Un Poète roumain - Grégoire Alexandresco et ses maîtres français

Grégoire Alexandresco et ses maîtres français
Pompiliu Eliade

Revue des Deux Mondes tome 24, 1904


GRÉGOIRE ALEXANDRESCO
ET
SES MAÎTRES FRANÇAIS


I

Un livre paraissait en 1832, qui portait ce titre impropre : Éliézer et Nephtali, poème traduit d’après Florian, par Grégoire Alexandresco. — Florian, alors à la mode dans les deux principautés roumaines, remplissait la partie la plus considérable, mais non la plus caractéristique du volume. Il avait attiré l’attention du poète par sa langue facile, par sa pensée plus facile encore, et c’était peut-être chez lui, que le poète avait surtout appris son français. Il servait maintenant de protecteur au nouveau livre, l’auteur, trop inexpérimenté et trop timide, n’osant pas encore se produire tout seul en public. Mais déjà on s’apercevait que Florian, pour avoir charmé l’enfance d’Alexandresco, n’était plus Fauteur favori de sa jeunesse ; les pensées du poète sont tournées ailleurs, vers d’autres maîtres : Éliézer est suivi de cinq Élégies, d’autant de fables, et de trois pièces de vers traduites.

Des rythmes à chaque instant défectueux, du décousu dans l’expression des pensées, des images exagérées et qui pourtant ravissent tellement l’auteur qu’il se croit obligé de les servir à plusieurs reprises, voilà de quoi se compose le recueil de 1832. Pas un seul morceau achevé ; que dis-je ? pas une dizaine de vers vraiment heureux ou seulement corrects.

Mais comment ne pas avoir quelque indulgence pour l’auteur ? Il n’avait guère eu de prédécesseurs dans l’histoire de la poésie roumaine. Il devait lutter avec la langue, avec le vers, avec la pensée. Car on ne pouvait appeler de la littérature les essais indéchiffrables de quelques mauvais versificateurs de Bucarest et de Jassy, parmi lesquels les figures les plus respectables sont encore celles des deux grands dignitaires : le logothète moldave Constantin Conaki (1777-1849), le logothète valaque Jean Vacaresco (1786-1863). Puis, Alexandresco était très jeune : il avait à peine vingt ans. Enfin, il s’était formé tout seul : né de parens pauvres, il n’avait pas pu se permettre le luxe d’un gouverneur français, à la façon des grands boyars du pays ; il habitait sous un escalier, dans la cour de l’Eglise Métropolitaine, chez son oncle, le pope Jérémie. Pendant une bonne moitié de son existence, il mènera à peu près le même genre de vie qu’avait menée son futur maître La Fontaine ; des amis aisés, de grands boyars, des princes régnans même se le disputeront : il fera leurs délices et ils ne pourront pas se passer de lui, — mais, à vrai dire, ni lui d’eux non plus. Ce fut par charité que le professeur Vaillant lui permit de suivre, pendant quelques mois, son cours de français, un ou deux ans avant l’apparition du premier recueil.

Ce sont là bien des circonstances atténuantes. D’autre part, pour n’être pas les meilleurs qui existent, les vers de 1832 ne sont pas non plus complètement détestables. On y découvre déjà des qualités, si l’on veut bien les examiner un peu à la loupe et les juger, non pas avec l’esprit français de 1904, mais bien avec l’esprit roumain de 1832. Leurs défauts appartiennent à l’époque où ils furent écrits, mais leur mérite n’est bien que de leur auteur seul.

D’abord, ils ont un sens. Il n’est pas si facile que cela d’en donner un à ses écrits. L’esprit est porté naturellement vers la confusion,… surtout dans les premiers temps d’une littérature. En second lieu, ces premières poésies de Grégoire Alexandresco sont réellement et profondément senties : on y découvre de la sincérité, ce qui n’est guère moins difficile à posséder que la clarté de langage. La plume d’un débutant est traîtresse : elle va à droite, elle va à gauche, au lieu de suivre le véritable chemin que lui indique notre esprit. Il n’y a rien de si peu naturel que d’être naturel dans ses premiers écrits.

Enfin, quelque mauvais qu’ils fussent, les vers du recueil de 1832 dénotent beaucoup d’application de la part de leur auteur. Ils sont moins le fruit de l’inspiration, que le fruit du travail, ce qui est déjà un bon signe. Telle pièce traduite d’après Lamartine, embarrassée, incorrecte, mal rimée et mal rythmée, reproduit néanmoins son modèle français, presque vers par vers. Clarté du côté de l’esprit, sincérité du côté du cœur, labeur assidu du côté de la volonté, voilà les trois qualités que possède déjà Grégoire Alexandresco.

Il comprit surtout que pour perfectionner son talent, il devait peu compter, au moins pour commencer, sur ses propres forces. Le poète s’adressa à la France, la littérature roumaine du temps ne pouvant lui offrir ni des modèles achevés ni des conseils salutaires. — Pourquoi à la France plutôt qu’à un autre pays ? Parce que depuis plus de cent ans la langue française était devenue la langue des salons et que les modes françaises régnaient de plus en plus dans les deux principautés. Des émigrés ou de simples aventuriers français avaient appris leur langue aux boyars ; on se souvenait des noms de La Roche, de Linchou, de Carra, de Cado, de Lille, de Colson, de Lejeune, de Fleury, de Mondonville… Vaillant avait eu l’art d’attirer à lui les élèves de presque tous les professeurs français du temps. Sa classe se composait des enfans des plus brillantes familles de Bucarest : elle comptait un Balaceano, un Ghica, et un Philippesco, et un Rosetti.

Et puis déjà la mode d’envoyer les jeunes gens à Paris pour y faire des études s’était introduite dans le pays depuis un certain nombre d’années ; plusieurs à leur retour racontaient monts et merveilles sur leur séjour en France. Un Potéca, un Poénaro, un Bibesco, un Stirbey étaient déjà des personnages considérables dans la principauté. Au moment même où paraissait Eliézer et Nephtali, la langue de l’administration dans le pays était la langue française. Depuis le traité d’Andrinople, les Russes régnaient en maîtres à Bucarest et à Jassy, et s’entendaient en français avec leurs administrés valaques et moldaves. Le général Kisselef, qui gouvernait au nom du Tsar, était plus Parisien que Russe… On apprenait le français dans les écoles ; les premiers journaux qui parurent dans le pays, le Courrier roumain et l’Abeille roumaine, furent rédigés à la fois en français et en roumain. Il n’est donc pas étonnant qu’Alexandresco ait pris des inspirations ou des modèles chez les Français ; le contraire le serait plutôt. L’usage des modes, des manières et de la langue françaises était même si répandu dans les deux principautés roumaines, qu’un auteur comique, Facca, flagella cet abus dans une pièce en deux actes, intitulée : les Francisées. Cette parodie de la société roumaine, imitée des Précieuses ridicules, devait voir le jour la même année que le recueil d’Alexandresco.

Il nous serait plus difficile de dire pourquoi le poète, en quittant le modèle favori de son enfance, Florian, faisait ses délices, à l’âge de vingt ans, du grand élégiaque Lamartine. Y avait-il quelque affinité entre son âme, à cette époque, et celle de l’auteur de l’Isolement ? Lisait-on beaucoup Lamartine dans la classe du professeur Vaillant ? Ou bien l’auteur se trouvait-il sous l’influence de son compatriote Héliade-Radules, qui avait donné, deux ans auparavant, une traduction roumaine des principales Méditations poétiques ?

Toujours est-il que ce premier recueil est inspiré, en première ligne, par Lamartine, et que ce poète restera pendant longtemps un des grands maîtres d’Alexandresco. On est frappé de découvrira chaque instant chez lui cet amour de la solitude, de la rêverie qui caractérise l’auteur des Méditations :

Mes yeux se promènent sur les collines et sur la campagne,
Mon âme s’élève sur des ailes enflammées,…
Étrangère à tout, elle s’enfuit rapidement du séjour terrestre… (Minuit.)

Au milieu de la nature, le poète aime surtout à faire entendre ses lamentations. Tout comme son maître, il ne songe qu’aux misères de l’existence et appelle éloquemment la mort :


Être sans nom,
Qui donnes le vol à l’oiseau
Descends sur un nuage,…
Calme dans mon cœur
Mes souffrances indescriptibles
Ou bien donne-moi le droit de mourir. (Le Chagrin.)


Cette invocation de la divinité en pleine nature, au milieu et à propos de ses souffrances, rappelle encore Lamartine. Enfin, on retrouve, dans le peu d’élégies publiées en 1832, quelques-uns des procédés poétiques employés par ce grand poète : ce rapprochement entre l’âme heureuse de la nature et l’âme attristée de l’homme, cette horreur de l’individuel pour ne pas dire cet amour du vague, ces suspensions ou ces réticences qui consistent à briser brusquement sa pensée au moment où l’on s’y attend le moins, pour la jeter tout de suite dans une direction tout opposée :

J’étais frais comme l’aurore dans ce temps-là, léger comme le zéphire !
Je jouais doucement à votre ombre avec les petits agneaux,
Mais vous… le printemps et la source voisine vous renouvellent sans cesse.
Ma vie passe… mes jours s’envolent. (Le Retour.)


Mon oreille écoute le torrent qui gronde,
La vague qui se brise contre le rivage, en pleurant
Et mon âme leur demande s’ils souffrent comme nous,
Si, comme nous, ils ont une pensée, un langage, un esprit. (L’Amitié.)


On sent certainement l’influence de Lamartine, et une influence marquée, dans la première manière d’Alexandresco. Mais, il est bon de nous le demander dès maintenant : Est-ce là tout Lamartine ? et n’y a-t-il autre chose que du Lamartine ? Ne reste-t-il plus rien à acquérir à notre poète, — sans rien dire du talent, — pour devenir semblable à son maître ? ou, plutôt, n’entrevoit-on déjà dans son esprit des élémens étrangers qui demanderont à se développer comme tout le reste, au détriment peut-être de tout le reste, et qui rendront la différence toujours plus grande entre l’auteur des Essais de 1832 et celui des Méditations ? C’est ce que nous tâcherons de déterminer dans les pages qui suivent.

Il y a autre chose, ce me semble, chez Lamartine que le pur déclamateur de profession, que le rêveur ou le musicien favori des poètes symbolistes, que le chantre plaintif des lacs, des rochers et de la belle Elvire. Il y a en lui un penseur, un philosophe, dont la personnalité et le système se sont développés d’une façon très normale et très conséquente, depuis les Premières Méditations jusqu’aux Harmonies.

