Un Poète stoïcien à Rome et les Satires de Perse
Nous voudrions intéresser le lecteur à un poète latin que peu de personnes ont le courage d’aborder, dont le langage trop dur et difficile à pénétrer repousse souvent la curiosité la plus intelligente et la plus résolue, et qui mérite pourtant de devenir le sujet d’une grave étude, non pas seulement à cause de son talent incontesté, mais pour avoir été le disciple passionné d’une grande philosophie, le censeur mélancolique de la corruption universelle sous le règne de Néron, l’interprète ardent et candide de la plus noble société romaine, de cette héroïque élite de philosophes et de politiques où s’était réfugiée, comme en un dernier asile, la conscience du genre humain. Sans prétendre explorer et traverser en tous sens les profondeurs de cette poésie obscure, hérissée et touffue, nous voudrions du moins y ouvrir quelques chemins praticables qui permettent à chacun de voir ce qu’il y a de grandeur austère et de sincère tristesse dans ces œuvres poétiques trop doctrinales, mais dont la monotonie ne manque pas d’une certaine majesté. On a beaucoup écrit sur Perse, et son petit livre est comme opprimé par les commentaires, qui malheureusement ne sont pas superflus. Les uns l’ont exalté sans mesure et l’ont loué en raison des peines qu’il leur a coûtées, d’autres l’ont décrié avec la légèreté et l’injustice de l’impatience; le grand nombre a trouvé plus commode de le vanter à tout hasard que de chercher à le comprendre. Pour nous, nous ne pouvons lire qu’avec sympathie et respect un livre où non-seulement nous voyons éclater sous une forme originale et avec une jeune virilité les sentimens personnels du poète, mais où nous croyons saisir encore les opinions morales, politiques, religieuses et même littéraires de toute une famille stoïcienne aussi célèbre par ses vertus que par ses malheurs immérités, et qui versa son sang pour sa foi civique. On aborde avec plus d’indulgence et de recueillement cette poésie pénible quand on ne songe pas trop à la juger en critique littéraire et qu’on n’y cherche que le sévère plaisir de contempler des convictions généreuses. Aussi n’avons-nous pas le dessein de considérer Perse comme le rival d’Horace et de Juvénal; nous ne voulons étudier en lui que l’adepte du stoïcisme, le jeune enthousiaste patricien, mort à vingt-huit ans, qui a consumé sa courte vie à mettre en vers et à frapper laborieusement de fortes maximes, et qui, depuis son enfance jusqu’à sa mort, n’a fait que célébrer les rigueurs de la sagesse avec la candeur d’un lévite élevé et retenu dans le temple de la philosophie.
C’est en effet une sorte d’enseignement sacré que celui de la morale au temps de l’empire. La philosophie n’est plus comme autrefois une science spéculative, un objet de savantes disputes et l’amusement distingué des plus délicats. Le stoïcisme est sorti des écoles pour se répandre dans le monde, il ne tend plus qu’à la pratique : il a l’ambition de parler aux consciences, de façonner les âmes, et ses préceptes, adoptés avec ferveur, sont devenus des règles de conduite, souvent même des mots de ralliement politique, espèce de protestation superbe contre les mœurs du siècle et le despotisme impérial. Le stoïcisme et le christianisme, sans se connaître, essayaient de répondre également à des besoins nouveaux de perfection morale. Tandis que la foi chrétienne, répandue dans la multitude innomée et poursuivant sa marche souterraine, renouvelait mystérieusement les âmes des humbles et transformait souvent ces déshérités en héros, la vieille doctrine de Zénon, dégagée de son appareil scientifique et marchant au grand jour, conquérait la plus belle partie de la société romaine, lui inspirait des vertus plus provoquantes et la rendait capable d’une autre espèce de martyre. Comme les pauvres mouraient pour leur Dieu, les patriciens et les philosophes mouraient pour l’honneur de la dignité humaine. La philosophie, elle aussi, semble alors avoir sa milice qui prêche dans les écoles, dans les familles, quelquefois dans la rue, qui entreprend de former les hommes sur le modèle d’un idéal sublime, qui exhorte, qui gourmande, qui console. Si l’on veut comprendre la noblesse, la portée et l’accent de ces satires toutes morales de notre poète, il faut d’abord se représenter les caractères nouveaux de cette philosophie active, la gravité presque religieuse de ces sages dont Perse a été l’élève sans jamais sortir de leurs mains, qui l’ont inspiré, surveillé, encouragé, comme l’enfant chéri et le brillant espoir de la famille stoïcienne.
Déjà vers la fin de la république, mais surtout sous l’empire, à des époques également funestes et fertiles en désastres publics et privés, les plus honnêtes gens s’étaient jetés dans le sein de la philosophie, autrefois si suspecte et si décriée à Rome, et lui demandaient pour eux-mêmes ou pour leurs enfans une discipline morale. Les philosophes ne sont plus de simples professeurs, ils deviennent les conseillers des grands, souvent de vrais directeurs de conscience, guidant la famille dans les chemins de la perfection intérieure, enseignant à bien vivre et à bien mourir, exerçant en un mot une sorte de libre sacerdoce. Qu’on nous permette de rappeler seulement quelques traits de mœurs qui mettent en lumière le prestige et ce qu’on appelait la sainteté de cette philosophie active et militante, et qui font voir aussi quelles étaient les habitudes, l’autorité et l’ambition de ces moralistes-prédicateurs. On vit de ces stoïciens, au milieu des guerres civiles qui déchiraient l’empire, se donner à eux-mêmes une mission pacifique, courir dans les camps, exhorter les soldats, leur prêcher la concorde. Au moment où les légions de Vitellius et de Vespasien allaient en venir aux mains devant Rome, dans une des plus terribles attentes qui aient jamais consterné un peuple, un philosophe, Musonius Rufus, ne comptant que sur son éloquence et la renommée de sa vertu, osa sortir de la ville pour apaiser les assaillans, et dans la naïveté de son courage, bravant les risées et les menaces d’une soldatesque avide de sang et de pillage, il ne se retira qu’au moment où il allait payer de sa vie sa morale intempestive. C’est ainsi qu’après la mort de Domitien, Dion Chrysostome, plus heureux que Rufus, parvint à faire rentrer dans le devoir les légions révoltées et donna à l’empire les Antonins.
De même, dans les afflictions de la vie privée, le philosophe vient offrir des leçons de constance ou des consolations. Quelquefois on l’appelle, on lui confie ses peines, on lui ouvre son cœur, on remet entre ses mains son âme impatiente ou endolorie. La femme d’Auguste, Livie, ayant perdu son fils Drusus, sur lequel reposaient tant d’espérances, fit venir Aréus, le philosophe de son mari, philosophum viri sui, leur confident à tous deux, et qui « était initié aux plus secrets mouvemens de leurs âmes. » Ce confident respecté, on pourrait dire ce confesseur, sut apaiser les premiers transports de la douleur maternelle, et Livie déclarait plus tard que ni le peuple romain, ému de ce malheur public, ni Auguste, accablé lui-même par la perte d’un si digne héritier, ni la tendresse du seul fils qui lui restât, ni les condoléances enfin des nations et de sa famille, n’avaient autant calmé sa peine que les discours du philosophe consolateur. Cet exemple, qui d’ailleurs n’est pas unique, nous paraît d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une femme. La philosophie, on le voit, entre dans l’usage de la vie; elle exerce une sorte de ministère qu’on invoque dans les grandes crises. Les heureux du jour, les gens frivoles, ne se font pas faute sans doute de railler ces sombres personnages, dont la parole austère et le grave maintien est à leurs yeux comme un reproche et une offense ; mais il viendra un moment où, dans leur vie dissipée, ils appelleront la philosophie à leur secours et se jetteront dans ses bras. Dion Chrysostome disait d’un air de triomphe : « La plupart des hommes ont horreur des philosophes comme des médecins... Tant qu’on est heureux, on les néglige; mais que votre femme, votre fils vienne à mourir, oh! alors vous appellerez le philosophe pour en obtenir des consolations. » Curieux témoignage qui fait voir clairement quelles étaient les prétentions nouvelles de la philosophie, quelle confiance elle inspirait, quelle en était la touchante efficacité !
Des proscrits qui craignaient de vivre et qui n’osaient mourir recevaient quelquefois de la philosophie un secours inespéré. À cette époque de violences et de meurtres, elle mettait son honneur à aiguillonner les courages, elle excitait les malheureux, non pas seulement à braver la mort, mais à courir au-devant d’elle, se faisant comme un devoir de dérober une proie à la tyrannie. Ainsi un célèbre général, à la tête des légions d’Asie, Plautus, menacé par les sicaires de Néron, voit venir auprès de lui deux philosophes qui l’engagent à préférer une mort courageuse aux angoisses d’une vie précaire.
Souvent le philosophe, comme le prêtre chrétien, assistait les mourans et les condamnés, et leur apportait non plus les exhortations viriles, mais les espérances suprêmes. Caton, résolu de mettre son âme en liberté, après avoir lu deux fois un livre de Platon sur l’immortalité, fait sortir de sa chambre ses amis et son fils, pour échapper à l’importune surveillance de leur tendresse, et ne souffre près de lui que deux philosophes, et s’il finit aussi par les éconduire, c’est que ce rude et fier courage, si sûr de lui-même, se croyait au-dessus des consolations. Thraséas, condamné par arrêt du sénat, quitte la noble compagnie des hommes et des femmes qui l’entourent, pour s’entretenir à l’écart avec le philosophe Démétrius de la séparation de l’âme et du corps, et quand il se fait ouvrir les veines, il garde ce sage à ses côtés, et, tout défaillant, tourne vers lui ses derniers regards. Ces entretiens suprêmes avec les philosophes, ce souci d’une autre vie, cette gravité dans la mort, paraissent être devenus à cette époque un usage et comme une bienséance tragique, et l’on s’étonna à Rome que l’élégant et frivole Pétrone, mourant comme il avait vécu, en épicurien, voulût entendre parler à ses derniers momens de chansons et de poésies légères, et non de philosophie et d’immortalité : nihil de immortalitate animœ et sapicutium placitis.
On voit dans Sénèque un condamné qui, jusque sur le champ du supplice, s’occupe de l’immortalité de l’âme avec son philosophe : prosequebatur illum philosophus suus. « Je me propose, disait-il au sage qui l’assistait, d’observer, dans ce rapide passage de la vie à la mort, si je sentirai partir mon âme, et dans le cas où je découvrirais quelque chose sur la vie future, il ne dépendra pas de moi que vous n’en soyez informé. » Sénèque a bien raison de s’écrier que jamais homme n’a philosophé plus longtemps, puisque, non content d’apprendre jusqu’à la mort, il a voulu apprendre quelque chose de la mort même.
Voilà bien assez d’exemples qui prouvent que la philosophie n’est plus, comme autrefois, une simple recherche scientifique, un luxe de l’esprit, une distraction élégante et un exercice d’école. On y cherche un refuge, on lui demande de plus en plus des lumières pour la conduite de la vie, un appui, des leçons de courage, des espérances. Dans les malheurs publics et privés, c’est elle qu’on implore. Le monde, revenu de la superstition païenne, a mis sa foi dans l’humaine sagesse et dans ceux qui la professent dignement. Les âmes d’élite, autrefois si paisibles dans le doute, commencent à ressentir de généreuses inquiétudes et une sorte de curiosité émue devant les grands problèmes de la vie. La désoccupation politique, la tristesse des temps, l’incertitude du lendemain, la satiété des plaisirs, d’autres causes encore, ajoutent un nouveau prestige à l’antique autorité de la philosophie. Les sages de profession, se sentant plus écoutés, plus respectés, plus nécessaires, se font un devoir de se charger des âmes, et prennent un accent pressant et impérieux. Ils dirigent, ils consolent, ils réprimandent, et mettent de plus en plus l’éloquence au service de la morale. La doctrine dominante, dont la fière austérité convenait à une société qui avait surtout besoin de courage, le stoïcisme, affecte un ton religieux, établit des dogmes moraux, impose à ses adeptes un maintien, répand ses principes par une active propagande, et fait de son enseignement une sorte d’apostolat. Il ne suffit plus à la philosophie d’éclairer les esprits : il s’agit de former les âmes, de les changer, de les convertir. Comme une religion, elle a sa discipline, ses prescriptions familières, ses conseils appropriés aux diverses situations de la vie, en un mot sa pratique. Telle était, il ne faut point l’oublier, la philosophie qui inspira les vers de Perse; tel fut cet enseignement, plein d’énergie et de foi, qui a pétri l’âme du poète; pareils aussi furent les hommes avec lesquels il a vécu, et qui l’ont échauffé de leur génie et de leur éloquence. En essayant de peindre son éducation et sa vie, nous allons le voir maintenant au milieu de sa famille, dans cette société de sages ou de leurs disciples dont il fut l’écho, et l’on pourra saisir les opinions et les sentimens d’une illustre maison patricienne sous le règne de Néron, en se faisant une idée de ce qu’on nous permettra d’appeler un salon stoïcien.
