Un Point d’honneur



UN
POINT D’HONNEUR.

I.

— Enfin, ma bonne mère, disait Albert, tout réussit au gré de mes désirs. Le marbre docile obéit à mon ciseau ; ma persistance et ma ferveur ont surpris à l’art tous ses secrets. Mon atelier suffit à peine au nombre des visiteurs empressés, et mon temps aux œuvres qui le réclament. Grace au ciel, me voici délivré de cette inquiétude dont j’ai tant souffert, non pour moi, mais pour vous, pour ma sœur, qui m’appeliez à votre aide. Désormais mon appui ne peut plus vous manquer. — Chère sœur, ajouta-t-il en baisant au front une blonde et frêle enfant blottie tout auprès de lui : que ton innocence et ta grace répandent de charme sur ma vie ! Combien je suis heureux d’avoir fait un abri à ta faiblesse, d’avoir écarté de tes yeux l’image attristante de la pauvreté ! Les soucis eussent plissé ton front plus blanc et plus pur que l’ivoire. Si tu savais à quel point ils altèrent l’ame et flétrissent le corps ! Dieu les éloigne de toi jusqu’à ton dernier jour !

Ainsi parlait-il, et chacune de ses paroles éveillait sur le noble visage de sa mère un mouvement de satisfaction et d’orgueil ; chacune faisait vibrer en elle la corde des joies maternelles. Elle applaudissait à son fils, elle se mirait en lui avec complaisance comme font les mères dans les enfans de caractère ou de génie qui leur ressemblent.

— Oui, répondait-elle, tu es un digne enfant ; tu as fait des choses grandes et difficiles ; aucun obstacle ne t’a rebuté. Tu nous as sacrifié, à nous pauvres femmes, les plus belles années de ta vie. Cela est bien, et nous sommes fières de toi.

La douce Alix, penchée sur un ouvrage de tapisserie, écoutait avec émotion ce colloque pieux. De temps à autre, elle relevait la tête et portait ses regards sur son frère avec un mélange de naïve admiration et de respect. L’artiste lui paraissait en ce moment plus beau que jamais.

Albert le sculpteur avait à peu près vingt-six ans. Il était de taille mince et élevée, de complexion en apparence délicate, et forte cependant. Ses traits maigres, mais bien dessinés, son teint d’un pâle mat, ses grands yeux noirs pleins de feu, annonçaient une nature fine et ardente, une de ces natures trempées pour les rôles d’élite. N’eût été un duvet brun assez prononcé qui ombrageait sa lèvre supérieure, son visage eût ressemblé à celui d’une femme. Bien que du peuple, il y avait dans son ovale pur et allongé quelque chose de patricien. Une distinction singulière relevait toute sa personne. Il souffrait par intervalle de palpitations de cœur, qui, trop peu graves pour mettre sa santé en péril, ajoutaient un degré de plus à l’intérêt qu’il inspirait, et communiquaient à son visage, alors plus pâle encore, je ne sais quel reflet plein de charme. Sous cette enveloppe élégante, Albert cachait beaucoup d’énergie. Sa vie à peine commencée était riche déjà en résignation éprouvée et en douleurs souffertes.

Il avait perdu fort jeune son père, sculpteur aussi, mort sur la brèche, c’est-à-dire en tombant d’un échafaudage, tandis qu’il sculptait des cariatides. À la balle catholique près, c’était juste la mort de Jean Goujon. Depuis ce temps, Albert, resté seul avec sa mère et sa sœur tout enfant, avait dû faire son chemin lui-même. La sculpture était héréditaire dans sa famille ; elle s’y était perpétuée pendant plusieurs générations, avec des alternatives d’éclat et d’obscurité. Il accepta donc cet art comme un legs. Entré dans l’atelier d’un maître indépendant, il y avait puisé tout le fonds de pratique nécessaire ; puis, se fiant à son inspiration personnelle, il avait travaillé à l’écart. Il n’avait pas voulu passer par la filière des concours. Le séjour de Rome l’eût tenté, il eût aimé s’asseoir et s’inspirer au milieu des ruines antiques ; mais le grand prix lui eût paru acheté trop cher par la nécessité de s’asservir aux conditions d’un programme. Son génie affranchi de lisières, mais réglé par un goût naturel, avait ainsi grandi peu à peu. Ce n’était point là un talent officiel timidement éclos à l’ombre de l’école. La tradition puisée dans sa famille, fortifiée par les élémens qu’il avait tirés de l’étude et de lui-même, lui avait suffi. L’héritage reçu s’était accru dans ses mains ; la somme des mérites individuels départis à chacun de ses aïeux semblait se résumer en lui. Albert sentait tout ce que lui imposait ce titre de rejeton d’une lignée d’artistes ; il parlait souvent en riant de sa dynastie. À l’âge où tant d’autres sont encore élèves, il était passé maître. Sous son ciseau naissaient en foule des œuvres pleines de grace ou d’énergie, et toujours d’un grand goût. La fée des mauvais destins paraissait conjurée sans retour. Il s’était créé, pour lui et sa famille, une sorte de sanctuaire dans une petite maison blanche, à persiennes vertes, assise à l’extrémité d’une des rues les plus solitaires et les plus écartées du faubourg Saint-Germain. Tout le jour, le ciseau de l’artiste résonnait dans l’atelier ; tout le jour, les deux nobles femmes, occupées dans le salon à des travaux d’aiguille, pensaient à leur cher Albert et le bénissaient. La paix et l’harmonie baignaient ces trois êtres dans leur azur sans tache ; l’ange du bonheur semblait être descendu du ciel pour habiter l’humble maison.

Le cœur d’Albert était ouvert à tous les sentimens qui honorent l’homme : amour de Dieu, religion des ancêtres, fidélité au devoir et à la foi jurée. Mais ses convictions, bien arrêtées sur ces divers points, s’exaltaient surtout en ce qui avait rapport à son art. Dans tous les discours, dans tous les actes de sa vie qui avaient l’art pour objet, il apportait une ardeur extrême, et, s’il faut le dire, plus de superstition qu’il n’eût fallu peut-être. Il s’exprimait volontiers là-dessus avec chaleur. Il disait souvent qu’il sacrifierait tout à son art chéri, fortune, considération, bonheur, préjugés, lois sociales, tout, excepté le véritable honneur dont le principe est dans la conscience. Le caractère habituellement très doux d’Albert devenait véhément à l’occasion, si un des objets de sa foi se trouvait en cause. Alors éclatait tout ce qu’il y avait en lui de chevaleresque. Une seule tache, ou, pour être plus juste, une seule erreur déparait cet ensemble de qualités et de croyances. Albert professait en politique le dogme de la légitimité. Comme homme, il se sentait des instincts démocratiques, mais comme artiste il avait foi dans la monarchie héréditaire. Il ne voyait de floraison et d’épanouissement d’art possible que sous cette forme de gouvernement. François Ier, Léon X, Louis XIV, étaient ses trois symboles, ses ères mémorables. Il ne savait pas scinder ce qui lui paraissait essentiellement uni, la foi religieuse et l’autorité monarchique. Son catholicisme, il est vrai, était un catholicisme d’imagination et de sentiment plutôt qu’un dogme sanctionné par les pratiques. Sa légitimité restait à l’état de théorie pure, elle n’allait pas jusqu’aux espérances coupables, moins encore jusqu’à la conspiration active. Mais toujours est-il que c’étaient là pour lui deux croyances fondamentales au foyer desquelles son génie s’inspirait, et qui valaient, en tous cas, comme négation d’autres principes.