L’existence a deux faces qu’il faut considérer tour à tour : le réel, que l’on perçoit par les sens ; l’idéal, que l’on conçoit par la pensée. L’homme est placé entre deux infinis : d’un côté, il voit son néant ; de l’autre, il voit sa grandeur. Qu’il ne s’en enorgueillisse ni ne s’en humilie, ou plutôt qu’il s’enorgueillisse et s’humilie tout à la fois et gloire à Dieu, en dépit de tout ! Et, en effet, jamais créature ne témoigna de plus de soumission envers son créateur, ni jamais optimisme ne fut plus absolu que celui de Lamartine. Certes, le poète a connu le doute et la douleur, et aurait pu médire de l’existence, tout comme un autre, comme un Vigny, par exemple. Lisez la Foi, lisez le Désespoir. Le mal règne partout. Le bien aurait pu régner en sa place. Dieu ne l’a pas voulu. On pourrait même difficilement se figurer une existence plus détestable… Mais le poète s’est arrêté à temps : la Providence à l’homme est la contre-partie nécessaire du Désespoir. La raison humaine n’a point le droit de médire, elle qui ne sait pas rendre l’âme humaine plus heureuse que la foi dont elle discute les fondemens ; elle qui ne sait répondre à aucune des questions capitales que l’âme se pose… Heureux les pauvres d’esprit ! car l’esprit ne sert qu’à troubler et à égarer le cœur… L’homme trouve bien une réponse aux problèmes éternels, dans les instincts de son cœur ; il a beau chercher, il n’en trouve aucune dans son esprit :


Lui seul (l’enthousiasme) est mon flambeau dans cette nuit profonde
Et mieux que la raison il m’explique le monde…


Et puis, l’on n’a qu’à regarder autour de soi. L’homme n’est pas seul sur cette terre. Dieu est partout à côté de lui, dans l’univers, laissons le cœur lire dans la nature, cette médiatrice entre la Divinité et l’homme, cette inépuisable consolatrice de l’homme, aux beautés de laquelle l’homme ne saurait résister, cet hymne éternel à la gloire de Dieu…

Espérons donc ! Quand Dieu n’a rien oublié au monde, peut-il avoir oublié l’homme ? Le poète s’attache de toutes ses forces à cette pensée consolatrice. Son cœur ne voudra plus être que confiance illimitée, qu’espoir ! Il faut que Dieu soit, le poète le désire du fond de son cœur, il le veut… et impose son vouloir à toute la nature. Il tourne ses yeux vers l’image grandiose que lui a tracée son cœur, et semble l’implorer d’une voix douloureusement touchante : « Existe ! » — « Existe, et souviens-toi de l’âme humaine !… »

Cette philosophie si conséquente, si énergique, si douce, nous rend compte des principaux traits de la physionomie de Lamartine. Elle explique d’abord son orgueil. Le même poète, qui se croit « un atome » ou « un insecte » devant Dieu, se sent démesurément grand en face de toutes les forces inertes qui l’entourent, en face de tous les rochers, de tous les vallons, de toutes les montagnes… Il songe d’ailleurs à son véritable séjour, le ciel, auquel il compare le séjour d’ici-bas, qui lui paraît alors bien médiocre… L’amour seul peut y attirer son attention, l’amour pur, une des voies qui conduisent à la divinité, sinon une des formes de la divinité… — En second lieu, cette philosophie de Lamartine nous explique ce que l’on est convenu d’appeler le vague de son âme, ou plutôt le plaisir qu’il éprouve à se tenir dans les généralités : « Un rocher, » « un lac, » « une église, » sans aucune autre désignation spéciale. Comment s’y serait-il pris pour les préciser ? Ils ne sont pas de son monde, ils lui sont en somme indifférens. Pareillement, enfin, cette philosophie nous rend compte aussi de la noblesse de l’âme lamartinienne, de ce sentiment de large et généreuse humanité qui se dégage de toute son œuvre. De même qu’il ne s’attarde pas dans la description de la nature extérieure, de même il ne se complaît pas dans les descriptions trop minutieuses de ses états d’esprit : il nous en dit ce qu’il y trouve de plus humain, les problèmes qui le tourmentent sont ceux qui tourmentent l’humanité depuis qu’elle existe. Le « sujet » et l’ « objet » flottent, pour ainsi dire, chez lui dans la même généralité… On lui reproche souvent de parler d’un « vallon » plutôt que de tel vallon, d’un « lac » abstrait au lieu de certain lac, d’un « clocher rustique » quelconque, au lieu d’un clocher rustique déterminé… Mais il faut remarquer aussi qu’on entend dans ses vers le cri d’une âme « humaine » quelconque ou le cri de l’ « âme humaine » en général, plutôt que le cri de son âme à lui, Lamartine…

Nous sera-t-il permis, après l’exposé de cette sublime philosophie, de revenir à Alexandresco ? Il nous semble que c’en est justement le temps et qu’on pourra le comprendre plus facilement. C’est une âme humaine que celle du poète valaque aussi, une âme humaine qui souffre et qui cherche… Elle prend même Lamartine pour guide. A-t-elle seulement bien compris son guide ? Ceci est une autre question. La doctrine de Lamartine se compose de deux parties : l’une envisage la petitesse et l’autre, la grandeur de l’homme… Tous ceux qui n’envisageront que l’une de ces parties et oublieront soit les souffrances actuelles de l’humanité, soit son bonheur futur ne se réclameront pas de Lamartine. Tous ceux qui n’introduiront dans leurs vers qu’une certaine cadence molle, harmonieuse et plaintive, qu’on est convenu d’appeler « lamartinienne, » ne se réclameront pas de Lamartine, car il y a quelque chose de plus, chez ce poète.

Tous ceux qui ne feront que de se lamenter sur leur propre sort, qu’étaler leurs seules douleurs, ne pourront pas se réclamer de Lamartine. Ceux qui n’immoleront point leur raison à leur sensibilité et qui emploieront leurs vers,


Quand leur corde n’aurait qu’un son,


à autre chose qu’à célébrer les bontés de la Providence, ne se réclameront pas de Lamartine. Tous ceux pour qui beauté de la nature, douceur de l’amour, frisson de la mort, ne se confondront pas en une seule mystique pensée, Dieu, ne se réclameront pas de Lamartine. Tous ceux qui ne prêcheront point l’espoir universel et qui regarderont la terre autrement que comme un lieu d’exil ne se réclameront pas de Lamartine. Ce peuvent être des faiseurs de vers lamartiniens, ou des rêveurs romantiques sur leur propre sort, ou des demi-lamartiniens… Mais qu’on y fasse bien attention, ils se sépareront tôt ou tard de Lamartine…

Grégoire Alexandresco trahira bientôt Lamartine dans ses recueils ultérieurs pour d’autres maîtres dont il trouvera la nature plus conforme à la sienne. Déjà, en 1832, on lui découvre une physionomie propre.

C’était, à ce moment-là, une nature bien plus maladive, bien plus impressionnable aux chocs de la vie, et partant bien plus égoïste, que son maître. Aucun problème intellectuel ne la hante, celui de l’existence encore moins qu’un autre. Il est trop occupé de ses propres blessures, il n’en oublie aucune, il est surtout très soucieux de nous les faire connaître : « Il y a trois mois que j’ai perdu mes parens… » « Resté seul au monde, je suis dépourvu de tout bien. »

S’il croit en Dieu, il y croit d’une façon particulière. Il y croit à la façon des gens du commun, pour en avoir entendu parler, par intérêt ou par peur. Mais, la plupart du temps, les notions de « vie » et de « Dieu » sont distinctes dans son cerveau : il y pense à des momens différens. Dans Minuit et dans Le Retour, morceaux remplis des souffrances du poète, l’être divin ne fait même pas son apparition. L’auteur souffre d’une part et « croit » d’autre part. Quand, par hasard, l’image de Dieu se présente à lui, il s’empresse de lui adresser une demande ou de pieux remerciemens : c’est Dieu qui semble fait pour lui, et non lui pour Dieu.


Reconnaissons-lui aussi un troisième trait distinctif. Moins capable que son maître Lamartine de faire la synthèse de la vie, il se révélera en échange comme une âme plus maîtresse d’elle-même, ou, si l’on veut, plus pratique. Il cherchera sa consolation dans la vie, s’il ne lui vient pas à l’esprit de la chercher dans la mort. Il croira un instant la trouver dans l’amour… mais « l’amour nous quitte, disparaît… ; » il croira tout de suite après la trouver dans l’amitié, — « l’amitié, qui nous a été donnée comme suprême consolation dans nos heures de tristesse… » Il la cherchera partout dans la nature, mais surtout en lui-même, dans des efforts qu’il fera pour se vaincre :


Soufflez donc, frais zéphires, et toi, cher printemps…
Ramène dans mon âme l’espoir
Pareil à la fleur qui pousse dans les vallées que tu peuples de verdure. (L’Amitié.)


Outre les cinq élégies, l’Éliézer contient un nombre égal de fables. A côté de la note triste, la note gaie fait son apparition dans le volume d’essai de notre poète ; et la note impersonnelle, à côté de la note personnelle… Derrière Lamartine, on entrevoit la silhouette de La Fontaine.

Mais en vertu de quels charmes particuliers, Grégoire Alexandresco s’était-il senti attiré vers ce dernier auteur ? Que le lecteur français veuille bien nous pardonner de dire ici quelques mots des principales qualités du fabuliste, moins pour lui faire connaître La Fontaine que pour lui apprendre à connaître Alexandresco.

Il nous semble qu’on peut aimer La Fontaine pour l’une des cinq raisons suivantes : 1° Pour l’emploi merveilleux qu’il sait faire du « vers libre, » ce vers qu’il a presque inventé, et qui obéit moins aux règles établies de la prosodie et de la métrique qu’aux règles mêmes de la constitution de notre esprit, ce vers pittoresque et psychologique, qui tour à tour prend le pli des choses extérieures et suit toutes les ondulations de l’âme. — 2° Pour le côté vivant ou proprement artiste de son œuvre : il se complaît dans les détails, aime à s’arrêter en route, tandis que les autres fabulistes courent, au plus pressé, à la morale de la fin… — 3° Pour le bel équilibre qu’il sait établir, et qu’il ne perd pas de vue un seul instant, entre les êtres humains auxquels il fait constamment allusion et ses personnages allégoriques. On vit, pour ainsi dire, en le lisant, à la frontière de deux mondes, on a constamment deux sortes d’images qui se contre-balancent dans son esprit, sans pouvoir préciser si c’est l’élément humain qui l’emporte sur l’élément animal, ou réciproquement. On dirait comme deux fils de soie très fins et de couleur différente que l’auteur aurait entrelacés avec un art indescriptible, et que l’on casse dès qu’on essaie de les séparer. — 4° On peut aussi goûter La Fontaine pour sa discrète et spirituelle intervention au milieu de ses récits, intervention qu’on ne découvre guère dans les premiers livres des fables et qui deviendra peut-être excessive dans le dernier. C’est ce qu’on pourrait appeler le « lyrisme » de La Fontaine. — 5° Enfin, il nous semble qu’on pourrait se sentir attiré par la philosophie même de cet auteur, car, pour avoir écrit en vers, et des fables, La Fontaine n’a nullement renoncé à l’usage de sa raison. Il se dégage de son œuvre toute une conception de la vie, sinon très haute, du moins très ingénieuse, et très conséquente avec elle-même. Nous subissons, dit La Fontaine, un triple joug dans cette existence : en dedans de nous, le joug de notre tempérament, de notre « naturel, » qui est presque toujours très mauvais ; en dehors de nous, celui de la société, cette force brutale qui prime le droit et a toujours le dernier mot ; au-dessus de nous, Divinité ou simple Hasard, car nous ne savons rien des intentions de cette force inconnue, et elles ne se manifestent à nos yeux qu’aux momens où nous nous y attendons le moins… Que peut-on faire contre « le naturel ? » Rien, puisque le naturel est incorrigible et que « coups de fourche ou d’étrivières ne lui font changer de manières. » Que peut-on faire contre la tyrannie de la force, contre les caprices des grands ou leur injustice ? Absolument rien, puisque « la raison du plus fort est toujours la meilleure. » Il faut souffrir en silence, et même prendre son parti là-dessus, considérer le monde tel qu’il est et tâcher d’en tirer profit… Inutile de dire qu’il n’y a rien à faire non plus contre la Providence ou le Hasard, quelque nom qu’il porte : « La plainte, ni la peur ne changent le destin, et le moins prévoyant est toujours le plus sage. » — Rester les bras croisés, telle paraît être la suprême philosophie de l’artiste incomparable que fut Jean de La Fontaine, de ce Jean « qui passa la moitié de sa vie à dormir et l’autre à ne rien faire. »