Nous n’avons sur Perse qu’une courte notice attribuée à Suétone, mais qui paraît être l’œuvre d’un ancien commentateur du poète. Ce sont de simples indications sur sa vie, sa famille, ses maîtres, ses amis. Toutefois, en suivant ces légers vestiges, en recueillant çà et là tout ce qu’on sait sur les personnages connus qui l’ont entouré, on peut non-seulement se représenter la société dans laquelle il a vécu, mais encore, par des chemins détournés et comme par des portes dérobées, pénétrer dans l’intimité du poète et forcer par plus d’un côté le mystère qui recouvre sa vie et ses ouvrages. Sa vie embrasse les trois dernières années de Tibère, les règnes de Caligula, de Claude et les huit premières années du règne de Néron, c’est-à-dire une des plus tristes époques de l’empire, où la tyrannie cruelle et fantasque des princes et de leurs affranchis ministres et l’horrible désordre des mœurs provoquaient le plus violemment les regrets républicains dans les grandes familles et les protestations silencieuses ou hardies des philosophes. Né à Volaterre en Etrurie, ayant perdu de bonne heure son père, chevalier romain, il fut élevé avec beaucoup de sollicitude par sa mère, Fulvia Sisennia, matrone distinguée, qui, pour achever l’éducation de son fils, l’amena à Rome et le remit à l’âge de douze ans entre les mains d’un célèbre grammairien et professeur de belles-lettres, Virginius Flavus, dont Tacite nous apprend qu’il fut exilé plus tard pour avoir trop excité par son éloquence l’enthousiasme de la jeunesse. Nous verrons que les maîtres, les amis, les parens de Perse seront presque tous tôt ou tard condamnés à l’exil ou à la mort pour la fierté de leurs sentimens et de leur langage. Tous ceux qui l’entourent sont de futurs proscrits.
A seize ans, à l’âge où les jeunes Romains étaient émancipés et ne relevaient plus que d’eux-mêmes, le sage et timide adolescent vint se placer sous la règle et la discipline d’un philosophe renommé, Cornutus, dont il devint le disciple et l’ami, et qu’il ne quitta plus. On sait que, selon un usage antique, les jeunes patriciens épris des nobles études s’attachaient à un homme distingué dont la parole et la conduite pouvaient leur servir d’exemple. Sous la république, quand l’éloquence était pour tous la principale étude, le jeune Romain dont le talent donnait des espérances était confié par ses parens au plus grand orateur : il le suivait partout, se modelait sur lui, assistait à tous ses discours, se familiarisant ainsi avec les luttes du Forum et apprenant en quelque sorte à combattre sur le champ de bataille même; mais au temps de l’empire, quand l’éloquence fut pacifiée, que par la force des choses et des institutions elle dégénéra en innocente et stérile rhétorique, ou fut obligée de se renfermer dans les exercices pénibles du barreau, les plus graves esprits se tournèrent du côté des philosophes, leur demandant la haute culture morale et les principes de l’honnêteté privée. Le goût de la perfection morale remplaça l’ambition politique, et l’on rêva de devenir un sage comme on rêvait jadis de devenir un grand orateur. Toutefois, selon les mâles habitudes du caractère antique, la vertu n’était pas seulement recherchée comme une satisfaction tranquille du cœur, mais comme une arme propre à une nouvelle espèce de lutte et capable de servir de défense à la dignité de l’homme et du citoyen. Perse se donna donc tout entier à Cornutus comme à un directeur spirituel et à un gardien de son âme. Il demeurait avec lui, recueillant sans cesse ses paroles et ses exemples, essayant de se former sur le modèle d’un maître tendrement vénéré. C’était du reste une des premières et des plus délicates prescriptions de la morale pratique à cette époque de choisir pour compagnon et pour témoin de sa vie un homme irréprochable qui fût à la fois un guide et un médecin de l’âme. Sénèque a fait nettement la théorie de cette direction morale : « Le chemin de la sagesse est plus court par les exemples que par les préceptes. — La voix vive profite plus que la lecture. — Personne n’est assez fort pour se tirer tout seul du vice, il est besoin que quelqu’un lui prête la main et l’en dégage. — Choisissons un guide qui montre ce qu’il faut faire en le faisant lui-même et qu’on admire plus à le voir qu’à l’entendre. — Le philosophe est comme le médecin, qui ne saurait prescrire de loin ce qui convient à un malade; il faut qu’il lui tâte le pouls. » Ces prescriptions de la philosophie sur la nécessité d’avoir un directeur n’ont jamais trouvé une raison plus docile à les suivre que dans ce jeune chevalier élevé par sa mère, et dont l’adolescence timorée redoutait pour sa vertu naissante les périls de la vie. Cornutus, qui fut un de ces sages comme les demandait Sénèque, a eu le bonheur de s’attacher un élève avide de perfection morale et capable de reconnaître les soins donnés à la culture de son âme. Il a dû être un homme de vertu et de grande autorité, s’il est permis de juger le mérite du maître par l’admiration et la reconnaissance attendrie du disciple. On ne trouve pas souvent, même dans les lettres des néophytes chrétiens qui ont témoigné leur gratitude à leurs directeurs, des sentimens si purs exprimés avec une si naturelle effusion et une si délicate sincérité :
« Mon but n’est pas, en vous adressant ces vers, d’enfler une page de bagatelles pompeuses pour donner, comme on dit, du poids à la fumée. Nous
parlons ici seul à seul, et je ne résiste pas à ma muse, qui m’engage à vous
ouvrir mon âme tout entière. Combien, mon cher Cornutus, mon doux
ami, combien vous faites partie de moi-même, c’est un bonheur pour moi
de vous le dire. »
………… Quantaque nostræ
Pars tua sit, Cornute, animæ, tibi, dulcis amice,
Ostendisse juvat.
Puis avec des hardiesses de style dont l’effort n’est que l’impatience impuissante qu’éprouve le poète à ne pouvoir dépeindre une amitié si particulière, si vive et si profonde, il continue :
« Frappez un peu là sur mon cœur, vous qui savez si bien distinguer ce qui sonne creux et reconnaître si de belles paroles ne décorent que le vide ; oui, je ne craindrai pas de demander ici le secours de cent voix à la façon des poètes pour dire avec la plus pure sincérité jusqu’à quel point je vous ai fait entrer dans les profondeurs de mon âme, pour exprimer par la parole tout ce que mon cœur renferme de sentimens ineffables. »
Ut quantum mihi te sinuoso in pectore fixi,
Voce traham para, totumque hoc verba resignent,
Quod latet arcana non enarrabile fibra.
Je ne sais si on trouverait ailleurs dans un auteur profane autant de grâce morale que dans les vers suivans, où Perse déclare lui-même les motifs de sa reconnaissance. Il doit son salut à son maître. A l’âge où commençaient pour lui les périls de la jeunesse et de la liberté, il a trouvé auprès de Cornutus une sollicitude tutélaire. Vers curieux et touchans d’un jeune païen que le plaisir effarouche, que l’indépendance inquiète, et qui court déposer au plus vite son âme entre des mains sûres! On n’a pas dû entendre souvent à Rome des jeunes gens s’effrayer ainsi à la vue de la charmante carrière qui s’ouvrait devant eux. Ce sont là des scrupules bien nouveaux et délicats où nous croyons reconnaître l’influence de l’éducation maternelle et de toute une famille composée, comme nous le verrons, de tout ce qu’il y avait de plus honorable à Rome :
« Lorsque, tout craintif, j’eus déposé la robe de pourpre gardienne de l’enfance et suspendu ma bulle en offrande devant les dieux lares, lorsque, entouré d’aimables compagnons, je dus au privilège de ma robe nouvelle de pouvoir promener mes regards dans le voluptueux quartier de Suburra; au moment enfin où deux chemins s’ouvrent devant nous, où l’âme incertaine et tremblante ne sait pas lequel il faut suivre dans ce carrefour de la vie, je me mis sous votre discipline, et ma tendre jeunesse fut recueillie par vous, Cornutus, dans le sein de votre sagesse socratique. »
Me tibi supposui ; tencros tu suscipis annos
Socratico, Cornute, sinu.
Alors commença cette éducation morale, cette direction spirituelle dont nous avons parlé. Le jeune homme donne au maître non son esprit à former, mais ses passions à dompter ; il est entre ses mains comme l’argile sous les doigts du sculpteur.
« Une règle invisible, délicatement appliquée, redresse mes travers L’homme passionné en moi se soumet à la raison et travaille à se vaincre lui-même ; mon âme prend des formes plus pures sous les mains de l’artiste. Avec vous, je m’en souviens, je passais des journées entières, avec vous je donnais au dîner la première heure de la nuit. Travail, repos, tout était commun entre nous, également réglé, et c’était un modeste repas que celui qui égayait nos graves pensées. Le ciel, n’en doutez pas, a voulu enchaîner par des rapports constans ma vie avec la vôtre. »
Tecum etenim longos memini consumere soles,
Et tecum primas epulls decerpere noctes.
Unum opus, et requiem pariter disponimus ambo,
Atque verecunda laxamus séria mensa.
Nous aimons à citer ces vers, non-seulement parce qu’ils peignent avec vérité un intérieur domestique et les mœurs philosophiques de Rome, mais encore parce qu’ils ont une certaine grâce facile qui n’est pas ordinaire dans les satires de Perse. Après un premier effort pour témoigner toute sa reconnaissance, pour trouver des expressions rares capables de rendre des sentimens rares aussi, ses vers coulent de source avec une simplicité lucide. La pureté ingénue des sentimens y rayonne et leur donne une sorte de transparence, et, comme il arrive souvent en poésie, les pensées qui font le plus honneur à l’âme honnête de Perse sont de celles aussi qui font le plus honneur à son talent.
Cornutus a dû contribuer à faire un satirique de cet innocent jeune homme, que son ignorance de la vie, son éloignement du monde, semblaient destiner à d’autres occupations poétiques. Ce maître si grave et si doux dans l’intimité paraît avoir eu la parole mordante, et on peut le soupçonner d’avoir fait lui-même, sous une forme ou une autre, des satires. Perse lui dit quelque part : « Vous êtes savant dans l’art malin qui fait pâlir le vice et perce la sottise des traits d’un innocent badinage. »
……………. Pallentes radere mores
Doctos et ingenuo culpam defigerc ludo.