Dévoué exclusivement à son art et à sa famille, Albert n’avait pas connu une passion, compagne trop ordinaire de la jeunesse. L’amour sans bornes qu’il avait pour sa mère et sa sœur était le seul qui fût jamais entré dans son cœur. Ce chaste amour l’avait préservé de plus dangereuses et de plus vives séductions. Les syrènes du monde avaient en vain essayé contre lui leurs prestiges ; tous ces enchantemens s’étaient brisés contre l’invisible armure de l’artiste. Ce n’est pas qu’Albert fût inaccessible aux sentimens tendres ; mais de bonne heure il s’était prémuni contre le danger. Il sentait qu’une fois le trait attaché à son flanc, il l’eût difficilement arraché. Il savait aussi qu’une grande passion, qui absorbe et dévore tout à l’entour, s’allie mal avec d’austères exigences. L’image toujours présente de sa mère et de sa sœur lui avait servi de talisman ; il s’était fait un bouclier de son devoir. Disons mieux, il avait renoncé gaiement, par piété filiale, à la plus belle, à la plus fraîche moisson du jeune âge.

Toutefois Albert n’avait pas été insensible à l’amitié. Pendant son noviciat d’artiste, il s’était lié étroitement avec un jeune homme, de deux ou trois ans plus âgé que lui, qu’une grande curiosité d’esprit attirait partout où l’intelligence trouve à glaner. Orphelin et possesseur d’un revenu modique, Julien s’était senti, de bonne heure, un grand attrait pour l’étude, prise dans son sens le plus étendu. Son esprit analytique éprouvait le besoin de pénétrer au fond de tous les creusets humains. Pour lui, la science était le complément indispensable de la faculté d’observation. Au lieu de s’attacher à une branche unique des connaissances, il s’était plu à les effleurer toutes ou presque toutes. Le droit, la médecine, la chimie, les sciences physiques et naturelles, la philosophie, l’avaient tour à tour ou simultanément attiré. Il s’était occupé un peu de phrénologie, et il aimait à s’exercer dans l’appréciation des arts du dessin. Les amphithéâtres d’anatomie, les cabinets d’histoire naturelle, les ateliers d’artiste ne le voyaient pas moins assidu. La science et l’art étaient deux milieux où il vivait sans cesse en explorateur. Une impartialité calme et rassise faisait le fond de son caractère. Sorte de spectateur désintéressé dans le drame de la vie, il voyait toutes choses de sang-froid et les appréciait avec justesse. Peu enthousiaste de sa nature, il était néanmoins susceptible d’un grand attachement. Son dévouement, lent à s’accorder, était à l’épreuve une fois acquis. Le caractère chevaleresque d’Albert, son visage plein de mélancolie, avaient d’abord frappé Julien comme un curieux sujet d’étude. Puis, insensiblement, il s’était pris à aimer ce jeune homme et s’était fait l’admirateur de son talent. Albert, de son côté, appréciant tout ce qu’il y avait de fermeté sage, de probité sûre dans Julien, s’était livré à lui sans réserve. Ces deux jeunes gens s’étaient unis un peu pour ce qu’ils avaient de commun et beaucoup pour ce qu’ils avaient de contraire, ainsi qu’il arrive souvent en amitié. Malgré le rapport de l’âge, Julien était devenu une sorte de mentor et de guide pour Albert. Il se plaisait à écouter ses confidences, à recevoir ses épanchemens de cœur, à modérer ses élans d’artiste. À défaut de mieux, il était toujours pour lui un interlocuteur plein de goût et de raison.

Julien visitait souvent Albert dans son atelier. Là, durant les intermittences du travail, les deux amis causaient ou discutaient entre eux, selon le hasard du jour. Leurs entretiens roulaient sur toutes choses, mais principalement sur l’art dont Julien avait fait une étude théorique approfondie. Leurs discussions avaient d’autant plus d’intérêt, que les deux amis, si intimement rapprochés par le cœur, différaient essentiellement par la nature d’esprit et la direction d’idées. De cette façon, leurs conversations, dissidentes sans aigreur, ne tarissaient jamais. Albert, en thèse générale, et sauf les réserves nécessaires, adoptait la théorie de l’art pour l’art. Il pensait que la beauté, par cela seul qu’elle est beauté, a son sens propre, son effet moral, son enseignement positif bien qu’indirect. Sans négliger l’expression interne de l’ame, la conception variée et le caractère individuel des figures, il caressait plus volontiers tout ce qui est de pure forme et de style. La précision des lignes et des contours, la science et le fini du modelé, la hardiesse élégante des poses, le captivaient de préférence. Julien, au contraire, ne faisait pas difficulté de penser que toute œuvre d’art, quelle que soit son origine, doit avoir une valeur sociale, un but pratique, un objet d’application précis. Il inclinait pour la doctrine de l’utile. Cette dissidence principale, ainsi qu’une foule d’autres qui en découlaient, offrait un thème inépuisable à leurs controverses. Mais, quelque animées que fussent ces dernières, elles se terminaient toujours dans l’effusion d’un cordial attachement. Battu d’ordinaire par les chaleureux plaidoyers de l’artiste, Julien avouait et supportait sa défaite de la meilleure grace du monde.

Ils passaient habituellement leurs soirées ensemble, soit dans le salon de quelques artistes ou écrivains célèbres, soit à l’Opéra, dont ils étaient de zélés partisans. Les deux amis apportaient dans ces réunions les contrastes de leurs caractères et de leurs vues, se tempérant l’un par l’autre dans ce que chacun avait d’excessif. Albert ne possédait pratiquement que son art, qui formait son occupation exclusive, mais son esprit vif et pénétrant, son ame d’artiste, l’initiaient sans peine à tous les autres. Il en parlait avec goût à l’occasion. Bien qu’il ne sût point la musique, il l’aimait avec une passion exquise. À l’Opéra, d’ailleurs, Albert se rencontrait avec des hommes de toutes sortes de talens ; il y échangeait des paroles amies avec les peintres et les sculpteurs de sa connaissance. Les jours de grande représentation, à l’heure où le foyer s’emplit, Albert prenait un rôle qui ne laissait pas d’être brillant. Au milieu des entretiens suscités de toutes parts, il se faisait le champion de la sculpture. Adossé à la cheminée, il discourait sur l’art des Puget et des Canova avec cette parole vive, brillante, passionnée, qui lui était familière. Il rompait volontiers des lances avec tout venant. Son accent avait je ne sais quoi de pénétrant et d’ému qui subjuguait ; on faisait cercle autour de lui pour l’écouter. Julien aimait à voir ainsi briller son ami, il jouissait intérieurement de son triomphe. Placé à côté de lui, il faisait contraste par son attitude impassible, par son langage bref et sentencieux. Selon que les vues émises par Albert se rapprochaient ou s’éloignaient de ses propres convictions, il appuyait l’impétueux discoureur par un mot juste et précis lancé à propos, ou l’éperonnait légèrement par quelque contradiction. Julien prenait tant de plaisir à voir son ami vaincre dans ces joutes, même à ses dépens, qu’il ne cessait de l’y convier, et entraînait l’artiste plus que celui-ci n’aurait voulu.

Depuis quelque temps, Albert avait entrepris la solution d’un problème qui tentait singulièrement son esprit amoureux d’art. Il ne lui suffisait pas de remonter jusqu’à la pureté de trait, jusqu’à la perfection idéale du ciseau grec ; il voulait marier la tradition attique avec la ligne particulière trouvée par Michel-Ange, et, marquant cette fusion à son coin personnel, atteindre une originalité jusque-là inconnue. L’œuvre destinée à réaliser cette théorie devait être son ultima ratio. Cette création préférée allait donner tort ou raison à ses convictions d’artiste, et être comme la pierre de touche de son génie. Aussi Albert y apportait-il une application extrême. Il avait juré de mener l’œuvre à bonne fin, en dépit des obstacles. Il s’était dit qu’il s’immolerait tout entier à cette tâche d’élite. Un jour que l’ardeur du travail avait imprimé au front de l’artiste un souci inaccoutumé, Julien, survenant vers le soir, et remarquant ce nuage assombri, voulut l’en distraire. Il lui parla d’une représentation brillante à l’Opéra, lui peignit la musique comme une fée qui rompt les plus mauvais charmes, et l’engagea à tenter le remède. Albert s’en défendit d’abord. Une préoccupation et un malaise vague le tourmentaient.

