme qui ne renferment pas beaucoup plus de sens. La notion de la chose publique s’en est ressentie. Dans les discussions courantes, l’Etat est devenu une sorte d’allégorie, un géant monstrueux et anonyme dont l’administration formerait les cent bras. Les uns lui ont demandé le bonheur universel, les autres l’ont chargé de tous les crimes de la tyrannie. On a disserté, on disserte tous les jours sur l’Etat et ses limites, sur les droits de l’individu, etc., dans des termes aussi vagues que s’il s’agissait de raisonner sur la pianote Mars. Qui songe à l’Etat français, lequel est une institution très particulière, fondée entre l’Océan et les Alpes pendant une longue suite de siècles, et qu’on ne saurait ni mutiler, ni surcharger sans péril pour la santé nationale ?

Tocqueville, après La Fayette, pensait « que le système exagéré des causes générales procurait de merveilleuses consolations aux hommes politiques médiocres. » Nous ne sommes pas guéris de cette maladie. Nous la suçons, pour ainsi dire, avec le lait. Nous la respirons au collège, dans le vent des périodes cicéroniennes. Nous la nourrissons avec soin dans les conférences et les parlotes où des orateurs imberbes s’entraînent à la grande éloquence. Nous y apprenons l’art « d’élever les questions, » c’est-à-dire d’amonceler des images ; et plus tard, nous appliquons ce verbiage à la politique, où toute erreur fait compte. Ou bien, passant à l’excès contraire, par défiance des idées générales, nous nous noyons dans l’infiniment petit.

Le seul moyen d’échapper à cette logomachie, c’est de tourner le dos aux systèmes et de considérer les institutions ou les peuples dans leur continuité historique. Je voudrais qu’on parlât moins des rapports de l’Église et de l’Etat, et davantage des relations séculaires de l’Etat français avec l’Eglise de France ; — moins du Capital et du Travail, et davantage des conditions particulières de l’industrie française, de ses défauts et des moyens d’y remédier ; — moins des Classes laborieuses, de la Démocratie rurale, et davantage du tempérament spécial du paysan français, de l’ouvrier français, et de la manière de leur ouvrir des débouchés. En un mot je voudrais que tout homme mêlé aux affaires publiques appliquât à la lettre la belle devise des Vénitiens : Siamo Veneziani, poi christiani. Nous sommes d’abord Français, et ensuite libéraux, démocrates et même réformateurs, si nous pouvons.

C’est cette image d’une France concrète que nous restitue M. Hanotaux. Par-là, il représente une génération nouvelle, instruite par les événemens, munie de sens politique, et qui, sur tant de ruines, travaille à « reconstruire » la France, non sur la base unique des institutions consulaires, mais sur des fondemens plus anciens dont il vérifie la solidité. Il nous montre, dans l’histoire, l’union indissoluble de la patrie et de l’Etat, c’est-à-dire de l’amour et de la volonté. Il réfute ainsi, mieux que par des discours, ces doctrines relâchées qui estiment la contrainte inutile et la fraternité suffisante. Enfin, par l’exemple de son grand cardinal, il nous enseigne que la partie la plus divine de l’art politique n’est pas de « réformer », c’est-à-dire de remanier sans cesse l’économie du corps social, mais de « gouverner », c’est-à-dire de tendre vers l’action tous les muscles de ce grand corps.

Gouverner ! Entraîner les volontés vacillantes vers une œuvre d’utilité générale ! Elever l’intérêt de l’Etat au-dessus des passions, des rivalités et des convoitises ! Mettre dans ses desseins plus de suite, plus de persévérance, plus d’avenir que n’en comporte ordinairement la fragilité de la vie humaine ! Voilà ce qu’ont fait ces grands hommes de l’ancien régime dont les statues dominent encore l’accès du palais Bourbon. Leur figure un peu morose semble dire aux législateurs qui s’écoulent à leurs pieds : « Vous avez assez discuté sur l’assiette du pouvoir. Maintenant, faites comme nous : tâchez de vous en servir. »


RENE MILLET.

  1. G. Hanotaux, Histoire du cardinal de Richelieu. I. La jeunesse de Richelieu. — La France en 1614.
  2. M. G. Fagniez, Revue historique, septembre-décembre 1893.
  3. Introduction à l’Histoire de la littérature anglaise, éd. Hachette, p. XXXVII.
  4. J. Bourdeau, la Philosophie de Taine, Journal des Débats du 22 février 1894.
  5. Ibid.