Grégoire Alexandresco n’était nullement préparé à saisir ces différens aspects du talent de La Fontaine, lors de son premier recueil : versification merveilleuse, balancement d’images, souffle dramatique, intervention personnelle, philosophie pratique. Ces qualités, il tâchera de les acquérir une à une, dans ses recueils ultérieurs : pour l’instant, il n’en a nulle idée. Ce qui le charme dans la fable, en 1832, c’est la fable ; c’est le récit, c’est le plaisir enfantin de débiter un conte, de se figurer qu’il cause avec les animaux ou qu’il les entend causer ensemble. La Fontaine le délasse un peu de Lamartine, et de ses soucis, et de son égoïsme. La fable l’oblige un peu à regarder autour de lui. Cela lui permet aussi d’essayer un autre vers que celui des élégies… S’il n’a nulle idée de varier le nombre des syllabes ou le rythme à l’intérieur d’une même fable (ni même en passant d’une fable à l’autre), il sent, du moins, qu’il faut aux fables un vêtement plus léger, plus court qu’à la « plaintive élégie. » Il passe du mètre de treize syllabes à celui de sept syllabes. Enfin, — et ceci étonnera certainement, — s’il cultive La Fontaine, c’est justement avec l’intention d’apprendre de lui à devenir original ; il se place devant son modèle, et il se propose d’y introduire quelques innovations et de s’en écarter de son mieux.

Trois de ses fables avaient déjà été traitées par le grand fabuliste ; ce sont : le Mulet qui vante son origine nobiliaire, l’Ane gâté et le Rossignol et le Paon.

La première n’est guère qu’une traduction servile du Mulet se vantant de sa généalogie. Mais, dans l’Ane gâté, le poète s’éloigne dix fois de son modèle français, l’Ane et le petit Chien, et quelques-unes de ses innovations sont caractéristiques : ainsi, il supprime le souvenir de « Madame » dans le monologue de l’âne, ce qui paraît bien naturel pour la société valaque de 1832, laquelle était loin de faire du beau sexe tout le cas qu’il convient. De même « Martin-bâton » est remplacé chez lui par un grand nombre de domestiques qui accourent de toutes parts pour sauver leur maître, et la modification fait songer au grand nombre d’esclaves tziganes qui se trouvaient attachés aux personnes des grands boyars, vers 1800 ou 1830. — Pour la troisième de ces fables, le Rossignol et le Paon, elle ne rappelle que de loin la fable analogue de La Fontaine intitulée le Paon se plaignant à Junon. Il n’est question ni de « plainte » ni de Junon dans le morceau de Grégoire Alexandresco. La scène se passe directement entre les deux rivaux. Le paon du poète français est un envieux, mécontent de son sort, celui d’Alexandresco est un petit fat, très conscient de ses avantages personnels. Enfin le beau portrait physique du paon esquissé par La Fontaine :


Toi que l’on voit porter à l’entour de ton col
Un arc-en-ciel de cent sortes de soies…


est remplacé dans la fable roumaine par la description de la laideur physique du rossignol :


Ne vois-tu pas qu’il ne te sied pas du tout…
Qu’avec un bec si désagréable,
Qu’avec des yeux si gros,
Qu’avec ton plumage tout noir
Tu te mettes encore à chanter dans ce joli petit bois ?


II

Six ans plus tard, en 1838, — l’auteur entrait alors dans sa vingt-sixième année, — parut son second recueil de pièces lyriques, intitulé Poésies, soit en tout huit « élégies, » sept « fables, » deux « épîtres. » Il se caractérise par un nouveau compromis entre l’influence de Lamartine et celle de La Fontaine, et par l’apparition d’un nouveau genre où l’auteur ne s’était pas encore essayé jusque-là, et qui fait tout de suite songer à Boileau.

Des deux premières influences, quelle est celle qui va devenir prépondérante dans l’esprit du jeune poète ? Les Épîtres vont nous l’apprendre : l’une est adressée au poète Jean Vacaresco, l’autre à Jean Campineano, une des figures les plus respectables de la renaissance politique en Roumanie.

Pour comprendre ces épîtres, il faut avoir présens à l’esprit, outre le recueil de vers de 1832, la deuxième Satire de Boileau (à Molière) et tout l’Art poétique. Alexandresco se souvient merveilleusement, au moment où il les écrit, des préceptes du grand critique qui avait fait ses délices à l’école française de Vaillant. Il sait qu’il faut être né poète pour faire des vers ; qu’il faut tâcher de plaire au lecteur ; que les qualités essentielles d’un bon style sont : la noblesse des termes, la clarté, la précision. L’entrée en matière de l’Epître à Vacaresco contient toutes ces réminiscences et rappelle l’allure et le mouvement de la deuxième Satire :


Toi qui as été, dès ta plus tendre enfance, un favori des Muses…

Chantre du printemps qui as le don de plaire

Et d’être noble dans tes expressions, sans être obscur, et d’être simple, sans devenir trivial…

Toi qui sais, par ton talent, donner de l’importance aux petites choses,
Et ne dis jamais mot qui soit inutile…
Éclaircis-moi donc quelques-uns de mes doutes
À moi qui ai si souvent profité de tes bons conseils…


Quels sont ces doutes du poète en 1838 ? Il se rend bien compte de quelques-uns de ses défauts poétiques : il ne peut pas « suivre la ligne droite, » ni « marcher d’un pas égal ; » il lui manque le don du détail ou du pittoresque ; il n’est pas assez soigneux, et n’a pas la patience nécessaire pour bien faire. Il se juge, l’Art poétique en main. Mais justement, lorsqu’on se sent partagé entre plusieurs tendances contraires, quel parti faut-il prendre ? Doit-on voir dans cette variété d’aptitudes une invitation à suivre plusieurs routes à la fois, ou faut-il y voir, au contraire, comme un avertissement de la nature qu’on ferait mieux de ne rien entreprendre ?


Je compare volontiers mon cas à celui d’un voyageur
Qui, ignorant son chemin, sans guide,
S’arrête au milieu d’un champ, très contrarié :
Il voit s’ouvrir une foule de routes, à droite, à gauche…
Il fait quelques pas en avant, il rebrousse chemin…
Il perd un temps précieux et son cœur est tourmenté par le doute…


En réalité, le poète se sent attiré à la fois par l’élégie et par la fable. Son cœur le rappelle au dedans de soi, tandis que ses sens l’attirent au dehors ; et, tandis qu’il aimerait à pleurer sur lui-même, le monde extérieur lui sourit et le tente. C’est pourquoi impersonnalité veut dire pour lui gaîté, et personnalité, tristesse. S’il pouvait être triste pendant un certain temps et gai tout de suite après ! Mais les deux dispositions, au lieu d’alterner, se contrarient l’une l’autre ; et il voit venir le moment où il devra absolument opter entre ces deux genres opposés,


Dans les momens mêmes où je prends le ton de l’élégie…
Voici l’image d’un animal qui se dresse devant moi
Et semble vouloir résoudre, à ma place, le problème qui me hante :


Il serait donc, en définitive, plus porté vers la fable. Mais doit-il quitter l’élégie ? Et quels conseils plus précis va-t-il suivre à l’égard de la fable ? Cette fois-ci encore, l’Art poétique le laisse à ses propres inspirations. Car ce poème, qui parle de tout, a négligé pourtant de parler de la fable. Et c’est pourquoi, après avoir « consulté pendant longtemps son esprit et ses forces, » le poète prend son courage à deux mains et va prendre conseil du vieux boyar Jean Vacaresco. On ne sait pas quelle fut là-dessus la réponse du grand logothète.

On le voit en revanche essayer d’éclaircir lui-même ses doutes, quelques mois plus tard, dans une seconde épître qu’il adressa au boyar Campineano. Cette fois-ci, il emploiera un système qui, pour être un peu compliqué, ne laisse pas d’être tout à fait sûr. Sous prétexte de savoir quel sujet il prendra pour en faire celui de son épître, il passera en revue les différens genres poétiques connus, et, par éliminations successives, il s’arrêtera finalement devant celui qui lui paraîtra le plus conforme à son tempérament littéraire. Quel sera cet heureux genre ? Ce ne sera ni l’ode, car en bon disciple de Boileau, il ne se reconnaîtra aucune espèce d’admiration pour les belliqueuses gloires des temps jadis ; — ni l’idylle, car les paysans, depuis qu’il les connaît, sont loin de lui inspirer les sentimens poétiques traditionnels ; — ni l’élégie intime, son genre favori d’autrefois, car ses douleurs de jadis ont cessé d’agir sur lui ; il s’est aperçu qu’il avait été toujours la véritable cause de ses malheurs ; et, doit-il dire toute la vérité ? l’expérience lui a montré que ses douleurs ne signifient rien à côté de celles de ses semblables :


Ainsi quand du haut d’une montagne, je regarde en bas
Et que je considère les autres collines, elles me paraissent toutes petites…


C’est la peinture de la société qui semble l’attirer davantage, la fable et peut-être déjà la satire, tout comme dans l’Épître au boyar Vacaresco.

À côté de ces Épitres, le recueil de 1838 contient cependant un certain nombre d’Élégies… Elles se distinguent des premières par une certaine élévation de pensée et par un plus grand souci de la forme. L’influence de Lamartine y est d’ailleurs toujours dominante. L’une de ces pièces, la Prière, n’est qu’une transposition, pour une personne âgée et réfléchie, de l’Hymne de l’enfant à son réveil. L’auteur a cessé de prier Dieu, comme il faisait dans son premier recueil, « de le délivrer des maux de cette existence ; » il lui demande désormais : 1° de le rendre croyant, durant toute sa vie ; 2° de lui accorder la force d’âme nécessaire pour traverser, d’une humeur égale, les bons et les mauvais momens de l’existence ; 3o de lui inspirer l’amour de l’humanité et du vrai, auquel il était loin de songer en 1832 :


Que jusqu’au dernier souffle ton amour me soit
Comme un trésor d’espoir et de douce joie…
Que l’orgueil ne me subjugue point au milieu de mes prospérités,
Que le chagrin ne m’humilie point au milieu de mes adversités…
Fais-moi désirer le bien de l’humanité tout entière…


Il reconnaît partout, comme l’auteur des Harmonies, les traces de la justice et de la miséricorde divines :


Je connais tout ceci et je vois sans conteste
Que dans les petites et les grandes choses
Tu parais le même…


Quelques images ou expressions de détail, telles que « toi, dont le nom est ignoré par toute la terre, » ou « la pauvre créature exilée sur cette terre, » ou encore « notre monde n’est devant ta puissance qu’une petite vague au milieu de l’Océan, » achèvent au surplus de nous éclaircir sur la véritable source de l’inspiration de la Prière.