À la fois stoïcien et philosophe prêcheur, c’est plus qu’il n’en fallait
à Cornutus pour avoir le goût et le talent de la satire. On ne prêche
pas sur la morale sans peindre les mœurs, sans trouver un certain
plaisir à piquer le vice ou la sottise, et plus d’un prédicateur chrétien même a eu besoin de toute sa vertu pour ne pas céder à la tentation de mépriser trop ouvertement les hommes ; mais le stoïcien. qui n’était pas retenu par la charité, qui faisait profession d’être
libre et rude dans son langage, pouvait se livrer sans scrupule à ce
dédain, et assaisonnait volontiers ses sermons de railleries. Bien
plus, une certaine impertinence était le ton convenu de l’école et
comme la prérogative de la philosophie. On ne paraissait pas assez
vertueux, si on n’était un peu insolent. C’est ce que prouva Cornutus le jour où il fit gratuitement une injure à Néron. Le prince métromane, ayant formé le projet d’écrire en vers toute l’histoire de
Rome, crut sans doute faire honneur au savant Cornutus en l’appelant à une sorte de conseil privé où l’on discuta sur le nombre de
livres qu’il convenait de consacrer à un si grand sujet. Quelques
familiers du prince ayant prétendu que quatre cents livres n’étaient
pas de trop, Cornutus se récria, disant avec raison que personne ne
lirait une œuvre de cette étendue. « Mais, lui fut-il objecté, votre
Chrysippe en a composé bien plus. — Cela est vrai, répliqua Cornutus; mais les livres de Chrysippe sont utiles à l’humanité. » Néron offensé l’exila. Voilà un trait qui fait connaître Cornutus et la
plupart des stoïciens. Ce n’était pas assez pour eux de braver le
siècle par leur air, leur costume, la liberté morale de leur langage;
ils tenaient encore à blesser les hommes et les puissans. La vertu
leur semblait molle, si elle ne faisait sentir ses aspérités : ridicule
véritable de la secte, que Tacite lui-même a blâmé, qu’il ne faut
pas condamner trop sévèrement, parce qu’elle l’a payé assez cher
sous les empereurs, ridicule éternel d’ailleurs dans toutes les sectes
austères, dont de pieuses âmes aujourd’hui encore ne savent pas
toujours se défendre, par cette fausse idée que la foi n’agit pas si
elle ne heurte, que l’orgueil sied à la vérité, que l’insolence est le
grand air de la vertu, la modestie un lâche abandon des principes,
et la condescendance persuasive une faiblesse mondaine.
Autour de ce savant homme, qui fut un grand homme peut-être ou qui parut tel à ses contemporains, se groupaient un certain nombre de jeunes gens distingués, de bonne heure arrivés à la renommée ou à la gloire, qui étaient unis à leur maître et entre eux par une sorte d’amitié philosophique. On cite deux étrangers, deux Grecs, Pétronius Aristocrates et Claudius Agathémère, dont on ne sait rien, si ce n’est que ce dernier était médecin, que tous deux étaient aussi remarquables par leur science que par leur vertu, doctissimos et sanctissimos viros, jeunes hommes du même âge que Perse, que le poète admirait, dit-on, en tâchant de leur ressembler. Sans être des philosophes de profession, peut-être étaient-ils des gens du monde, comme on en voyait beaucoup alors, qui prêchaient la morale avec enthousiasme et avec toute l’âpreté stoïque, acriter philosophantium. Ils paraissent avoir été de ces hommes de bonne volonté qui se faisaient un devoir et une gloire d’attaquer les mœurs en tous lieux, dans les conversations du monde, de ces sermonneurs officieux et obstinés, comme les voulait Sénèque, et qu’il encourageait en leur disant : « Ne laissez pas de trêve aux passions d’autrui, revenez sans cesse à la charge, et si l’on vous dit : Jusques à quand déclamerez-vous? répondez : Jusques à quand resterez-vous dans le mal? » On croit entendre Bossuet s’écriant : « Que tout le monde prêche dans sa famille, parmi ses amis, dans les conversations. » Sermonner était devenu une véritable manie à cette époque, l’éloquence ne trouvant plus guère d’autre carrière que la morale. Le devoir philosophique commandait de passer même par-dessus les règles de la discrétion et de la civilité dans cette propagande morale dont certains livres de Sénèque nous donnent à la fois la théorie et la pratique, les préceptes délicats et les plus illustres exemples. On est tenté de comparer à une société de puritains ce groupe de philosophes, de prêcheurs, de mécontens qui condamnent le siècle, et dont Cornutus, l’auteur d’un ouvrage sur la nature des dieux, est le docteur et pour ainsi dire le théologien.
D’autres esprits d’un caractère un peu différent, plus hommes de lettres que philosophes, devaient mêler à ces graves conversations de sages l’intérêt plus doux des entretiens littéraires. La maison était fréquentée par des poètes, entre autres par Cæsius Bassus, qui fut, au jugement de Quintilien, le plus grand poète lyrique de Rome depuis Horace, l’ami d’enfance de Perse, et qui, après la mort prématurée du satirique, demanda à Cornutus et obtint l’honneur de publier les œuvres du défunt. C’était à Rome un honneur en effet et un devoir pieux de se faire, après la mort d’un ami, l’éditeur de ses livres. Là paraissait aussi Lucain, qui venait entendre Cornutus, non pas sans doute pour recueillir des leçons de philosophie exacte, ni pour s’exercer aux sévères renoncemens du stoïcisme, mais vraisemblablement pour profiter d’un enseignement littéraire et entendre des vers, car ce sage si écouté était en même temps un grammairien commentateur de Virgile, de plus un poète composant des satires et peut-être des tragédies. Une certaine espèce de tragédies était alors à la mode, pièces destinées à la lecture, dont celles de Sénèque peuvent nous donner l’idée, où l’on entassait les préceptes de l’école en vers sentencieux, où, sous le nom de personnages fabuleux, de Médée, de Thyeste, on trouvait l’occasion de faire la leçon aux princes et aux contemporains, qui étaient lues dans les cercles choisis des frondeurs politiques, et dont les graves et dogmatiques malices, colportées avec empressement, faisaient en un jour le tour de la ville. Nous savons que Perse et Lucain s’étaient également exercés dans ce genre à l’exemple de Cornutus. On peut se figurer le ton plein de gravité et de complaisance réciproque qui devait régner dans cette réunion d’élégans esprits appartenant à la même secte et au même parti politique. Le bouillant Lucain, avec l’hyperbole ordinaire de son langage, la première fois qu’il entendit la lecture d’un ouvrage de Perse, poussa des cris d’admiration : « Voilà de la vraie poésie ! Mes vers, à moi, ne sont en comparaison que bagatelles! » On reconnaît là l’intempérance de Lucain et la violence de ses premiers mouvemens dans l’admiration ou dans la haine. Perse et Lucain ont-ils été bien unis? On en peut douter. La solidité morale du satirique devait juger sévèrement la fougue inconstante et les déplaisantes contradictions de l’auteur de la Pharsale. Sans doute Lucain a pris plaisir dans son poème à se montrer stoïcien, il exalte les héros de la république, il fait sonner haut le mot de liberté; mais ce républicain d’imagination flattait Néron, et, dans le même ouvrage où il glorifiait avec une fierté sans mesure Caton et tous les soldats de la liberté, il adressait des vers adulateurs au tyran jusqu’au moment où, blessé dans son amour-propre de poète par le prince, son rival en poésie, il fit contre lui des vers satiriques qu’il paya de sa vie. Lucain paraît avoir été un mondain entraîné par Sénèque à la cour, dont l’imagination mobile flottait entre tous les extrêmes, à la fois courtisan et déclamateur stoïque, enthousiaste inconsistant, couvrant sa faiblesse de jactance espagnole, qui vécut, comme il écrivait, avec emphase, qui garda cette inconséquence jusque dans sa mort, et, après avoir lâchement dénoncé sa mère pour se sauver lui-même, revint à de meilleurs sentimens, récita à ses derniers momens des vers vaillans de son poème, et crut peut-être mourir en héros pour s’être enivré une dernière fois d’héroïsme épique.
Ce fut pour des raisons analogues, on peut le croire, que Perse se tint sur la réserve avec Sénèque. Il le connut assez tard, dit le biographe, et ne se laissa pas prendre aux charmes de son esprit. On conçoit que Perse ne se soit pas livré à ce stoïcien homme de cour, à la fois philosophe et ministre de Néron, et qui pouvait, aux yeux des hommes sévères, passer pour un transfuge. Sa vie, son esprit, son style, devaient également déplaire aux rigoureux adeptes du stoïcisme et à l’intégrité doctrinale de Perse. Les concessions faites par Sénèque aux nécessités de la politique et aux modes littéraires paraissaient être autant de démentis à sa doctrine. Comme ministre, il trahissait les principes; comme philosophe, il donnait la main à toutes les écoles; comme écrivain, sa manière facile et brillante et sa riche abondance s’éloignaient de la raide concision recommandée par la secte. Jusque dans le style, Sénèque était pour les gens rigides un esprit corrompu, et un corrupteur d’autant plus condamné que ses exemples étaient contagieux et que presque personne n’avait la force de résister à l’attrait de cette éloquence nouvelle. Nous savons d’ailleurs que Sénèque était sévèrement jugé par les philosophes et les mécontens politiques, et plus d’une fois dans ses ouvrages il s’est défendu à mots couverts, sentant le besoin de faire son apologie et de répondre aux murmures de l’opinion stoïcienne.
Parmi ces esprits d’élite et ces nobles caractères qui entouraient Perse, il faut enfin nommer le plus grand de tous, Thraséas, qui avait pour le jeune poète, son proche parent, une amitié toute particulière. Perse a vécu dix ans dans la familiarité de ce grand homme, et l’accompagnait partout, même dans ses voyages. Tandis que Cornutus a été le théoricien et pour ainsi dire le docteur de cette illustre compagnie, Thraséas en a été le politique militant. Si Thraséas n’était pas si connu, si son nom seul ne parlait pas assez haut, on serait en peine de trouver des paroles qui répondissent à l’admiration qu’inspire ce personnage, dont on a essayé, dans ces dernières années, de rabaisser le caractère en un savant ouvrage que nous épargnons en ne le désignant pas, comme s’il pouvait importer à quelqu’un d’avilir celui à qui Tacite a donné cette louange qu’il était la vertu même! Pour moi, je préfère Thraséas à Caton, qu’il avait pris pour modèle, et je le considère comme le plus bel exemplaire du stoïcisme raisonnable. Je ne sais ce qu’on peut reprocher à ce héros sans jactance, aussi doux que ferme, qui craignait, disait-il lui-même, de trop haïr le vice de peur de haïr les hommes, qui garda une bonne grâce tranquille et de la mansuétude dans des luttes où sa tête était en jeu, qui, sans jamais se soumettre à rien qui pût être réprouvé par sa conscience, n’exposa jamais non plus inutilement sa vie, la ménageant pour le bien public, et, sans faire au pouvoir une opposition jalouse ou tracassière, ni rechercher, comme les autres stoïciens, la popularité de l’impertinence, sut repousser au sénat toutes les mesures injustes, cruelles ou malséantes par son vote ou par son silence, car telle était l’estime qu’il inspirait que tout l’empire tenait les yeux fixés sur lui, qu’on recueillait non-seulement ses paroles, mais, si l’on ose dire, son silence, et que les provinces lointaines s’occupaient de ce que Thraséas n’avait pas fait. Néron lui-même était désarmé par ce paisible courage et rendait hommage à l’intégrité de cet homme, dont il aurait voulu, disait-il, être l’ami, et qu’il respecta jusqu’au moment où, fou de terreur après le meurtre de sa mère Agrippine, il ne put plus supporter le regard de cette conscience incorruptible, ni l’importune vertu de ce sénateur qui, seul, ne voulut pas s’associer par sa présence à l’apologie du parricide, et, pendant la lecture de la lettre de Néron, sortit du sénat. Sa mort, qu’on ne relit jamais dans Tacite sans une émotion nouvelle, est une des plus belles de l’antiquité. Cette dernière promenade dans ses jardins avec ces hommes et ces nobles dames qui s’empressent autour d’un proscrit aimé, cet entretien solitaire avec un philosophe sur l’immortalité de l’âme, sa prière aux assistans de se retirer pour ne pas partager son sort, ses supplications à sa femme qui veut mourir avec lui et qu’il conjure de se conserver pour leur fille, sa joie en apprenant que son gendre n’est pas condamné avec lui, les mâles et paternelles paroles qu’il adresse au jeune questeur lui-même chargé de surveiller sa mort, l’incomparable beauté de son exclamation suprême quand, regardant couler le sang de ses bras, il s’écrie : « Faisons cette libation à Jupiter Libérateur ! » tant de grandeur simple dans la mort comme dans la vie laisse à peine comprendre comment il s’est rencontré un écrivain honnête pour décréditer cet homme magnanime, qui, après avoir montré toujours une fermeté bienséante et discrète, a porté sa simplicité et sa douceur jusque dans l’appareil usité d’un trépas stoïcien.
