Un Poète soldat au « 1er étranger » - Hernando de Bengoechea

Un Poète soldat au « 1er étranger » - Hernando de Bengoechea
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 602-615).

UN POÈTE SOLDAT AU « 1er  ÉTRANGER »

HERNANDO DE BENGOECHEA

Je ne veux offrir à cette jeune tombe qu’un hommage ainsi qu’un bouquet ; je ne veux que saluer avec une admiration pieuse et triste ce fier jeune homme au nom sonore et doux, comme ceux-là des héros de Shakspeare... car, lorsque, dans quelques semaines, paraîtront les vers, et les proses, et les lettres de guerre d’Hernando de Bengoechea, personne ne pourra lire sans une émotion grave et presque tragique cet adorable poème en prose qui s’intitule Le Sourire de l’Ile-de-France. Bien avant la guerre, il fut conçu, il fut écrit, ce poème tendre et prophétique ; le jeune homme épris de rythme et de beauté qui en mesurait les cadences harmonieuses ne connaissait pas encore les signes précurseurs de son destin. Mais déjà, à cette contrée qu’il choisit comme une femme bien-aimée, à ce pays qu’il chérit dans son cœur, il offre sa jeunesse, son ardeur, ses élans, ses espoirs. Il l’appelle : « France, belle aux cheveux d’or, svelte, guerrière, toujours jeune, toujours vierge, la joie d’être aimée illumine ton doux visage… » Et plus loin : « On sait qu’elle vous bercera comme nulle autre. Oh ! que sa douce beauté m’est chère ! Je la regarde, je la regarde. M’aime-t-elle ? Se donnera-t-elle à moi ? Qu’importe ? je l’aime, je me livre à elle. Elle est celle à qui l’on veut tout donner, ce que l’on a et n’a pas, son orgueil, son rêve, sa vie, son sang… » Et plus loin encore : « Douce France… si tu mourais, que deviendrait la joie du monde ?… » Et, pour défendre cette beauté, cette splendeur, cette grâce et cette joie, dès le jour où il la vit menacée, Hernando de Bengoechea s’engagea, et, pour la France qu’il aimait, il mourut, le mai 1915, ayant accompli ses promesses, ayant donné « son orgueil, son rêve, sa vie, son sang… »


Il était né à Paris le 3 mai 1889 ; sa mère était Andalouse de vieille race, et son père d’une ancienne famille colombienne d’origine basque qui, fixée en Nouvelle-Grenade dès 1785, comptait déjà parmi ses ancêtres des consquistadors, des navigateurs, des officiers de terre et de mer. L’arrière-grand-père d’Hernando, Miguel Diaz Granados, notable de la vieille ville de Santa-Marta, périt en février 1816 pour avoir été un de ceux-là qui, rêvant et voulant la liberté glorieuse, prirent une haute part à ce grand mouvement d’indépendance férocement réprimé par Ferdinand VII.

Une branche de la maison andalouse de Valenzuela, dont Hernando descendait par sa mère, s’était établie en Nouvelle-Grenade en 1721. Et c’est ainsi que, par le sang paternel et maternel, il descendait deux fois « de ces grands seigneurs de l’indépendance, » puisque son arrière-grand-père, Miguel de Valenzuela, fut également fusillé par ordre de Morillo pendant la Terreur bogotane.

Hernando de Bengoechea naquit donc en portant déjà, au fond de son cœur et dans l’inconscient de ses plus beaux atavismes, l’amour du droit et de la liberté.