— Laisse-moi, dit-il, je ne sais quel pressentiment m’obsède ; il me semble que la soirée ne doit pas être heureuse pour moi, et je ferai mieux de rester seul.

Cependant, Julien insistant de plus en plus, Albert se rendit, et ils partirent.

Ce soir-là Albert, entraîné comme de coutume au foyer, et engagé dans une discussion, y déploya tous ses prestiges de paroles. La vague inquiétude de son cœur, loin d’émousser sa verve, lui fut comme un aiguillon. Chacun admirait cette grace nonchalante et vive pourtant, cet esprit plein de feu, cette douce et fière éloquence. Un seul auditeur paraissait ne point partager l’impression générale. C’était le jeune baron de ***, très connu par son scepticisme moqueur, assaisonné d’une grande fatuité. Peut-être quelques termes méprisans qu’Albert avait laissé échapper sur les hommes de loisir, insensibles au grand et au beau, l’avaient-ils mécontenté. Il écoutait depuis quelque temps l’artiste d’un air fâcheux et semi-railleur.

— En vérité, se prit-il à dire tout à coup, M. Albert nous parle ici d’un ton d’oracle ; la sibylle antique n’eût pas mieux harangué sur son trépied. Ce doit être, sur ma foi, une belle chose que l’art, puisqu’il inspire si bien ses adeptes.

— Il est tout simple, repartit Albert surpris de ce ton, que je parle avec quelque chaleur d’un art que j’aime, que je pratique depuis bien des années déjà, et qui possède toutes mes convictions.

— On sait ce qu’il faut penser, reprit en persifflant le noble interrupteur, des convictions dont se targuent tant de gens aujourd’hui. Paroles de tribune, articles de journaux, théories d’art, préfaces d’auteurs, singeries que tout cela ! Les convictions sont, à mon sens, fiction pure ou niaiserie. Je ne crois à aucune, pas même aux vôtres, monsieur, ajouta-t-il en se posant devant Albert.

Le ricanement et le coup-d’œil dont ces derniers mots furent accompagnés achevèrent de caractériser l’insulte. L’intention était manifeste. Une rumeur et puis un silence plein d’anxiété se firent tout à l’entour. Albert frémit sous le coup imprévu : son premier mouvement fut un geste de menace ; mais une réflexion subite le retint. Sa délicate et fière physionomie laissa voir tout l’effort qu’il faisait pour maîtriser ses sentimens. Brisant aussitôt le discours commencé, il traversa avec dignité la foule qui l’entourait, salua d’un geste les personnes de sa connaissance, jeta un regard de mépris au baron, et sortit suivi de Julien. Parvenu au bas de l’escalier, Albert se contenta de serrer la main de son ami et ne permit point qu’il l’accompagnât.

II.

Un essaim de pensées tumultueuses assiégea l’esprit d’Albert pendant la nuit, qui s’écoula sans sommeil. Le vague instinct qui l’avait empêché de relever un défi se précisait mieux par la réflexion. L’artiste en lui avait dominé l’homme à son insu. La voix d’une mission sainte avait secrètement murmuré en lui ; la statue ébauchée, et tout à coup apparue comme dans un mirage, s’était interposée entre lui et l’offenseur. Cette œuvre se représentait maintenant à lui avec tout le cortége de promesses et d’espérances qu’il y avait attachées. D’un autre côté, le ressouvenir de l’offense subie l’exaltait par momens, et il avait alors regret de sa modération. Une lutte s’engagea dans le cœur de l’artiste entre le désir de se venger et la crainte de voir s’évanouir tous ses rêves en succombant. Les chances étaient d’autant plus contre lui, que jamais il n’avait exercé sa main au maniement d’une épée ou d’une arme à feu. Tout entier à son art, il n’avait jamais connu d’autre gymnastique que celle du ciseau. Le hasard ou plutôt son équité avait permis que jusqu’à ce jour il n’eût pas eu de querelle. Son inexpérience et sa maladresse n’étaient égalées que par son courage naturel, courage nu et désarmé. Son adversaire, au contraire, était un de ces fringans cavaliers, insulteurs par caprice, spadassins par loisir, dont le degré d’audace se mesure toujours exactement à leur degré d’habileté. Ce n’était pas une terreur puérile qui dominait Albert. Dieu, qui lisait dans son cœur, le savait bien, et ceux-là aussi qui l’avaient vu, en plusieurs cas, exposer sa vie avec un rare dévouement. Mais aujourd’hui, s’il est vaincu, comme il n’est que trop probable, qui le remplacera dans l’atelier ? qui achèvera la statue commencée et lui donnera le souffle ? Nul autre que lui n’a le secret de sa conception, nul ne possède les rudimens de sa forme dernière. Lui mort, la réforme qu’il a espéré accomplir dans l’art est étouffée dans son germe ; le progrès qu’il veut réaliser dans la pratique ne voit plus le jour. Cette considération dont Albert s’était préoccupé toute sa vie l’emporta enfin. Il se résolut à rester insulté, quoi qu’il pût advenir et quoi que dût penser le monde.

Les traces de la lutte se lisaient encore sur les traits d’Albert lorsqu’au matin son ami entra. Il interpréta cette expression de physionomie par la souffrance de l’indignation et un désir de vengeance contenu à grand’peine. Il savait tout ce qu’il y avait de généreuse ardeur au fond du cœur d’Albert. Il se souvenait qu’un jour il avait vivement conseillé le duel à un de ses amis offensé même moins gravement que lui. Il venait donc, en ce moment, lui offrir son appui. Julien, esprit sage et rassis, n’était point de ces hommes remuans à tout prix, amoureux de fracas, toujours prêts à envenimer une querelle, qui s’échauffent volontiers pour mettre un ami en péril. Loin de là : agissant en tout avec sens et méthode, il admettait peu ce qui est excentrique, même honorablement. Il pensait qu’on fait toujours bien de se conformer aux mœurs, aux usages, aux règles de son pays, et qu’une dérogation à des convenances généralement reçues est chose blâmable. Il n’aimait point le duel ; mais, dans le cas d’insulte positive, il ne voyait d’issue possible qu’une réparation. Sa surprise fut donc grande, lorsque Albert, qui avait pénétré sans peine le sens de la démarche de Julien, lui dit résolument : — Mon ami, le bras que tu viens m’offrir est inutile, je ne me battrai pas.

— Ceci, ajouta le jeune sculpteur, te surprend, je le vois. Cependant je suis assez sûr de ton amitié pour ne pas craindre l’interprétation que tu donnes en ce moment à un acte en apparence étrange. Tu as déjà senti que, pour agir comme je le fais, je dois avoir une raison souveraine. Je ne me prévaudrai pas, en hypocrite, de la religion ; je n’en suis pas assez les prescriptions dans ce qu’elle a de rigide, pour me faire une arme commode de ses défenses. Je ne m’abriterai pas non plus derrière le bouclier de quelque théorie morale. Ma résolution ne s’étale point d’une philosophie pratique qui n’est pas de mon âge, et que la malignité, d’ailleurs, ne manque jamais d’interpréter ironiquement. Il est possible que le duel soit en principe une monstruosité condamnable : le philosophe de Genève a dit là-dessus des choses sans réplique, qui resteront. Néanmoins, quel que soit mon sentiment sur le fond de la question, j’ai toujours pensé et je pense encore comme toi que, dans nos mœurs, l’homme insulté doit demander réparation de l’offense, sous peine d’un blâme public. Je ne suis pas assez considérable pour me mettre au-dessus des préjugés de mon siècle. Mais ce blâme que je reconnais mériter, et que j’infligerais moi-même à tout autre dans un cas pareil, je dois et je saurai le souffrir. Permets-moi, quant à présent, de n’en pas dire davantage… Plus tard… tu sauras…

— Tu oublies, interrompit Julien, que non-seulement tu seras blâmé pour une infraction au préjugé du duel, mais qu’en outre on t’accusera de manquer de cœur.