On se figure aisément quelle a été l’influence de Thraséas sur Perse. Une familiarité intime de dix ans avec un si grand caractère a dû élever le cœur du poète, ou du moins le retenir sur les hauteurs où l’avait déjà placé la fière doctrine de Cornutus. Il n’est pas souvent donné à un jeune homme généreux, épris d’études morales, de voir à ses côtés, dans sa famille, le modèle des vertus recommandées par la philosophie. Et combien ne doit-on pas s’attacher à une doctrine sublime quand on peut s’entretenir tous les jours avec l’homme qui dans sa vie en représente les principes ! Je sais bien que la sombre ardeur de Perse, sa poétique raideur, ne ressemblent pas à la tranquille et naturelle intrépidité de Thraséas; mais l’un était un jeune homme enivré de fortes maximes, un solitaire échauffé par l’étude, l’autre un homme mûri par l’expérience, mêlé aux affaires et sachant se plier aux nécessités de la vie et de la politique. Pour moi, quand je lis certains beaux vers de Perse, je me figure volontiers qu’ils ont été inspirés par la vue de Thraséas. Qu’on nous laisse le plaisir de croire que le poète pense à lui lorsqu’il s’écrie : « Puissant maître des dieux, pour punir les tyrans, montre-leur la vertu, et qu’ils sèchent de regret de l’avoir abandonnée. »
Virtutem videant intabescantque relicta.
Vers admirable d’énergique concision, où l’on croit voir Néron en présence de Thraséas. Quoi qu’il en soit de ces conjectures qu’on pourrait multiplier, les vers de Perse prennent un intérêt nouveau quand on songe qu’ils ont été écrits sous les yeux de ce touchant personnage, qu’il les a sans doute approuvés, et qu’ils ont peut-être remué ce grand cœur.
On risquerait de ne pas bien comprendre le caractère de Perse et de ses écrits, si nous négligions de parler des femmes qui l’ont entouré de leur sollicitude, à laquelle le poète répondait, dit la notice, par une tendresse exemplaire. On a vanté l’amour qu’il avait pour sa mère, pour sa sœur, pour sa tante. La douceur de ses mœurs d’ailleurs et sa modestie virginale donnent à penser que son âme a dû beaucoup à la société de ces nobles femmes, d’autant plus que la chétive santé de ce bel adolescent de grande espérance rendait plus empressées autour de lui toutes ces mains diversement maternelles; mais là encore, dans cette élégante et plus douce compagnie de matrones. Perse retrouvait les souvenirs, les traditions, les vertus du stoïcisme. Il a pu connaître dans son enfance une de ses parentes qui avait donné le plus étonnant exemple de ce courage viril que les Romains estimaient avant tout dans les femmes. Elle était en effet de la famille, cette Arria, qui, pour encourager son mari Pætus à se soustraire au supplice par une mort courageuse, se frappa d’abord elle-même, et mourante, tirant de son sein le poignard tout sanglant, le présenta à son mari avec ces paroles immortelles : « Tiens, mon cher Pætus, cela ne fait pas de mal. » Ce trait d’héroïsme stoïque, cité, dit Pline, dans tout l’univers, célébré par Perse encore enfant dans ses premiers vers, aujourd’hui perdus, était le plus beau titre de gloire de cette famille, et devait être pour toutes les femmes de cette maison patricienne comme un modèle proposé à leur émulation. Nous pouvons juger de leurs sentimens par ceux d’une de ces matrones, cousine de Perse, de la seconde Arria, digne fille de la première, qui, malgré les prières de son mari Thraséas, voulut mourir avec lui, et, comme lui, se fit ouvrir les veines. N’est-il pas permis de supposer que ce sont les femmes de la famille de Perse qui, comme nous l’avons dit, se pressent autour de Thraséas condamné et font cortège à son infortune? Il ne faut pas oublier qu’à cette époque les matrones se faisaient quelquefois instruire dans le stoïcisme, que dans ces temps de périls la plus grande gloire pour elles était de ressembler aux hommes, de braver par leurs discours et leur conduite la corruption et la tyrannie du jour. Depuis que sous le règne de Claude, par un affranchissement subit, par une horrible nouveauté pour des Romains, les femmes, qui sous la république vivaient dans l’obscurité et la dépendance, s’élevèrent tout à coup, les unes par l’audace et le génie du crime, comme Agrippine, les autres, comme Messaline, par la fureur inouïe de leurs déportemens; quand elles devinrent une puissance, jouèrent un rôle politique, se mêlèrent aux intrigues du palais, et, dans la première ivresse de leur émancipation, prirent plaisir à violer non-seulement les lois de la vertu, mais les règles de la pudeur, alors, par une réaction naturelle, parurent des femmes honnêtes, étalant leur vertu comme d’autres étalaient leur indécence, demandant à la philosophie, avec des principes solides, des maximes agressives, empruntant aux hommes leur parole sentencieuse et brève, leur langage intrépide, et capables d’ailleurs d’égaler et de surpasser souvent leur héroïsme : vaillantes femmes, dont la force n’était pas toujours dépourvue de grâce, qui voulaient en mourant s’associer à la gloire de leurs époux, comme les femmes de Pætus, de Thraséas, de Sénèque, dont la fidélité et la mâle constance étaient ensuite proposées en exemple, et que, par une sorte de canonisation profane, l’admiration universelle mettait au rang des femmes stoïques. Perse n’a jamais vécu éloigné de ce cercle de graves matrones, composé de sa mère, de sa sœur, de sa tante et de ses admirables cousines. Il a trouvé un abri pour sa candeur, un encouragement pour sa jeune vertu dans cette société pudique et sévère où régnait le souvenir de la première Arria, et qui s’armait d’avance de courage contre des périls à venir et faciles à prévoir. Il a pu s’entretenir souvent avec la seconde Arria, qui se montra la digne fille de sa mère ; il a contribué sans doute à former l’esprit de la jeune Fannia, fille de Thraséas, celle qui devint la femme d’Helvidius, et qui donna plus tard pour la troisième fois dans cette famille l’exemple du même dévouement conjugal. Ainsi le poète a trouvé autour de lui le stoïcisme sous toutes les formes, dans les doctes entretiens avec des philosophes, ses maîtres et ses amis, dans les conversations familières avec des politiques tels que Thraséas, et jusque sur le visage aimable de ces futures héroïnes[1].
On peut appliquer à toute cette famille ces mots de Tacite parlant de l’un de ses membres, d’Helvidius : « Il suivait les maximes de ces philosophes qui ne reconnaissent d’autre bien que la vertu, d’autre mal que le vice, et qui ne comptent la puissance, l’éclat du rang et tout ce qui est hors de l’âme ni pour un bien, ni pour un mal. Opiniâtre dans l’honnête, inaccessible à la crainte, on ne pouvait lui reprocher peut-être qu’une passion, la dernière dont se dépouille le sage, l’amour de la gloire. Recti pervicax, constans adversus metus, erant quibus appetentior famœ videretur, quando etiam sapientibus cupido gloriœ novissima exuitur. » Ces mécontens à principes inflexibles et de vertu rigide, dirigés par un esprit dogmatique, stoïciens de doctrine et de conduite, patriciens frondeurs, philosophes contempteurs du siècle, femmes courageuses prêtes, comme les hommes, à tout braver, forment un foyer d’opposition politique, morale et presque religieuse, et l’on est tenté de comparer de loin à une compagnie de jansénistes ce groupe sévère, espèce de Port-Royal romain résistant aux mœurs, aux exemples, aux entreprises d’une cour. Nous n’avons pas besoin de relever les différences. La tyrannie sous Néron est plus violente et plus insensée, le danger plus terrible, la résistance plus farouche, plus altière dans son mépris républicain pour les puissances et les hommes du jour. Qu’on se représente maintenant Perse élevé dans cette société intrépide, n’en étant jamais sorti, jeune, beau, choyé pour ses talens, aimé pour la douceur de ses mœurs, valétudinaire, entouré de ces nobles femmes de sa famille auxquelles il est tendrement attaché, retenu loin des vices par sa faible santé et sa modestie, et l’on verra quelle pouvait être la satire de cet honnête et sédentaire jeune homme sans expérience. Il répétera avec foi les maximes de ses amis, et pour ainsi dire le catéchisme stoïcien; il aura la rigueur, la tristesse, la raideur d’un solitaire; il se plaira aux demi-allusions que l’on ne peut guère comprendre que dans son cercle, il parlera avec l’exagération vertueuse et l’innocence hardie d’un adepte, d’un néophyte qui contemple et juge la vie du fond d’un cloître stoïcien.
Les satires de Perse, que nous allons maintenant parcourir, lues et applaudies dans cette société unie par la communauté des principes, prennent un intérêt tout nouveau quand on les considère, non pas comme les exercices poétiques d’un auteur laborieux, mais comme les professions de foi d’une généreuse famille. Sans doute, à voir d’abord les caractères extérieurs de cette poésie érudite, émaillée de souvenirs classiques, où l’imitation est trop apparente et souvent tient même à se montrer, on peut être tenté de croire que le poète n’a puisé son inspiration que dans les livres : ses satires en effet sentent l’étude et l’école, trahissent un jeune homme qui demeura toujours entre les mains d’un maître, dont l’esprit était asservi à des dogmes, et qui mourut d’ailleurs avant l’âge où le génie s’affranchit de l’imitation, entre en possession de lui-même et ne se laisse plus obséder par les réminiscences; mais il est difficile de croire que ces vers quelquefois si frémissans ne soient que les exercices d’un écolier studieux, qu’ils ne sont pas sortis de l’âme, — qu’ils ne furent point l’expression vivante des sentimens personnels du poète et de plus l’écho des graves entretiens de cette élite que nous venons de faire connaître et à laquelle ces fières sentences étaient adressées, car le livre ne fut pas composé pour le public et ne parut au grand jour qu’après la mort du poète. Qu’on nous permette donc de supposer que les sentences satiriques de Perse sont le fruit de son éducation domestique, les maximes de sa famille, le formulaire de sa religion, de sa morale et de sa politique. Ces déclarations de principes austères, cette censure chagrine des ridicules du jour, ce hautain mépris des gens à la mode ou en faveur, ces obscurs sarcasmes contre les princes et leurs satellites, tous ces sujets ordinaires de conversation entre patriciens philosophes sont venus se condenser dans les satires mystérieuses de Perse, et nous présentent, avec les sentimens particuliers du poète, les étonnemens, les révoltes, les chuchotemens et les malices de toute une illustre compagnie.