Dans une seconde pièce, intitulée La Veilleuse ou La Lampe, l’auteur nous fait songer, du même coup, à la Lampe du temple des Harmonies poétiques et à l’Isolement des Méditations. Sa lampe, médiatrice entre l’homme et la divinité, est bien, en ceci, « la lampe du temple ; » elle possède, de plus, cette vertu d’être la confidente des inquiétudes du poète et sa consolatrice aux jours d’angoisse ou de tristesse :


Que de tourmens cachés, que de larmes versées en silence
N’as-tu pas vus, chère confidente !…
Tu me rappelles toutes les anciennes illusions de ma vie…


Le poète est interrompu, au plus fort de ses réflexions, par le son loin lointain des cloches, et c’est alors que l’on songe à Lamartine interrompu au milieu de sa première méditation poétique :


Mais le profond repos cesse tout d’un coup dans le monde.
La cloche pieuse se fait entendre au vent…


On est un peu étonné, après ces deux poésies tout à fait pieuses, d’en rencontrer d’autres, dans le même recueil de 1838, comme ce morceau, dont le titre est bien pourtant La Méditation :


L’été prend son vol pour des rivages éloignés,
Le doux soleil de l’automne s’incline vers le couchant…
L’immense étendue semble s’unir au loin
Aux dernières frontières du ciel et du monde.


Ce vol du temps et cette immensité de l’espace entraînent le poète à des méditations philosophiques, si l’on veut, mais nullement religieuses ou lamartiniennes. Il pense à la mort sans passer par l’idée de Dieu ; il voit cette faucheuse en train de détruire et de régénérer continuellement l’humanité ; et ne peut s’empêcher de protester contre les injustices du monde :


Où sont tant d’amis que j’aimais dans ma jeunesse ?
Où sont les chers êtres qui m’ont vu grandir ?


L’auteur arrive à cette conclusion que, si dans le livre de la destinée, l’homme pouvait lire d’avance : « Qui voudrait encore, Seigneur, passer sa vie sur cette terre ? »

Quatre autres élégies, Élise, L’Attente, Mon cœur est triste et La Barque, nous ramènent à l’histoire personnelle des souffrances et des plaisirs du poète. Un nouveau sentiment se fait place dans son âme, qui modifiera la tonalité générale de ses productions. L’auteur avait alors vingt-six ans. C’est l’amour. La Barque, c’est d’abord le Lac, et puis l’Immortalité de Lamartine :


Passe doucement, ô barque, sur la vague endormie…
Mon âme se fie à ton balancement comme à un ami chéri…


Pour une fois, les trois notions de Nature, de Dieu et d’Amour se confondent ici dans l’esprit du poète :

Je fixe mes yeux éblouis vers le ciel
Je prie en silence, je verse des larmes, et je crois !
Si dans cette heure de plein contentement
Elle surgissait à côté de moi !… Instant divin !
Je renoncerais à ce qui me reste d’existence, et je pourrais dire : J’ai vécu !


Mais ce qui domine, en ce moment-ci, son inspiration, ce qui fait, à ses yeux, la synthèse de la vie, ce n’est point le sentiment religieux, c’est l’amour. Élise et surtout Mon cœur est triste nous l’apprennent éloquemment. Le sentiment religieux est pour Grégoire Alexandresco, nous l’avons vu, comme pour les trois quarts des mortels, un sentiment qui ne fait que de rares et très courtes apparitions dans son esprit. Une grande anarchie règne dans le cerveau de l’homme. Des notions très diverses veulent y triompher tour à tour. On pense à Dieu et puis l’on pense avec autant de ferveur à autre chose, sans se douter que ces deux idées se contredisent absolument ou n’ont aucun rapport l’une avec l’autre. Aujourd’hui l’on est croyant, demain, avec la meilleure volonté du monde, on se trouve dans l’impossibilité d’ajouter foi à autre chose qu’à des lois positives. L’idée de Dieu a sa place dans notre cerveau, sans aucune tendance à se placer au centre des autres idées et sentimens, pour les réduire en système. Mais l’amour gagne chez lui de plus en plus cette capacité de lui faire tout voir par son prisme :


Avant que de l’avoir vue (elle, Élise)
J’étais dégoûté des jours, des nuits, de tout ce qui existe…
Je contemple maintenant la même nature avec Elle : tout me paraît changé…


Il dira plus encore dans l’Attente, et si l’Amour exerce son empire en ce monde à la manière d’une force de la nature, pourquoi, demandera-t-il, l’homme seul voudrait-il s’y soustraire ? Enfin, dans Mon cœur est triste, il suffira au poète d’éprouver une première déception amoureuse pour voir disparaître ciel et terre… « Où est-ce que je trouverais une douleur plus forte pour tuer celle qui me fait souffrir en ce moment ?… Ah ! si tu pouvais garder au moins le souvenir de tant de sermens que tu m’as faits !… »

On arrive à cette conclusion, à laquelle on ne s’attendait guère en lisant La Prière ou La Veilleuse, que l’auteur s’éloigne plus qu’il ne se rapproche de Lamartine, dans ce second recueil de 1838 !


À mesure qu’il quitte son premier grand maître, Lamartine, il se tourne, guidé de loin par Boileau, vers son autre grand maître, La Fontaine, qu’il se donne la peine d’étudier et d’approfondir toujours davantage.

Ce n’est, à la vérité, ni le dernier ni le tout premier aspect du talent de La Fontaine qui charment notre poète, à l’époque de son second recueil. Il n’a pas encore l’idée, ou il ne se sent pas encore la force d’adopter la versification libre. Mais déjà il éprouve la nécessité d’établir, à cet égard, une distinction parmi les fables : s’il y en a qui sont, écrites, tout comme les fables du premier recueil, en vers de sept syllabes ; d’autres, parmi lesquelles ses deux fables plus lyriques, concernant le rossignol : Le Rossignol et l’Ane, Le Rossignol dans sa cage, emploieront le vers plus traînant et plus plaintif de neuf syllabes ; tandis que dans les deux grandes fables devenues populaires : La Souris et le Chat et Le Bœuf et le Veau, il se servira des grands vers narratifs de onze et douze syllabes. Cela indique déjà une certaine richesse parmi les procédés techniques de l’auteur, une certaine finesse de goût aussi ; et c’est un acheminement vers la versification libre qui fera son apparition dans les fables du troisième recueil.

Pour ce qui est de la philosophie même de La Fontaine, peut-être n’aurait-elle pas été absolument sans charme pour le jeune poète valaque, dont la vie et le tempérament ressemblent en plus d’un point à ceux de son maître. Mais il dut se dire, sans doute, que pour une telle philosophie il faut, sans parler d’un certain tempérament poétique, un certain milieu social. Or, c’était alors vers l’action que se tournaient tous ceux qui l’entouraient, et non vers l’indolence, à ce moment décisif de l’histoire de la civilisation roumaine. On sentait de toutes parts l’approche d’une ère nouvelle, qui devait transformer toute l’humanité : la Roumanie seule resterait-elle en arrière ? Ne ferait-on rien pour amener chez soi aussi « cette nouvelle ère » tant désirée ? La fable, qui est faite pour satiriser et pour corriger, se tairait-elle ? N’était-ce pas justement pour elle le moment d’ouvrir la voie et de se faire, à sa manière, l’écho des aspirations nationales ? Nous sommes loin des fables de La Fontaine, ou plutôt nous sommes, à vrai dire, à l’extrémité tout opposée. L’auteur ne rime plus pour le plaisir de débiter des contes, comme en 1832. Sa fable a un but, si elle n’a pas une philosophie. Au lieu de dire comme celle de La Fontaine : « Humains, croisez-vous les bras, car il n’y a rien à faire sur cette terre ; » elle dit à un cercle plus restreint de mortels : « Roumains, levez-vous, et agissez ! » Cette fable d’Alexandresco ne sera donc ni universelle, ni philosophique, mais au contraire, — et elle va l’être de plus en plus, — nationale et politique.

Un renard qui réussit, par des flatteries et des promesses, à transporter les petits du corbeau dans son gîte ; — un rossignol qui pense à s’enfuir de sa cage avant que les ailes ne lui aient poussé ; — un chat qui sait attirer dans un guet-apens une petite souris et toute sa famille ; — un chien qui, dans l’exil, apprend l’art de parvenir ; — un ours qui trahit son maître, le roi loup, dès qu’il apprend que le lion vient reconquérir son trône, à la tête d’une nombreuse armée ; — un bœuf, qui devenu grand ministre dans le troupeau déconsidère sa famille, à commencer par son neveu, le veau ; — un âne enfin qui fait ses observations critiques au rossignol sur sa façon de chanter ; — voilà les sujets de cette nouvelle série de fables. Ces fables sont néanmoins plus inspirées de La Fontaine qu’on ne pense. Ôtez l’expression par le vers libre, supprimez l’enseignement philosophique ou la tendance, inventez même des sujets nouveaux, il y restera toujours assez de quoi rappeler La Fontaine. Et, en effet, dans l’espace de six ans, Alexandresco s’était approprié deux des grandes qualités du grand maître : le don d’intervenir au milieu de son récit, et celui d’y mêler le pittoresque du détail :


D’autres à ma place s’amuseraient à vous décrire
Ces inflexions de voix inimitables (du rossignol) que vous connaissez…
Moi, je me contenterai de vous dire que…

Nous ne savons pas si c’était un renard ou autre chose ;
Mais il portait une tresse sur le dos,
Ses cheveux tiraient sur le jaune
Et ses yeux étaient étincelants…
— Pourquoi me fuyez-vous, cher monsieur ?
Est-ce que je vous fais du mal ? Est-ce que je vous chasse ?
À quel point je désire le bien de la gent souricière
Et à quel point vous m’êtes personnellement cher, Dieu seul le sait…
Je connais toutes les souffrances que vous ont fait endurer mes frères…


III

Le troisième recueil d’Alexandresco, Poésies, 1842, contient huit élégies, de moins en moins lamartiniennes, quatorze fables, de plus en plus dans le goût de La Fontaine, une Satire à mon esprit, trois épîtres et cinq épigrammes qui font prononcer encore une fois le nom de Boileau.

On y retrouve l’auteur aussi amoureux qu’il l’était à la fin de son second recueil. Mais il ne l’est plus de la même personne. Cette fois-ci, c’est Émilie qui règne dans son cœur. Elle lui fera voir la vie et la poésie sous un autre aspect, tout à fait nouveau ; et ce ne sera pas seulement Élise, mais aussi Lamartine, qu’elle chassera de l’esprit du poète : elle va l’aider à dégager de plus en plus sa personnalité lyrique.

On veut dire que les trois notions de Nature, de Dieu et d’Amour, qui se trouvent constamment associées chez Lamartine, se trouvent de plus en plus séparées, chez notre poète, et même les deux premières ont presque entièrement disparu de ce troisième recueil. C’est à peine si la nature revient dans un morceau que l’auteur place en dehors de ses compositions régulières et qu’il écrit, on le voit, comme par acquit de conscience, pour faire plaisir à un ami : la Vie champêtre ; et à peine si le sentiment religieux fait son apparition une seule fois, en un seul vers très froid, où l’auteur affirme qu’il y a eu des momens dans sa vie :


Où il a douté même des bontés de la Providence…


Il n’en doute donc plus ! mais il avait vraiment besoin de nous le dire, car on serait tenté de croire le contraire, tant la Providence évite de paraître dans ce volume. La note amoureuse est la seule qui y règne. Après avoir réduit à elle Nature et Divinité, elle les supprime presque de lame du poète ; elle envahit entièrement cette âme. Et voici une première différence radicale entre la façon d’aimer de Lamartine et celle de son disciple valaque.