À l’âge de douze ans, il quitta Paris avec sa famille pour Bogota. Ce long voyage, la révélation des tropiques, de leurs splendeurs végétales et lumineuses, laissèrent en lui des marques ineffaçables. Il gravit les Andes pour atteindre à un de leurs sommets, Bogota, nid d’aigles, situé à 3 600 mètres au-dessus du niveau de la mer, et riante, comme une fleur épanouie insoucieusement au bord des précipices azurés. Il traversa, pour atteindre l’aire enchantée et son climat égal et toujours printanier, les régions les plus brûlantes et les plus somptueuses de la nature d’Amérique. Dans ses poèmes, dans ses proses ardentes et colorées, il jettera plus tard le souvenir éclatant de la patrie. Il la quitte à seize ans pour la France, y retourne l’année suivante et définitivement revient en France à l’âge de dix-huit ans. Par sa révélation merveilleuse, la patrie des ancêtres va-t-elle reconquérir ce cœur, cet esprit, cette âme ? va-t-elle triompher de « la Belle aux cheveux d’or qui vous bercera comme nulle autre ? » Non. Il garde un fervent amour à la terre maternelle ; bien souvent, dans les lettres écrites du front à son frère, il parle d’elle et de ses destinées avec une inquiétude filiale ; il voudrait aussi la servir et se dévouer pour elle. Mais la douce France reste la maîtresse chérie, élue entre toutes, la terre de beauté qui, dans ce jeune cœur, n’a point de rivale, même pas cette vaste nostalgie rapportée des Andes : le regret du soleil.


La France au doux et clair parler, dont les harmonies sont d’une grâce si parfaite et si mesurée, séduit irrésistiblement certains enfans sortant, tout émerveillés encore, des splendeurs du berceau tropical. Vers la douce, la limpide, l’ombreuse, ils tendent leurs bras brûlans et tournent leurs jeunes regards tout éblouis par les ardens soleils. Aux fleurs de leur pays, les grandes fleurs si parfumées, et de pulpes si riches et de couleurs si radieuses, ils joignent les roses et les lys de la Touraine, les violettes du Valois, les iris et les marguerites de l’Île-de-France, les bruyères de nos montagnes, les muguets de nos bois, les genêts de nos landes et toutes les naïves fleurettes dont nos jardins, nos champs et nos prairies se sont toujours enorgueillis et parés ; puis, cette guirlande entremêlée de beautés diverses, c’est à la France que le jeune poète épris l’offre comme à la Dame de ses pensées. José-Maria de Heredia, jadis, l’élut ainsi pour sienne et à sa couronne éternelle attacha un des plus beaux et fiers fleurons. Mais sa mère était Française… Néanmoins, une sorte de parenté lumineuse n’unit-elle pas entre eux tous les fils du soleil qui vinrent faire hommage à la France de leurs dons les plus purs, de leurs richesses les plus rares ? Tels, dans les images, on voit, aux pieds d’une reine souriante, les preux chevaliers à genoux répandre tous les trésors qu’ils ont conquis dans les pays étranges. Si Hernando de Bengoechea n’a pas eu le temps de réaliser, pour le don total, toutes ses si belles promesses, il a versé tout son sang et en a signé la plus magnanime page de son livre.

À vingt et un ans, étant né à Paris, il lui fallut opter pour sa nationalité. Son esprit était trop chevaleresque et familial pour qu’il ne voulût pas conserver celle de toute sa race. Mais dès lors le jeune Colombien annonça sa résolution de s’engager au service de la France, au cas d’une guerre franco-allemande.

Elevé en grande partie par son frère ainé, le noble et beau poète de l’Orgueilleuse Lyre, fils d’un père trop tôt perdu, dont l’intelligence et le savoir étaient immenses et unis aux grandes qualités d’un cœur généreux, Hernando vécut toujours dans une atmosphère favorable à son épanouissement spirituel. Il avait fait ses études à Paris et à Bogota et, précocement doué pour l’art sous toutes ses formes, il s’essaya de bonne heure à la poésie, donna à la Grande Revue, à Pan, à la Vie, au Mercure de France, des proses et des vers remarquables par leur grâce sensible et singulière et leurs rythmes colorés ; en même temps, à la Revista de America, importante revue Sud-américaine, il écrivait en espagnol la chronique musicale. Car il comprenait et aimait la musique avec une passion éclairée et consciente ; le sens du rythme était en lui ; nous le retrouvons dans le balancement de sa phrase et la structure de ses vers, dans un dessin inachevé, négligemment jeté sur une page, dans ses émotions en face de la danse. La danse d’Isadora Duncan lui inspira quelques-unes de ses plus nobles et parfaites pages. Toutes les manifestations de la beauté l’atteignent et l’enflamment. Il connaît aussi tous les jeunes et charmans enivremens de l’enthousiasme pour tout ce qui est beau ; livres ou femmes, pour une ville, un jardin, un tableau, une fête. La Mille et deuxième Nuit où il décrit, avec une exacte poésie, un célèbre bal persan, est un exemple entre dix ou cent du don magique qu’il possédait de voir les choses telles qu’elles étaient, en même temps qu’il en savait dégager le sens mystérieux et presque allégorique, l’autre apparence, secrète et perceptible seulement à certaines ferveurs croyantes et subtiles.