Si nous tenons à connaître d’abord les idées religieuses qui avaient cours parmi les adeptes du stoïcisme, la deuxième satire, qui roule tout entière sur la religion, va nous montrer comment, à cette époque, les hommes les plus honnêtes et les plus éclairés comprenaient le culte qu’il faut rendre aux dieux et les prières qu’on doit leur adresser. Le poète, passant en revue les principales folies pieuses de ses contemporains, flétrit le ridicule odieux de ces prières par lesquelles on demande au ciel la satisfaction de désirs criminels; il se moque de ces naïfs dévots qui s’imaginent que de vaines cérémonies couvrent ou rachètent la perversité du cœur; il fait voir combien ces vœux sont insensés, honteux, inefficaces, injurieux pour la Divinité ; en un mot, il veut substituer aux pratiques extérieures et hypocrites de la superstition un culte tout intérieur et moral. C’était là un sujet traité par les sages de tous les temps et qui a dû être de bonne heure une des préoccupations les plus légitimes de la philosophie. Le paganisme en effet, tel que le peuple surtout le comprenait, était une religion toute grossière, sans morale et souvent contraire à la morale; les sacrifices n’étaient offerts que par la peur ou par la convoitise, pour acheter en quelque sorte la faveur divine et pour obtenir des biens matériels; de viles prières n’exprimant que des vœux intéressés ou coupables tentaient de faire des dieux les complices complaisans des hommes, Aussi voit-on que les plus grands philosophes ont fait effort pour épurer la religion et pour la rendre plus digne de la Divinité et de la conscience humaine. Pythagore, Socrate, Platon, Zénon, Épicure, tous les chefs d’école, entreprennent tour à tour de corriger ce culte extérieur ou de le supprimer. Chez les Romains, Cicéron et Sénèque répandent et popularisent ces hautes idées de la philosophie grecque. Les stoïciens surtout, dont le panthéisme métaphysique pouvait se passer de religion positive, faisaient profession de mépriser les pratiques du culte et les sacrifices. La raison humaine s’élevait de tous côtés et depuis longtemps contre une religion corruptrice qui permettait à l’homme de se croire pieux alors qu’il n’était pas honnête et de s’acquitter envers les dieux avec des cérémonies minutieusement observées. Aussi au moment même où la foi chrétienne, enfermée dans les catacombes, travaillait à extirper des cœurs ce paganisme dépravant, en haut, à la lumière du jour, dans une opulente demeure, dans une autre communauté de belles âmes, la raison profane faisait entendre les mêmes protestations, et sur ce point se rencontrait, sans le savoir, avec les nouveaux enseignemens religieux du christianisme.
Cette satire, à laquelle on pourrait donner pour titre la Prière, montre tout le mépris des stoïciens pour la dévotion païenne. Le poète n’attaque pas seulement les pieuses coutumes du peuple ignorant, qui ne mériteraient point les honneurs d’une pareille sortie ; il prend soin de nous informer qu’il s’agit ici des grands, des puissans du jour, qui demandent aux dieux avec une horrible naïveté l’accomplissement des plus vils désirs. A cette époque d’abominable corruption, le beau monde était encore dévot, et faisait de sa dévotion un commerce lucratif avec le ciel. On lui offrait des sacrifices comme on essaie de corrompre un avide usurier, selon le mot de Platon ; on lui adressait de cupides prières à voix basse, pour n’être pas entendu des hommes ! Dans une religion formaliste, où la prière n’était pas une effusion du cœur, un hommage gratuit, mais une négociation de sordide intérêt, on priait en secret, non pour dérober humblement sa piété à tous les regards, mais pour cacher de honteuses sollicitations. On allait jusqu’à gagner le gardien du temple qui vendait la permission d’approcher de l’oreille du simulacre divin, ce qui faisait dire au contemporain Sénèque : « Aujourd’hui quelle est la folie des hommes ? Ils murmurent à voix basse des vœux infâmes à l’oreille des dieux. Dès qu’on les écoute, ils se taisent. Ils n’oseraient dire aux hommes ce qu’ils disent aux dieux ! » On comprend que, dans une pareille religion, des philosophes, Pythagore par exemple, voulussent que la prière fût toujours dite à haute voix, et qu’ils missent ainsi la dévotion qui était suspecte sous la surveillance de l’honnêteté publique. « On embarrasserait bien nos gens, dit Perse à son tour, si on les obligeait à publier leurs vœux, aperto vivere voto. »
Perse nous met sous les yeux un de ces grands seigneurs hypocrites, faux philosophes, qui demande tout haut, et en apparence, les biens de l’âme avec les formules consacrées de la philosophie, mais qui au fond de son cœur, et d’une voix inintelligible, ne forme que des vœux ignobles. « Sagesse, honneur, vertu, voilà ce qu’on demande tout haut, pour être entendu du voisin; mais voici la prière qu’on fait en dedans et qu’on murmure entre ses lèvres : « Oh! s’il m’était donné de voir le magnifique convoi funèbre de mon oncle!... Si mon pupille, dont je suis le plus proche héritier, et que je serre de près, pouvait recevoir son congé! Car enfin ce serait un bonheur pour lui : il a des ulcères, la bile l’étouffé et le ronge... » Eh bien! c’est pour faire de pareils vœux, pour les faire bien dévotement, que vous allez le matin plonger la tête dans le Tibre deux fois, trois fois, et purifier vos nuits dans l’eau courante. » Perse, là-dessus, interpelle ce pieux personnage : «Ah çà! dites-moi donc un peu, pour qui prenez-vous Jupiter?» Ces vers sont pleins de force et d’esprit, mais d’un esprit qu’il faut souvent un peu chercher. N’est-ce pas une chose bien observée que le ton doux et charitable de ces vœux meurtriers? Le bonhomme désire la mort de ses parens, mais pour leur bien. On aura la délicatesse de faire à l’oncle de belles funérailles! Ce pauvre pupille, chétif qu’il est, sera plus heureux quand la mort l’aura délivré de sa maladie! Tartufe n’eût pas mieux dit, lui qui sait si bien
... Rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de son intention.
Cette polémique religieuse de Perse a de la portée, et n’est pas seulement un jeu d’esprit poétique : ce sont les principes d’une haute
philosophie, d’une morale pure, opposés aux pratiques niaisement
criminelles de la dévotion païenne. Ainsi parlaient Socrate et les
chefs des grandes écoles que nous citerions volontiers ici, s’il ne valait mieux montrer, pour faire honneur à Perse, que ces beaux vers
ont encore le mérite de devancer les enseignemens de nos orateurs
sacrés. Bourdaloue ne semble-t-il pas avoir présente à l’esprit cette
satire de Perse, quand il dit : « Un des désordres des païens, si
nous en croyons les païens eux-mêmes, c’était de recourir à leurs
dieux et de leur demander, quoi? ce qu’ils n’auraient pas eu le
front de demander à un homme de bien... Cela nous semble énorme,
insensé; mais en les condamnant n’est-ce pas nous-mêmes que
nous condamnons? » Fénelon dira : « Ne prétendez pas rendre Dieu
le protecteur de votre ambition, mais l’exécuteur de vos bons désirs. » Qu’on nous permette de faire un rapprochement plus singulier et plus curieux de Perse avec Bossuet, dont la brusquerie sublime et la familiarité hardie savent donner quelquefois à une sainte éloquence les allures de la satire. N’est-il pas en effet un grand satirique, Bossuet, quand il fait entendre les prières intéressées des faux dévots? Admirable dialogue entre l’hypocrite, qui cherche à
circonvenir Dieu même par de doucereuses paroles, el Dieu, qui repousse ses indignes prières. « Que vous seriez un grand et aimable
Sauveur, si vous vouliez me sauver de la pauvreté! — Combien
lui disent en secret : Que je puisse contenter ma passion! — Je ne
le veux pas! — Que je puisse seulement venger cette injure! — Je
vous le défends! — Le bien de cet homme m’accommoderait. —
N’y touchez pas, ou vous êtes perdu! — Mon Sauveur, que vous
êtes rude! » Voilà le personnage de Perse : il a changé de religion,
mais il est resté le même. Ses demandes, ses plaintes discrètes,
telles qu’elles sont exprimées par Bossuet, sa déconvenue, vous paraîtraient même plaisantes et feraient sourire, si l’éloquence impérieuse de la réponse divine ne vous rappelait à de plus graves sentimens.
Après avoir confondu l’hypocrite, le poète libre penseur raille une autre espèce de superstition, celle de ces bonnes gens qui, en accomplissant toute sorte de cérémonies minutieuses et vaines, demandent au ciel, par exemple, de préserver leur enfant du mauvais œil et de lui accorder la richesse, le succès en amour, d’impossibles prospérités, .en un mot toutes les faveurs. Perse change de ton et se relâche de ses rigueurs pour décrire de si innocentes folies; dans des vers pleins de grâce, d’une grâce toujours austère et concise, il nous découvre un intérieur romain et nous fait assister à une scène domestique ridicule et touchante dans sa naïveté. — « Voyez-vous cette grand’mère ou cette tante craignant les dieux! elle tire l’enfant du berceau, promène le doigt du milieu sur son front et sur ses petites lèvres humides, pour le purifier avec la salive lustrale. Elle est si sûre que c’est là le moyen de le préserver des mauvais regards ! Cela fait, elle le secoue un peu dans ses mains, certaine que cet enfant, maigre et chétive espérance de la famille, va être, grâce à son humble prière, envoyé en possession des domaines de Licinius et des palais de Crassus. Que le roi, s’écrie-t-elle, que la reine le désirent pour gendre! que les jeunes filles se l’arrachent un jour! que, partout où il mettra les pieds, il naisse des roses! Pour moi, ce n’est pas une nourrice que je chargerais de faire des vœux. Ne l’écoute point, Jupiter, quand même elle t’adresserait ces prières tout de blanc habillée. » Le poète stoïcien, fidèle à sa doctrine, n’admet que les prières qui ont pour objet les biens de l’âme, les seuls biens qu’on ne se repentira jamais d’avoir demandés. Quant aux avantages extérieurs et matériels que les nourrices, les femmes et les grands parens ne manquent jamais de comprendre dans leurs vœux à la naissance d’un enfant, ils peuvent devenir précisément une cause de malheur. Dans les sociétés antiques surtout, la richesse, les honneurs, la beauté, amenaient souvent à leur suite bien des catastrophes, ainsi que Juvénal s’est donné la peine de le prouver dans sa dixième satire par de nombreux exemples tirés de l’histoire romaine. Ces sortes de prières peuvent être pernicieuses, disaient les philosophes; la prière exige beaucoup de prudence : il n’y a rien de plus fou que de demander étourdiment aux dieux des maux en pensant leur demander des biens et de chanter la palinodie un moment après. La prière en effet, chez les païens, établissant entre l’homme et les dieux une sorte de contrat que ceux-ci étaient censés exécuter à la lettre, il fallait bien peser ses paroles de peur de solliciter une chose qui pourrait être nuisible. Aussi les philosophes admiraient-ils la courte et vague prière des Lacédémomens, qui, sans rien préciser, demandaient simplement l’honnête avec l’utile. On vantait beaucoup encore cette autre prière, véritable chef-d’œuvre d’un poète inconnu : «Puissant Jupiter, donne-nous les biens soit que nous les demandions, soit que nous ne les demandions pas, et éloigne de nous les maux, quand même nous les demanderions. » Prière plaisante pour nous, à ne considérer que la méticuleuse prudence des termes, mais admirable pourtant par la confiance qu’elle exprime en la Providence divine ! Tout cela fait comprendre pourquoi Perse se moque de ces vœux grossiers qui renferment un danger. S’il s’amuse à dévoiler sur ce point les pièges de la religion, c’est pour engager les hommes à élever leur pensée vers des biens plus nobles, à n’entretenir le ciel que des besoins de l’âme. Sa raillerie n’est pas une fantaisie légère d’irréligion; elle est vive et accablante, tombant du haut d’une grande doctrine.
Toute cette polémique de la philosophie contre la superstition ne procède que par saillies et se découpe en quelques courts tableaux. S’il est des prières dangereuses, il en est aussi de bien embarrassantes pour les dieux. — « Voici un homme qui demande la santé, une vieillesse allègre, il n’y a rien de déraisonnable dans ses vœux; mais cet homme est un grand mangeur qui, par ses excès de table, compromet tous les jours cette santé qu’il veut obtenir. Les plats énormes et les grosses viandes farcies empêchent les dieux d’accomplir sa prière, et Jupiter n’y peut plus rien. » Autre exemple qui montre ce qu’il y a d’illogique, d’absurde dans certains sacrifices. — « Voyez ce paysan qui pour faire fortune immole un bœuf à Mercure, et la main dans le sang : Mercure, fais prospérer mon domaine, donne-moi du bétail, donne des petits aux mères! — Eh! comment le peut-il, imbécile! quand tu immoles toutes tes jeunes bêtes? — Qu’importe? il égorge, il égorge toujours; la prospérité va venir, le domaine s’étendre, le troupeau grossir. Cela vient, dit-il, cela vient... Cela vient si bien que, déconfit, désespéré, il s’écrie un jour en soupirant : Je n’ai plus qu’un écu dans ma bourse. » Perse va plus loin encore et ose condamner certaines dépenses inutiles du culte public. On sait, par exemple, que l’or pris sur les ennemis était porté au Capitole, consacré aux dieux et souvent destiné à embellir leurs images. Par cela que les hommes sont cupides, ils s’imaginent que les dieux le sont aussi; ils prêtent à la majesté divine leurs propres convoitises. Dans un beau mouvement d’éloquence qui rappelle certaines apostrophes de Bossuet, il s’écrie : « O âmes courbées vers la terre, étrangères aux choses du ciel! pourquoi porter ainsi dans les temples la bassesse de vos pensées et croire que les dieux seront flattés par ce qui flatte la corruption de la chair ? »
O curvæ in terras anim, et cœlestium inanes!