— Oui, je ne l’ignore pas, répondit Albert ; j’ai tout prévu. Je sais que, dans notre société mal faite, les apparences triomphent, que rarement un motif honorable est scruté à fond. Les esprits superficiels, dont le nombre est si grand, ne pénètrent guère au-delà de l’écorce des choses. Je sais qu’il y a un cercle tracé en dehors duquel il n’est point permis de se vanter d’avoir un cœur ferme. Aux yeux de bien des gens, le seul courage admissible est un courage tout matériel, fait de muscles et de nerfs, et se déployant sous des formes déterminées ; le héros de salle d’armes et le maître d’escrime en sont les personnifications accomplies. Aller sur le pré avec une certaine décision d’allure, eût-on un abîme de craintes au fond de l’ame, c’est là essentiellement montrer du courage. Celui qui, pendant quelques minutes, a le poignet assez ferme pour croiser une épée, ou l’impassibilité requise pour essuyer le feu d’un pistolet, celui-là est un homme de cœur, fût-il d’ailleurs le plus vil des hommes, eût-il manqué, à chaque jour de sa vie, à tous les devoirs de la nature et de la société, eût-il commis toutes les bassesses, toutes les félonies, toutes les lâches trahisons qui déshonorent à jamais un homme devant le tribunal de l’équité. Mais avoir enduré patiemment les rudes épreuves de la vie ; avoir lutté avec une persistance sans trêve contre les obstacles dont le champ de l’art est semé ; avoir souffert, sans se plaindre, les privations de tout genre, plutôt que de forfaire à un seul de ses devoirs ; se vouer à un labeur infatigable pour entourer de plus de bonheur la vieillesse d’une mère, la timide adolescence d’une sœur ; préférer son art pauvre, mais libre, aux servitudes d’un métier largement rétribué, ce n’est rien que cela. Lavez dans le sang l’injure d’un fat, à la bonne heure, la foule vous applaudit. Ils oublieront une fermeté que dix ans d’épreuves n’ont point démentie, pour ne voir que ma défaillance d’un jour. N’importe, je saurai trouver dans l’accomplissement d’un devoir supérieur la force de tout braver. Du moins, Julien, il me restera ton amitié pour me consoler d’un bien que je ne perds pas sans regrets ; il me restera l’amour de ma mère et de ma sœur, qui ignoreront, je l’espère, dans la retraite profonde où elles vivent, le stigmate que la société va attacher à mon nom.

Le lendemain, tout Paris s’entretenait de ce qu’on appelait, avec un sourire significatif, la faiblesse d’Albert. On affectait de rappeler, comme contraste, l’allure d’ordinaire si fière et si dédaigneuse, bien que réservée, du jeune artiste. Là-dessus les interprétations allaient leur train, les chuchottemens ne tarissaient pas. Ces sourdes rumeurs parvenaient jusqu’à l’oreille d’Albert, qui d’avance s’était préparé à leur bruit. Alors il courbait la tête sous le poids de cette humiliation qu’il s’était volontairement créée ; il s’abreuvait du calice amer qu’il devait épuiser jusqu’au fond. Albert avait une de ces ames fortes et résignées qui aiment à sentir tout le poids du malheur que la Providence leur impose ; son regard assuré se plaisait à embrasser toute l’étendue de l’orage qui fondait sur lui. Il avait désiré que Julien vînt chaque jour l’instruire de ce que le monde pensait et disait à son sujet. Celui-ci, avec l’obéissance passive de l’amitié, s’acquittait ponctuellement d’une tâche que le raffinement de la médisance publique lui rendait plus douloureuse encore. Albert apprit par ce moyen que la plupart de ses amis, ou soi-disant tels, se retiraient de lui, abandonnant ce qu’ils regardaient comme une mauvaise cause. Attirés autrefois près d’Albert, sinon par sa fortune, du moins par ses succès et sa réputation, qui sont aussi une sorte de prospérité, ils le fuyaient à présent qu’il y avait quelque désavantage à le connaître. Albert se résolut dès-lors à quitter non-seulement les cercles qu’il fréquentait, mais même ses lieux de rendez-vous les plus familiers. Il s’abrita exclusivement dans l’amitié de Julien et dans ses affections domestiques, qui ne pouvaient le trahir.

Malgré la force intérieure qui le soutenait, Albert avait perdu quelque chose de sa sérénité habituelle ; un voile de tristesse s’était répandu sur ses traits. Sa mère et sa sœur le remarquèrent bientôt, et n’osèrent pas d’abord l’interroger. Enfin, de plus en plus inquiètes, elles laissèrent échapper toute leur sollicitude. Albert manifesta quelque embarras ; une rougeur subite colora son front. Il fit une réponse évasive, qui eût peu rassuré sa mère et sa sœur, si dès ce moment Albert n’eût changé de maintien. Sentant tout le prix du bonheur de ces deux nobles femmes, il fit un effort pour se surmonter. Il s’appliqua à refouler sa tristesse au plus profond de son ame ; il se fit un masque de gaieté, ne laissant plus déborder ses impressions que pendant ses heures de solitude et de travail. Sitôt qu’il quittait l’atelier pour paraître devant sa mère et sa sœur, il dépouillait sa tristesse comme un manteau, il faisait à toute sa personne comme une parure riante et gracieuse. L’effort était rude, mais c’était pour lui un devoir, et il se fit une étude minutieuse et constante de le soutenir. En présence des deux femmes qui fixaient sur lui un regard d’une tendresse inquisitive, il jouait à merveille le contentement. Il leur ouvrait les plus fraîches perspectives sur l’avenir, tandis que, penchées sur lui, elles recueillaient avidement tout ce qui émanait de sa bouche ou de son regard.

— Nous nous étions trompées, pensaient alors les deux femmes, quand Albert était sorti. Sans doute ce chagrin que nous lui supposions, sans en démêler la cause, n’était que la contrariété de l’artiste déçu dans quelqu’une de ses intentions, mécontent des écarts d’un ciseau qui ne répond pas toujours à sa pensée. La passion de l’art est une passion qui dévore comme les autres, quoique plus noblement ; les mécomptes qu’elle fait essuyer ont toute l’apparence des soucis de l’amour ou de l’ambition. Heureusement ils sont moins durables, et peuvent se réparer par le talent. D’ailleurs Albert n’a-t-il pas toujours mis en part dans sa gloire sa mère et sa sœur, et n’est-ce pas une raison pour qu’il soit inquiet, pour qu’il doute peut-être ?

— Chère Alix, disait la mère, notre Albert veut relever de son renom d’artiste ta parure de fiancée ; c’est un noble souci après tout.

— Ma mère, répondait Alix, c’est qu’il veut en faire un ornement pour votre vieillesse ; laissons-lui ce généreux soin.

Ainsi parlaient ces deux femmes. Plus rassurées dès-lors, elles se reprenaient aux doux entretiens, aux fraîches espérances qu’un sombre nuage avait un moment obscurcies.

III.