Il y en a une seconde : c’est que nous sommes très loin, avec Grégoire Alexandresco, de la façon calme, pure et majestueuse d’aimer du poète français. Ce qu’Alexandresco entend désormais par l’amour, c’est la nature, c’est l’ensemble des instincts physiques et matériels, qui lui paraissent néanmoins assez poétiques. Il dira à son Émilie, dans Pourquoi je soupire, qu’il soupire pour sa beauté, « car elle est jolie comme un rêve d’amour ; » et il lui dira dans l’Amitié et l’Amour :


Jouissons de la nature !
Lorsque, le visage rempli de tristesse,
Les grâces se retireront de toi…
Nous appellerons alors, si tu veux, notre amour d’aujourd’hui
Une véritable folie…
Je serai ton ami, ton frère…
Et du monde, et de tout ce qui existe,
Ensemble nous nous retirerons…


Enfin, il y a cette autre différence entre l’amour de Lamartine et celui d’Alexandresco qu’autant le premier est consolateur dans son élévation, autant l’autre est déchirant au milieu de ses jouissances matérielles… Et, en effet, ce second amour de notre poète devait avoir le sort du premier ; à peine heureux, le poète a dû compter avec les coquetteries de sa bien-aimée, avec la séparation. Peu de temps après avoir fait sa connaissance, « le malheur fit un signe, et elle lui fut enlevée. » Je t’ai vue encore une fois. Cette douleur lui paraît insupportable. Mais a-t-on le droit de se laisser vaincre ? L’auteur se pose le problème dans la pièce intitulée : Quand goûteras-tu la paix ? En soumettant le sentiment de l’amour à une analyse minutieuse, il est épouvanté de la quantité d’égoïsme qu’il y découvre :


Amour qui endors en nous et obligation et devoir,
Qui éteins la gloire, et n’as rien de sacré en toi !…


et plus bas :


… Mais n’y a-t-il point au monde de passions plus nobles, plus dignes d’éloges…
Et de mieux appropriées au cœur de l’homme ?
Espoir, vie, honneur, sentiments ardens,
Est-ce qu’on doit tout sacrifier à la femme ?


Il se pose encore plus nettement cette question dans le morceau capital de ce recueil lyrique de 1842, intitulé : L’année 1840. Cette importante méditation philosophique se divise en trois parties : dans la première, le poète jette un regard sur sa vie passée et sur celle de l’humanité. Plus d’espoir, dit-il, dans l’égoïsme. Il faut renoncer à soi-même si l’on veut être un peu heureux ! — Dans une seconde partie, il fait la critique amère des anciens temps, qui sont en partie ceux où il vit encore : point de sentiment noble, point de vrai enthousiasme. Le monde doit recommencer, car


Rien n’est plus en état de prouver la grandeur de l’homme…


Enfin, dans une troisième et dernière partie, l’auteur se considère une dernière fois et, dans un suprême effort, il réussit à secouer complètement le joug de l’égoïsme. Peu lui importe de rester le seul malheureux de son pays et du monde ! Il veut disparaître dans l’humanité, comme la vague dans l’Océan. Il est comme inoculé par la souffrance, et la souffrance ne peut plus avoir de prise sur lui désormais. Pourvu seulement qu’il voie les autres heureux autour de lui, c’est tout ce qu’il demande !


Je ne te demande rien pour moi, ô nouvelle année !…
Si moi seul je dois rester oublié par toi, dans la distribution de tes biens,
Eh bien, je foulerai ma douleur aux pieds et je la mépriserai…


Le jour où Alexandresco a envisagé pour la première fois la vie sous cet aspect, sa pensée et son talent sont certainement entrés dans une nouvelle phase.


Quatorze fables ! Voilà ce qui forme la véritable substance et la partie la plus considérable du recueil de 1842. — Un chien qui se vante d’aimer l’égalité, mais qui ne l’aime point chez de moindres chiens ; — un renard libéral, dans l’opposition, et réactionnaire dès qu’il devient premier ministre ; — un épervier qui promet son amitié à des poules tant qu’il est attaché et qui devient leur pire ennemi, dès qu’il se voit libre ; — un loup qui fait la morale aux autres bêtes ; — un derviche qui se fait couper la barbe et jette son froc aux orties pour plaire à une jeune fille, — tels sont quelques-uns des sujets des nouvelles fables d’Alexandresco.

Il n’oublie aucun des procédés de l’art de La Fontaine qu’il s’était appropriés dans ses précédens recueils et tâche de faire de nouveaux progrès ; il sait maintenant caractériser d’une seule épithète toute une classe d’animaux : « les cerfs aux longues cornes, » « les ours aux courtes queues… » « le buffle au large poitrail ;… » il sait couper court au récit par son intervention, quand il lui semble que la description ou l’action du morceau languissent un peu :


Je vous ai déjà raconté ailleurs, ce me semble — à moins que vous ne l’ayez déjà oublié —

Par quelle suite de circonstances, le loup était devenu jadis Empereur…


Le dialogue aussi a gagné en vivacité, en naturel. L’auteur sait maintenant disposer un ensemble ; il a trouvé le secret de cette forme à la fois précise et fuyante qui est une invention de son maître, et qui nous fait vivre, par une série d’images parallèles, à la frontière des deux règnes : animal et humain.

Mais de tous les moyens, qu’il réussit à s’approprier, l’un est surtout frappant, et le poète réussit, dans ce dernier recueil, à se rendre enfin maître du maniement du vers libre. A la vérité, cette dernière victoire, il ne l’a point remportée du premier coup : nous assistons à des tâtonnemens, des faux pas, des retours en arrière ; ainsi dans le Derviche et la Jeune fille, ou dans la Folie et l’Amour, le poète se sert encore du mètre uniforme ; — dans l’Éléphant, il semble croire que le système de versification libre consiste uniquement à faire alterner des groupes de vers longs avec des groupes de vers courts ; — dans d’autres pièces, comme le Miroir et le Loup moraliste, où il fait un pas de plus, sa versification est parfaitement irrégulière, mais il ne s’est pas rendu compte que le désordre apparent dans lequel ses vers se succèdent n’en doit pas cependant détruire le rythme musical ; — et ce n’est enfin que dans les plus connues de ses fables, dans le Chien et le petit Chien, dans l’Epervier et les Poules, dans la Hache et la Forêt que nous le voyons tout à fait en possession de son art.

Quant à sa philosophie, l’expression en devient de plus en plus politique et nationale. Il pense qu’il faut persuader aux Roumains cette double vérité : qu’ils ont une belle carrière à remplir devant eux, mais qu’ils possèdent aussi un grand nombre de vices. L’inertie orientale de notre peuple ne demande pas mieux que de rencontrer, à chaque instant, de nouveaux obstacles, pour se donner le droit de se croiser les bras, à la façon de La Fontaine : le Roumain se décourage vite et c’est peut-être ce qu’il faut combattre chez lui avant tout. Mais, d’autre part, la vanité orientale de notre race devra être combattue avec non moins d’énergie, cette vanité qui pense qu’on a fait plus de progrès qu’on n’en a fait en réalité, et qui devient ainsi le plus sûr moyen de ne pas suivre la véritable voie du progrès ou de ne pas la suivre jusqu’au bout. C’est dans le Merle et le Hibou et dans les Miroirs que l’auteur semble préconiser la première partie de sa doctrine ; c’est principalement dans le Loup moraliste, le Renard libéral, le Chien et le petit Chien, la Hache et la Forêt qu’il en prêche la seconde.

Voici quelques fragmens de la meilleure de toutes les fables de ce troisième recueil. Pour cette unique fois, Alexandresco a eu le bonheur de l’emporter sur son maître : la Hache et la Forêt, mise en regard de la petite fable la Forêt et le Bûcheron, nous fait l’effet d’une belle fable de La Fontaine comparée avec le texte primitif d’un Abstemius ou d’un Phèdre :


Je ne crois plus que l’on voie faire beaucoup de miracles de nos jours.
Mais que jadis plantes et animaux aient parlé,
Cela ne fait pas l’ombre d’un doute : car si cela n’eût pas été,
Comment le raconterait-on ?
Le conte que j’ai en tête et que je vais vous raconter,
Je le tiens d’un vieillard que j’estime fort
Et qui me disait
Le tenir lui-même
De ses grands parens,
Lesquels prétendaient, à leur tour, l’avoir entendu raconter
Par un certain ancêtre qui n’existe plus…
Dans une vieille forêt — l’endroit précis nous importe fort peu —
Un paysan était allé un jour faire provision de bois pour sa maison.
Mais vous devez savoir — et je puis vous le prouver, à la rigueur —
Que dans ce temps-là la hache n’avait pas encore de queue.
C’est là le train du monde : le temps perfectionne
Tout ce que l’homme invente, tout ce que son esprit combine.
Notre paysan donc n’ayant que son fer à la main
Se mit à estropier de son mieux la vieille forêt.
Yeuses, platanes, chênes s’épouvantèrent fort :
— Mauvaise affaire, mes amis, préparons-nous à mourir !…
Au fond de son poêle, le paysan va nous enterrer bientôt.
— Y a-t-il quelqu’un des nôtres avec lui pour l’aider ?
Demanda un vieux chêne qui avait environ trois cents ans,
Et qui passait sa vieillesse un peu à l’écart.
— Non ! — Eh bien, soyez tranquilles ; cette fois-ci nous avons de la chance.
La hache et le paysan n’aboutiront à rien d’autre
Qu’à se fatiguer.
Le chêne eut raison :
Après beaucoup d’essais, d’efforts inutiles,
Le paysan retourna chez lui sans avoir rien apporté.
Mais lorsque, plus tard, la hache eut une forte queue en bois
Vous pouvez juger seuls de la grandeur du désastre !
Cette historiette — si toutefois elle est vraie ! —
Me paraît prouver jusqu’à l’évidence
Que dans chaque pays
La plupart des maux dont on se plaint ne viennent point du dehors,

Ne sont pas apportés par les étrangers ; mais ils sont presque tous produits
Par les habitans du pays même, par un parent à nous, par un de nos frères.


Le recueil de 1842 contient, outre les élégies et les fables, une Satire à mon esprit, trois épîtres et cinq épigrammes. La Satire à mon esprit pourrait bien être la IXe Satire ; mais elle s’adresse plutôt au tempérament qu’à l’esprit du poète ; c’est plutôt une satire sociale qu’une satire littéraire ; enfin elle attaque la société roumaine dans son ensemble, sans s’arrêter à des personnalités, comme celle de Boileau.

Que se reproche l’auteur ? Peu de choses, à vrai dire : de n’avoir pas le vice à la mode, qui est le jeu de cartes ; de ne pas être trop « mondain ; » d’être distrait ; de trop médire… Son genre d’intelligence ne le fait guère avancer dans la vie :


— N’es-tu pas le même qui dans ton enfance
Savais débiter tout d’une haleine les exploits d’Alexandre le Grand ?
Toi qui, un peu plus tard, et te moquant des contes de jadis,
Pouvais dire par cœur des tragédies bien connues,
Mérope, Athalie et plusieurs autres encore.


Il se compare à « certain monsieur de la haute société » qui sait plaire, et dont « la parole, l’esprit, sont au fond de son chapeau… »

Les habits qu’il porte sont cousus à Paris ;
C’est lui-même qui le dit. Le lorgnon qui pend à son gilet
Est d’une origine encore plus étrangère.