Quid juvat hos templis nostros immittere mores.
Et bona dis ex hac scelerata ducere pulpa.
Quel langage nouveau! quel singulier choix d’expressions qui seront
chrétiennes! Combien ces vers concis renferment de substance religieuse et morale! S’ils nous frappent encore aujourd’hui, ils devaient, dans leur nouveauté hardie, aller bien plus avant dans les
cœurs païens dignes de les comprendre. Le poète découvre de plus
en plus sa pensée, qui est de substituer à toutes les superstitions
ineptes et trompeuses du paganisme un culte tout moral. Qu’importent aux dieux les riches sacrifices? Ils n’ont que faire de notre
or; ni l’opulence, ni les titres, ni les prodigalités de la dévotion ne
les émeuvent en notre faveur. Il y a quelque chose de plus rare, de
plus agréable au ciel. « Que n’offrons-nous aux immortels ce que
ne pourra jamais leur offrir, dans ses plats magnifiques, la hideuse
postérité de l’illustre Messala? Une âme toute pénétrée des lois divines et humaines, la pureté jusque dans les derniers replis du
cœur, un caractère tout imprégné de vertu et d’honneur. Que j’apporte au temple une pareille offrande et je n’aurai besoin que d’un
simple gâteau pour faire agréer ma prière. »
Compositum jus, fasque animo, sanctos que recessus
Mentis, et incoctum generoso pectus honesto!...
Cette satire est un véritable sermon sur la prière, et pouvait passer
pour un excellent manuel de la piété païenne. La philosophie, dégagée de la superstition, est arrivée de progrès en progrès jusqu’aux
confins du christianisme. Ce sentiment si profond de la moralité religieuse chez un poète païen nous causerait plus de surprise, si ces
hautes pensées n’avaient été mises depuis, par la foi nouvelle, à la
portée de toutes les intelligences, et n’étaient devenues des vérités communes. Le plus pur esprit de la philosophie antique s’est concentré dans ces denses maximes qu’il faut relire plus d’une fois et
méditer, si on en veut recueillir toute la force. On sent aussi que le
poète les a tirées du plus profond de son cœur, qu’elles font partie
de lui-même. Un certain accent nouveau, la hardiesse des expressions, une brièveté cherchée, laissent voir qu’il s’efforce de faire
tenir toute son âme dans cette profession de foi morale et religieuse.
A beaucoup de ces vers, il ne manque que d’être plus lucides, plus
accessibles, pour devenir populaires et pour être cités parmi les plus
beaux de l’antiquité; mais l’obscurité n’est nulle part plus supportable que dans un pareil sujet : ce style d’oracle vous saisit dans
cette religieuse matière. Ce sont les ténèbres d’un bois sacré. Ce
que Sénèque disait de l’homme de bien, on peut le dire ici de Perse
et de sa conviction sincère : « Il y a un dieu en lui, quel dieu? je
l’ignore, mais il y a un dieu. »
Quis deus, incertum est, habitat deus.
Quant aux opinions purement morales de Perse, il serait superflu de les exposer en détail; ce sont les principes mêmes du stoïcisme que tout le monde connaît. Le disciple de Cornutus fait la guerre aux passions, à l’avarice, à la mollesse, à l’amour, à l’ambition. Sa pensée maîtresse est qu’il faut acquérir au plus tôt la liberté de l’âme, libertate opus est. Les idées en elles-mêmes n’offrent rien de bien rare et se retrouvent dans tous les livres stoïciens; mais une certaine conviction hautaine anime ces vers et les lance avec raideur contre les vices du jour. On croit y voir les mouvemens saccadés de l’impatience que le siècle importune, une sourde colère qui se contient tout en se montrant, et qui frémit d’autant plus qu’elle n’a pas le droit de tout dire. De là tant de traits courts ou tronqués, des allusions lointaines et des épigrammes contre les puissans, contre les princes, et, selon toute apparence, contre la jeunesse folle et débauchée de Néron. Le mécontentement politique respire partout dans ces sentences doctrinales. Ne croyez pas que ces vers ne soient que d’innocentes maximes détachées d’un cahier de philosophie; ce sont des protestations ardentes sous la forme de vérités générales, mais dont la malignité publique savait l’adresse. À cette époque, on aimait à prodiguer le stoïcisme, comme en d’autres temps on a fait abus de la Bible. Les vérités philosophiques ou religieuses ont été souvent des mots de ralliement et le langage convenu du mépris pour tout ce qui est à la mode, en faveur, au pouvoir. Un certain accent de tristesse, l’affectation même de l’obscurité, le mystère d’un langage incomplet, tout cela donnait à penser qu’on ne disait pas tout ce qu’on avait sur le cœur, et en ce sens la brièveté même semblait une malice. Ces vers à l’air morose ressemblent à ces stoïciens mécontens qui, sans faire d’opposition directe, se promenaient dans les rues de Rome, les cheveux ras, le sourcil haut, le visage chagrin, et qui n’avaient pas besoin de parler pour déclarer leur mécontentement. Les délateurs ne s’y trompaient pas et disaient: Voyez cet homme, c’est un ennemi de l’état! Cette morale d’école dans les satires de Perse, si on en comprend le ton, ne manque pas de courage. Le poète a l’air d’un combattant qui, sans frapper personne, menace tout le monde. Sa tristesse hostile a quelque chose de provoquant. En retournant sans cesse ces maximes déplaisantes aux puissances et qui peuvent être redoutables, il offense, il irrite, et s’il ne se sert pas toujours de ses armes pour blesser, il affecte de montrer à tous qu’il les tient à la main.
Nous ne parlons que de cette hostilité générale sans relever les traits qui sont peut-être des agressions directes ou détournées, mais dont le sens précis nous échappe, et dont il ne serait permis de parler qu’en les discutant. Ici nous ne pouvons qu’étudier l’âme du poète sans toucher à ce qui est incertain et en litige. Ce qu’on ne peut contester, c’est la foi de Perse dans le stoïcisme, c’est son enthousiasme moral qui éclate çà et là en admirables vers et qui sillonne d’éclairs l’obscurité ordinaire de ses ouvrages. Avec la candeur de la jeunesse et une sorte d’admiration fraîche pour les graves enseignemens qu’il a reçus, il voudrait les propager, et, tout agité encore par les paroles de son maître, il se charge de les répandre par la prédication poétique. « Venez, jeunes et vieux, venez apprendre de Cornutus quel est le but de la vie, et faire provision de route pour la misérable vieillesse. » L’indifférence publique pour la sagesse étonne son ingénuité ; il ne peut comprendre que les hommes négligent leur perfection intérieure et remettent au lendemain le soin de s’en occuper. Comme les sermonnaires chrétiens qui prêchent contre l’impénitence finale, il blâme cette éternelle attente et cette légèreté qui font toujours ajourner les bonnes résolutions. « Demain je m’y mettrai, dites-vous? — Demain ce sera comme aujourd’hui. — Est-ce trop demander? vous m’accorderez bien un jour, un seul? — Mais ce jour, quand il sera venu, ce lendemain sera perdu à son tour. Ainsi de jour en jour vos années s’écoulent, et vous avez toujours devant vous un lendemain. Vous courez après vous-même, comme la seconde roue d’un char court après la première sans l’atteindre jamais. » Que faut-il donc faire? Dépouiller le vieil homme, pelliculam veterem. N’allez pas croire qu’il suffise, pour acquérir la liberté intérieure, de refuser une fois par hasard l’obéissance à ses passions et de dire : J’ai brisé mes fers! Non, vos fers ne sont pas brisés. « Le chien qui lutte et se tourmente finit par rompre une maille et par s’échapper; mais il traîne après lui dans sa fuite un long bout de sa chaîne. » Alors, dans une vive apostrophe à la jeunesse romaine, il résume les plus grands principes du stoïcisme en quelques vers remarquables que saint Augustin admire et transcrit comme un abrégé de la morale. Les pères de l’église latine ont beaucoup lu Perse, ils le citent volontiers, et quelquefois, sans le citer, ils se servent de ses expressions, le poète ayant résumé avec bonheur les maximes du Portique qui paraissaient avoir plus d’un rapport avec les principes moraux du christianisme. Dans les premiers temps de l’église, les écrivains ecclésiastiques ne dédaignaient point la philosophie; ils se liguaient souvent avec elle, et saint Jérôme ne faisait pas difficulté de dire : « Les stoïciens sont presque toujours d’accord avec nos dogmes, stoici in plerisque nostro dogmati concordant. » L’illusion était naturelle, et quand on fit par exemple ces vers de Perse sans trop approfondir le sens stoïque de chaque mot, on croit lire des vers chrétiens : «Instruisez-vous, malheureux, étudiez les lois de la nature. Sachez ce que nous sommes et dans quel dessein nous avons été mis dans le monde, quel est l’ordre établi, comment dans la carrière de la vie il faut avec précaution tourner la borne et revenir au point de départ,... dans quelles limites on peut désirer, à quoi sert la monnaie reluisante, ce qu’on doit faire pour sa patrie et pour sa famille, ce que Dieu a voulu que vous fussiez sur la terre et quel rang il vous a donné dans la société humaine. »
Disciteque, o miseri, et causas coguoscite rerum :
Quid sumus, et quidnam victuri gignimur ; ordo
Quis datus………………
……………… Patricæ carisque propinquis
Quantum elargiri deceat; quem te Deus esse
Jussit, et humana qua parte locatus es in re.
Si à la place de ce dieu vague et mal défini du Portique on mettait un dieu personnel, si à cette loi immuable, à cette nécessité plus ou moins aveugle, qui est la puissance suprême du panthéisme stoïcien, on substituait la Providence divine, ces beaux vers, par le fond, la forme et le ton, pourraient passer pour des vers inspirés par le christianisme, et du reste, tels qu’ils sont, ils ont mérité d’être adoptés par lui.
Ces enseignemens ordinaires du stoïcisme sont renouvelés dans les satires de Perse par une foi énergique et une sincérité vivante. Veut-on savoir jusqu’à quel point le poète les aime, voyez comme il les défend quand on les attaque. Il ne manquait pas de gens à Rome qui riaient de cette haute et sévère morale. Le stoïcisme était souvent forcé de se défendre contre les railleries des mondains et se plaignait de ces épigrammes ou légères ou brutales, comme chez nous les sermonnaires se plaignent des sarcasmes du monde contre la religion et ses ministres. « Moquez-vous, disaient les voluptueux et les incrédules, moquez-vous de ces philosophes austères et arrogans qui censurent la vie des autres, tourmentent la cour et morigènent le public. » Tels étaient les discours des élégans frivoles, des gens du bel air que Sénèque fait parler ici. Perse à son tour nous fait entendre les propos stupides des centurions et des soudards, qui n’estiment que la force du corps, gros rieurs d’autant plus odieux au poète qu’ils étaient les soutiens de la tyrannie. « Un vieux bouc, une bête velue de centurion me dira : Je me trouve assez sage comme cela. Je me soucie bien de devenir un Arcésilas ou un de ces Solons chagrins qui, la tête penchée, le regard fiché en terre, marmottent je ne sais quoi, ont l’air de frénétiques qui mâchent du silence, qui pèsent des mots sur leur lèvre allongée et s’en vont méditant les rêves de quelque vieux cerveau malade, des rêves comme celui-ci : que de rien ne vient rien, que rien ne peut se réduire à rien! Et c’est pour cela que tu maigris, philosophe, et que tu te prives de dîner : cela vaut bien la peine! — Là-dessus, le peuple d’applaudir et la grosse soldatesque de pousser de longs éclats de rire. » Le langage de Perse est toujours d’une singulière violence quand il répond aux lourdes facéties des centurions; il ne leur ménage pas les plus dures épithètes. À ces balourds brutaux, il se croit en droit de parler avec brutalité; à ces ignorans glorieux qui se piquaient de ne rien comprendre à la langue philosophique, et qui, au dire d’un ancien, pensaient qu’un coup de pied est un syllogisme. Perse riposte par une sorte de coup de poing poétique. De pareils vers devaient plaire à la société de patriciens et de philosophes hostiles au pouvoir. Avec ces puissances de bas étage, on se mettait à l’aise, on leur répliquait sans façon, et tandis qu’on était obligé d’envelopper sa pensée quand on voulait dire des vérités à la cour, cette fois on avait le plaisir de ne pas se gêner, et si on ne pouvait toucher au prince, on avait du moins la joie de malmener son satellite.