Il voyage : Suisse, Belgique, Catalogne, Angleterre, Riviéra, Italie… De toutes ces contrées parcourues avec un curieux et intense amour, nous trouvons, dans son œuvre inachevée, des souvenirs précis et aussi des échos, des reflets, des rêves.

L’Italie surtout l’éblouit, l’enivre. Et plus tard, en même temps qu’il donnait, lui, sa vie à la France, un de ses jeunes parens. Italien par sa mère, mourait pour cette autre terre latine.


J’ai regardé un jour avec émotion diverses photographies d’Hernando de Bengoechea que son frère si pieusement et profondément fidèle à sa mémoire, m’apporta. Le voici, enfant, charmant, avec de grands yeux dans un si doux et beau visage ombragé de boucles… Hélas ! combien de vivans aujourd’hui se penchent ainsi sur les images, devenues saintes, de leurs chers enfans qui ne sont plus !

Le voici jeune homme ; les cheveux presque blonds ont foncé jusqu’au noir. Mais les yeux si grands, si rayonnans, sont restés aussi fiers et aussi purs. Voici une photographie en couleur et dans le costume persan qu’il portait à ce fameux bal qu’il décrivit ensuite. — Rien de frivole pourtant dans cette luxueuse apparence costumée et parée. L’attitude est si noble, le turban auréole un visage si précis et si viril, le regard est tellement énergique sous l’ombre de l’aigrette et de la soie, que c’est déjà un guerrier, quelque émir entre deux batailles, qui nous apparaît ainsi dans la transparence ténébreuse du verre magiquement coloré. Et voici une petite photographie, la dernière, un « kodak » d’amateur ami : celle-ci n’est-elle pas la plus touchante entre toutes ? Rajeuni par l’uniforme de fantassin, svelte et mince malgré la capote lourde aux coins relevés, le visage rétréci par le képi enfoncé sur la tête aux cheveux rasés, les yeux gais, la bouche découvrant les dents si blanches, il rit, cet enfant qui va partir, d’un rire heureux, insouciant, puéril… Et cette image-là nous arrache des larmes.


J’ai eu aussi, entre les mains, ses manuscrits : poèmes achevés, vers épars, poèmes en prose, notes et pensées mélangées, un petit acte, le Vol du soir, mystérieux et mélancolique comme le cœur même de la femme qui en est l’héroïne, doux battement qui s’élève et palpite, puis meurt découragé ; un très beau et singulier ballet d’après Edgar Poë, le Spectre de la Mort Rouge, d’une frémissante et large horreur, et ses Lettres de soldat où se révèle mieux encore que partout ailleurs, avec une franchise émouvante, cette belle âme de poète et de chevalier, cette âme admirable, toute faite de jeunesse, d’amour, d’honneur, d’héroïsme et d’harmonie.

Sa nature artistique offrait déjà de séduisans et originaux contrastes ; il possédait certainement et sûrement un grand et vrai don de poète. À travers les hésitations des premiers chants, les essais qui l’apparentent momentanément, comme tout jeune poète, à certains écrivains de prédilection, on voit sa vérité particulière se dégager et se former avec une grâce puissante. Il est, avant tout, harmonieux. La musique secrète et profonde nourrit ses moindres essais et circule à travers toute son œuvre, hélas ! inachevée, comme une eau intarissable et pure. Ses vers sont d’un son riche et clair, sa prose est naturellement poétique et mélodique, sa phrase pourrait toujours se chanter. Il unit enfin deux qualités qui ne sont, je le crois, presque ‘jamais jumelles et semblent, au contraire, s’exclure mutuellement : la richesse, l’éclat de la couleur, au sentiment et à la suggestion du mystère.