Cette première satire d’Alexandresco nous renseigne ainsi sur les bons et les mauvais effets de l’influence française naissante en Roumanie : les bons, sur des esprits comme le sien ; les mauvais, sur des esprits médiocres, qui ne rapportaient de France que quelques défauts ou quelques manières extérieures inutiles.

Les deux épîtres adressées Au commandant Voïnesco et Au fabuliste moldave Donici, amis du poète, nous font connaître les difficultés de la vie d’un homme de lettres en Valachie, à cette époque. A quoi servent les lettres ? Non certes à améliorer la situation matérielle du poète, puisqu’elles ne lui rapportent même pas de quoi payer ses dettes. Elles ne servent pas non plus à l’amélioration morale de l’humanité ; le monde va son train, que l’histoire constate, que l’art littéraire ne dirige point ; le public ne lit guère, et, quand il lit, il ne comprend pas, et quand il comprend, les changemens que la lecture produit en lui sont de courte durée :


Depuis que le monde existe, quel livre humain
A jamais pu empêcher les mortels de commettre des méfaits ?
L’homme suit son chemin et fait ce qu’il est habitué à faire.


L’Épître à Voltaire est l’une des productions les plus curieuses d’Alexandresco. L’auteur de la Hache et la Forêt a l’idée d’écrire une lettre de plus de cent vers à l’auteur de Mérope. Que peut-il lui dire ? Voltaire peut être considéré, à son sens, comme penseur et comme écrivain ; il le blâme comme philosophe, il ne saurait en faire assez de cas comme homme de lettres. Ainsi son épître se divise en deux parties : elle commence par être philosophique et finit par être purement littéraire. La première partie est une imitation visible de l’Homme, de Lamartine. Le lord Byron d’Alexandresco est Voltaire. Il le compare encore plus volontiers à Satan. Comme Satan, il a chassé l’homme du paradis. « L’espoir, ce fruit céleste des âmes, tu l’as foulé aux pieds… Et que nous as-tu laissé en place ?… Des meurtres et des débauches ; tes livres ont-ils produit autre chose ? » Le poète valaque félicite néanmoins Voltaire de son talent, et d’appartenir à la noble race française… Mais, heureux surtout Voltaire et les Français pour leur langue qui est toute formée, toute préparée à recevoir les belles pensées, les hauts sentimens !


Nous n’en sommes pas encore là ; nous devons former notre langue.
Nous devons nous frayer nous-mêmes les sentiers par où nous voulons passer
Et enlever leurs chardons à des campagnes qui n’ont jamais été labourées.


Le nom de Voltaire revient à plusieurs reprises dans l’œuvre littéraire d’Alexandresco. Celui dans son enfance qui avait appris par cœur Mérope, avait donné aussi une traduction d’Alzire en 1834. Mais en 1838, il fut surtout furieux de la façon dont deux de ses compatriotes, Héliade et Pogor, s’étaient permis de rendre en roumain quelques-unes des œuvres du grand écrivain, et il leur adressa cette épigramme :


Dans l’enfer, il y a un certain nombre de jours, plusieurs défunts
Signèrent une pétition, par laquelle ils demandaient
Que l’on punît le sieur Voltaire
Pour toutes les calomnies qu’il avait débitées sur leur compte
Pendant son existence.
— Messieurs, s’écria Voltaire, tout colère,
La pétition que vous venez de signer est inutile.
Quelle punition me désirez-vous encore ? quel mal voulez-vous me faire ?
Je vous croyais assez satisfaits
Après ce qui m’est arrivée dernièrement à Bucarest,
Où deux de mes pires ennemis m’ont traduit… vous savez bien de quelle manière !


IV

Arrêtons-nous un moment, — pour établir ici le bilan de nos recherches ; — et avant d’aller plus loin, faisons quelques constatations :

Alexandresco n’est jusqu’à présent qu’un élève docile de ses maîtres français ; il ne veut pas se départir d’un seul pas des conseils de ses maîtres ; mais il adapte ces conseils à sa nature, à son milieu, à son temps. Il est lui. Il ne suffit pas de connaître Lamartine, La Fontaine, Boileau pour le comprendre. Il y a quelque chose de plus en lui, et quelque chose d’autre. Il y a sa façon particulière de sentir et il y a sa sincérité. C’est un Lamartine, et un Boileau, et un La Fontaine roumains, du commencement du XIXe siècle. Il a une manière personnelle de concevoir la divinité et de l’adorer ; il lui accorde une place à part dans son cerveau, mais il ne la lui reconnaît que dans ses momens de bonheur. Son amour aussi est autre chose que celui de Lamartine : un amour plus intense, plus absorbant, plus matériel. Et, à tous ces points de vue, nous estimons l’âme de Lamartine infiniment au-dessus de la sienne ; mais ce que nous voulons établir maintenant, c’est qu’Alexandresco a rêvé autre chose que d’imiter servilement l’auteur des Méditations. Même résultat, si on le compare à Boileau : il fait des Epîtres, et il fait des Satires lui aussi, mais les Epîtres précéderont chez lui les Satires, et n’auront pas toujours de tendances littéraires : elles seront souvent des satires sociales. Enfin, si nous le comparons à La Fontaine, jamais il ne voudra adopter la philosophie très commode de son maître, lui qui croit en Dieu, qui pense que la nature humaine est perfectible, et qui, à partir de son troisième recueillait preuve d’une énergie qu’on ne lui soupçonnait pas. Sa fable sera politique ou sociale ; il prendra à La Fontaine les procédés artistiques seulement ; mais ni l’intention, ni les sujets mêmes des fables ne lui viendront de ce maître : Taine a vu dans La Fontaine le miroir de la société française de la seconde moitié du XVIIe siècle ; on peut voir dans Alexandresco la peinture de la société roumaine de la première moitié du XIXe siècle.

N’oublions pas que cette âme, qui a sa physionomie distincte, est aussi une âme très compliquée : Lamartine est Lamartine, Boileau est Boileau, et La Fontaine est La Fontaine. Alexandresco, qui les imite tour à tour, a essayé de réaliser, à lui tout seul, en son pays, l’œuvre de ces trois grands maîtres Il se rend bien compte de cette complexité de nature, qu’il considère comme une infériorité, et il s’efforce d’établir une unité dans son évolution littéraire, mais cette unité ne consiste presque jamais que dans la prépondérance successive de chacun de ses trois maîtres sur les deux autres. On se demande, à chaque instant, avec curiosité et inquiétude : « Que vont devenir Lamartine, Boileau et La Fontaine dans l’esprit d’Alexandresco ? » Ou encore, lequel des trois enfin l’emportera chez Alexandresco ? « Sera-t-il Dieu, marbre ou cuvette ? » et le fabuliste triomphera-t-il de l’élégiaque ? ou le satirique du fabuliste ?

Enfin, il faut bien nous demander : « Quelle différence y a-t-il entre l’Alexandresco de 1842 et celui de 1832 ? » Alexandresco, âme, pour commencer, sentimentale, hésitante, timide, égoïste, mais douée d’un certain vouloir et attirée vers la lecture des œuvres françaises, est devenu, en l’espace de dix ans, une âme sûre d’elle, positive, ordonnée, claire, capable d’observer ce qui se passe autour d’elle, aussi bien que ce qui se passe en elle-même, patiente, très sévère, surtout en ce qui la concerne, et de plus en plus amoureuse de la forme… Cette âme littéraire sait exactement ce qu’elle veut dire, chose rare en Roumanie, surtout à ce moment-là ; elle se rend parfaitement compte de l’ordre qu’elle doit adopter pour ses idées ; enfin, elle sent la nécessité qu’il y a pour la pensée de trouver une expression qui en rende toutes les nuances. Le lecteur français se sent de plus en plus à son aise devant les productions poétiques de Grégoire Alexandresco, les comprend de mieux en mieux et les goûte toujours davantage, à mesure qu’il s’éloigne du recueil de 1832, qu’il feuillette celui de 1838, et surtout celui de 1842. L’âme d’Alexandresco est en effet devenue de plus en plus une âme française. Ou, pour être plus exact, on y reconnaît une sensibilité roumaine s’associant à un esprit français : c’est l’originalité et c’est la définition même de notre poète.

Mais à qui doit-il particulièrement tous ses progrès ? Il suffit de les indiquer pour reconnaître son maître préféré, celui qui a, en définitive, toujours régné au fond de son âme. Précision, plan, ordre, sincérité, observation de la nature humaine, souci de la forme, ce maître, c’est Boileau ! C’est lui qui, de l’ombre de son tombeau, défend encore lu classicisme chancelant, ou en inspire le goût et qui, après avoir rendu service à sa patrie, guide encore les littératures naissantes de son bon sens incomparable. C’est lui qui aide à Grégoire Alexandresco à sortir de sa confusion, de son égoïsme, de ses négligences. Car, dans l’âme d’Alexandresco les deux courans de l’esprit humain se trouvaient représentés, le courant romantique avec ses ténèbres, le courant classique avec sa clarté ; le premier, avec sa confusion, le second, avec son ordre ; le premier, avec ses négligences, le second, avec son souci de l’expression ; le premier, avec son souci de l’individuel, le second avec sa recherche, presque scientifique, de ce qui est vérité universelle ; le premier avec son amour des nouveautés, le second avec son culte de la tradition ; le premier, avec son orgueil, le second avec sa modestie… Que manque-t-il encore pour compléter ce parallèle ?… le premier, avec son imagination et sa sensibilité un peu déréglée, le second avec sa sensibilité modérée et sa raison ; le premier avec son égoïsme, le second avec son amour du genre humain tout entier, — et, pour parler comme Gœthe « le romantisme avec sa maladie, le classicisme avec sa santé. »

Le quatrième recueil d’Alexandresco, Souvenirs et impressions, 1847, est l’un des meilleurs au point de vue artistique ; mais il est, au double point de vue, psychologique et français, où nous nous sommes placé, celui qui nous intéresse le moins. Le poète prend de plus en plus conscience de lui-même, et devient de plus en plus maître de sa forme. Mais sa pensée ne fait plus de progrès, et l’on ne voit plus reparaître, au cours de ce quatrième recueil, la triple influence que nous connaissons. Autre grande surprise : le recueil ne contient ni de nouvelles épîtres, ni de nouvelles satires, ni de nouvelles fables : c’est, pour ainsi dire, un volume de repos dans la carrière littéraire de notre poète. Il contient cinq odes patriotiques, un conte en vers et huit pièces d’amour.

L’auteur est surtout séduit par le mouvement de la renaissance roumaine. L’ « ère nouvelle » pressentie par lui dans son Année 1840 éblouit enfin de ses rayons tout le monde. La Révolution de 1848 n’est pas loin. On ne parle que de libertés extérieures et intérieures. On rappelle avec fierté la gloire des ancêtres : d’un Jean Bassaraba, d’un Mircea le Vieux, d’un Etienne le Grand, d’un Michel le Brave… Le poète seul restera-t-il insensible ? Il dédiera une ode à la jeune armée roumaine, en train de s’organiser, mais surtout, son rôle à lui, qui avait tant satirisé les contemporains, ce sera de soutenir avec ardeur la cause des ancêtres ! C’est une façon aussi d’être un classique. Cette admiration excessive qu’il éprouve dès lors pour les anciens fera naître dans son esprit une sorte de « querelle des anciens et des modernes. » Vanter les ancêtres n’est-ce pas, en effet, une manière de faire la satire de son temps ? La poésie devient entre ses mains une arme à deux tranchans : qu’il la tourne de n’importe quel côté, elle remplira le même office ; le passé a été sûrement grand, l’avenir le sera encore peut-être, mais le présent est mauvais. La pièce intitulée l’Ombre de Mircea à Cozia est ce qu’il y a de meilleur dans ce recueil.