Cependant, depuis le jour où Albert avait laissé une offense impunie, sa présence dans l’atelier était plus assidue, et sa main semblait tenir plus vaillamment le ciseau. Il se levait dès que perçait le premier rayon de soleil, et prolongeait son travail plus avant dans la journée. Son ardeur avait quelque chose de fébrile. Il se hâtait comme s’il eût été pressé de finir, comme si un terme de rigueur lui eût été imposé. Pour qui l’eût vu ainsi, il eût été évident qu’une forte passion agitait l’ame de l’artiste, qu’un projet inaccoutumé fermentait dans son cerveau. Julien, qui avait seul droit de pénétrer dans l’atelier, s’étonnait de ce surcroît de zèle. Se méprenant sur la cause d’une telle ardeur, il félicitait Albert avec l’empressement de l’amitié.

— Allons, je savais bien, lui disait-il, que tu secouerais le poids du chagrin. Tu as l’ame stoïque ; tu aimes ton art, et l’art, élevé à une certaine puissance, a des remèdes magiques contre les maux de l’opinion. D’ailleurs cette opinion reviendra un jour à toi ; tu feras connaître les motifs de ta conduite, que d’avance je reconnais légitimes. Le public passe aisément de l’excessive défaveur au pôle contraire. Je n’ai jamais cru, pour ma part, à l’injustice permanente, au règne indéfini du faux sur le vrai. Toute chose d’ici-bas a son retour, et, en dernière analyse, tout est bien, même le mal.

Albert eût pu répondre à cet optimisme imperturbable par des argumens et des preuves sans réplique. Il se contentait de regarder Julien avec un sourire mélancolique. Le plus souvent, plongé dans sa rêverie ou absorbé dans son travail, il n’entendait pas même la voix de son ami. Revenu à lui, il s’empressait alors de lui serrer silencieusement la main.

Après plusieurs mois d’un labeur assidu, la tâche d’Albert était enfin terminée. Un jour que Julien, après une absence plus longue que de coutume, entrait dans l’atelier, il jeta un cri de surprise. Dans le fond, la statue, naïve et fière d’attitude, se dressait sur un socle élevé. L’artiste l’avait ainsi disposée dans le jour le plus favorable, avec la piété d’un père qui fait montre de son enfant. Il était là debout comme une garde d’honneur qui veille à côté d’un dépôt sacré. Le cri de Julien venait de lui retentir au cœur ; il avait compris que c’était là un cri d’admiration. Il était fier et reconnaissant de ce suffrage tout spontané.

— Eh bien ! lui dit-il avec une joie mal contenue en lui tendant la main, le premier témoignage qui m’arrive est donc un témoignage d’adhésion ? Cela est de bon augure. Ton amitié éclairée et sévère s’enthousiasme difficilement ; le sentiment qu’elle vient de faire paraître ne saurait m’être suspect, et, puisque tu es content de l’œuvre, le public ne saurait lui refuser son suffrage. Cher Julien, j’ai donc réussi au gré de mes vœux, et c’est toi qui me paies le premier prix de ma peine.

— Mon ami, j’attendais beaucoup de toi, reprit Julien, qui ne pouvait détacher ses yeux de la statue ; mais tu as dépassé mon attente, et, si haut que tu te fusses déjà élevé, tu t’es surpassé toi-même. Non, jamais je n’ai vu rien de si pur et de si hardi à la fois ; jamais la forme humaine n’a déployé une telle énergie et une telle perfection de contours. Albert, je le dis sans faste et dans toute la vérité de mon cœur, tu n’as plus de rivaux. Il faudra que la malveillance vienne se briser contre la magie de cette beauté toute-puissante. Jamais je n’ai pu que m’applaudir de marcher à tes côtés ; mais c’est aujourd’hui surtout que je m’honore d’être ton ami.

Au salon, qui s’ouvrit peu de temps après, l’œuvre du jeune artiste produisit la plus grande sensation. Tous les regards se portaient sur elle, et de nombreuses controverses s’établirent à son sujet. On admirait plus ou moins, mais tous étaient saisis fortement et tenus de s’arrêter. Chacun devait payer son tribut devant le marbre irrésistible. Ceux-là même qui étaient le moins en état de juger sentaient qu’il y avait là quelque chose d’un beau inaccoutumé. La critique loua ou blâma diversement les détails de l’œuvre, mais elle fut unanime pour proclamer que le jeune artiste venait d’atteindre un résultat imprévu, que sa statue faisait époque dans l’art, et que la sculpture moderne avait trouvé son maître. Les esprits les plus prévenus contre le jeune artiste étaient forcés de convenir que l’humiliation dont ils le supposaient couvert n’avait pas du moins étouffé les élans de son ame inspirée. Julien, toujours actif et toujours fidèle, recueillait les dires louangeurs, en faisait moisson en quelque sorte, et cette fois, le cœur plus allègre, venait les déposer dans le sein de son ami. En apprenant ces jugemens que la vérité arrachait à la malveillance elle-même, en voyant sa tentative unanimement consacrée, Albert sentait son cœur remué à des profondeurs infinies. Une réflexion toutefois venait l’attrister. Il se prenait à sourire amèrement devant ce flux et reflux de l’opinion publique, devant cette éternelle comédie qui se joue sur les tréteaux de la publicité. — Oui, c’est bien cela, pensait-il : après les gémonies, l’apothéose ; on immole la victime pour la couronner ensuite de fleurs.

Un fait qui frappa tout le monde, ce fut la persistance d’Albert dans la vie recueillie et contristée qu’il menait depuis quelque temps. On s’attendait à le voir, allégé enfin par son grand succès d’artiste, secouer le poids de ses préoccupations, et rentrer dans la vie commune avec l’allure fière et sereine d’un conquérant. Il n’en fut rien. Ses anciens amis, qui l’avaient délaissé jusque-là, revenaient en foule ; les personnages les plus considérables s’inscrivaient à sa porte. Mille efforts étaient faits de toutes parts pour arracher Albert à sa retraite et l’attirer dans le monde, dont il était désormais une des gloires. Peu touché de ces prévenances, le jeune artiste se faisait malade, et demeurait enfermé chez lui, plus inaccessible que jamais. L’éclair de bonheur qui un moment avait illuminé sa conscience s’était dissipé pour faire place aux vapeurs de plus en plus denses d’une tristesse infinie. Son front était redevenu morne et penché ; il semblait que le joyeux éclat de l’orgueil n’y pût plus rayonner à l’avenir. Un de ces riches Mécènes qui deviennent de jour en jour plus rares avait fait offrir à l’artiste un prix considérable de sa statue ; mais Albert avait refusé nettement sans dire aucune raison, et l’œuvre était rentrée dans l’atelier. Une draperie flottante la voilait, comme pour la défendre de toute vue et de tout contact profane. Seulement, chaque jour, à une certaine heure, l’artiste pénétrait seul, d’un pas furtif, dans l’atelier, soulevait le voile, contemplait son œuvre pendant quelques instans, puis se retirait en proie à une agitation extrême.

Le jeune sculpteur avait entièrement délaissé son ciseau depuis que sa dernière œuvre était achevée. Son atelier ne le voyait plus qu’à l’heure où il venait jeter un rapide regard sur la statue bien-aimée. Quel pouvait être le motif de cette conduite bizarre ? Était-ce pur caprice d’artiste, ennui et satiété d’ame malade, hésitation d’un génie chaste et effarouché qui tourne long-temps autour de l’œuvre nouvelle, avant d’oser l’aborder, comme un doigt discret se retire de la fleur fragile pour ne pas l’effeuiller ? Était-ce peur de faire crouler sous quelque coup de ciseau maladroit l’édifice élevé par un précédent chef-d’œuvre ? Il est si doux, une fois le but atteint, de se reposer sur la borne magique, au balancement de la brise ; il est si périlleux de repartir pour une navigation accomplie, et de tenter de nouveau les vents et les écueils. On ne savait que penser au juste. Quoi qu’il en fût, les méditations du jeune artiste s’étaient portées sur un autre objet que son art. Il passait toutes ses journées absorbé dans des lectures qui paraissaient l’attacher fortement. Quand il avait fini, il enfermait son livre avec la plus grande précaution. Un jour pourtant qu’il l’avait, par mégarde, oublié sur sa table de travail, sa mère, étant entrée dans la chambre d’Albert pour un détail d’arrangement domestique, put lire au dos du volume le nom de Platon ; le sinet était marqué en outre au livre du Phédon.