Une mélancolie tendrement charmeresse sourit et pleure dans ses poèmes ; une nostalgie sans fin les élargit secrètement ; le sentiment de l’amour y est toujours contenu avec une noblesse singulière ; et, même lorsqu’il essaie d’exprimer le plaisir, il reste hautain. Tour à tour, avec les sorcelleries de sa vision de poète, il décrit les pays où il a passé, et la rayonnante terre paternelle et les doux paysages français. Cette terre paternelle, où il n’est pas né et où il ne doit pas mourir, ne lui apparaît déjà plus que comme un beau voyage, le plus beau de tous, et je veux citer ici tout entier ce poème en prose d’une beauté si pénétrante, et où, malgré lui peut-être, l’auteur, cherchant le pays le plus lointain, le plus inaccessible et le plus rêvé, a incarné le sien dans la dame énigmatique qui donne à la fin du poème, avec son balancement et sa grâce, son rythme final, voluptueux et pourtant triste comme un renoncement et un adieu.


LE BEAU VOYAGE


À Pierre Sainte.

« Il est quelque part, en un pays que tu ne connais pas, une femme très calme et très belle qui rêve de toi, car elle t’aimerait.

« Bruges n’est plus, Venise est morte, les villes du Nord souffrent dans les brumes tristes ; les cités d’Europe sont tapageuses et vides d’amour. C’est vers les Antilles ou la lointaine Océanie qu’il faut partir.

« Frète en un vieux port quelque pompeuse frégate des siècles passés. Qu’on la martelle et qu’on la peigne, qu’on l’agence pour la mer ! Sa coque luisante est remise à flot — apprêtée de la proue glorieuse à la poupe royale, comme pour rendre visite au Seigneur des couchans occidentaux. — Que ses poulies grincent, que ses agrès reprennent vie, que son armature frémisse, et qu’au chant de mariniers aux anciennes façons, l’on démarre, vers un beau roulis, dès l’aurore !

« Toutes voiles au vent : « Où pointons-nous le cap ? te dira le capitaine, — un admirateur de M. de Bougainville. Par la brise qui nous mène, vous contenterez-vous des latitudes du mistral ou du sirocco ? Descendrons-nous vers la ligne, au devant du simoun ? Irons-nous dans les parages de l’alizé ou dans ceux du typhon ? » Puis, comme un commerçant derrière son étalage de cartes maritimes, il continuerait : « Voyez, en dépit de courans, d’écueils et de zones, l’Atlantique ou l’Océan de votre désir s’offre à vous. Choisissez. Faut-il cingler vers la mer de corail ou bien vers la mer caraïbe ? Vous allez préférer Singapour, peut-être, à Carthagène des Indes ? Echangeriez-vous le golfe du Bengale pour celui du Mexique ? » On penserait en écoutant ces offres aux aventuriers de Thulé, à la Chersonèse d’Or, aux trafiquans de jadis qui suivaient, pour aller à Cambaluc, la route de la soie qui traversait la Mongolie.

« Et le marin de poursuivre, en traçant à travers les détroits des chemins imaginaires : « L’Afrique, vous plairait-il de la prendre par bâbord ? Richesse incomparable, voici d’un côté les Canaries, les îles du Cap Vert, la Côte d’Ivoire… de l’autre, les Somalis, Mozambique, le Natal. » — À vous d’élire, finirais-je, Zanzibar, Formose ou Curaçao, n’importe ! Menez-moi où il y ait soleil, fruits bariolés et femmes languides.

« Dès lors, s’assoupir au bercement coloré de la navigation ; aspirer l’air salin où circulent des senteurs d’étoupe et de victuailles, évocatrices des colonies ; s’intéresser aux manœuvres, écouter les loups de mer, leurs légendes, sous l’ombre des lanternes, dans la fumée des pipes et des vins, — et rien de plus. Voir l’aurore. S’inquiéter d’astronomie, d’atmosphère, de boussoles, de sextans et de température.