En parlant de ces sentimens hostiles aux princes, gardons-nous pourtant de croire que cette société de frondeurs soit composée, comme on le répète, de républicains faisant la guerre à l’institution impériale. Perse n’est pas plus républicain que Juvénal, sur lequel on a fait tant de phrases vaines. Nous avons trop l’habitude d’appliquer à l’antiquité nos distinctions et nos cadres politiques. La question n’était pas à Rome entre la république et la monarchie par la raison qu’il n’y avait pas de monarchie. L’empire n’était qu’une forme de la république. Les institutions sont les mêmes, rien ne paraît changé, et si le pouvoir demeure entre les mains d’un seul, c’est une chose dont presque personne ne songe à se plaindre, d’abord parce que sous la république même les exemples n’étaient pas rares de la puissance gardée entre les mains d’un seul, ensuite parce qu’on était persuadé qu’un si vaste empire avait besoin d’une seule tête. Les conspirateurs mêmes ne songent pas à renverser les institutions : ils ne demandent qu’un meilleur gouvernement. Il y a dans Shakspeare un mot d’une profondeur historique admirable et qui peint l’état des esprits à Rome. Quand Brutus, après la mort de César, harangue la foule et annonce qu’il a tué le tyran pour rétablir la république, la foule s’écrie : « Nommons Brutus césar! » Voilà bien les sentimens politiques des Romains depuis cette époque : on aspire à changer les hommes, non les choses. Ni Thraséas, ni Tacite, ni Juvénal, ni Perse, ni les patriciens si fiers, ni les philosophes si agressifs ne réclament une autre forme de gouvernement. Ils regrettent tous les vieilles mœurs de Rome, les anciens usages politiques qui ne sont pas incompatibles avec l’empire, ils s’indignent de voir le sénat envahi par des créatures du prince, par des affranchis : ils s’élèvent contre les abus du despotisme, ils détestent la folie de Caligula, l’imbécillité de Claude, la cruauté de Néron, ils déclament contre la corruption de la cour; mais qu’il paraisse un Nerva ou un Trajan, qu’ils reviennent les temps où il est permis de dire ce que l’on pense et de penser ce que l’on veut, ils se trouveront satisfaits et diront à l’envi qu’on est revenu aux plus beaux temps de Rome. On n’attaque pas l’empire, mais les mauvais princes, et les hommes héroïques qui ont engagé leur vie dans la lutte sont dévoués, non à la république, mais à la chose publique.
Les opinions littéraires de Perse et de ses amis touchent encore à la morale et à la politique. Les stoïciens formaient une sorte de parti dans les lettres, qu’ils ne séparaient pas des mœurs, et ils poursuivaient la corruption jusque dans le style. Chez tous les peuples, quand la littérature déchoit, on ne manque jamais d’imputer cette décadence au gouvernement. A Rome et dans les sociétés antiques en général, ces plaintes étaient assez fondées, car dans ces sociétés libres l’éloquence politique jouait un si grand rôle, elle était si bien le premier mobile des ambitions et des courages, que sa chute a toujours entraîné celle des lettres et des nobles études. Aussi, lorsque sous Auguste la carrière fut fermée aux luttes de la parole, l’éloquence et la poésie, privées de grands sujets, de sujets vivans, furent obligées de se rejeter sur les plus minces matières et ne s’épuisèrent plus qu’à orner des bagatelles. L’art ne demandant plus ni passions hardies, ni talent vigoureux, chacun put le cultiver. Écrire devint une mode, une manie, une contagion, seribendi cacoches. On s’exerçait à la déclamation, on faisait de petits vers pour les débiter dans les festins, les compagnies et les lectures publiques. Les premiers empereurs encouragèrent ces occupations innocentes, qui substituaient les luttes de la vanité à celles de l’ambition. Mécène, en fin et délicat politique, honora la poésie, admit les poètes à sa table, fit les honneurs de leur esprit, convia à d’inoffensifs débats littéraires les hommes de tous les partis, et parvint ainsi à calmer les courages encore émus des guerres civiles, à les distraire, à les charmer, à les réconcilier même, car le plaisir n’a point de drapeau. Auguste fonda des bibliothèques, des concours de poésie et d’éloquence, combla les poètes d’honneurs, et se faisait un devoir d’assister à leurs lectures. Sous ses successeurs, grâce à la mode, aux encouragemens des princes et à une certaine facilité de versification qui était devenue universelle, cette espèce de maladie littéraire fit de plus en plus des progrès jusqu’au règne de Néron, où dans la personne de l’empereur-poète la métromanie monta sur le trône.
Ce que fut cette littérature mondaine, on le devine en voyant que Néron donne le ton et l’exemple. Chacun se piqua de faire des vers ou d’en citer dans les réunions. Les plus ignorans qui voulaient être du bel air se frottèrent de poésie au plus vite. Rien ne donne mieux l’idée de cette manie poétique que l’histoire de Calvisius Sabinus, un riche inepte et sans mémoire, incapable de retenir même les noms d’Achille ou d’Ulysse, et qui, pour rivaliser avec le monde élégant et pour avoir toujours des citations toutes prêtes, s’avisa de faire apprendre par cœur les poètes grecs à ses esclaves, à l’un tout Homère, à l’autre Hésiode, à neuf autres les neuf lyriques; puis il se mit à persécuter ses convives, à les harceler de citations que lui fournissaient ces esclaves couchés à ses pieds sous la table. On feignit d’être dupe de cette vaste érudition, et on se contentait de faire des plaisanteries que le bonhomme ne comprenait pas. « Vous devriez, lui dit un railleur, vous exercer à la lutte. — Eh ! comment le puis-je, moi chétif et malade ? je me soutiens à peine. — Qu’à cela ne tienne : n’avez-vous pas parmi vos valets quelque gaillard robuste? » De plus lettrés que Calvisius composaient eux-mêmes leurs vers, des lieux communs, des fadeurs, qu’ils récitaient solennellement dans les lectures publiques, ou qu’ils trouvaient moyen de se faire demander avec instance dans les réunions privées. Perse est le premier Romain qui ait attaqué avec une raison courageuse toute cette littérature de cour, dont les exemples contagieux dépravaient le goût public. Nulle part il ne s’est montré plus finement original que dans cette satire littéraire. On sent qu’il a vu de près les ridicules qu’il dépeint; il ne parle plus en solitaire étranger au monde, il a dû être invité à quelques-uns de ces prétendus régals poétiques. L’austère jeune homme, accoutumé à de plus hautes pensées, pour qui la poésie est l’objet d’un culte comme la philosophie, ne peut tolérer ces frivoles outrages à un art qui lui est si cher. Il essaie de rire et ne peut que s’irriter. La satire, qui atteint çà et là Néron lui-même, est comme le manifeste littéraire du stoïcisme contre un prince qui, selon le mot de Maternus, profanait l’étude d’un art sacré : studiorum sacra profanantem.
Nous craindrions de ne rien apprendre à personne en donnant des détails sur les lectures publiques que tout le monde connaît. On louait une salle, on y disposait des banquettes, on faisait courir des annonces, on lançait ses esclaves par la ville pour inviter les amateurs, puis, le grand jour venu, le poète montait sur l’estrade, bien peigné, avec une belle robe blanche, un grand rubis au doigt, et après avoir adouci sa voix par une gorgée de boisson onctueuse, il lisait ses vers d’un œil tendre et mourant. « Voyez maintenant, dit Perse, nos grands niais de Romains se pâmer d’aise, pousser de petits cris de volupté à mesure que la tirade avance, les pénètre et chatouille leurs sens. » L’admiration est si vive et si bruyante, que le poète lui-même, confus de plaisir et tout rougissant, est obligé d’y mettre un terme en disant : C’est assez! « Et c’est pour cela, ô poète, que tu sèches et pâlis sur les livres! Où en sommes-nous? En pallor seniumque, o mores ! » Cette scène des lectures publiques se reproduit dans ces riches soupers où, tout en vidant les coupes, nos Romains, bien repus, demandent si on ne leur lira pas quelqu’une de ces poésies charmantes. Il ne manque jamais de se trouver là un amateur qui se lève, et, après avoir balbutié une excuse de sa voix naturelle, où son nez a plus de part que sa langue, change aussitôt de ton, et de son plus doux accent, de sa plus molle prononciation, distille les vers de quelque héroïde galante. La politesse veut que l’on applaudisse avec fureur. La gravité de Perse, sa sincérité, sont choquées surtout de ces exagérations de la louange mondaine, de ces mensonges polis qui vont si mal à des bouches romaines. Il ne voudrait pas pour lui-même de ces éloges de commande qu’on prodigue servilement à de riches métromanes. « Pour moi, s’il m’échappe en écrivant quelque trait heureux (je reconnais que c’est là un phénix bien rare); mais enfin s’il m’échappe un trait heureux, je ne craindrai pas la louange, car je n’ai pas un cœur insensible. Mais que je regarde comme la règle souveraine du goût vos exclamations d’usage : bien! très bien! charmant! non, je n’y puis consentir; car voyez ce que vaut, ce cri : c’est charmant! A quoi ne l’applique-t-on pas? Le refuse-t-on même à l’Iliade d’Attius ivre d’ellébore? aux petites élégies que dictent nos grands, lorsqu’ils digèrent, et à toutes les bagatelles qu’on écrit sur un lit de citronnier? » Bien plus, ces louanges sont en quelque sorte achetées : on ne les donne pas, on les vend. Les applaudisseurs sont des convives, de pauvres cliens que l’amphitryon-poète nourrit et habille. « Vous servez sur votre table quelque mets délicat, vous donnez un manteau usé à un de vos cliens transis, et puis vous dites : « J’aime la vérité, dites-moi la vérité sur mes vers. — Eh! comment le peuvent-ils? Voulez-vous que je vous la dise, moi? Eh bien ! vous êtes un vieil imbécile de faire de petits vers avec ce gros ventre. » Le trait n’est ni spirituel ni poli, et nous ne le citons que pour montrer jusqu’où va l’impatience de ce satirique philosophe en présence de ces usages mondains qui lui semblent des attentats à la sincérité et à la dignité romaine.
Ces ridicules, assez innocens et pardonnables, du beau monde ne méritaient pas peut-être tant de colère, et Perse, quelque prompt qu’il fût à s’émouvoir, ne les aurait pas attaqués avec tant de mauvaise humeur, si ces travers de la littérature ne lui avaient paru annoncer une dégradation des mœurs d’autant plus dangereuse et haïssable que l’exemple venait de Néron. Le ressentiment politique donnait plus d’amertume à ces protestations littéraires. Mais si la susceptibilité morale du satirique peut nous paraître sur quelques points excessive, il faut du moins lui savoir gré d’avoir vu nettement, et un des premiers, quels défauts menaçaient la littérature romaine. Perse les a signalés avec une précision remarquable. Bien qu’il n’eût pas le goût très pur, et qu’il soit loin d’avoir laissé dans ses ouvrages des modèles irréprochables, son honnêteté et celle de ses amis lui donnèrent une rare pénétration en des matières purement littéraires. Quand on a l’habitude de tenir haut sa pensée, on aperçoit de loin dans toute leur petitesse les ridicules du jour et les modes éphémères. Ainsi, sans parler des fadeurs et des frivolités que nous avons fait connaître, la littérature était en proie à une autre maladie dont il reste des traces profondes même dans les plus célèbres écrits du temps, dans Lucain, Juvénal et Sénèque, je veux dire le goût et la recherche d’un certain sublime, ce que Perse appelle
Grande aliquid, quod pulmo animæ prælargus anhelet.