Cette vie si nouvelle avait frappé la mère de l’artiste, sans que toutefois elle s’en alarmât beaucoup. Julien, plus pénétrant, se montrait plus inquiet au sujet d’Albert. Il le savait homme à ne point se complaire par penchant dans un lâche loisir. Il savait que le chagrin n’avait pas assez de prise sur son ame pour en paralyser l’activité. Il l’avait vu naguère, sous le coup même de sa proscription, animé d’une plus grande ardeur à la tâche, trouver en lui assez d’élan pour enfanter un chef-d’œuvre en quelques mois. Il fallait donc qu’un motif secret le fît agir.

Julien, nous l’avons dit, était le plus ancien et le meilleur ami d’Albert ; il lui était seul demeuré fidèle depuis sa disgrâce. Depuis plusieurs années, il le venait voir presque tous les jours. Quand l’artiste était dans le feu de la composition ou sous le coup de quelque préoccupation trop vive, Julien, toujours réservé, restait peu dans l’atelier, ou s’abstenait même d’y pénétrer ; il consacrait l’heure de sa visite à s’entretenir avec la mère et la sœur de son ami. Celles-ci s’étaient d’abord montrées touchées de l’affection de Julien pour leur Albert, malgré la différence, ou, pour mieux dire, le contraste de leurs natures. Elles aimaient à entendre l’éloge d’Albert sortir de sa bouche, à s’occuper avec lui de l’avenir de l’artiste. Le dévouement de Julien leur paraissait d’autant plus méritoire que son esprit, naturellement froid, était peu susceptible, en apparence, de passion. À force de l’écouter, elles s’étaient habituées à adopter ses jugemens sages et modérés sur toutes choses, à identifier leur raison avec la sienne. Elles admiraient ce tact sûr et ferme qui ne lui faisait jamais défaut. Sa conversation, qui leur était devenue indispensable, leur apportait toujours une sorte de bien-être moral ; sa présence était un bienfait où leur solitude puisait d’honnêtes et utiles distractions. Instinctivement elles saluaient en lui un protecteur futur, pour le cas où le premier et leur plus cher appui viendrait à leur manquer. L’ame de Julien ressemblait à un de ces boucliers fermes et polis également propres à écarter le trait ennemi, et à servir de pavois après la blessure. La douce et timide Alix s’appuyait à Julien, si l’on peut ainsi dire, comme on s’appuie à toute force dont on est sûr ; elle ne le voyait jamais entrer sans respirer aussitôt plus à l’aise, sans sentir son cœur allégé de je ne sais quelle appréhension secrète. Elle était comme le roseau qui, pressentant l’orage et déjà agité par un souffle lointain, s’abrite derrière le tronc noueux du chêne. Alix avait ainsi conçu pour JuUen, sans trop s’en rendre compte, un sentiment complexe qui n’était pas de l’amour, mais qui pouvait en tenir lieu jusqu’à un certain point. De son côté, Julien, en contemplant cette frêle et pâle beauté, s’était dit parfois en lui-même qu’il serait heureux et fier de lui faire, sur sa poitrine, un abri contre les atteintes du dehors.

Julien usait de l’autorité que lui donnait son caractère pour parler librement à son ami, même en présence de sa mère et de sa sœur. Un soir qu’ils étaient tous quatre réunis dans le petit salon, il crut le moment favorable pour interroger le jeune artiste. Ce jour-là, Albert avait été absorbé plus long-temps encore dans ses lectures ; en ce moment il paraissait distrait et taciturne ; la conversation languissait :

— Mon ami, dit Julien après avoir échangé un coup d’œil d’intelligence avec les deux femmes émues, nous voyons avec peine l’état dans lequel tu es plongé. Tu viens d’accomplir un chef-d’œuvre, les journaux chantent à l’envi tes louanges, et tu es triste ; marqué au front du signe victorieux, tu te livres à un abattement sans excuse. Lorsqu’il n’y avait plus qu’à creuser plus avant le sillon glorieux, tu fais halte dans la poudre de l’arène, tu te retires à l’écart. Permettras-tu à la médiocrité active de récolter les fruits que ton génie languissant laisse à terre, après les avoir fait éclore ? D’ailleurs il ne s’agit pas seulement de toi en ceci ; tu as une mère et une sœur auxquelles tu dois une part de tout ce que tu peux acquérir ; tu leur dois une existence honorable, une fortune même…

— Je te sais gré, répondit tristement Albert, de ta sollicitude. Je n’ai pas oublié, mon cher Julien, les devoirs qui me sont imposés et le trésor dont je suis dépositaire. Mais ne peut-on être célèbre, et se sentir l’ame triste à ses heures ? Parce que le succès nous a sacrés, faut-il toujours avoir l’air joyeux et vainqueur ? Tu veux que je crée sans relâche des œuvres nouvelles ? N’ai-je donc pas assez fait pour l’art ? Un peu de repos et de liberté ne saurait-il m’être permis ? Quant à la fortune, je n’ai qu’à vouloir pour être riche, tu le sais. Les Mécènes de l’art, les riches marchands, l’état lui-même, se disputeront mon œuvre et la couvriront d’enchères quand il me plaira. Oui, ma mère et ma sœur n’auront rien à désirer, je l’entends ainsi. Je veux fixer le sort de ma chère Alix, je veux assurer son bonheur. J’ai là-dessus un projet que tu ne démentiras pas, Julien, ajouta-t-il en portant sur son ami et sur sa sœur un regard expressif qui fut compris de Julien et qui colora le pâle visage d’Alix d’un subit incarnat. Ne m’en demandez pas davantage, je vous en supplie ; laisez-moi rêver un peu encore. Je suis occupé d’un grand dessein, ajouta-t-il avec un sourire amer ; oui, je me prépare à un acte grave,… suprême.

Là-dessus il se tut et se replongea dans ses premières préoccupations. Les deux femmes, le cœur serré par je ne sais quelle crainte vague, laissèrent tomber la conversation, et Julien, péniblement affecté, se retira de bonne heure.

IV.