« Qu’il fait bon, étendu mollement, les yeux levés ! Douceur de suivre la mâture chargée de ses voiles blanches, qui oscille avec monotonie ! Le ciel est bleu. Ce pavillon pourpre fait bien, là-haut. Le gréement craque avec lenteur. Un mousse s’agite dans les cordages. Celui-ci lave une barque, en chantant. Un groupe d’hommes, à l’abri du gaillard d’avant, raccommode la toile. Sur la dunette, le lieutenant prend la hauteur, en vue d’établir le point. Le courant aura sans doute été défavorable ; j’en suis sûr : une dérivation de plusieurs milles nous empêchera d’atteindre à midi le méridien voulu. On entend la cloche des heures, et continue le calme rythmique et carré.

« La mer est majestueuse, chatoyante et triste. Sous la magie de son regard, que des cils radieux font splendide et lointaine, le sentiment nous étreint, balancé, de l’infini et de l’éternel. Tout ce qu’elle porte redevient digne, taciturne et mystique, invariablement, d’âge en âge, de ce qu’elle apparaît immuable et impénétrable autant que la mort. Cœur aux sombres palpitations ! Royauté géante ! L’homme subit les caprices de son empire. De ce visage de déesse dépendent le bonheur ou l’angoisse du visage humain, et si maint couchant héroïque vit des galères d’or chanter, par la voix de leurs étendards et de leurs salves, la victoire, — dans la nuit des tourmentes, en l’infini, quels naufrages !

« La mer distille, une harmonie élyséenne aux modulations vagues et molles comme la voix des Néréides. Elle est incolore et diverse, impalpable et tangible, silencieuse et musicale. Avec sa folle chevelure elle s’amuse à tracer des losanges, des spirales, d’inextricables arabesques d’or. Plaisir de la voir s’incendier ou s’éteindre tour à tour ou simultanément, au gré des nuages, — de la contempler le matin, à midi, le soir, en ses jeux et métamorphoses, et même la nuit, quand elle passe drapée de gazes phosphorescentes, vertes et bleues !

« Les heures océaniques changent ainsi avec indolence et souplesse. Songe donc, ami, choyé par elles, à cette fine créole vers qui tu vogues.

« Vêtue de mousselines aériennes d’une acidité de citron, elle aussi navigue, sur le hamac envolé, à l’ombre dorée de la véranda. Elle est pâle de vivre entourée d’une nature aromatique et trop charnelle ; l’avidité de la flore tropicale dévore tout l’air salubre. La rêveuse, sous ses paupières mi-closes, ne semble dissimuler ni désir ni regret. La nuit de ses cheveux doit être fraîche et constellée de nombreux parfums. Ingénue par la nonchalance de son geste et pour la fraîcheur de sa bouche, on démêle en ses yeux de sombre agate une assurance impérieuse qui défie tout savoir. Ses bras traînant parmi les remous de l’air, sa main qui tient un éventail à plumes de paon, accepteraient toutes les caresses, mais n’en veulent aucune. De son regard à son geste, tout en elle est sensuel et lent, ainsi qu’il sied en ces voluptueux climats.

« Dehors, la polychromie des oiseaux rares s’ébat en centaines de cris étranges, insolites. Des papillons irisés doivent émerger de l’ombre avec l’allégresse des pierreries, vibrer et repartir. La moiteur des forêts proches insinue son odeur, changeante et tiède comme la pelure hâlée des mangues. Quels fruits tombés vont mûrir sur la dentelle des ombres, noirs de mouches ! Un mirage de lourdes ramures, où les faséoles oscillantes se froissent aux palmes aiguës, arrive dans les poussées d’air. Et pour tempérer le silence du soleil, on a donné libre cours aux mouvemens d’eaux grêles ou plus sonores.

« Mais, mon rêve, contiens-toi. La vie, sache-le, n’est guère que contradiction. Une pensée riche se heurte au mépris, un nuage couvre vite le ciel, un chant gai fait tôt d’être triste. Tes visions, laisse-les. Quel papillon nacré vaut, saisi, celui qui lutine sa compagne en plein ciel ? Ne cherche ni le pays que tu désires, ni l’amitié ni l’amour que tu voudrais. Les femmes sont partout insouciantes, les jeunes gens présomptueux, sceptiques les sages et, pour visiter le monde, conviens-en, tu n’as songé qu’à l’idéal.