La récitation répondait au style, et on enflait la voix pour débiter
des vers enflés. On se croyait sublime et on n’était qu’ampoulé. Chez
nous. Chateaubriand mit à la mode un style pareil dont nous nous sommes peut-être trop corrigés en nous jetant dans l’excès contraire. A Rome, sous l’empire, les poètes ressemblaient à ce riche
original qui, poussant plus loin que d’autres cette magnificence fastueuse, voulait que tout fût sublime chez lui, non-seulement le langage, mais les meubles et jusqu’à ses esclaves, qu’il prenait les
plus grands possible pour que dans sa maison il n’y eût rien que de
grandiose, grandia vasa, grandes servos[2]. Ce caractère nouveau
de la littérature latine n’a point échappé à Perse, qui parle souvent
avec une pénétrante ironie de ces beautés boursouflées et vides, et
de quelques coups d’épingle crève le ballon.
Une autre fantaisie, qui vient d’ordinaire aux littératures un peu épuisées, est de s’éprendre de ce qui est archaïque et de se plaire aux plus vieux et plus barbares souvenirs de l’histoire nationale. On espère retrouver un peu d’originalité dans la peinture des mœurs qui sont le plus loin de nous, et dont la rudesse peut faire un contraste piquant avec les élégances du jour. On mettait en vers les origines romaines. Néron n’avait-il pas le projet de chanter l’histoire de Rome en quatre cents livres? De jeunes échappés des écoles osaient entreprendre de grandes épopées, en remontant jusqu’à Romulus. De là un nouveau genre de poésie bizarre, rempli de lieux communs, toujours les mêmes sur les anciens héros. A côté d’apostrophes épiques et d’emphatiques expressions, on risquait les termes les plus bas et des trivialités rustiques sous prétexte de couleur locale, mélange de pompe et de bassesse qui produisait l’effet le plus discordant, et dont Perse fait la parodie dans ces vers : « Voici venir, apportant de grands sentimens héroïques, des écoliers qui jusqu’ici n’ont encore fait que des vers grecs, qui ne savent pas même, selon l’usage des écoles, décrire un bois sacré ni célébrer une riche campagne, et qui maintenant vous chantent pêle-mêle les corbeilles, le foyer, les cochons, les meules qui fument aux fêtes de Paies et Rémus, et toi, Cincinnatus, qui usais le soc dans le sillon quand ta femme accourut pour te mettre sur les épaules, devant les bœufs, la robe dictatoriale, et que le licteur rapporta lui-même la charrue à la maison... allez toujours, courage, ô poète! » Il est impossible de rendre en traduisant toutes les intentions malignes de Perse; il ne se moque pas seulement de cette ambition poétique qui entraîne des jeunes gens sans talent et sans étude à célébrer les plus sacrés souvenirs de Rome : il raille cet art nouveau si plein de rhétorique prévue, où les termes les plus vulgaires et les plus beaux mots se donnent la main, où l’apostrophe est de rigueur et s’élance du sein de la platitude. Dans toutes les littératures, rien n’est plus vite banal que les hardiesses de mauvais goût, qui sont toujours les plus faciles à imiter. Nous avons assisté en France à de pareils engouemens; il y a une trentaine d’années, une jeune école de poésie exhuma aussi les idées et les images de notre antiquité nationale. Les mêmes prétentions, qui chez tous ne furent pas non plus toujours heureuses, donnèrent naissance aux mêmes défauts, et particulièrement à ce mélange d’emphase et de trivialité qu’on regarda comme une nécessité de genre et comme la langue naturelle du moyen âge. On bâtit même là-dessus plus d’une théorie littéraire qui n’est pas oubliée, et dont les vers de Perse sont une spirituelle critique.
La langue latine, comme le goût, avait fort à souffrir de ce retour à l’antiquité la plus reculée et la plus inculte. La vogue fut aux plus vieux auteurs; on préféra Ennius à Virgile, Lucilius à Horace, et les novateurs rétrogrades allaient même jusqu’à exhumer les mots depuis longtemps enterrés. Les Gracques paraissant encore trop modernes, on remontait jusqu’aux Appius, et plus d’un auteur, pour obtenir des applaudissemens, se piqua de parler le langage de la loi des douze tables. Le public blasé encourageait cette barbarie raffinée. «Après cela, s’écrie Perse, demanderez-vous d’où nous vient ce pot-pourri de locutions étranges qui envahissent notre langue, qui la déshonorent, et font bondir d’aise sur leurs banquettes nos petits-maîtres bien bichonnés?» Ne dirait-on pas que toutes les littératures sont destinées à tourner successivement dans le même cercle d’engouemens et d’erreurs? A nous aussi on a conseillé en des livres de critique d’emprunter des termes du vieux langage français pour relever la fadeur de notre langue classique, comme si on pouvait rajeunir les choses en les vieillissant. On a repris des tournures oubliées, des mots qui souvent n’avaient d’autre mérite que de n’appartenir pas à notre temps. Ceux même qui n’osaient pas innover dans la langue exaltaient du moins nos vieux auteurs aux dépens de nos classiques. On préférait Montaigne à Pascal, Régnier à Boileau. Que de grands écrivains n’a-t-on pas découverts tout à coup dans la poussière du moyen âge! Ce retour à l’antique est du reste assez naturel et s’explique aisément. L’imitation continuelle et banale des plus purs modèles finit en effet par vous dégoûter de l’art régulier, et il arrive un moment où l’on retourne avec plaisir à la naïveté, à la négligence, à la barbarie même de l’antiquité, dont la rudesse paraît être de la force, la gaucherie une grâce, et dont les premiers bégaiemens ont un charme enfantin pour la sénilité littéraire.
Cette trop courte satire embrasse pourtant et étreint dans sa concision nerveuse tous les ridicules littéraires du temps. Rien n’y manque, ni la manie d’écrire, ni la frivolité des sujets, ni la vaine ambition du style, ni le retour indiscret aux locutions surannées, ni la mollesse affectée du débit, ni cet art nouveau de payer des auditeurs et de s’assurer une approbation bruyante : tableau historique que d’autres, après Perse, ont essayé de retracer, mais qui n’est nulle part aussi complet et précis, et où le grave jeune homme, plus sage en cela que Quintilien, n’a point pactisé avec ces jeux d’esprit de la vanité, montrant le plus ferme jugement et une remarquable clairvoyance. La haute philosophie qu’il professait, son respect pour les lettres et les bienséances morales, la dignité de sa vie, l’ont rendu plus sensible que d’autres aux travers pernicieux qui commençaient à se montrer alors, dont peu d’esprits voyaient les inconvéniens, et qui devaient aboutir à ces incroyables abus de la rhétorique où périt et disparut la littérature ancienne, où elle s’évanouit pour ainsi dire dans l’inanité de l’ostentation.
Il nous a paru que les satires de Perse, si peu lues et d’un accès si difficile, pourraient obtenir du lecteur un moment d’attention, si nous prenions la peine d’en dégager l’esprit et de dérouler quelques-unes de ses pensées enveloppées dans ces vers trop compactes. Entreprise un peu téméraire, nous le savons, où l’on risque de parler trop longuement d’un poète concis et de ne pas dire assez d’un poète obscur, où il faut oser braver la monotonie d’un sujet toujours sévère qui repousse tout agrément comme une inconvenance et une infidélité; mais nous avons pensé que les tristesses d’une grande âme romaine méritaient d’être expliquées, et si en général on s’intéresse peu aujourd’hui à tout auteur qui paraît au premier abord avoir plus de doctrine que de passion, il ne peut être indifférent à personne de connaître les sentimens des grands personnages qui ont formé notre poète et lui ont communiqué quelque chose de leur vertu héroïque. Ces vers, aujourd’hui refroidis, ont eu de la vie et de la flamme, ces maximes ont été des armes. La philosophie stoïque, déposée par un maître dans le cœur ingénu d’un enfant poète, s’en est échappée plus tard en traits ardens, admirés par les Cornutus, les Thraséas, les Helvidius, les Arria, et par toute une vaillante famille, plus tard proscrite, qui, dans les circonstances les plus tragiques, a pu répéter quelques-uns de ces vers comme le symbole de sa foi ; car n’oublions pas que Perse a été le nourrisson d’une forte race d’esprits, le jeune prodige de la famille, l’interprète applaudi de ses mépris et de ses haines, le poète chéri d’un parti politique, et, s’il était permis d’employer un mot déplaisant quand il s’agit d’une société si distinguée et si honnête, le poète prôné d’une coterie.
Il importe peut-être de donner un souvenir à Perse, parce qu’il est de moins en moins connu, et que bientôt il sera tout à fait délaissé. A mesure que la connaissance précise de la langue latine s’affaiblira, on négligera naturellement les auteurs qui demandent le plus d’effort, et Perse sera le premier qui descendra dans l’oubli. Dans cette étude toute morale que nous avons faite du poète philosophe, nous ne voulons pas juger longuement la valeur littéraire de son petit livre. Perse a les défauts d’un écolier et les qualités d’un homme. Comme il a beaucoup étudié les philosophes et les poètes et que sa mémoire est surchargée de souvenirs, il ne domine pas assez sa matière, il est souvent dominé par elle. Il va d’imitation en imitation, forçant les maximes du stoïcisme à entrer dans les formes poétiques de Virgile ou d’Horace. En voulant imprimer à ses emprunts une marque personnelle, il les retourne sur l’enclume, il martèle les idées et les mots pour dénaturer et rendre siens les débris poétiques dont il forge le métal rigide de ses vers; mais il y a quelque chose de généreux dans ce labeur : il tourmente sa matière à force de l’aimer. A des vérités qui lui sont chères, il voudrait donner une trempe inconnue et une pointe perçante. Jusque dans ses vers les plus originaux, on sent l’effort, et la plupart de ses plus admirables brièvetés ressemblent à des gageures. Les mots mêmes qui sont sortis du fond de son cœur en ont été tirés avec peine ; ils ont passé, avant d’arriver à la lumière, par tous les saints replis de cette âme, sanctosque recessus mentis, où de froides maximes stoïques ont pris un singulier accent de sincérité émue. Perse est à tous égards le poète du Portique, dont la doctrine recommandait l’effort, la tension de l’âme, l’énergie soutenue. Il semble que, même en écrivant, il ait voulu obéir à ces austères préceptes, et qu’il ait transporté jusque dans son style les habitudes de sa vie morale. S’il n’était pas mort si jeune, si son génie, enrichi par les expériences de la vie, avait eu le temps de prendre de l’ampleur et de la souplesse, il serait peut-être placé au rang des plus grands poètes de Rome, quelques-uns de ses vers permettaient à ses amis de l’espérer; il se serait associé avec enthousiasme aux périls de Thraséas et de sa famille; par son talent, sa vertu, l’audace mal contenue de son langage, il aurait mérité de partager leur sort, et sans doute à une renommée poétique plus brillante il eût ajouté la gloire populaire d’un beau trépas.
C. MARTHA.
- ↑ Pline le Jeune a beaucoup connu Fannia, et, en nous apprenant qu’elle ressemblait en tout à sa mère, il nous peint l’une et l’autre : » Quæ castitas illius ! quæ sanctitas ! quanta gravitas, quanta constantia !… Eadem quam jucunda, quam comis, quam denique (quod paucis datum est) non minus amabilis quam veneranda !… Utramque colui, utramque dilexi, utram magis, nescio. » L. VII, 19.
- ↑ Sénèque, Suasor. 2.