Les ombres des tours sont couchées sur les vagues de la rivière…
Elles s’étendent, se prolongent, vers la rive opposée.
Et les vagues fières naissant les unes des autres
Vont frapper en cadence le vieux mur du couvent.


Le fantôme de Mircea, le grand voïvode de la fin du XIIIe siècle, surgit tout d’un coup au milieu des ténèbres ; sa présence effraie la montagne et la rivière, qui vont porter son nom jusque dans les pays voisins et jusqu’à la mer… L’auteur s’incline devant cette ombre et, néanmoins, sa raison ne le quitte pas tout à fait. En bon disciple de Boileau, il n’admet qu’à moitié les bienfaits du génie militaire et préfère la gloire pacifique ; l’Ombre de Mircea devient à sa façon un Passage du Rhin : Certes, dira-t-il au héros, tes hauts faits sont admirables… « Nous sommes tellement petits devant vous autres anciens, que nous avons de la peine à croire même à votre existence » mais :


Ces temps-là sont passés ! — temps d’actions illustres,
Mais tristes et amers : les lois et les mœurs s’adoucissent de plus en plus.
Par des sciences et par des arts, les nations devenues sœurs
Trouvent le chemin de la gloire dans la pensée et dans la paix…


Ne croirait-on pas entendre Boileau exprimant la même idée, aussi respectueusement que possible, devant son maître Louis XIV ?


V

Le cinquième et dernier recueil : Méditations, Élégies, Epîtres, Satires et Fables, 1863 nous montre la direction définitive où s’engage à partir de 1847 le talent d’Alexandresco ; il comprend onze odes, madrigaux, hymnes, — pièces que l’on est convenu d’appeler « lyriques, » — douze fables, et six satires.

On n’insistera point sur les premières de ces productions. — On y trouve des pièces nationales de circonstance, des vers d’albums, deux pièces proprement lyriques. Dans aucun de ces trois genres, on ne voit plus reparaître l’auteur de Minuit ou de la Prière. Le poète qui avait mis tant de passion à raconter ses tristesses personnelles, se sent moins apte à célébrer les joies publiques. Il ne sait que raconter ses peines à lui, ou encore, à la suite de circonstances exceptionnelles, célébrer les anciens, ou enfin, — et ceci lui est plus naturel que tout le reste, — satiriser ses contemporains. Que pourra-t-il dire par exemple au sujet de l’organisation de l’armée ? ou de l’inauguration du théâtre national ? que dira-t-il au prince régnant Alexandre Ier Couza ?… Retenons pourtant trois vers de la pièce dédiée à ce prince. Ce prince doit se conduire de telle sorte que :


La France, la grande nation,
La nation chevaleresque,
Puisse se glorifier avec nous…


On sera plus surpris de constater que le talent de fabuliste de notre poète est en baisse lui aussi. Les fables de 1863 ont leur côté intéressant, mais en général elles sentent la décadence, tout comme les pièces lyriques. L’explication en est d’ailleurs bien simple. De même que l’âme du poète, les temps avaient changé. Depuis que Napoléon III protégeait ouvertement les principautés de Moldavie et de Valachie, et depuis l’avènement au trône du prince Couza, on pouvait dire à peu près librement en Roumanie ce que l’on « pensait. Le nombre des journaux qui paraissaient en 1860, à Bucarest et à Jassy, avait dépassé la cinquantaine. Parmi ces journaux, il y en avait même — chose nouvelle ! — d’humoristiques : Le Moustique, La Guêpe, L’Épine, Le Vampire, Le Diablotin, Le petit Bonhomme. Le prince Couza le permettait, le voulait ainsi. Dès lors, quelque mauvaise opinion que l’on eût de la société de ses contemporains, à quoi bon faire des fables ? On pouvait manier librement la satire, attaquer ouvertement les personnes et les choses. Alexandresco eut le tort de ne point le comprendre, et continua d’écrire des fables en même temps que des satires. Or, dans les premières, il perdit toute mesure. Nous voulons dire qu’ayant la liberté de faire des allusions désormais trop directes, il attribua à ses animaux des travers qui ne sauraient convenir qu’aux hommes, et ainsi sa fable se changea en une vaine et froide allégorie.

Mais si elles ne sont pas très heureuses au point de vue de la forme littéraire, ces fables de 1863 présentent cet avantage de nous faire connaître la société roumaine après la révolution de 1848 et les très sages opinions sociales de l’auteur. Tandis que la majeure partie des écrivains du temps se montrent enchantés du nouvel état des choses et saisissent la moindre occasion pour élever aux nues les progrès réalisés par leur race, Alexandresco, plus réfléchi, plus pondéré, plus pessimiste et plus ironique, ne voit partout que des lacunes et s’inquiète, au contraire, des changemens trop rapides qui s’opèrent autour de lui. On ne gagne rien à transformer extérieurement une société, à coups de lois, à coups d’épithètes ; mais ce qu’il faut transformer radicalement, et sérieusement, et laborieusement, c’est l’âme même de la société, ce sont les mœurs.

Il passe en revue les quelques défauts capitaux de la nouvelle âme roumaine :

En premier lieu, nous poussons un peu trop loin, dit-il, l’esprit d’imitation, nous introduisons trop vite parmi nous les institutions des autres peuples et leur façon de voir, sans nous demander, au préalable, si elles sauraient ou non nous convenir. — Mais vous-même, n’avez-vous point imité Lamartine, La Fontaine, Boileau ? — Il aurait pu répondre : — Oui, mais je me les suis assimilés tout d’abord, je me les suis convertis en sang et en nourriture, et je n’ai passé que lentement de l’un à l’autre. Au fond, ce qu’il déteste, ce n’est point l’imitation, c’est le manque de réflexion, c’est la hâte, c’est la folie de l’enfant qui veut jouer de trop bonne heure à l’homme.

Un second défaut de la « nouvelle direction, » c’est d’être un peu vague et un peu multiple, suivant les esprits. Le pays ressemble à un chariot que des bêtes diverses, un âne, un étalon, un bœuf, voudraient traîner en même temps. Or qu’arrive-t-il ? Il arrive que : « le bœuf étant éclopé, le cheval blessé à une patte, l’âne inexpérimenté et capricieux, le maître a beau crier et agiter son fouet, du fond de son char : l’étalon s’élance, tandis que le bœuf s’arrête, l’âne donne un coup de pied, et le char n’avance point. »

Un troisième défaut encore, c’est l’amour-propre de chacun, qui veut faire du nouveau, et nouveau veut dire le contraire de ce que vos prédécesseurs ont fait…


— Ce que les affaires iront bien dans la forêt
Quand nous aurons réussi à détrôner l’empereur Tigre…
… — Et en quoi consistera donc ce fameux changement ?
— Il se manifestera principalement dans la distribution de la justice…
Car le tigre avait l’habitude déjuger d’abord les coupables
Et de les étrangler ensuite…
Nous voulons les étrangler tout d’abord
Et les juger après…


Le volume de 1863 est plutôt le volume des Satires. Après bien des tâtonnemens, Alexandresco a découvert enfin sa véritable voie. Son nouvel état d’esprit ne lui permet plus d’écrire des élégies : il quitte Lamartine. Les changemens de son milieu ne lui permettent plus de faire des fables : il relègue La Fontaine au second plan. Mais son état d’esprit et son milieu le portent à la satire : c’est la période de Boileau. Cette période se confond avec celle de la complète émancipation du poète. L’influence de Boileau fut une influence plutôt négative. En le délivrant de Lamartine et de La Fontaine, ce maître ne se l’attacha pas à lui-même, mais comme tout véritable grand maître, il développa son élève dans le sens de sa propre nature et lui apprit à être un maître à son tour.

Dans sa première phase, Alexandresco avait voulu imiter Lamartine et, pour y réussir, il s’était efforcé de se créer, tout d’un coup, une âme toute lamartinienne. Dans une seconde phase, il était tombé sous l’influence de La Fontaine, mais il s’était contenté de s’approprier laborieusement les procédés artistiques du fabuliste. Il prit moins que cela à Boileau, pendant cette troisième phase, où les conseils de ce maître devaient agir sur son esprit comme des préceptes de l’Évangile. Il ne lui emprunta que le grand principe d’art qui recommande l’imitation docile de la nature et celui qui recommande le souci de la forme. Imiter Boileau, c’est, en effet, n’imiter personne : car, c’est prendre la vérité seule pour guide, c’est-à-dire son bon sens, et c’est être encore une fois soi-même par la forme originale que l’on emploie.


— Comète à longue chevelure, mais à l’esprit assez borné,
Pourquoi veux-tu brûler le globe que nous habitons ?
Je conviens qu’il ne vaut pas grand’chose, mais nous avons tout de même nos raisons


De vouloir prolonger un peu sa vie pécheresse…


C’est dans ces termes que le poète s’adresse à une comète que l’on avait prédite pour un certain « 13 juin. » Cette comète devait, au dire des gens, détruire notre planète, à peu près comme le déluge l’avait détruite à l’époque de notre ancêtre Noé. Mais justement : est-ce que ce premier désastre a amélioré en quoi que ce fût l’état des choses ?


Les champs d’aujourd’hui sont-ils devenus plus fertiles
Que les champs antiques ? les ânes sont-ils devenus plus intelligens ?
Ou la grenouille plus musicienne dans ses marécages entourés de touffes ?
Ou les tigres plus doux ? Ou les humains plus sensés ?


Certes non ! La comète doit donc y réfléchir plus d’une fois avant que de commettre cette faute impardonnable. Qu’elle se dise surtout que l’on est très occupé en ce moment-ci « dans notre pays roumain : » « Nous sommes sur le point de renouveler toutes nos vieilles lois, toutes nos institutions rouillées… »

L’astre eut l’idée originale de répondre à la supplique du poète. Il accorda à la race roumaine le temps nécessaire pour s’amender, tout en étant très étonné d’apprendre qu’il y eût des Roumains au monde.