« En échange, ta fenêtre s’éclaire souvent d’un si bel azur ! »


Azur !… Ce mot infini termine cette belle page ou, plutôt, la laisse ouverte et comme béante sur je ne sais quoi d’illimité, sur le pays futur du suprême voyage… Et aussi sur un autre bel azur ! Sur celui qu’Hernando chérit entre tous ; l’azur doux et souvent voilé, l’azur pâle de ce ciel français qui lui est si cher, où le plus volontiers volent ses pensées et ses rêves, oiseaux tropicaux aux ailes brillantes, mais déjà acclimatés et charmés par la bienveillance de l’air limpide, de l’air frais et suave qui rend si clair et si apaisé « le sourire de l’Île-de-France… »

Oh ! il les chérit ces paysages de France ; pour les lignes de ceux-ci quels doux mots ! quelle amitié pour leurs beaux arbres ! Clairs de lune à travers les fraîches ramures noires, crépuscules sur les frémissans peupliers, avec quel frisson délicat dans ses vers ou ses phrases, il sait vous évoquer, vous peindre ! Dans les lettres aussi j’ai marqué à ce sujet maints passages dont je ne citerai que ces lignes :

« Je ne suis pas en Argonne comme vous semblez le croire, mais ce que j’ai devant les yeux, ce sont les collines de la Champagne, suave écran sur ce paysage d’estampe japonaise, et derrière mon dos, appuyé contre l’humide cahute où je dors, passe un canal situé à l’Est de Reims… »

Plus loin : « Il fait une journée superbe, le soleil rayonne sur les sapins et les bois dépouillés de feuilles. Les champs sont mauves et rosés. Il gèle ; mais le froid est si sec et le vent si rare qu’on en éprouve un véritable plaisir. » Et encore : « J’ai dit ce matin adieu à la lointaine silhouette de Notre-Dame de Reims que j’aurais voulu contribuer par l’offensive à délivrer des bombardemens des Vandales. Enfin j’ai tout de même la satisfaction de penser que nous avons tenu par ici pendant six mois. Oh ! je la connais cette terre de Champagne ! je m’y suis imprimé. Elle m’a été dure, mais charitable, puisqu’elle protégea mon sommeil et que j’en ressors avec le printemps et les moissons nouvelles plein de confiance et d’espoir ! »

Que ces lignes émeuvent ! Oh ! cette terre comme il la fait sienne ! comme il s’y blottit filialement avant qu’elle ne l’accepte et le prenne à jamais !


Il faut reprendre ces lettres dès le début et les lire une à une religieusement. Elles contiennent à peu près toute la vie d’Hernando depuis son engagement au 1er  Étranger jusqu’à sa mort, et l’on y sent souvent le battement même de son âme, cette âme si noble, si généreuse et presque si sainte dans sa beauté.

En août 1914, il s’engagea et fit partie de cet admirable bataillon C du 2e régiment de marche du 1er  étranger où commanda quelque temps, — c’est-à-dire jusqu’à sa mort, — le lieutenant Max Doumic, si simplement héroïque ! Ce bataillon tout entier mérita, le 9 mai 1915 en Artois, une citation spéciale à l’ordre du jour de l’armée, « en donnant dans cette journée un exemple incomparable du plus pur esprit de dévouement et de sacrifice. »

Hernando est d’abord pendant peu de temps à Bayonne avec son régiment. Plein d’un enthousiaste plaisir et d’une complète abnégation, déjà il écrit : « Je serai heureux de me battre pour une aussi belle cause que celle des grandes nations qui incarnent devant l’univers la justice et la loyauté… » À sa mère : « Si Dieu voulait que j’y reste, dites-vous que c’est aussi pour notre bien… ma confiance est très grande… » — et plus loin : « Nous aurons raison des iniquités allemandes. Songez que je puis contribuer à chasser les Barbares de France, à récupérer Anvers comme Miranda, à lier le colosse teuton qui prétendait asservir jusqu’à notre Amérique. »