Le lendemain, Albert se rendit plus tôt que de coutume dans son atelier pour sa visite de chaque jour. Son maintien avait quelque chose de solennel et d’inusité. Il parcourut du regard tous les objets qui meublaient l’atelier de sculpture, paraissant vouloir se distraire d’une préoccupation à la fois chère et pénible. Puis tout à coup, par un mouvement machinal, il arrêta ses yeux sur la statue qui se dressait dans le fond, à la place accoutumée, enveloppée dans sa draperie, qui semblait comme un voile de deuil. Albert découvrit lentement le voile avec une sorte de respect et de crainte ; il contempla le marbre étincelant, mais froid et muet. Il se plut à en parcourir tous les linéamens, à en interroger toutes les attitudes, comme pour s’assurer que chacune de ses formes recelait un des mystères de sa pensée. — Oui, c’est bien cela, dit-il ; voilà bien le rêve de mes veilles accompli et l’objet de ma vie entière réalisé. Voilà bien le moule dans lequel le souffle de mon ame s’est figé. Peu importent mon intérêt et ma gloire. C’est l’art que j’ai voulu servir, et que je suis fier d’avoir honoré plus que personne. J’ai enrichi mon art bien-aimé d’un résultat qui ne peut plus périr. Mais combien me coûte cette armure que j’ai ajoutée à son trophée ! Je l’ai payée du bien le plus cher après la conscience, l’estime des hommes ; je lui ai sacrifié, non l’honneur, mais ce qu’il est convenu d’appeler de ce nom, ce qui en tient lieu trop souvent dans le monde. Tout cependant n’est pas fait encore, un autre sacrifice est nécessaire. Il ne sera pas dit qu’un glorieux artiste vivra méprisé d’un seul homme, même injustement. L’auteur d’un chef-d’œuvre admiré doit garder le même éclat immaculé dont il a revêtu sa création ; son front doit être uni et pur comme le marbre sorti de ses mains. L’homme et l’artiste ne forment qu’un tout solidaire ; si l’un est souillé, il faut à tout prix que l’autre cherche un abri contre la souillure contagieuse. — À ce moment, une image qui passa devant les yeux de l’artiste les anima d’un feu sombre. Il resta, pendant un assez long intervalle, absorbé dans une méditation pénible. Enfin, faisant effort sur lui-même, il s’approcha du marbre précieux, le baisa avec amour et douleur, comme la mère baise l’enfant qui lui coûte l’honneur ou la vie, rajusta la draperie d’une main mal assurée, et, après avoir fait du geste un déchirant adieu, il sortit.

Pendant le repas qui, vers la fin du jour, réunissait habituellement la famille de l’artiste, Albert fut vis-à-vis de sa mère et de sa sœur d’une douceur charmante ; il montra même un enjouement que depuis long-temps on ne lui voyait plus. Il s’appliqua aux façons les plus empressées, fut ingénieux en vifs propos, en prévenances aimables. Sa bouche sut trouver mieux que jamais de ces mille riens tendres qui rassérénaient si bien le front de sa mère, et faisaient tressaillir d’aise la douce Alix. Albert fit jaillir du choc de sa parole et de l’éclair de son regard mille étincelles éblouissantes. On eût dit qu’il avait quelque raison particulière d’entourer du plus de bonheur possible cette soirée de famille. Il est des malheureux qui, en défiance d’un lendemain funèbre, s’attachent du moins à jouir de l’heure présente ; ils escomptent un bonheur avare. Julien, qui survint après le repas achevé, remarqua cette nuance plus éclaircie sur le visage d’Albert, et bien qu’elle eût je ne sais quel reflet douteux, sans pénétrer plus à fond, il en tira bon augure. Cependant Albert, comme fatigué d’une lutte intérieure, prétexta un malaise pour se retirer. Julien ne remarqua point que le baiser que l’artiste déposait chaque soir sur le front de sa mère et de sa sœur eut cette fois je ne sais quelle effusion plus vive et plus longue ; les deux femmes tressaillirent sous cette pression inaccoutumée. Telle était la confiance de Julien, qu’en prenant congé d’elles, il promit de revenir le lendemain dans la matinée pour mettre à profit, disait-il, l’heureuse disposition d’esprit où il supposait Albert.

Un observateur dont le regard eût pu pénétrer dans la chambre de l’artiste l’eût aperçu lisant près d’une lampe, dans l’attitude d’un homme profondément pensif. Il demeura ainsi pendant plusieurs heures. Il entendit sa mère et sa sœur rentrer chez elles pour se coucher. Le bruit de leurs pas le tira seulement pour quelques instans de sa rêverie. Il souleva la tête par un mouvement rapide, et ses traits laissèrent voir l’empreinte d’une vive souffrance morale. Quand minuit sonna et qu’Albert put supposer sa mère et sa sœur endormies, il se leva, muni d’une lampe qui projetait une faible clarté, et s’approcha d’un pas léger de la chambre où reposait sa sœur. La porte en était comme toujours ouverte. La chaste enfant, à l’abri de toute défiance et de toute crainte, dormait d’un sommeil paisible ; elle s’était habituée à vivre sous l’égide de son frère. Albert voulut contempler à loisir une dernière fois les traits de sa sœur bien-aimée. Il souleva avec précaution les rideaux de mousseline qui l’enveloppaient. La douceur angélique de son visage empruntait au sommeil un reflet de sérénité plus pur encore que dans la veille. L’attitude de cette jeune fille endormie avait une pudeur admirable, et faisait songer à la nature des anges. Le contraste de ce calme virginal avec les agitations de son ame frappa vivement l’artiste. Il fut heureux de voir que la paix bannie de son cœur protégeait les êtres qui lui étaient chers, et que le monde n’avait pas encore flétri cette timide fleur de ses souffles empoisonnés. Bientôt cependant il pensa au coup que lui-même allait porter à cette frêle organisation ; il se dit que le premier il allait révéler la douleur à cette ame vierge ; il songea au lendemain qu’il préparait à ses rêves dorés de jeune fille. Cette idée le fit frémir, et parut ébranler un moment ses résolutions. Toute sa force lui suffit à peine pour l’éloigner d’un lieu dont la vue lui était à la fois si douce et si cruelle. En passant devant la chambre de sa mère, il s’agenouilla un moment au seuil, parut lui faire une invocation mentale que la noble femme entendit sans doute à travers les voiles du sommeil, puis il rentra.

Le reste de la nuit fut employé par Albert à mettre en ordre divers papiers assez nombreux et à écrire plusieurs lettres. Deux entre autres parurent l’occuper plus particulièrement. L’une, adressée à Julien, était ainsi conçue :

« Cher Julien,

« Je suis au moment d’accomplir l’acte suprême et inévitable de tout homme ici-bas, celui de la mort. Quand tu liras cette lettre, ton ami ne sera plus. Garde-toi de préjuger à ce mot quelque faiblesse ou quelque folie de ma part. Tu me connais, tu sais que mon ame est inaccessible à un lâche découragement ; mais tu sais aussi que je suis incapable de supporter une vie qui ne soit pas entièrement honorée. Tu te rappelles, Julien, l’offense qui m’a été faite et que j’ai laissée impunie ; je l’ai dévorée en silence pendant plusieurs mois. Confiant dans ma loyauté, tu me disais que tu n’avais pas besoin de savoir les motifs de ma conduite, et, en ami généreux, tu m’as amnistié. Ces motifs, je puis te les révéler aujourd’hui. J’ai voulu vivre, même humilié, pour mon art chéri ; j’ai craint, je l’avoue, d’être interrompu par le hasard d’un duel dans une tâche sainte que je m’étais imposée. Aujourd’hui que l’œuvre est achevée et saluée par tous, aujourd’hui que le tribut dont j’étais redevable à mon art est payé avec gloire, cette raison de vivre à tout prix disparaît. J’ai pu préférer mon art à l’estime des hommes, mais je ne puis préférer à cette même estime, si vaine qu’elle soit, ma chétive existence. Tu vas penser que mon sentiment est exagéré : toi qui es un sage, tu diras que peu importe le mépris feint ou réel de quelques esprits aveugles, quand on a pour soi l’estime d’un seul homme de bien. Tu peux avoir raison, et je ne chercherai pas à te dissuader. Comme Saint-Preux au moment où il veut se donner la mort, je ne discuterai pas longuement mes raisons d’agir. Sache seulement qu’après avoir mûrement réfléchi à l’objet de ma détermination, je m’y suis cru autorisé. J’ai l’intime persuasion que mon acte est licite, et cela me suffit. La loi religieuse me condamne, mais Dieu, qui est bon et juge les motifs, me fera grace, je l’espère. Une considération supérieure à tous les raisonnemens eût suffi pour me faire vivre, Julien : je veux parler d’un de ces devoirs auxquels on ne peut se soustraire sans crime. Un moment, l’image de ma mère et de ma sœur en deuil est venue me troubler ; mais je me suis bientôt rassuré en pensant qu’après moi elles ne seraient pas seules en ce monde. Je me suis souvenu qu’elles ont un second fils, un second protecteur en toi, cher Julien. Tu ne tromperas pas mon espérance ; je connais ton attachement pour ma sœur, qui, elle aussi, est toute disposée à t’aimer. Je te la confie, ou plutôt je te la lègue. Rends douce à ma mère sa vieillesse, qui est proche. Vous parlerez de moi ensemble quelquefois, et vous me pardonnerez. Tu leur diras que, pour un bien aussi léger que la vie, je n’ai pu supporter les maux de l’opinion, et que, en enfant ombrageux, je me suis fait martyr du point d’honneur. Je mourrais sans peine, Julien, n’était le regret de ne pouoir plus vous aimer et de n’être plus aimé de vous. »