Je connaissais jadis
Sous le nom de « Romain »
Un peuple très puissant
Et qui tyrannisait le monde…
Mais quant à vous…
Je ne me serais jamais douté
De votre existence sur terre…


La vengeance des Souris est un petit enfantillage de beaucoup de goût et, qui diffère totalement des autres satires de l’auteur. Deux écrivains, dont l’un est notre poète valaque lui-même et l’autre, son contemporain, le poète moldave Sion, se sont accusés mutuellement, et par épigrammes, de paresse. La chose était malheureusement vraie, surtout pour notre poète valaque, qui ne s’occupait ni de littérature, autant qu’il aurait pu le faire, ni de l’administration des Archives nationales, dont il était devenu le directeur. Les « souris mangent les archives » lui aurait écrit son confrère Sion. Notre poète s’empara de ce mot, et il se représenta les souris des archives complotant de venger leur directeur… Elles tiennent un conciliabule dans les armoires et décident de se rendre à Jassy pour y tuer le calomniateur… Voici le début du discours de leur principal chef :


— Depuis que nous trouvons notre asile sous ces voûtes,
O mes frères, vous savez à quel point nous sommes heureux !
Le chef actuel des archives, homme pacifique, s’il en fut
A été pour nous un zélé protecteur, que dis-je ? un père !
Personne d’entre nous ne peut se plaindre d’avoir été chassé de son trou
Ou d’avoir rencontré quelque chat dans ces murs…


Sion fut mangé après une héroïque résistance. Il était en train de faire des rêves délicieux au moment où les souris de Bucarest arrivèrent :


La nuit régnait dans la nature
Et les frais zéphirs
Soufflaient exactement de la même manière
Sur les bons et sur les méchans…


La plus importante de toutes les satires du recueil de 1863 est celle qui a pour titre : Une profession de foi. Elle est d’une portée politique et sociale très haute. L’époque de 1850 à 1860 est, de toute notre histoire contemporaine, la plus remplie de faits et, à bien des points de vue, la plus caractéristique. Le traité de Paris avait décidé la cessation du protectorat russe dans les deux principautés et la convocation, à Bucarest et à Jassy, de deux assemblées spéciales, « les Divans Ad Hoc, » qui exprimeraient, devant les représentans des puissances européennes, les vœux des Roumains. C’était le moment décisif pour les « Moldo-Valaques. » Vieille et nouvelle génération, ceux qui avaient fait leur éducation politique dans le pays, « à l’ancienne école, » et ceux qui avaient été élevés à l’étranger, et principalement à Paris, ceux que les jeunes gens appelaient « les vieilles perruques » et ceux que les vieux appelaient des « Bonjouristes[1] » étaient debout et agissaient en vue des élections. Or les jeunes désiraient surtout les trois choses suivantes : 1° l’union des principautés de Moldavie et de Valachie ; 2° la nomination, comme chef du nouvel État roumain, d’un prince étranger ; 3° l’établissement de la forme constitutionnelle, à la place des anciens « Règlemens organiques » imposés par les Russes en 1832… Le parti adverse, composé d’hommes plus mûrs, désirait le maintien de l’ancien état des choses. Jamais le passé ne fit plus d’efforts pour empêcher l’avenir de naître, jamais on ne vit les parens et les enfans tellement aux prises.

Comme toujours, Alexandresco regarda la situation avec méfiance ; sans s’enthousiasmer avec les jeunes, il fit la psychologie des vieux. Il représenta un candidat devant ses électeurs. Ses opinions et son caractère appartiennent à cette époque qui avait immédiatement précédé la Révolution de 1848 ; mais on sent trop, en même temps, l’atmosphère actuelle où il se meut, ce public enfantin de 1857, qui n’est converti qu’à moitié à des doctrines qu’il ne comprend guère, naïf au point de s’en laisser conter de toutes les couleurs :


Messieurs, je vous prie de vouloir bien m’écouter,
Et une fois que vous m’aurez écouté, de me donner vos voix…


Le futur député expose ses titres, ses idées politiques. Il a été de tout temps un très grand patriote. Les services qu’il a rendus à l’Etat sont innombrables, comme le prouvent les postes très élevés qu’il a occupés jadis. S’il est devenu riche, c’est justement pour montrer à quel point le bonheur de l’Etat l’intéresse, car « le bien général ne saurait consister que dans le bien individuel de chacun. »

Suivent ses idées politiques. Il touche aux trois questions : l’ « Union, » le « Prince étranger, » la « Forme constitutionnelle… » Il se prononce en faveur de la première et contre les deux autres, pour des raisons qui lui sont personnelles.


J’estime l’union des principautés comme une chose sainte et je la réclamerais de toutes mes forces…
Car… la terre s’agrandissant, qui sait ? Il se pourrait que les émolumens devinssent plus gros, eux aussi !…
Mais je suis contre le prince étranger, car il ne sait pas le roumain…
Et il voudra peut-être que nous ayons du talent, de la vertu, des mérites,
Toutes qualités d’un autre monde et très difficiles à posséder…
… Tandis qu’un prince pris parmi nous, boyar de vieille souche nationale,
Sera plus à même de comprendre la faiblesse humaine et de lui pardonner…
… Quant à ce qu’on appelle « la Forme » et le « gouvernement » constitutionnels
Il me serait très difficile de vous en dire mon avis en ce moment, vu que je ne suis pas bien fixé là-dessus…
Mais s’il est vrai que le gouvernement constitutionnel est celui qui veut de l’ordre et des responsabilités…
Je pense qu’il n’y aura que notre jeunesse très détraquée pour s’en réjouir…


Le candidat finit par remercier d’avance ses électeurs et par leur souhaiter d’avoir affaire à lui le jour où il sera au pouvoir.

Faiblesse et naïveté du public, cynisme, et bassesse, et ignorance, et présomption de l’orateur, tout est vivement dépeint dans cette satire très vive d’Alexandresco. Elle nous montre en même temps tout le fond railleur et pessimiste du poète. N’oublions point en effet que pendant que ses lèvres sourient ou que ses sourcils se froncent, tout le public roumain est en proie au plus bel enthousiasme, et attend des « Divans Ad Hoc » le salut de la patrie. Il nous serait difficile de trouver un autre morceau plus caractéristique et qui laisse une meilleure impression finale à nos lecteurs.

Aussi bien le dernier recueil de Grégoire Alexandresco se ferme-t-il, et il ne nous reste plus qu’à souligner les idées générales qui se dégagent de notre étude.


Cinq recueils, celui de 1832, celui de 1838, celui de 1842, celui de 1847, celui de 1863. D’un de ces recueils à l’autre, on voit l’évolution naturelle de l’esprit du poète, son développement, son émancipation, et l’on y voit, — chose curieuse et intéressante à noter ! — la personnalité du poète se préciser à mesure qu’il pense lui-même de moins en moins à sa personne. Lamartine, La Fontaine, Boileau, — un lyrique, un demi-lyrique, un classique, — occupent sa pensée et lui font subir leurs influences respectives, à des degrés différens, suivant la date de chaque recueil. Romantique au début, sous l’influence écrasante de Lamartine, qui menace d’étouffer en lui sa note personnelle, — notre poète devient de plus en plus classique, sous l’influence plus large de La Fontaine, qui lui apprend à connaître les hommes et les bêtes ; — et sous l’influence libératrice de Boileau qui lui apprend à ne plus faire attention désormais qu’aux travers et aux ridicules de la société des hommes. C’est dans l’intervalle de trente et un ans que cette évolution s’opère, depuis 1832, date du premier recueil, jusqu’en 1863, date du dernier.

Ce serait assez préciser les choses, si un examen attentif ne nous permettait d’aller encore plus loin et de donner à nos conclusions une formule presque mathématique. Il nous suffira pour cela de négliger un instant le recueil de 1847, le moins intéressant d’ailleurs, nous l’avons dit, à notre point de vue psychologique et français. Dans le recueil de 1832, c’est Lamartine qui tient la première place dans l’esprit d’Alexandresco et La Fontaine la deuxième ; dans celui de 1838, c’est La Fontaine, au contraire, qui occupe la première place, Lamartine la deuxième et Boileau — qu’on y voit commencer de paraître la troisième ; dans le recueil de 1842, c’est encore La Fontaine — qui se maintient au premier rang, mais c’est Boileau qui vient tout de suite après, avec la nécessité impérieuse de ses préceptes, tandis que Lamartine tombe au dernier plan ; enfin, dans le dernier recueil, Boileau règne sans conteste sur l’esprit de notre poète, qu’il rend néanmoins, en vertu de sa salutaire doctrine, complètement libre, et La Fontaine tombe au deuxième plan, tandis que Lamartine et son ancienne influence disparaissent presque complètement de l’esprit d’Alexandresco.

Si maintenant le lecteur français nous demandait les raisons que nous avons eues de l’entretenir un peu longuement d’un poète dont le nom même lui était peut-être inconnu, nous lui dirions que la littérature roumaine doit à Grégoire Alexandresco trois choses, l’analyse de l’âme roumaine, d’abord, et la psychologie de l’époque où il a vécu. Alexandresco, avec son individualité trop prononcée au début, nous voulons dire avec son culte du moi, et avec sa grande admiration pour tout ce qui est français, aurait pu, ou bien descendre continuellement dans ses états d’esprit, — n’être que poète personnel et lyrique, — ou bien dépeindre, comme tant d’autres l’ont fait, la société de ses maîtres. Il a voulu rester roumain. Que dis-je ? Il s’est efforcé de s’assimiler l’âme roumaine, comme il s’est efforcé de s’assimiler l’âme française.

En second lieu, il a introduit un peu d’équilibre, un peu de santé, et de modestie dans la pensée roumaine. Placé entre deux générations, dont l’une, celle des anciens, voyait les choses tout en noir, et l’autre, celle des jeunes, voyait les choses tout en rose, il ne s’est laissé entraîner par aucun de ces courans excessifs et, ayant su prendre, il a su tenir une situation intermédiaire. Il estime les uns comme trop vieux, les autres, comme trop jeunes ; lui seul est mûr, qui observe et qui pense. La société de son temps lui semble un mélange des tendances les plus opposées, et, à son avis, des plus regrettables : tous les défauts d’une civilisation décrépite, et d’une nouvelle civilisation encore dans l’enfance, il les découvre autour de lui… Les temps sont néanmoins durs, « l’Europe nous regarde, » l’avenir doit se préparer tout de suite, — et par nos mains… Tâchons de ne pas commettre quelque bévue irréparable dans la suite ! On était bien plus heureux dans les anciens temps, peut-être, aux temps d’un Mircea le Grand, ou d’un Jean Bassaraba, temps d’action et de simplicité… Oui, les anciens temps ! — se reprend-il — moins la guerre et moins l’ignorance ! Il préfère le passé au présent, mais il préfère l’avenir au passé… Laissons donc les ancêtres dormir, et renonçons à des ambitions maladives. Tout son enseignement peut se réduire à ces deux conseils pratiques : Soyons modestes ! Travaillons ! — Au lieu de nous vanter d’avoir tel ou tel héros pour ancêtres, tâchons plutôt de devenir nous-mêmes des ancêtres dignes d’estime.

Enfin, ce que les lettres roumaines doivent, en troisième lieu, à Alexandresco, c’est le sentiment de la forme, c’est son effort continu vers la perfection du style. Comme Horace, comme Boileau (puisque c’est un esprit de leur famille) il a peu produit, mais presque tout ce qu’il a produit se fit encore, surtout les pièces des trois derniers recueils. Il possédait à fond l’art de la composition et cet art difficile de mettre chaque mot à sa place. Quand il passe d’un mètre à un autre, ou qu’il se sert de telle expression ou de tel mot, il a toujours de bonnes raisons pour le faire et des raisons d’artiste ou de poète… Quel dommage qu’on fait trop peu suivi dans cette voie ! En dépit de son enseignement prolongé, l’à peu près règne encore trop souvent dans la littérature roumaine ! À ce point de vue, il serait temps pour nous de revenir à Grégoire Alexandresco. Et c’est pour tous ces titres que le poète méritait peut-être d’être présenté à la France qu’il a tant aimée, et ainsi de sortir de la littérature roumaine pure pour essayer d’occuper sa petite place dans le vaste domaine de la littérature européenne.


POMPILIU ELIADE.


  1. Parce qu’ils se disaient « bonjour, » quand ils se rencontraient, comme à Paris.