« …Je suis tranquille, très confiant et plein de fierté d’agir pour une aussi noble cause… Si je ne revenais pas, vous verriez tout de même mon régiment et mon drapeau derrière les clairons du triomphe et rapportant des trophées ennemis. De toute façon, je veux être digne de votre fierté… » Et encore et toujours. « Je suis heureux de prouver mon amour pour la France, mon berceau et ma patrie la plus chère. »

À travers cette noble joie, autour de ses nouveaux devoirs, l’artiste reste intact et à chaque instant reparait : « L’archevêque nous a très noblement exhortés aujourd’hui au devoir militaire en quelques paroles senties et d’un tact admirable. C’était au cours d’une messe militaire où les soldats tchèques et polonais ont chanté leurs hymnes et leurs cantiques. Cela me rappelait les Russes et je croyais vivre quelque épisode de Boris Godounow… »

Et encore ces belles lignes :

« Leur catholicisme profond tranche un peu avec mes habitudes, mais je le respecte entièrement et m’y conforme en essence, attendu que rien ne peut nous préparer aujourd’hui mieux que lui à l’entrevision de l’au-delà, et qu’un soldat résolu doit partir avec le sacrifice de sa vie accepté. J’ai promis à toutes les femmes de ma famille d’être d’accord avec la religion et ainsi ferai-je. Le culte de Notre-Dame, de sainte Geneviève, de saint Louis, de Jeanne d’Arc, ne fait que continuer, il me semble, celui des Grecs inoubliables : saint Michel rappelle Persée… »


Malgré son ardeur et son courage, il connaît, lorsqu’il est au front, certaines âpres tristesses ; une surtout : « La Légion, c’est encore et toujours la Tour de Babel où l’on écorche d’abominable façon cette admirable langue que j’aime tant. » Ce cher langage de France ! de quel amour il le chérit et avec quelle grave volupté il exprime avec ses mots les plus nobles de ses pensées :

« Je suis fatigué, non du travail matériel, mais de mon isolement dans un milieu qui n’est pas le mien, où même j’inspire une certaine envie ou une certaine compassion, où je suis presque une gêne. Cela, je te le dis sans dissimulation parce que j’ai la force de le supporter. Mais les jours me paraissent longs parfois… » Et bien vite, avec cette abnégation si haute qui est en lui, il constate sans regrets : « Quand je me suis engagé, j’avais parfaitement conscience qu’il me faudrait faire abstraction complète de ma personnalité et de ma personne… »

Parfois aussi les lumineux atavismes le tourmentent. D’abord le regret de la chaleur et de la clarté : « La nostalgie du soleil est un de nos sentimens les plus justes et les plus invétérés. À quel point je l’ai ressenti ici où, plus que quiconque du monde civilisé, je vis à même la nature. Je n’oublierai jamais la tristesse frigide des premières soirées de novembre passées ainsi : la disparition des dernières lueurs rouges de l’Occident, l’horreur des longues ténèbres. De même, les jours où le soleil se cache sont ici particulièrement moroses, alors que le moindre rayon nous remplit d’orgueil et de joie. Nous vaincrons dans le soleil caniculaire… »

Ensuite dans la rude monotonie journalière, il rêve de départ pour l’Orient, les Dardanelles… Le vieux sang des Conquistadors

le brûle et l’agite : « … Partir à la conquête de l’Orient m’éblouit. La Méditerranée danse à mes yeux toute parée d’azur et d’or et Constantinople m’attire comme un étendard de soie dont je verrais chatoyer au vent les plis colorés… Il faut de ces mirages pour pouvoir persévérer dans la guerre… »

Il pense aussi à l’aviation qui l’a toujours particulièrement passionné. Un de ses plus jeunes et beaux poèmes fut écrit à la louange ailée de l’aéroplane. Mais à travers ces projets, ces aspirations, ces rêves, cette poésie qui toujours le projette en dehors de l’instant présent, ce qui persiste, ce qui demeure inébranlable et pur, c’est son amour pour son devoir et pour le pays qu’il défend. « Je ne serais jamais satisfait si je ne m’acquittais de mon devoir jusqu’où il le faudra… » « Ceux qui offrent leur vie à la Patrie de gaieté de cœur n’ont pas besoin d’être plaints. »