La seconde lettre, adressée au baron de ***, contenait ce qui suit :

« Monsieur le baron, vous avez remporté sur moi un facile avantage ; vous avez pu m’insulter impunément, et il n’a tenu qu’à vous de vous croire fort redoutable, puisque celui qu’on réputait fier entre tous n’a pas osé mesurer son épée contre la vôtre. Selon toute apparence, vos commentaires ne m’ont pas été bienveillans. Je n’ai point jugé à propos de vous faire connaître les motifs qui m’ont dirigé ; je ne vois pas davantage la nécessité de vous les dire à présent. Je désire seulement que vous sachiez bien, monsieur le baron, que ce n’est pas la crainte du danger en soi qui m’a retenu. Aujourd’hui rien n’empêcherait une rencontre entre nous ; j’aurais même, je le sens, quelque plaisir à mettre votre dextérité si vantée à l’épreuve. Mais il n’est pas dans l’usage de demander raison d’une insulte qu’on a laissée tomber et qui a plusieurs mois de date. Chaque chose doit avoir son temps, je le reconnais ; la susceptibilité est aussi une affaire d’à-propos. Je ne viens donc point troubler les joies de votre triomphe, et donner un démenti armé à des insinuations que sans doute vous ne m’avez pas épargnées. Demain vous apprendrez qu’Albert sait regarder la mort en face, car il l’aura attendue avec fermeté d’une main plus sûre que la vôtre. Vos armes, si bien exercées qu’elles soient, eussent pu faire long feu ou vaciller dans leur direction. La mienne, monsieur, ira droit au but ; je ne me réserve point ces chances que laisse toujours le duel même le plus meurtrier. J’aurai de plus l’avantage, en mourant, de ne pas attenter à la vie d’un homme, et de ne pas enlever au monde élégant un aussi parfait modèle que vous l’êtes. »

À ces deux lettres était joint un testament par lequel Albert faisait sa mère et sa sœur héritières de toutes ses richesses d’artiste. Il chargeait Julien de vendre à l’état la précieuse statue, à condition qu’elle ferait partie du musée consacré aux chefs-d’œuvre des artistes contemporains. Le prix, joint au produit de vente des autres objets d’art qu’il possédait, devait composer la dot de sa sœur. Albert ne fit point de lettre pour sa mère ni pour Alix. Il ne voulut pas qu’un signe matériel, sans cesse placé sous leurs yeux, pût raviver et perpétuer leurs regrets au-delà du temps consacré à l’humaine affliction. Sauf l’œuvre léguée à la postérité, il ne voulut pas que rien de lui subsistât qu’une image impalpable, qu’un souvenir idéal dans le cœur de ceux qu’il avait aimés.

Quand tous ces préparatifs furent terminés, le jour commençait à poindre. On était au déclin de l’hiver ; déjà de belles journées s’annonçaient, bien que d’un éclat encore pâle. Albert ouvrit sa fenêtre, d’où la vue, par-dessus les murs assez bas et les vergers d’alentour, portait jusqu’à l’horizon. La froide brise du matin vint calmer les ardeurs qu’une longue veille avait amassées à ses tempes et lui causa quelque bien-être. Il aspira avec une sorte de volupté cet éther vif et fortifiant. Le soleil ne laissait encore apercevoir qu’une partie de son disque embrasé. Albert resta quelques instans à le regarder se dégager peu à peu et monter à l’horizon. Il fût ainsi demeuré bien long-temps à jouir de ce spectacle qui avait toujours eu un grand attrait pour lui ; mais les rayons du disque de plus en plus perçans l’avertirent qu’il était temps de mettre son projet à exécution. Ce jour-là avait été marqué par lui comme le terme fatal ; il lui fallait profiter des derniers instans pendant lesquels sa mère et sa sœur étaient encore endormies. En quittant la fenêtre, il porta sa vue sur un point du zénith que le soleil devait atteindre dans une heure, et il l’y arrêta comme pour anticiper sur un moment du jour qu’il ne devait pas voir s’accomplir.

Albert pouvait choisir entre les divers genres de mort dont les malheureux ont coutume d’user pour se débarrasser d’une vie qui leur pèse. Au fond d’un secrétaire gisaient une paire de pistolets et un stylet, armes peu élégantes, peu riches, point ciselées ni damasquinées, mais très suffisantes pour l’objet qu’elles devaient remplir. Tout à côté une petite fiole renfermait un composé chimique d’une grande énergie. Albert n’avait pas à délibérer sur ce point. Ce n’était pas une résolution furieuse ou prise à la légère que la sienne. Il ne s’agissait pas non plus d’une de ces pensées romanesques qui veulent se couronner par un dénouement d’éclat. Son action était une action raisonnée, nécessaire ; il fallait donc qu’elle s’accomplît avec une impassibilité digne. Albert ne voulut point se faire sauter la cervelle comme un fou désespéré, ni boire le poison à l’instar d’un amoureux transi. Il lui eût répugné de se plonger dans quelque mare d’eau comme un homme ruiné au jeu. Tout ce qui était fracas ou prétention lui déplaisait également. À quoi bon ajouter au tragique du fait le bruit incommode d’une détonation qui attire les passans ? Pourquoi mettre du désordre dans un acte essentiellement réfléchi ? Il pensa que le plus simple était le meilleur. Il prit donc son stylet, s’étendit sur son lit, et s’enfonça résolument dans le cœur le fer acéré.

Une heure après, Julien arrivait, selon sa promesse de la veille. Il trouva la mère et la sœur de l’artiste debout. Après quelques instans de causerie, tous trois, surpris de ne pas voir paraître Albert, d’ordinaire plus empressé, se décidèrent à entrer dans sa chambre. L’artiste était couché tout vêtu, le visage déjà très pâle. Quelques gouttes de sang ruisselantes et la vue des deux lettres cachetées sur une petite table près du lit, firent aussitôt pressentir le malheur trop réel. Julien, d’une main tremblante, brisa l’enveloppe de la lettre qui portait son nom, et la parcourut rapidement. Tout fut dès-lors expliqué. Il s’empressa de prodiguer des soins à son ami, qui respirait encore, aidé par les deux nobles femmes tout en larmes. Mais il restait peu d’espoir ; l’air qui pénétrait par la fenêtre qu’Albert avait laissée entr’ouverte, pour mourir en face du ciel, avait seul maintenu un reste de vie. Julien et Alix s’agenouillèrent au bord du lit, interrogeant d’un œil inquiet les derniers mouvemens de l’artiste. Ils tenaient chacun une de ses mains, tandis que la mère éplorée, au chevet de son fils, soutenait doucement cette tête précieuse. Albert ne devait plus laisser échapper qu’une lueur fugitive de vie dans laquelle tout son cœur parut se ranimer. Par un mouvement instinctif, il rapprocha les mains de Julien de celles d’Alix, et les tint un moment pressées ; puis il laissa tomber un dernier regard, qui fut comme une bénédiction muette, sur ces deux êtres chers que depuis long-temps sa pensée avait unis.


Dessalles-Régis.