Il connaît aussi de belles heures ; l’âpre joie de l’action et de la vie rude, la camaraderie, le gai Noël, le joyeux jour de l’An dans la tranchée, le plaisir des lettres et des paquets familiaux, la tendresse et l’amour des siens qui l’environnent, malgré la séparation, l’arrivée d’un compatriote ami, et les beaux momens solitaires, de réflexions lucides, de songeries, de contemplations, de méditations et de pensées qui très vite redeviennent aussitôt en lui musicales. « J’achève ma journée en me rappelant aussi certains chants chargés de bonheur. Je m’abandonne à mes rêveries. Je suis à la fois content de vivre et la mort ne me fait pas peur… » « Je fais aussi quelquefois ce travail-là à la nuit, au-devant de nos tranchées (à un kilomètre des Boches tout de même, et cela aussi a son charme, celui du danger) car les réflecteurs vous cherchent et les balles vibrent de temps en temps comme une corde de guitare. »

Et ces lignes enthousiastes sur la « musique » du 75 :

« Quelle arme que ce merveilleux petit canon ! De la tranchée où nous sommes, nous l’entendons claquer à peu près de deux kilomètres en arrière et pourtant le coup semble tout proche. C’est un coup sec et métallique dont la vibration, répercutée par les bois, sonne comme une corde de harpe. Il domine tout de sa voix brève et pénétrante. C’est comme le coup de fouet du dompteur soumettant le fauve… » Et, dans une autre lettre : « On ne peut se lasser de sa détonation. Elle remplace les clairons caducs. C’est la France elle-même, notre orgueil et notre égide. Le 75 est un témoignage du génie français de la même nature qu’une phrase de Flaubert, un vers de Baudelaire, une perspective de Paris ou un passage de Franck. Il a la simplicité idéale, la finesse, la mesure, et la portée suprême… »


Pour Noël 1914, il eut la grande joie d’être versé, ainsi qu’il le désirait passionnément, dans la section active de mitrailleuses. Et le 9 mai 1915, en Artois sous Arras, après l’enlèvement des Ouvrages Blancs situés près du village de la Targette, il tombait frappé d’une balle au cou, au premier jour de la grande offensive. Voici sa citation personnelle, d’autant plus glorieuse que son bataillon tout entier fut aussi cité à l’ordre de l’armée : « Tous les gradés et la plupart des servans de sa section de mitrailleuses étant tombés pendant la marche en avant, a continué à porter sa pièce à travers un terrain violemment battu par les feux d’infanterie et d’artillerie et a été mortellement frappé en mettant en batterie. »


Ferveur joyeuse des jeunes âmes éprises de beauté jusqu’à la mort ! Leur force dépasse cette mort négligeable pour aller s’épanouir d’un coup dans une éternité qui, pour le poète, est le resplendissement d’un lyrisme sans fin ! Qu’elle est vivante et vibrante, la mort héroïque et parfaite du charmant poète Hernando !

Maintenant il repose dans cette terre qu’il a chérie, défendue et arrosée de son sang. Tu as accueilli, terre de France, cet enfant latin qui t’aimait d’amour. Sois-lui douce et sois-lui légère, car il t’a désirée comme une amante et vénérée comme une sainte ! Tous les plus beaux élans de ce jeune et valeureux cœur, tous les plus beaux rêves de son esprit, toutes les aspirations de son âme se sont résumés en toi, et pour toi. Quel est donc ton prestige, ô terre enchanteresse, pour que tant de héros, jalousant ceux qui sont nés de toi, aient voulu s’endormir dans ton sein pour devenir au moins tes fils dans la mort ? C’est qu’à ton front toujours clair, toujours jeune, brille l’honneur de cette beauté, qui, à elle seule, pour les plus nobles cœurs est une patrie. Tu l’incarnes, ô France, cette patrie d’héroïsme et d’amour pour laquelle battent ces nobles cœurs ; une fois de plus, sois orgueilleuse d’avoir fait palpiter celui-là, haut et fier entre tous, qui, épris de toutes les harmonies, sut se sacrifier et voulut mourir pour la grande harmonie française.


Gérard d’Houville.